Villegagnon parti, Just était resté le maître, mais de rien. Il fallut peu de temps pour s’apercevoir que l’énergie de l’amiral, ses foucades et ses cruautés, pour insupportables qu’elles fussent, avaient au moins le mérite de pourvoir l’île en événements. Son absence faisait retomber le quotidien dans un calme extrême auquel les colons finirent par donner son nom : l’ennui. Les travaux du fort étaient achevés. On avait enduit ses pièces basses de torchis et de badigeon blanc ; une grosse porte avait été fixée à son entrée ; les canons étaient disposés sur les remparts. Il était impossible de trouver quoi que ce fût d’autre à lui ajouter. La chapelle, édifiée pour contenir le monumental tableau de la Madone, n’avait pas pris longtemps à bâtir pour des hommes accoutumés aux durs terrassements de la forteresse. Toutes les améliorations possibles avaient été apportées au gouvernorat, où vivait Just.
Il restait donc seulement, pour s’occuper, à régler le permanent ballet des sentinelles. Mais quelque menace que parussent brandir les jungles et les mornes, il était devenu clair à la longue qu’on pouvait, hélas, compter sur leur clémence. Aussi, les escouades débraillées qui patrouillaient sur le fort négligeaient le plus souvent de charger leurs arquebuses. La contemplation muette de la mer, le cri familier des perroquets et des guenons noires faisaient monter dans les âmes de l’île une langueur qui valait en violence tous les assauts.
L’autorité de Just s’usait contre cet étiolement des énergies. On connaissait ses qualités ; il révéla ses défauts. Tout d’abord, il se montra impuissant à divertir les exilés par l’administration de châtiments. Dans la salle de torture, les instruments rouillaient ; les gibets ne donnaient plus de fruits ; ceux qui étaient tentés de désobéir étaient découragés d’avance par sa clémence. Just n’était pas non plus capable de renouveler le grand spectacle des oraisons où Villegagnon paraissait dans des tenues bigarrées, toujours plus alourdies de couvre-chefs. L’amiral, avant de partir, lui en avait pourtant légué une collection qui allait du simple bonnet jusqu’à de véritables tiares. Mais si Just s’était coiffé de telles couronnes serties de béryl et de topaze, il eût provoqué plus de rires que de soumission.
Un moment, il avait eu l’idée de reprendre l’exploitation du bois sur la terre ferme. Mais Martin, à qui Vittorio avait transmis cette demande, s’y était opposé, craignant de trop grands mouvements de colons hors de l’île. De surcroît, Villegagnon était parti avec le dernier bateau : on n’aurait donc plus le moyen d’exporter les grumes.
Il fallait se résoudre à l’attente et au désœuvrement. Dans un premier temps, il fut d’ailleurs le bienvenu, après les immenses efforts de ces années pionnières. Une aimable civilité revint entre les hommes. Ils jouaient aux cartes et aux dés, reprenaient des forces, chantaient. Mais rien n’use plus promptement que les vacances, quand elles se prolongent. Sans travail, ni prières ni châtiments, faute de protestants à étriper, d’amiral à craindre et de Portugais à combattre, les désespérés offrirent finalement leurs corps à la distraction de la maladie. Quelques-uns donnèrent l’exemple, en se déclarant patraques. À force de les visiter, les autres s’engagèrent dans la même voie, en ayant à cœur d’y faire valoir leur singularité. Chacun cultiva son mal, qui des maux de tête, qui des vertiges, qui des relâchements de ventre. Et, finalement, sur cette population prête pour l’accueillir, une épidémie véritable vint donner à ces faiblesses une gravité bien réelle. Un uniforme de symptômes revêtit la troupe des alités. Tout commençait par des plaques rouges étendues sur la peau, puis venaient la fièvre, les vomissements et une torpeur extrême qui, dans les cas les plus graves, menait au coma et à la mort. Le carré des tombes, derrière la redoute est, se couvrit de monticules fraîchement retournés. Cinq décès survinrent la première semaine. Cruelle, l’épidémie eut cependant la bonté d’emporter d’abord les deux charlatans qui faisaient office de guérisseurs. En sorte que si les colons eurent à subir les tourments de la maladie, ceux de la médecine leur furent épargnés.
Just s’alita deux jours mais parce qu’il n’avait jamais cédé, fonction oblige, à la langueur générale, il se remit rapidement et sans conserver de séquelles. Cependant, il voyait, impuissant, le mal décimer les rangs des défenseurs. Les Indiens moururent tous. Parmi les Français, un sur deux était touché et rares étaient ceux qui, malades, trouvaient l’énergie de survivre. Plusieurs dizaines de corps furent ensevelis dans le sable rouge. Dom Gonzagues fut un des seuls à ne pas être mordu par le mal : dans le monde poétique d’où il ne sortait plus guère, les miasmes de la contagion avaient sans doute trouvé devant eux un air trop pur.
Quand, finalement, au bout de quelques semaines, le mal, repu, s’éloigna, les rangs de la colonie étaient dangereusement clairsemés. Il ne restait plus assez d’hommes pour mettre le fort en état de défense sur tous ses côtés. Les canons étaient en plus grand nombre que ceux qui pouvaient les servir.
Just voyait quel péril courait l’île à être si peu défendue. Il mit son énergie à reconstituer les forces défensives de la colonie. Parmi tous les moyens envisageables, il arrêta son choix sur deux actions : tout d’abord entrer en contact avec les établissements normands. L’amiral ne l’avait jamais accepté mais Just avait moins d’orgueil que lui. Les négociants du fond de la baie, pour ce qu’il en savait, n’étaient guère nombreux et répugnaient à la guerre. Au moins pourraient-ils, peut-être, fournir des Indiens pour renforcer les troupes. Ensuite, Just devait informer l’amiral de la nouvelle situation, pour qu’il hâtât l’arrivée de renforts.
Cela supposait d’intercepter des bateaux de commerce qui entraient ou sortaient de la baie. Selon leur destination, il leur confierait l’une des deux lettres qu’il avait préparées, pour les négociants ou pour l’amiral.
Il fit donc prendre le guet à une vigie afin de surveiller l’apparition de voiles dans la passe. Une chaloupe se tenait prête, quelle que fût l’heure, pour filer à toutes rames vers le premier navire qui paraîtrait. Le temps était au calme et il fallut deux semaines pour en apercevoir un, qui venait de la haute mer et passait le pain de sucre. Debout dans la barque, Just encouragea les rameurs et, en moins d’une heure, ils étaient bord à bord avec le bateau.
C’était une vieille galéasse hors d’âge qui disposait pour se mouvoir d’une petite voilure et de rames. Just fut admis à y monter, pour parler au capitaine. Le tillac était dans un indescriptible désordre. Un fouillis de cordages mal lavés, de paniers, de tonneaux gras, de filets recouvrait presque tout l’espace du pont. Des hommes épuisés étaient vautrés le long des rambardes. Des remugles d’ammoniac montaient des cales et cette odeur si peu marine évoqua confusément à Just des souvenirs anciens, sur lesquels il ne parvint pas à mettre un nom. Tiré de sa sieste, le capitaine sortit du château arrière en se frottant les yeux. Avant que Just ait eu le temps de se présenter, l’homme lui demanda :
— Où sommes-nous ?
— Mais… dans la baie de Guanabara.
— Et vous m’avez l’air français ! s’écria le marin en reprenant un semblant d’espoir.
— Je le suis, confirma Just.
— Ainsi, nous n’avons pas à craindre de Portugais dans cette anse ?
— Non.
— À la bonne heure, fit le capitaine.
Pour fêter cette nouvelle, il invita Just à le suivre sur le pont arrière. Il le fit asseoir mais s’excusa de n’avoir rien à lui offrir à boire. Heureusement, par précaution et pour s’attirer les bonnes grâces de ceux qu’il allait aborder, Just avait fait munir la chaloupe d’un tonnelet de madère, qui restait de la réserve de l’amiral. On le hissa sur le bateau et le capitaine, tirant deux gobelets d’étain malpropres d’un vieux coffre, se hâta de trinquer et d’avaler le sien cul sec.
— Dieu que c’est bon ! s’exclama-t-il. J’avais presque oublié ce goût-là.
C’était un petit homme au visage plat. Un ancien embonpoint, dont la traversée était venue à bout, faisait pendre ses chairs comme un vêtement trop large sur le corps d’un convalescent.
— Avez-vous donc épuisé tous vos vivres ? s’enquit Just.
— Tous, dit l’homme, et depuis longtemps. À vrai dire, il y a trois mois que nous devrions être arrivés. Nous allions dans les Antilles.
— Mais vous êtes au Brésil !
— Je le sais bien, fit le capitaine d’un air navré. Nous avons subi des tempêtes, sur le tropique, qui nous ont poussés à l’équinoxiale.
— Pourquoi n’avez-vous pas redressé votre cap ?
Le marin vida un troisième gobelet avant de répondre.
— Quand nous avons vu la terre, mon pilote, qui est mort de fièvre la semaine dernière, nous a dit que c’était la côte de São Salvador. Nous avons viré pour remonter vers le nord mais, dans cette direction, nous avions le vent en face. Avec ce vieux sabot, nous n’allions pas vite. C’est alors que des Portugais ont foncé sur nous.
— Des marchands ?
— Non, une escadre armée en guerre. Une flotte énorme, cinquante bateaux peut-être.
Just pâlit.
— Et d’où venaient-ils ?
— Ils sortaient de la baie de tous les Saints et gagnaient le large. Et nous, nous étions sous le vent de cette armada ! Il fallait la doubler, en tirant des bords. Vous imaginez la panique !
Just était blême mais le capitaine, tout à son aventure, continuait son récit avec bonne humeur.
— Heureusement pour nous, ils étaient nombreux. Il y avait dans le tas des barques qui n’avançaient pas trop vite et, comme ils étaient en convoi, les gros navires ne portaient pas toute leur toile. Alors, j’ai pris la décision de nous remettre vent arrière. Nous nous sommes enfuis jusqu’à ce qu’ils aient perdu notre trace. Quand j’ai vu l’entrée de cette baie, que j’avais d’abord prise pour un fleuve, je me suis dit que nous pourrions nous y cacher. Et nous voici !
— Mais, demanda Just qui commençait à comprendre, où allaient-ils, eux ?
— Les Portugais ? Plein sud.
— C’est-à-dire…
— J’ai fouillé dans les papiers de mon pilote, coupa fièrement le capitaine. D’après ce que j’y ai trouvé, j’ai compris que le Portugal a une autre possession, plus au sud, qu’ils appellent la terre du Morpion.
Il était moins que probable qu’une escadre en guerre fût allée paisiblement à São Vicente.
— Non, objecta Just qui voyait maintenant le désastre. C’est à nous qu’ils en veulent.
Il fit rapidement le récit de la colonie au capitaine qui pâlit à son tour.
— Mais alors, s’écria celui-ci, nous ne sommes pas en sûreté dans cette baie, s’ils viennent pour la conquérir ?
— Je le crains, en effet.
— Ainsi, gémit le marin au désespoir, il va nous falloir repartir. Sans rien à boire ni à manger.
Puis, saisi d’une idée, il s’anima.
— Écoutez, dit-il en agrippant Just par le bras, ne pourriez-vous pas nous fournir rapidement des vivres et de l’eau. Je vous donne en échange tout ce qui reste de ma cargaison. Elle nous alourdit et, de toute manière, nous ne pourrons pas la mener à bon port.
— Que transportez-vous ?
— Des chevaux, pour les plantations de Saint-Domingue. Il en a crevé les trois quarts. Et les autres ne vont pas tenir bien longtemps.
C’était donc là l’odeur étrange qui venait des soutes, une odeur de crottin, qui rappelait Clamorgan.
— Que voulez-vous que nous en fassions, dit Just, un peu déçu. Notre île est minuscule et il n’y pousse rien.
— Je vous en conjure, supplia le capitaine. Délivrez-nous de ces bêtes. Elles sont folles là-dedans. Les hommes ne veulent plus aller dans les stalles. Ils se font mordre et piétiner. Et quand elles crèvent, c’est pis. Voilà deux mois que nous mangeons cette barbaque et j’en vomis rien que d’en imaginer le goût.
— Combien vous en reste-t-il ?
— Cinq.
Just prit pitié pour les chevaux, qu’il aimait. Il pensa les confier aux Indiens, à l’endroit de la côte où ils lui étaient favorables. Quand la colonie reprendrait sa vigueur, après le retour de Villegagnon, on pourrait toujours en avoir l’emploi.
— Combien de temps croyez-vous avoir d’avance sur les Portugais ? demanda-t-il au capitaine que ces nouvelles et le vin avaient plongé dans une torpeur épouvantée.
— Au train où ils vont, gémit-il, je pense qu’ils ne seront pas ici de huit jours.
Just réfléchit. Toute la langueur de ces journées d’inaction l’avait abandonné. Les hypothèses se pressaient dans son esprit et, soudain, il vit clairement ce qu’il avait à faire.
— Appareillez jusqu’à ce promontoire, qu’on voit en amont de la baie, dit-il. Je vais transmettre un message aux Indiens. Ils prendront vos bêtes et vous fourniront de l’eau et du manioc. Ensuite, vous irez où vous voudrez.
Sans attendre des remerciements, car il n’avait plus de temps à perdre, Just rembarqua sur la chaloupe et retourna dans l’île. Il envoya immédiatement deux matelots prévenir les Indiens et il fit appeler les principaux responsables de la colonie. L’attaque portugaise, à l’heure où la garnison du fort venait d’être décimée par la maladie, provoqua une véritable panique. Certains parlèrent de complot, d’empoisonnement. Tous se regardaient avec méfiance, comme si l’ennemi n’eût pas été extérieur et redoutable mais tapi au milieu d’eux, susceptible d’être éliminé d’un coup de poignard.
Just les rappela à la réalité. Son calme, dans de telles circonstances, faisait merveille. Il donna des ordres fermes et précis, qui rassurèrent tout le monde. Cet apaisement n’en rendit que plus formidable la surprise qu’il provoqua en annonçant qu’il allait partir le soir même. Les dignitaires de la colonie, que le choix de son successeur par Villegagnon avait toujours laissés sceptiques, marquèrent un soudain recul, comme si Just, par ces paroles, se fût désigné comme le traître qu’ils recherchaient.
Mais tout était si clair, si bien ordonné maintenant dans l’esprit de Just, qu’il trouva aisément les mots pour s’expliquer et convaincre. L’audace de son plan, malgré ses risques, emporta les réticences. Il eut d’ailleurs beau jeu de demander à ses quelques contradicteurs de proposer autre chose. Finalement, tout le monde se rangea derrrière lui. En embarquant sur une chaloupe, à la tombée de la nuit, Just eut même la conviction que son absence était admise désormais comme la marque suprême de son autorité. Délivré du souci de l’île, il lui restait à se concentrer sur la dernière carte qu’il s’apprêtait à jouer.
Le lendemain matin chez les Indiens, Just assista au débarquement des premiers chevaux. Les Tupi avaient accepté de faire ce que Just leur avait demandé mais ils marquaient une grande frayeur à la vue des bêtes étranges qui grattaient du sabot sur la plage. Trois d’entre elles étaient de grandes haquenées si maigres qu’on voyait saillir leurs côtes. Just fit préparer pour elles un fourrage de capim et des rations de farine. Elles s’en repurent avidement. Les deux autres étaient des étalons bais couverts de morsures sur les épaules et au garrot. Just montra aux Indiens comment les saisir sans danger par le licol et les fit attacher à l’ombre d’un jacaranda qui bordait la côte.
Le chef des indigènes donna deux guerriers à Just pour lui servir de guides et il lui confirma qu’il avait envoyé un coureur la veille pour prévenir de son arrivée. Ils se mirent en route presque aussitôt.
Just n’avait eu que rarement l’occasion de se rendre en terre ferme et toujours au voisinage du littoral. En pénétrant dans l’intérieur, il retrouva d’abord le plaisir oublié de la nature et des bois. Pourtant, malgré l’agréable sensation que procurait l’ombre du couvert, il ne pouvait se déprendre d’une crainte et d’un dégoût qu’il s’expliquait mal. Peut-être provenaient-ils de l’idée que, dans ces parages obscurs, se dévoraient des hommes. L’idée cannibale continuait, sous l’influence de Villegagnon, à gouverner l’opinion que Just se faisait du monde primitif. Il dormit dans la forêt d’un sommeil inquiet, peuplé de mauvais rêves.
Ils marchèrent encore une journée, passèrent une nouvelle nuit, plus fraîche, dans les hauteurs. Et, au soir du second jour, ses guides lui désignèrent au loin la masse déjà obscure de la forêt de Tijuca.