Rupert Melrose, garde écossais et joueur de cornemuse, avait voué son existence à Villegagnon depuis huit ans. Cette passion était le fruit d’un hasard extraordinaire auquel il ne pensait jamais sans avoir les larmes aux yeux.
C’était au temps où Marie Stuart, à six ans, était déjà presque mariée deux fois. Le roi d’Angleterre la voulait pour femme afin de s’emparer de l’Écosse. Henri II de France la destinait à son fils, le dauphin ; il entendait ainsi sauver en Écosse le parti catholique. La pauvre enfant était recluse avec sa mère au château de Dumberton, soumise au blocus de ses sujets protestants révoltés.
Rupert, pauvre lancier des Highlands, faisait partie des fidèles qui arpentaient les quais fortifiés qui longeaient la Clyde. Comme tous les soldats catholiques commis à sa garde, Rupert était amoureux de la petite princesse brune. Il la suivait avec attendrissement pendant sa promenade du matin sur les remparts. Qu’une enfant pût être à la fois le centre d’autant d’intrigues et si rayonnante d’innocence était pour lui un troublant mystère. Dans cette tiédeur du mois de mai, il arrivait que la petite fille, tout en conservant son vertugade, parût au grand air les bras nus. Rupert eût souffert mille morts pour que nul ne souillât jamais semblable trésor.
Hélas, la terrible pression des luthériens refermait le piège sur les captives. L’hiver revenu, nul doute que la forteresse tomberait. Ce dernier printemps d’avant le drame était plus fleuri et plus triste que tous ceux que la sombre Écosse avait jamais portés.
En dehors d’admirer la petite Marie, Rupert n’avait qu’une passion : il jouait de la cornemuse. C’était un instrument qui l’avait jusque-là contenté. Il avait appris ses mélodies en regardant le doigté de son oncle et rien ne lui paraissait plus harmonieux qu’un duo de bombardes soutenu par la ligne arrondie des bourdons. Il avait été mortifié d’apprendre de son capitaine que la petite reine n’aimait pas le son de la cornemuse et même le redoutait comme un présage funeste. Rupert, en ses loisirs qui étaient rares, reçut donc l’ordre de ne pas jouer, à moins qu’en marchant sur les rochers, il ne parvînt à s’éloigner suffisamment sous le vent du château pour jeter ses notes dans l’oubli du large.
On savait, même parmi les soldats, que le roi de France avait dépêché une armada pour délivrer l’enfant et sa mère Marie de Guise. Mais en matière navale, les Anglais étaient redoutables. L’amiral Strozzi qui commandait l’escadre française était empêché de rejoindre l’Écosse et, à moins de se risquer à un combat où il n’aurait pas le dessus, il n’avait aucun moyen de forcer le barrage britannique.
Les gentilshommes français qui entouraient la petite reine passaient leurs journées à scruter le sud-ouest à la lunette. Mais Strozzi n’arrivait pas.
Les grappes de glycines bleues glissaient sur les façades, les saulaies étaient argentées de feuilles nouvelles, au bout des brindilles de rouvre pointaient des bourgeons verts. Rupert, avec le double registre de sa cornemuse, rendait ces allégresses sur un fond tragique de graves. Il jouait à la pointe d’un promontoire de granit battu par les flots, à l’est de la forteresse, d’où on le voyait à peine. C’est là, par un matin de la mi-mai, qu’il reçut le choc dont toute sa vie n’allait plus être que l’écho.
Trois galères fines filaient sur l’eau de toute la vitesse de leurs rames. Sur la mer calme, elles approchaient rapidement. Rupert distingua bientôt leurs pavillons : elles étaient françaises. Il eut un instant d’égarement, en cherchant la direction du soleil. Mais il n’y avait aucun doute possible : les vaisseaux, si incroyable que cela parût, venaient bien du nord-est.
Tenant sa cornemuse par les bois, comme on saisit un lièvre aux oreilles, le piper courut jusqu’au château donner l’alerte. Les enfants jouaient sur les terrasses du donjon : Marie Stuart avec ses trois amies Marie : Seton, Fleming et Livingstone. Elles accoururent à la rambarde, du côté opposé à celui qu’elles avaient si souvent scruté en vain. Les trois galères, dont on entendait maintenant les tambours, prenaient l’estuaire et ralentissaient pour l’abordage des quais. Stupéfaits, croyant à une ruse, Français de la garde et Écossais avaient d’abord pointé à la hâte leurs arquebuses vers les bateaux. Mais à mesure qu’ils approchaient, on voyait sur les ponts une foule de soldats agiter leurs casques et brandir leurs épées en signe d’allégresse. À peine apontée, la première galère vomit un flot braillant de Français en liesse. À leur tête, et nul ne se serait avisé de lui ravir cette place, un géant hilare, le nez rouge de larmes, une grande croix de Malte sur le ventre, courait sus à la forteresse. La porte en était fermée et, en attendant son ouverture, le chevalier fit face à ses hommes, les agenouilla et récita une prière en latin d’une voix si forte que tous les rochers de la côte, qui formaient une conque, résonnèrent de cette oraison. De petits crabes roses sortaient de leurs trous pour voir cette arrivée. Enfin, les gonds grincèrent, la porte s’ouvrit et, devant la reine régente qui parut, Nicolas Durand de Villegagnon beugla son nom dans un sanglot et se jeta par terre avec une idolâtre maladresse.
C’est du haut de la muraille que Rupert suivit la scène ; là qu’il vit pour la première fois ce diable d’homme qui avait mené cette expédition. Seul, Villegagnon avait convaincu Léon Strozzi de lui laisser accomplir ce que personne n’avait fait auparavant en guerre : contourner toute l’Écosse par le septentrion, tracer une route dans les îles du Grand Nord pour déjouer la surveillance anglaise. Et avec une mauvaise carte de Nicolas de Nicolay, dérobée par espionnage aux Anglais, il avait accompli ce prodige.
La cour d’Écosse embarqua le soir même et Villegagnon eut le bonheur insigne de tendre deux de ses gros doigts à la petite reine pour qu’elle prît pied sans encombre sur la Réale. Quelques jours plus tard, elle était à Morlaix, en sûreté.
Tout cela se passait en 1548. On était en 1556 : depuis ce temps, Rupert n’avait pas quitté Villegagnon. Il faisait partie de sa garde écossaise et même, au sein de ce corps d’élite, du quarteron le plus rapproché qui se relayait à la porte de l’amiral. On ne l’eût pas touché sans que Rupert, d’abord, ne jetât sa vie dans le combat.
La fidélité est un sentiment qu’on contente aisément. Il suffit de le tolérer. Tant que Rupert pouvait suivre son maître, il était heureux, au Brésil comme ailleurs. Son seul regret, quoique léger, était que l’amiral, pas plus que Marie Stuart, n’aimait la cornemuse. Il s’écartait donc pour en jouer.
Comme il était commis, ce jour-là, à accompagner la chaloupe qui allait remplir les tonneaux, il en profita pour prendre avec lui son instrument. Il restait à peine deux jours pour l’expiration de l’ultimatum lancé à Le Freux par l’amiral. Tout était plus calme et immobile que jamais. On ne voyait personne sur le rivage.
Rupert n’était pas un homme d’imagination. Pour lui, le calme était le calme et il ne fallait pas chercher plus loin.
Les matelots amarrèrent la chaloupe au ponton construit en face des cascades et commencèrent de débarquer les barriques. Rupert s’éloigna vers l’ouest en suivant un moment la ligne des cocotiers. Il ne quittait pas la barque de vue et ne manquait donc pas à son devoir. Mais il ne résistait pas au petit plaisir de rejoindre cet endroit de la plage où s’était échouée une baleine. Le gros animal était là depuis quelque temps déjà. Sa peau avait séché au soleil et commençait à se fendiller. Il était facile, en s’agrippant aux fanons, de grimper sur la tête. Rupert aimait jouer là, sur cette manière de rocher noir. Il regardait la baie et pour peu qu’il évitât la trop reconnaissable silhouette du pain de sucre, il se croyait presque en Écosse. À cette saison, les brumes noires imitaient assez bien l’été de chez lui. Il commençait par une mélodie d’Aberdeen qui reprenait une comptine de son enfance.
Il fallait longtemps pour charrier toutes les tonnes jusqu’au petit bateau. Depuis la crise avec les truchements, plus personne, à terre, n’aidait à ces manœuvres. Quand les matelots entamèrent le remplissage de la dernière barrique, la nuit tombait.
Rupert était heureux d’avoir pu jouer tout son soûl. Il lâcha le bec de la cornemuse et s’apprêtait à le démonter quand deux mains vigoureuses le renversèrent en arrière. La dernière vision de Rupert dans le ciel fut un gros chou-fleur blanc qu’il ne mangerait jamais. Au même instant, une lame experte lui tranchait la gorge.
La nuit était bien noire quand, de la chaloupe, des sifflets appelèrent l’Écossais à se rembarquer. Il le fit au dernier instant, la tête dissimulée dans son châle de tartan. Il n’y avait pas encore de lune, le matelot qui barrait tenait à la main une lanterne sourde. L’Écossais prit place à l’autre extrémité de la barque, qui restait dans la pénombre. Personne ne parla pendant le trajet de retour car la fatigue, l’inquiétude et la désespérante certitude de n’avoir plus jamais la consolante compagnie du cahouin et des Indiennes renfrognaient les visages.
L’île était sombre ; on avait abusé des chandelles dans les premiers mois et désormais la vie s’organisait à la lueur de ce que le ciel voulait bien pourvoir en matière de luminaire. Dans la nuit orageuse, sans étoiles ni lune pour le moment, chacun était réduit à son ombre et se couchait dès la disparition du soleil. Les matelots de corvée rejoignirent leur hamac et le faux Rupert, bien renseigné, prit la direction du corps de garde. Une clepsydre sur un pilier permettait à la sentinelle qui gardait la porte de l’amiral et disposait d’une petite lampe de mesurer la durée de son quart. Quand il l’eut retournée deux fois, l’homme bâilla, se leva et alla appeler « Rupert » dans le corps de garde. La relève se fit en silence comme il convient entre gens endormis et qui n’ont rien à craindre.
C’est ainsi qu’à une heure de la nuit, Martin, en tenue de piper écossais, se retrouva comme prévu à la porte de la chambre de Villegagnon. Par la cloison à claire-voie qui donnait sur la plage, il attendit que la clarté de la lune fût suffisante et, après une silencieuse adresse au dieu des voleurs auquel il croyait ferme, il ouvrit lentement la porte de la chambre.
Le plan des bandouliers était simple : isoler Villegagnon puis l’abattre. La première partie de ce programme était réalisée. Une écrasante majorité des immigrants était découragée et révoltée du travail ingrat qu’on lui faisait accomplir. Le chevalier de Malte était accablé de toutes les fautes et surtout de la dernière, qui privait les malheureux des seules compensations qu’ils eussent trouvées à leur infortune. Dans la partie de bras de fer qui opposait l’amiral aux truchements, la sympathie des immigrants allait à l’évidence à ces derniers. Ils admiraient leur liberté, leur luxure et, dans cette atmosphère inconnue du tropique, il semblait que ce fût là une forme à la fois unique et suprême d’accomplissement. En cas d’assaut, on pouvait donc tabler sur leur neutralité et même peut-être sur leur aide.
Restaient les soldats. Pour une grande part, ils étaient aussi gagnés par l’abattement, à l’exception de la garde écossaise qui semblait ne devoir jamais se décourager de rien. Cependant, des plus vaillants aux plus débandés, tous étaient faits sur le même mode militaire : il leur fallait des ordres. Les attaquants devaient donc commencer par les en priver.
Martin, en ouverture de ce drame, avait la charge d’atteindre mortellement le chef suprême ; tout devait par la suite procéder de cette élimination. Il était maintenant à deux pas du lit avec sa lanterne. Les rideaux en étaient tirés. On voyait, attaché autour d’un des montants, le toron du hamac que Villegagnon tendait en travers. Frapper dans le rideau ou l’ouvrir est un vieux dilemme de meurtrier auquel Martin n’avait pas songé auparavant. Bien des filles de port lui avaient parlé de ces deux catégories d’hommes : ceux gardant la lampe allumée pour faire l’amour et les autres qui préfèrent l’éteindre. Lui-même s’en moquait bien : il prenait ce qu’on lui donnait. Cette pensée le fit sourire dans le noir et comme il aimait provoquer, il se dit que, pour une fois, il choisirait : il tira le rideau d’un grand coup sec.
Le hamac était vide.
Il regarda fébrilement dans le lit et dessous, là où était le trésor de guerre de l’amiral, dont il ne devait se saisir que quand tout serait fini. Mais le coffre n’y était pas. Arrachant d’un coup son écharpe de tartan qui l’étouffait, Martin, extrêmement lucide comme au plus dur d’une embuscade, se mit à scruter l’ombre en levant la lanterne. Il ne vit personne dans la pièce et se sentit pris au piège. Il était l’heure de rassembler son courage et d’en appeler à tout ce qu’il avait d’instinct face au danger. Le voleur, en lui, vint au secours du conspirateur. Et comme pour marquer ce changement par un geste, Martin saisit machinalement le cadre doré d’une miniature qui brillait sur la table du gouvernorat. Il fourra l’objet dans sa poche et, désespérant de s’emparer de l’autre trésor, il ressortit. Hélas, en le voyant ainsi brandir sa lampe devant la porte, ses complices, tapis dans l’obscurité et gagnés par les alarmes de la nuit, crurent qu’il émettait le signe convenu et se lancèrent à l’attaque. Un brandon jeté dans la paillote des chevaliers de Malte en embrasa les palmes. Le Freux qui commandait le groupe des assaillants fit tirer à travers les cloisons enflammées. Deux arquebuses laissées à Martin par les soldats déserteurs et une troisième dérobée par Egidio faisaient tout l’arsenal des truchements. Mais sur des adversaires pris par surprise, ils comptaient bien que cette artillerie ferait un feu redoutable. En effet, du corps de garde bondirent des Écossais désarmés et à moitié nus, qu’il fut facile de mettre en joue.
Les attaquants crurent à une victoire complète. Mais Martin la jugeait trop rapide et même étrange. Aucun cri ne montait du casernement en flammes des chevaliers. Hormis la poignée de gardes écossais, personne n’était sorti des baraques.
Tout était silencieux, hors le crépitement des flammes. Par instants des lueurs d’orage, loin à l’est, découpaient sans bruit la masse menaçante du pain de sucre. Martin flairait le piège. Il humait l’air comme un dogue et soudain, d’instinct, brisa sa lanterne. Un coup d’arquebuse venu du fort retentit presque au même instant. Mais faute de lumière, le tireur l’avait manqué.
D’autres coups suivirent et des cris de douleur s’élevèrent de la masse obscure des assaillants.
Martin comprit en un instant que ses plans avaient été prévenus et que l’amiral leur avait tendu à son tour une embuscade. Réfugié dans le fort avec ses chevaliers, il déchargeait sur les attaquants un feu nourri. La panique s’emparait d’eux. Il y eut des bruits de débandade, de chute. Les Écossais avaient profité de cette diversion pour se vêtir à leur mode d’une pièce de tissu autour des reins et, ce préalable accompli, n’hésitaient plus à se lancer furieusement dans la mêlée. Depuis le chantier du fort, la troupe de Villegagnon descendit en courant vers la plage, en sorte qu’ils barraient la retraite aux truchements. La voix de l’amiral tonnait au milieu des combats.
La seule partie du plan d’attaque qui se révélait juste était la neutralité des artisans. Terrés dans leurs cantonnements, ils assistaient à tout sans bouger.
Les pirogues qui avaient amené les hommes de Le Freux avaient accosté en deux endroits : à la pointe sud de la plage et, de l’autre côté, vers la baie, en se faufilant entre les récifs. Les fuyards se précipitèrent lourdement dans les embarcations, menaçant de les faire chavirer, et les rameurs ajoutèrent leurs cris à ceux des combattants et des blessés.
Martin cherchait une autre issue. Voyant la partie perdue, il retrouvait l’ambition familière, qu’il avait jusqu’ici toujours satisfaite : laisser les autres à leur destin et sauver sa peau.
Il alla vers les chaloupes mais les Écossais l’y avaient précédé et montaient la garde en nombre. Il eut d’abord l’idée de partir à la nage ; il avait depuis longtemps pratiqué cet exercice, en prévision des nombreuses évasions auxquelles il avait rêvé. Mais la côte était trop loin.
Restait une solution. Il remonta au gouvernorat et voulut le contourner pour traverser entre le fort et la redoute nord. Comme il tournait le coin, il vit une ombre le rejoindre, épée tirée. À la lumière du brasier proche, il reconnut Just.
— Ne bouge pas, lui ordonna calmement celui-ci.
— Voyez-vous ! fit Martin. Clamorgan. Et qui me met en garde. Allons, laisse-moi aller. J’ai voulu te sauver, ne l’oublie pas.
— Tu as voulu m’éloigner.
— Et j’avais bien raison, dit Martin, car tu m’as l’air de te battre comme un lion pour ton nouveau maître.
Just le tenait toujours en respect.
— Tu voulais un combat égal, autrefois, reprit Martin sans le quitter des yeux. Ce n’est pas tout à fait cela.
Il avait mis comme à son habitude le doigt sur ce qui incommodait Just. Martin vit son adversaire regarder rapidement autour de lui.
— Tu cherches une arme pour moi ? ricana-t-il.
Et comme l’autre se troublait, il bondit de côté. Just se fendit, le manqua, se retourna. La situation était la même, si ce n’est que Martin désormais n’était plus le dos contre le mur de palmes mais entouré par l’obscurité ouverte.
— Tu fais de l’escrime, le matin, avec Villegagnon, m’a-t-on dit. Décidément, même si j’avais une épée, nous ne serions pas à égalité… monseigneur.
En faisant mine de saluer bas, Martin avait laissé traîner son bras jusqu’à terre et, d’un coup, jeta une grande poignée de sable fin dans les yeux de Just. Aveuglé, celui-ci baissa sa garde, ramena sa main libre sur son visage. Il sentit presque aussitôt le large poing de Martin lui percuter le ventre et s’effondra.
C’est à demi conscient qu’il entendit l’amiral approcher en vociférant. Puis des mains le saisirent, il crut voir Colombe. Et quelqu’un, dans ce semblant de rêve, se plaignait que Martin leur avait échappé.
À l’aube, on fit en grelottant le compte des captifs, des blessés et des morts. Pour ceux-ci, ce fut assez vite fait : outre Rupert qui manquait, trois soldats avaient expiré. Du côté des assaillants, on comptait une victime d’arquebusade et deux noyés qui n’avaient pu s’embarquer. Deux autres soldats étaient blessés mais légèrement. Enfin, sur l’esplanade vis-à-vis le gouvernorat, quatre captifs étaient retenus par des bracelets de fer qu’on avait été quérir dans les bateaux. Le Freux, Vittorio et Egidio étaient du nombre avec un quatrième au visage tout couturé, emplumassé comme son maître, édenté et qui ressemblait à un vautour.
Just avait été traîné sur le baldaquin de l’amiral où Colombe le veillait pendant qu’il reprenait connaissance.
Il était l’heure de l’oraison matinale. Villegagnon fit chercher Thevet. On finit par découvrir le cordelier terré dans l’encoignure d’une citerne, sous la muraille de la redoute sud. Il tremblait de tous ses membres et affirmait en bredouillant qu’il n’avait jamais eu aussi peur de sa vie. Il tirait, soi-disant pour se calmer, de courtes bouffées nerveuses d’un énorme bâton de pétun qu’il avait toujours prétendu garder pour les grandes occasions.
— Allez-vous, oui ou non, conduire la prière ce matin ? lui intima Villegagnon.
— Ma décision est prise, repartit Thevet avec le regard rouge d’un mulot traqué. Je rentre en France.
Villegagnon songeait que le savant avait toujours été un fardeau, plus qu’une aide. Il déplorait, évidemment, que la colonie fût ainsi privée d’aumônier mais le pauvre cosmographe avait-il été jamais autre chose qu’un savant ?
— Vous m’entendez, glapit Thevet, à qui la faiblesse de son adversaire donnait un subit courage. J’exige de partir avec l’expédition de la Grande-Roberge.
L’amiral eut un sourire pâle et lui répondit avec douceur.
— Embarquez-vous dès aujourd’hui, mon père. Nous saurons bien nous passer de vous.
Puis il retourna vers Just. Le garçon était debout et buvait une soupe de haricots.
— Te sens-tu mieux ? lui demanda l’amiral.
Just fit signe que oui.
— À la bonne heure ! Laisse-moi te dire que tu t’es bien battu.
Colombe embrassa son frère. Qui eût jamais imaginé que les plages de cocotiers seraient le terrain de leurs croisades ? Just était plus beau que jamais avec les longs cernes de cette nuit de veille, la pâleur qui lui revenait en cette saison de moindre soleil et toujours ce port taciturne et noble qui était maintenant tout à fait celui d’un homme.
Villegagnon, pour clore ce final et avant de prendre du repos, sortit sur l’esplanade et alla se planter en face des prisonniers. Il s’arrêta devant Le Freux :
— Ton plan a bien failli réussir, dit l’amiral. Mais les meilleures machines ont leurs imprévus. Sans cet hurluberlu qui est venu me demander d’épouser les quatre femmes que tu as prétendu lui vendre, je n’aurais jamais rien su. Au fait, poursuivit Villegagnon en se tournant vers dom Gonzagues, on peut faire sortir ce diable d’homme de sa cachette. Ces messieurs le laisseront en paix.
Dom Gonzagues clopina jusqu’au cachot creusé dans le fort, où Quintin avait été mis à l’abri.
Cependant, l’amiral, toujours planté devant Le Freux, annonça sa sentence.
— Tu seras pendu, annonça l’amiral en regardant Le Freux. Et toi, continua-t-il en regardant l’autre truchement emplumé, on t’a vu planter un coutelas dans un soldat. La corde aussi !
Tout le monde observait les condamnés, pour voir de quel côté ils allaient tomber : celui de la veulerie et des demandes de pardon ou celui de la haine toute pure dont ils étaient d’ordinaire si prodigues. D’une façon qui en toute autre circonstance eût été comique, les truchements formèrent tour à tour des mimiques d’épouvante, de mépris, d’accablement et d’insolence. Puis, comprenant sans doute que rien ne fléchirait Villegagnon, Le Freux lança dans sa direction un crachat trop court qui atterrit dans le sable. Et chacun comprit que, pour ces deux-là au moins, l’affaire était faite.
Puis il pivota jusqu’à se mettre face aux deux autres, qui étaient liés de dos à Le Freux par la même corde.
— Et ces deux-là, s’enquit Villegagnon, qui sont-ils ?
— Des innocents, monseigneur, implora Vittorio.
Son compère et lui étaient en larmes.
Le Thoret qui était près de l’amiral dit en désignant le Vénitien :
— Celui-ci est un prisonnier dont la peine a été remise.
— Est-ce donc toujours ton destin d’être dans les fers ?
Vittorio vit dans cette adresse une opportunité de rachat. Après tout, il avait bien écouté jusqu’au dernier moment, lorsqu’ils partaient assaillir l’île : personne ne lui avait jamais dit « Ribère ». Il s’était acoquiné avec des imposteurs et ne voyait pas de raison d’être solidaire de leur chute.
— Ah ! monseigneur, gémit-il, ma faiblesse est de tomber toujours entre les mains de méchantes gens qui me poussent à mal agir. Ceux-ci m’ont fait chanter, pour m’attacher à eux.
Ce disant, il désigna avec la tête Le Freux qui était derrière lui.
— Tu t’es bien attaché tout seul, ricana celui-ci, jusqu’à ce matin en tout cas.
— Tais-toi, pendard ! glapit Vittorio, tu m’as corrompu tandis que j’étais venu ici pour me racheter.
Egidio, voyant la brèche, s’y engouffra et commença lui-même à se plaindre de Le Freux. D’un geste irrité, Villegagnon fit cesser ce concert d’invectives.
— Les a-t-on vus tuer ? demanda-t-il à la cantonade.
Nul ne prétendit en témoigner.
— En ce cas, qu’on leur donne une nouvelle chance. Ils travailleront enchaînés jusqu’à ce que j’en décide autrement.
Le soleil, ce jour-là, parut toute la journée, preuve que les pluies tiraient à leur fin. Une sieste généreuse fut accordée par l’amiral, qui permit à tous d’oublier les frayeurs de la nuit passée. Même les sentinelles s’assoupirent. Aussi quand Martin, qui avait regagné à la nage la Grande-Roberge, glissa sur un cordage, comme il avait appris à le faire dans son enfance, nul ne remarqua le léger clapot qu’il déclencha dans l’eau. Silencieusement, il fila dans l’onde transparente jusqu’aux chaloupes, en détacha une, la tira en nageant jusqu’à une encablure de l’île puis, se hissant par-dessus le plat-bord, saisit deux rames et s’employa de toutes ses forces.
Un Écossais ensommeillé le remarqua comme il était déjà presque à la côte. Le temps d’aller quérir une arquebuse et de la charger, Martin avait déjà sauté à terre et disparu.