TABLEAU IV
Embarquement et traversée en mer
LE RÉCITANT. Scintillant comme des tigres humides, les uns descendirent à pied dans le poussiéreux talon de la botte italienne, bientôt rejoints par quelques chefs enroulés d’acier et de brocarts grenats, serrant contre leurs cuisses métalliques les jeunes ventres laineux des poulains normands. L’autre bras de ce fleuve blanc, écaillé de croix, glissa lentement vers la mer se gonflant de villages secs, de femmes fruits et de solitaires lumineux. (À partir de ce moment la scène s’éclaire très lentement tandis qu’interviennent en crescendo plusieurs récitants entre le texte desquels les éléments vocaux et musicaux construisent peu à peu une matière sonore autour de la mer – port, corne de brume, clapotis, etc. Ce voyage en mer sera, tant plastiquement que gestuellement, très immobile, baigné par une lumière lunaire et bleutée. Seul de temps à autre un grand poisson argenté sautera par-dessus les hommes, pour retrouver dans un plongeon appétissant la mer qu’il vient de quitter. Le bruit du retour à l’eau, de la pénétration dans la mer du poisson sera le seul bruit très réaliste et enregistré de la scène. À deux voix.)
1) La mer bleue rouspète et pète contre le port.
2) Elle attend, frissonnant ses poils blancs.
1) Buzenels, galiotes, saetties, barques et planches rondes.
2) Barques et planches rondes.
1) Voiles grasses encore en friche.
2) Elle attend avec le vent.
(A trois voix.)
3) Le sel mouillé commence à rompre les souliers de cuir.
1) Les bateaux s’enfoncent.
2) Lentement ils s’enfoncent.
3) Les casques montent sur le bois.
2) La mer est crème.
1) Les cuillers matées se chargent de croisés.
2) Les pins écartent leurs aiguilles.
3) L’envie du vent peut maintenant.
1) La toile cache le ciel pour tous.
3) Fer, bois, eau.
1) Écume lentement.
2) Sifflement du soleil.
3) Rouille.
1) Au loin déjà.
2) Bleu et vert d’avant en arrière.
3) Souffle et rames.
1) Sommeil.
2) Fraîcheur dans les dents.
3) Huit navires oubliés par la terre.
2) Écartent l’eau.
3) Comme des mains dans une crinière.
1) Acier des nuages.
2) Christ rouge.
1) S’éloignant.
3) Vers l’or de l’Orient.
2) Croix et mâts.
1) Rêves.
3) Rêves.
2) Avant le sang.
3) Doucement.
2) Étoiles.
Le grand poisson passe par-dessus le navire et les hommes.
LES MARINS. Nuit d’air et nuit d’eau / Balancés par les vagues / Par-dessus les astres du taureau / Sous la quille le démon des algues / Donnez ! / Nuit d’air et nuit d’eau / Nous seuls ogué voyons / La lumière de la mer / Nous seuls ogué savons / Le chemin des chimères / Donnez ! / Nuit d’air et nuit d’eau / Entourés de ténèbres aux yeux verts / Nous vous conduisons ogué / Vers des villes dorées, ogué / Donnez ! / Marchandises d’Église / Donnez, ogué !
Le grand poisson passe par-dessus le navire et les hommes, quelques marins veillent, le reste des passagers dort, ambiance fluide et calme, le bateau glisse.
LE RÉCITANT. Songe de Josepha.
À la musique de la mer vient se superposer celle étrange d’une âme qui s’éveille. Josepha endormie près d’un bastingage se lève, elle n’a pas la robe maculée de boue et déchirée qu’elle portait jusque-là mais un voile diaphane la recouvre. Son corps se dessine sous le tissu. Elle fait quelques pas. Dans le ciel les étoiles s’allument.
CABRIOLE (en haut d’un mat, en équilibre). Sommeil, liberté de la raison, mon royaume, ouvre à ces pauvres détenus du jour et de la parole tes portes de verre et de fumée.
JOSEPHA (marchant près des hommes en armes). Vierge / Vierge de l’impureté.
Mon sexe moiré / Brille / Perle d’eau sur du foin / C’est l’enfant Jésus / Qui naît / Sur la paille / Du désir.
Vierge / Au cœur battant / L’amour rouge / Des vivants.
Vierge / Mille fois visitée / Par des anges déplumés.
Christ / Ta mère ta fille ta putain / J’approche / Pour te lécher / Le dos / Mon ventre et mes mains / Les ronces de ta nuque / Et le sang rouillé / De tes pieds / Je suis ta vierge / Josepha / Qui vient la chair tendue / Se faire serrer par tes bras / Sur la croix / Homme martelé dans le bois / Tu as besoin de moi / Je suis la vierge de l’enfer / Qui viens à toi.
Elle se couche et se rendort.
LES MARINS. Nuit d’air et nuit d’eau / Nous seuls ogué voyons / La lumière de la mer / Nous seuls ogué savons / Le chemin des chimères.
Le grand poisson passe au-dessus du navire.
CABRIOLE. Dormez fous de fer et de terre. Profitez de l’onde qui est si loin du monde : soulevez votre crâne et agrippez tout ce que l’on vous doit avec vos ongles ! Allez !
Le grand poisson passe au-dessus du navire.
LE RÉCITANT. Songe de Roland Bonnehache.
Roland Bonnehache se réveille dans un songe. Tous les hommes sont superbement vêtus autour de lui, les femmes ont les seins nus et les cheveux défaits, on s’agenouille à son passage. Les costumes sont éclatants, inconnus, des armes, surtout des haches en or ou en diamants, parsèment les airs. Une musique de puissance et de jouissance se mêle au vent et à la rengaine de la mer.
LE RÉCITANT. Songe de Roland Bonnehache.
HOMMES ET FEMMES (murmurent). Voilà Roland, le roi / Roland Bonnehache / Voilà le roi sergent / Le roi sergent est de retour.
UN HOMME. Alors Roland, ami, camarade roi ?
UNE FEMME. Dis-nous roi sergent Bonnehache…
UN HOMME. Sont-ils enfin morts ?
UNE FEMME. Leur as-tu mis la tête dans leurs tripes ?
ROLAND BONNEHACHE. Larbins, clochards, pue-la-sueurs et paysans, / Livreurs, éclopés, balayeurs et palefreniers ? / Valets, serfs, tous mes princes, tous mes chevaliers, / Êtes-vous là ?
TOUS. Oui roi sergent !
ROLAND BONNEHACHE. Et Josepha la reine ?
Josepha se réveille, entre dans le songe de Roland et monte sur un trône avec une cape pourpre.
JOSEPHA. Je suis là bûcheron mon amant. Je t’attends.
UNE VOIX (très réelle enregistrée). Réveillez-vous marchandise d’Église / et ramez ! / Debout vermines chrétiennes / Le vent tombe, ramez !
JOSEPHA. Quelle est cette voix ?
ROLAND BONNEHACHE. Un fantôme Josepha que j’ai sans doute mal tué ! (Rires. Roland sort des mains tenant des bourses dorées.) Quelques marchands qui volaient des mendiants, en riant. (Il jette des dentelles et des chapeaux à plumes.) Tous les marquis de Germanie et de Flandre / Que j’ai décapités / Sans attendre / Qu’ils aient terminé / De pendre / La piétaille pour s’amuser.
Le grand poisson passe au-dessus du navire et plonge dans l’eau. Bruit de la pénétration dans la mer enregistré.
UN HOMME. Dieu vient juste de passer pour te féliciter, roi sergent !
ROLAND BONNEHACHE. Ce que j’ai fait Dieu le veut.
TOUS. Dieu le veut !
UNE VOIX (off, enregistrée avec beaucoup de réalité). Alors fainéants ! Il faudra vous taper dessus pour vous réveiller ! Le vent est tombé ! Allons, réveillez-vous ! Réveillez-vous !
ROLAND BONNEHACHE. Troupeau berné / Pour qui / La loterie / Du ciel a mal tourné / Innocents et naïfs exploités… / Bestiaux qui vous traînez / Derrière d’inaccessibles carottes argentées…
UN HOMME. Alors ?
ROLAND BONNEHACHE. Le monde est à nous !
UNE FEMME. Tu les a tués !
ROLAND BONNEHACHE. Tous ! (Cris de joie et mouvements au ralenti rythmés par une musique étrangement onirique. Il tient un sac derrière lui, d’où il sort les objets ci-dessous cités, il sort trois têtes grotesques et couronnées.) Le roi de France, d’Angleterre et le prince de Castille / Qui dansaient en famille. / (Il jette les têtes, on les plante sur des piques, cris de joie. Il sort des mitres auxquelles sont accrochées des têtes grotesques de rapaces.) Dix évêques / Qui plongeaient leurs gros becs / Dans le sang presque froid / De cent mille villageois.
Cris de joie. On plante les têtes.
JOSEPHA. Roland quelle est cette voix !?
ROLAND BONNEHACHE. Quelle voix ? Tu rêves Josepha ! Viens. (Il l’embrasse avec force.) Voilà un peu de réalité ma reine.
UN HOMME. Et le pape ?
UNE FEMME. Le pape qui nous a promis la terre et le paradis ?
UN HOMME. La terre et le paradis si l’on croyait en lui !
Roland Bonnehache sort de son sac une soutane blanche ensanglantée.
TOUS. Aah !
ROLAND BONNEHACHE. J’ai beaucoup hésité à le trucider.
TOUS. Pourquoi ?
ROLAND BONNEHACHE. Il était en train de copuler ! (Rires électroniques comme dans un rêve.) Ils croyaient échanger notre misère / Contre des femmes, un peu de vin / De la bière / Ils voulaient que ma hache / Abatte l’empire d’Orient / Et sculpte dans son bois / Leurs trônes de tyrans… / (Sa voix commence peu à peu à se déformer, à s’allonger, les mots perdent progressivement leur durée habituelle, les phrases ondulent comme dans un bain d’huile ; les hommes et les femmes, au fur et à mesure que le discours de Roland Bonnehache se gonfle d’un souffle étrange qui va jusqu’à lui enlever tout sens vers sa fin, quittent lentement les riches vêtements dont ils étaient vêtus et se replacent dans les positions endormies qu’ils avaient au début du rêve de Bonnehache.) Il nous offrait le Christ / Mais le Christ est à nous / Je suis le roi sergent / Qui interdit / À partir d’aujourd’hui / Le nom, le titre et les honneurs de roi. / À nous l’égalité / Je vous offre la terre et ses vergers. / Le Christ est parmi nous / Je suis le sergent / Je suis Roland Bonnehache / Bûcheron / De la contrée proche / De Clermont / Je coupe les Turcs et les…
Sa voix totalement déformée n’est plus qu’une série de sons graves et gras qui sortent avec mollesse de sa bouche.
LA VOIX (off enregistrée). Réveillez-vous ou c’est le fouet !
Tous sont endormis dans leurs positions premières. Seul Roland Bonnehache continue à se battre et à gesticuler contre l’air, il est encore à peine debout.
UN OFFICIER DU BATEAU (c’est lui dont la voix était enregistrée, s’approche un fouet à la main de Roland Bonnehache et le secoue brutalement). En voilà un qui se réveille ! Eh paysan ! Si tu veux arriver chez le petit Jésus remue ton cul ! Ici y a pas de miracles ! Aux rames !
ROLAND BONNEHACHE (sursautant). Je suis Roland Bonnehache ! Y a des femmes et du vin où on va ?
L’OFFICIER. Y a du bois sur lequel tu vas tirer ! (Il le bouscule.) Allons dépêchez-vous ! (Tous se réveillent et vont aux rames.) On y va pas comme ça au paradis ! (À François qui se lève.) Non pas toi ! T’arriverais pas à soulever un verre d’eau de mer ! Reste là. Allons-y !
Tandis que dans une moiteur d’orage le bateau prend une couleur qui appartient tant au gris qu ’au bleu, couleur qui est celle de la mer et du ciel, François immobile, les yeux fixés sur un horizon absent, regarde sans voir. Les rames tapent sur l’eau. Bientôt un éclair suivi d’un roulement de tonnerre illumine un instant le ciel et brise le silence de la mer. Il se met à pleuvoir.
CABRIOLE (descendant du mat après le coup de tonnerre). Ooh ! J’ai failli me casser les os !… Je les aurai vendus… Mais si mal ! (Il s’approche de François.) Tu ne rames pas François ! Tu as bien raison, laisse-les faire, il ne faut jamais choisir de direction…
FRANÇOIS. Je dois aller en Terre sainte.
CABRIOLE. Elles le sont toutes.
FRANÇOIS. Celle du Christ est autrement.
CABRIOLE. Oui. Elle sent la cacahouète et l’herbe d’assassins.
FRANÇOIS. Elle est douce et grasse / Comme un plat de seigneur.
CABRIOLE. Océan de caillasse !
FRANÇOIS. Les graines grimpent en fleurs / Jusques aux bouches.
CABRIOLE. Fruits secs et vénéneux !
FRANÇOIS. Le petit est puissant / Et le puissant petit.
CABRIOLE. Esclave et maître / Comme ailleurs.
FRANÇOIS. La lune est chaude / C’est le soleil.
CABRIOLE. Glace et brûlure.
FRANÇOIS. Blanchie par son corps / La pierre creuse / D’où, mort, il est parti / Demeure encore.
CABRIOLE. Et si ce n’était pas lui !
FRANÇOIS. Il se montrera / Il me prendra près de lui. / Il me sauvera de la vie.
CABRIOLE. C’est un saint ! Un vrai ! / Quand d’une giclée de sabres turcs il t’aura fait crever, lègue-moi ta carcasse j’en tirerai bon prix et pour une fois je ne volerai personne !
FRANÇOIS. Là-bas / Si loin de mon toit / De feuilles et de froid / De mon toit / Que je n’ai pas / Là-bas / Dans ton pays / Chanté par nos peintures / Dans ton pays / Que je respire déjà / Toi / Pour qui j’ai gravé sur mon foie / Une croix / Montre-toi / Sauve-nous de la vie / Roue de frayeur / Ronde sans mélodie. / Montre-toi ! (Il crie.) Montre-toi / Montre-toi !
TOUS (apercevant la terre crient). Jérusalem ! Jérusalem !
La brume grisailleuse qui entourait le bateau est percée par-ci par-là de lumière qui forme bientôt dans le ciel le mot Constantinople. Tous lâchent les rames, et tels des enfants ébahis par les éclats d’un diamant s’approchent, les yeux dilatés d’étonnement de ces lumières. Une musique les accompagne, le bruit de la mer se retire.
LE RÉCITANT (jaillit avec un rire méprisant et rageur). Écoute-les Jésus de Nazareth ! Écoute-les ! Débouchonne tes oreilles pour une fois, fais sauter les boules de cérumen contre lesquelles viennent chaque jour rebondir et s’écraser des montgolfières de larmes et de prières. Écoute-les Jésus de Nazareth !
TOUS. Jérusalem ! Dieu le veut ! Jérusalem !
LE RÉCITANT. Vas-y ! Y a même de la musique… (Aux musiciens.) Faites rougir vos luths et vos saxophones, le petit de la Sainte-Trinité enregistre… Tu les entends ?
TOUS. Jérusalem !
LE RÉCITANT. Sincères ! Déchirants ! Non ? Ils s’époumonent l’âme, ils volent presque ! Satisfaisant non ? Si si si ! Eh bien maintenant Jésus de Nazareth et toi aussi la Marie de Judée, décrottez-vous la rétine, basta ! Éteignez les auréoles et regardez ceux qui crient et qui vous aiment au point de vous faire exister ! Regardez ! (Les hommes et les femmes ont débarqué. Ils chantent ou plutôt ils murmurent le chant “Jérusalem Dieu le veut”. Ils sont immobiles dans leurs habits de gueux, Pierre l’Ermite est à leur tête. Le récitant avec une forte lampe-torche les éclaire les uns après les autres.) Des crasseux, des miséreux au râble déformé, des aveugles illuminés, un ermite fêlé, oui fêlé ! Des grenouilles sans casque ni lance, des sans avoir, quelques dames qui ne marchandent même plus leur chair creuse et pustulée ! Regarde-les, Christos ceux qui portent ta livrée, ta bannière ! Tu prends racine dans les poitrines qui devraient te vomir, dans les mains qui devraient te tuer. Vois-le ton fumier ! tu pousses dans le caca gelé, sans force pour t’étouffer, parmi tes condamnés, tes sacrifiés ! (Aux musiciens.) Jouez ! Jouez ! Il va se tailler ce vieux cabot… Tu les as vus ? N’oublie pas jolie plante grimpante quand tu vas parfumer les palais, les piscines, les sénats et les villas, n’oublie pas que ta sève vient de ceux que tu piétines, d’espoir à bon marché ! (Aux musiciens qui rejouent.) Assez ! Il est parti se coucher !
UN CHEVALIER (passe au galop). Ouvrez sacs et gamelles, nous arrivons dans une cité où l’on vous donnera à manger !
TOUS (murmurent). Jérusalem ! Jérusalem ?
LE RÉCITANT. Mais non, troupeau de brebis égarées dans l’imbécillité ! C’est Byzance ! Petite halte trois étoiles réservée à vos généraux, aux ducs et aux barons ! Un arrêt pour la première classe ! Regardez vos dépliants croisés de la soute, ce n’est pas sur votre menu ! Byzance ! Champagne de la chrétienté, Byzance ! Quelques popes sur de la mosaïque, pépite d’or sur mandarine et jasmin, Byzance ! Baigneuse aux coupoles dorées et au vagin adoré ! Alors petits gueux n’entrez pas, allez dormir sous les remparts au pied de la cité. L’empereur-dieu Alexis et sa fille Anne Comnène attendent avec angoisse l’arrivée de ces tribus sauvages venues du couchant.