TABLEAU II
Clermont, le prêche de la croisade
LE RÉCITANT. Clermont ! La montagne des clercs, la montagne éclairée, le mont clair, quatre cents crosses de prêtres violets couronnent son sommet, sur son pic le pape, à sa base, le long de ses flancs les chevaliers vêtus de fer et de plumes, des moines, des pères, un père, un père impérial, impérialisme. Impérialisme !
Le pape Urbain, un porte-voix à la main, perché sur le plus haut praticable, ou volant dans les airs maintenu par une corde, elle-même fixée à un cintre (un arbre pour Avignon), prêche la croisade. Plus loin Pierre l’Ermite en écho prêche aussi, un évêque et un riche commerçant reprennent les paroles en les déformant ; réponse enflammée du peuple. On s’habille, cuirasses et armes, on fabrique des bâtons de route, on prépare des vivres, on se dit adieu, etc., peu à peu la scène n’est plus éclairée que par des grandes croix parsemées de-ci et de-là sur le plateau, fabriquées en néons qui s’allument au fur et à mesure de l’enthousiasme populaire. Violence, virilité, mouvement sauvage.
La musique rauque, sourde, terrifiante monte en même temps que le fanatisme pour se terminer sur une marche du départ vers Jérusalem avec un chant de “Dieu le veut”. Son intensité faiblira simplement lorsque les quatre personnages se présenteront. Après la double scène faite d’une simultanéité contrastée entre le dialogue de Rome et le chant de Pierre l’Ermite, la scène du prêche de la croisade et de l’enflammement du peuple doit être pulsive et roulante comme un volcan. Symphonie de voix, de gestes, de sensualité et d’espoir.
LE PAPE (avec son porte-voix). Ohé ! Bruns, roux et frisés sur la langue de qui fond la blanche hostie ! Levez-vous et approchez !
PIERRE L’ERMITE. Apprenez peuplade issue du doigt de Dieu, apprenez qu’à l’est le soleil ne se lève plus sur la tombe du Christ ! Il éclaire chaque matin les faces noires et les poignards des Arabes qui vautrent leurs corps poisseux sur les saints lieux de Jérusalem…
LE PAPE. Nos églises d’Orient sont étables à chameaux…
PIERRE L’ERMITE. Dieu qui a permis à l’hortensia de continuer à fleurir après l’an mille et à ton enfant de grandir…
LE PAPE. Dieu veut sa délivrance !
PIERRE L’ERMITE. À Jérusalem !
Intervention musicale. Fabrication de la marche, intervention n° 1. Se séparent du groupe un officier recruteur et un homme de forte taille.
L’OFFICIER. Ton nom ?
ROLAND BONNEHACHE. Roland Bonnehache. Homme libre de la région de Beaume.
L’OFFICIER. Métier ?
ROLAND BONNEHACHE. Bûcheron. Tailleur de pierre à Gargouille, coupeur des grosses langoustes à cheval qui galopent contre les créneaux de mon village… pas de femme mais beaucoup d’enfants… (Il rit.)
L’OFFICIER. Âge ?
ROLAND BONNEHACHE. Je ne sais pas…
L’OFFICIER. Baptisé ?
ROLAND BONNEHACHE. Trois fois…
L’officier lui regarde les dents, tâte ses muscles.
L’OFFICIER. Tu crois en Dieu ?
BONNEHACHE. Ça ne se voit pas ?
L’OFFICIER. Non ! Tu crois en Dieu le fils de la Vierge ?
ROLAND BONNEHACHE. Y a pas le choix je connais pas les autres…
L’OFFICIER. Si tu ne meurs pas en chemin ou en bataille…
ROLAND BONNEHACHE. Ce n’est pas une bataille qui me tuera, je combats tous les jours contre des forêts entières, et des chevaliers pilleurs : tu vois je suis encore là ! Je couperai vos Sarrazins plus fin que les ardoises de ton église.
L’OFFICIER. Reviendras-tu en Occident ?
ROLAND BONNEHACHE. Non ! Le pape nous a promis des terres, et Dieu aussi. J’en aurai une là-bas mais une terre sans prince, ni roi… j’en rêve toutes les nuits… une terre sans corniaud comme toi.
L’officier lève son épée, Roland sort sa hache, et d’un seul coup abat un arbre.
LE PAPE. Je te fais sergent !
L’officier lui peint une croix sur la poitrine.
PIERRE L’ERMITE. Allez partez partez brigands et voleurs, mais trompés, lépreux partez sur le chemin où les sapins deviennent palmiers !
LE PAPE. Dieu le veut.
TOUS. Dieu le veut ! Dieu le veut.
Deuxième intervention musicale dans la construction de la marche.
L’OFFICIER (s’agenouillant). Monseigneur ?
BOUCLEROSE. Bouclerose… Marquis de Bouclerose.
L’OFFICIER. Monseigneur les princes qui croient n’ont pas à être contrôlés.
BOUCLEROSE. Je sais, je sais mon petit, je ne pars pas, François part à ma place.
L’OFFICIER. Bien monseigneur.
BOUCLEROSE. C’est un charmant garçon, il porte ma livrée depuis déjà trois mois et il me satisfait, disons même qu’il me plaît, (vers le ciel) je te le donne Jésus… c’est plus qu’un sacrifice… c’est une offrande.
LE PAPE. Tu ne pars pas marquis de Bouclerose ?
LE SEIGNEUR. Non. Le cheval me donne le mal de mer et puis curieusement je ne supporte pas les races étrangères, mais je te donne François il blanchira mon âme en même temps que la sienne… À propos j’oubliais.
Il lance un sac d’or au pape, le majordome le ramasse.
LE PAPE. Accordé !
L’OFFICIER (saluant Bouclerose qui se retire en faisant des signes d’adieux à François). Monseigneur…
Il tire François par le bras comme un animal.
LE PAPE (incitant). Allons l’Ermite ; allons !
PIERRE L’ERMITE. Partez ! Partez ! Pieds nus ou chaussés, courez ! Volez ! Vous êtes le typhon de Dieu !
LE PEUPLE. Jérusalem ! Dieu le veut ! Jérusalem !
Fabrication sonore de la marche, mouvement musical n° 3.
L’OFFICIER. Ton nom ?
FRANÇOIS. François.
L’OFFICIER. J’ai dit : ton nom !
FRANÇOIS. Je n’ai que celui-là.
L’OFFICIER. Métier ?
FRANÇOIS. Je cultive le seigle et le blé et la rave / Sur la terre où il pleut profond / Profond jusqu’à mon père / Je plante mes graines et mes pieds dans son crâne / Et c’est moi, tout verdi par sa sève qu’on coupera / À la moisson.
L’OFFICIER (l’examine). … Le marquis ne perd pas grand-chose… tu vas crever en route… on a trop de lépreux et de pouillards… pas besoin de moribond de plus… va-t’en !
FRANÇOIS (suppliant). Sergent ! Je sais manier la lance, l’écu, l’épée…
L’OFFICIER. Sers-t’en pour creuser ta tombe et si tu veux mon avis dépêche-toi.
Il s’en va.
FRANÇOIS. Oui je vais mourir ! Mais près de lui, avec lui… Sergent ! Il est mort pour moi, je veux mourir à côté de lui, en Palestine… Sergent… ! Sous ma terre froide recouverte de rave pourquoi viendrait-il me chercher… ? Il y a tant de pauvres morts sous ce blé qui pousse, tant de morts nus dans la glaise, sans sommeil, sans cercueil, tant de morts qu’il oublie à travers les racines des fleurs, tant de morts pour toujours. Laissez-moi y aller, je veux qu’il me voie.
L’OFFICIER (qui ne s’occupe plus de lui). Allons à qui d’autre ! Toi viens ici…
FRANÇOIS (ramasse de la terre et se trace une croix sur la poitrine avec ses mains). C’est moi François, tu me relèveras le premier quand tu reviendras… Jésus. (Il se mêle aux autres.) Jérusalem !
Construction de la marche, quatrième intervention musicale.
LE PAPE. Très bien ! Très bien ! Encore un peu l’Ermite…
PIERRE L’ERMITE (hystérique). Christ ! Christ ! Je t’apporte tes fils !
Durant les préparatifs de la croisade, une femme est restée à l’écart, se promenant telle une personne égarée parmi les futurs croisés. De temps à autre un homme lâchait sa croix pour l’étreindre puis tout de suite la repousser. Cette fille errante n’ayant que son corps pour communiquer, pour se faire aimer, ne serait-ce qu’un instant, c’est “Josepha”. Elle a un comportement double, à la fois d’animal blessé, apeuré, poussant de petits glapissements, mais aussi sa féminité, “sa femellité”, la transporte parfois vers les autres avec une assurance qui en réalité est l’expression d’un instinct de survie ; la sensualité, elle la vend, elle la donne, elle l’offre parce que c’est le dernier lien qui lui reste avec la réalité, ce lien la tient suspendue au-dessus d’un puits vide, sans fond, si elle ou on le coupe elle tombera éternellement. Quatre femmes l’ont repérée, la chassent puis la poursuivent en essayant de la lyncher.
LES FEMMES (la poursuivant. Josepha comme un animal fuit poussant de petits cris de bête affolée). Josepha la folle… femme du Diable… Catin… empoisonneuse… chèvre de Satan… je vais te tuer… brûlons la maladie… arrachons-lui les seins… Josepha la folle…
Josepha parvient à leur échapper de justesse après quelques accrochages, elle se réfugie sur le seul endroit qui lui reste, au pied de la plus haute croix. Au moment où les femmes qui maintenant l’encerclent la tiennent à portée de leurs mains Roland Bonnehache et François les repoussent. Elles s’enfuient comme des oiseaux terrifiés par ce bûcheron et ce compagnon noirci de terre.
ROLAND BONNEHACHE. Femmes de chevaliers, femmes de marchands, du large, où je vous tranche la tête…
FRANÇOIS (à Josepha essoufflée, accrochée à la croix). Qui es-tu ?
JOSEPHA. Josepha.
FRANÇOIS. Josepha, la mère de mon père s’appelait Josepha.
JOSEPHA. Josepha… la folle, Josepha des bois… Josepha… dans le lac chaud là-bas… je donne la jouissance à la contrée… Josepha la traînée…
FRANÇOIS. Descends…
JOSEPHA (recule apeurée). Non ! Je suis Josepha… la Dame qu’ils vont tuer… Josepha sans âme, derrière mes yeux sans pleurs, seulement des jambes écartées d’où tombent de petites larmes…
ROLAND BONNEHACHE (à François). Dis-lui qu’on l’emmène !
FRANÇOIS (doux). Viens…
JOSEPHA. Où ?
FRANÇOIS. À Jérusalem…
JOSEPHA (tout à coup joyeuse montrant la croix). Pour l’aimer… lui…
FRANÇOIS. Oui.
JOSEPHA (tout à coup rayonnante). Ohé ! Les petits enjupés ! Curés je veux les accompagner ! Je saurai prier mieux que tous ! Josepha, je me donne moi… à lui… Alors emmenez-moi.
FRANÇOIS. Attention !
Roland Bonnehache se jette sur elle pour la cacher. Et lui peint une croix sur les seins…
FRANÇOIS (l’entraînant dans le groupe). Viens…
Josepha rit comme une enfant.
LE PAPE. Pour vous les chevaliers ! Je vous donne Byzance, les châteaux, les duchés, les terres infinies que vous rencontrerez ! Je vous donne les sultans et les califes et les calices pour boire leur sang ! (Il leur jette une croix qui se plante à terre.) Vous êtes des croisés ! Car Dieu le veut !
Cinquième intervention musicale dans la construction de la marche.
VOIX OFF ( + galop de chevaux + bruit d’armes). Raymond de Saint-Gilles, Godefroy de Bouillon, Gautier Sans-Avoir, Sigebert de Gembloux, Guillaume de Jumièges, Henri de Lunebourg, Onfroi de Khorsand, Hugues de Vermendois, Aimar de Monteuil, Dudon de Montbellet, Robert de Sardeval, Renaud de Salamente, Buel d’Orjhnelm, Charles de Dubesset, Rainaut de Gaudier, etc.
Le pape hurlant de joie se balance au bout de sa corde tandis que Pierre l’Ermite peint à même le corps avec une peinture rouge des croix sur les hommes et les femmes. Seules les croix en néons éclairent le plateau. Musique violente et épique qui se transforme bientôt en marche, tous chantent “Dieu le veut”. Costumes étranges, cris de femmes, galops de chevaux tandis que les noms des chevaliers s’achèvent. Les marcheurs s’ébranlent vers l’orient représenté par un soleil qui s’incendie. Contre-jour.
Noir.