CHAPITRE 9

 
 
 

Il pleuvait désormais plusieurs heures chaque jour, des pluies chaudes qui éclaboussaient comme un chien qui s’ébroue. Elles laissaient tout le monde hébété. Ensuite, pendant de longues heures, il ne se passait rien. Le soleil trouvait le moyen de traverser le barrage des nuées. Tel un laquais qui ne veut pas abandonner son maître à l’agonie, il s’employait à éponger le plus gros des flaques où pataugeaient les habitants de l’île.

Chaque matin, peu après l’aube, Villegagnon avait désormais imposé une prière, devant le gouvernorat. Ce n’était pas une messe, plutôt une courte série d’oraisons que Thevet dirigeait d’assez mauvaise grâce. Le cosmographe s’y rendait en fumant un bâton de pétun. Depuis que les truchements lui avaient fait connaître cette plante, il ne cessait d’en explorer les vertus médicinales. Il s’en trouvait si bien qu’il ne pouvait plus passer une heure sans en tirer quelques bouffées. Mais pour favorable que ce traitement eût été sur sa santé, il ne l’avait pas guéri de sa mélancolie. Hormis la réunion de ses collections de curiosités, qui atteignaient maintenant des proportions considérables, le cordelier marquait la plus grande répugnance à tout ce qui regardait son sacerdoce. Une fois sur deux environ, il ne se levait pas, et Villegagnon assurait seul la prière. Pour lui donner plus de solennité, il s’était adjoint les services d’un ménétrier employé jusqu’ici, comme tout le monde, à charrier des pierres mais qui avait le don de jouer à merveille de la saquebute. Cette manière de clairon, outre qu’il rendait, dans l’air immobile de la baie, des sons surnaturels et proprement célestes, avait le mérite de persuader ceux que la prière aurait assoupis qu’il était bien l’heure de se réveiller.

Villegagnon était très fier de cette nouvelle institution qui rappelait à chacun, dès l’aube, les devoirs qu’il devait à Dieu. Il regardait ensuite avec attendrissement monter sa troupe de terrassiers vers les murailles en puissance du fort Coligny. Bien peu étaient officiellement dispensés de cet esclavage. Les soldats y participaient comme surveillants et parfois mettaient la main à la pâte. Les vrais esclaves indiens, au nombre de cinquante, se montraient incapables d’initiative et ne venaient qu’en supplétif des travaux les plus pénibles. Villegagnon tolérait seulement que les artisans indispensables (cuisiniers, bouchers, un tailleur et un coiffeur, deux boulangers) fussent dispensés de maçonnerie. À mesure que le fort s’élevait, on pouvait voir l’ambition de ce projet, et même sa démesure au regard de la main-d’œuvre mal outillée qui devait en assurer la construction.

Les gabions de sable, sur la côte orientale de l’île, ramollis par la pluie, formaient des pâtés de guingois entre lesquels il était possible de se cacher. C’est là que Vittorio, sitôt la prière dite, venait se réfugier pour échapper aux corvées. Ceux qui le cherchaient savaient qu’ils le trouveraient là, assis sur une pierre à compter des pièces d’or ou à affûter son tranchoir. Il ne fut pas surpris, ce matin-là, de voir Egidio paraître entre les plots.

— Salut, compain.

— Salut.

— Le Freux veut te voir tout de suite.

Les ordres du truchement valaient ceux de Villegagnon sur l’île et même étaient mieux écoutés, car il maniait le double registre des plaisirs et de la peur tandis que l’amiral s’échinait en vain à faire vibrer les cordes détendues du devoir et de l’idéal.

Ils se levèrent, longèrent la plage jusqu’au port des chaloupes. Sur un signe de Vittorio, deux rameurs de la corvée d’eau laissèrent leur place. Le Vénitien, sans le montrer, était gonflé de fierté. Bien sûr, cette réussite avait l’inconvénient de faire de lui une personnalité dans un endroit qui était nulle part. Mais tout de même, c’était agréable d’être craint et de pouvoir récompenser. Car il était l’homme qui louait des femmes et il jouissait pour cela de la paradoxale liberté que lui procuraient ces captives.

Arrivés sur la terre ferme, les deux Vénitiens montèrent jusqu’au village indien où Villegagnon s’était rendu le premier jour. En le contournant, un sentier de forêt menait à une petite hutte isolée, qui servait de repaire à Le Freux. Des armes étaient pendues au pilier de bois de la cabane ; quelques Indiennes accroupies dans un coin et enchaînées par la cheville regardaient craintivement les arrivants. Le Freux faisait les cent pas et un grand garçon au nez épaté se balançait dans un hamac. En approchant, Vittorio reconnut Martin, qui avait disparu de l’île en même temps que Colombe.

— Cela ne peut plus durer ! éclata Le Freux en voyant la compagnie au complet avec l’arrivée des Italiens.

Il leur fit signe de prendre place sur des billots de bois Brésil.

— Avez-vous vu la proclamation de Villegagnon ? demanda Le Freux.

— Oui, répondit Vittorio avec respect. Il veut que les Blancs de l’île se marient s’ils fraient avec des indigènes. Il est fou.

— En effet, confirma le truchement. Mais ce n’est encore rien. On pouvait s’y attendre. La vraie nouvelle est encore plus incroyable et, apparemment, vous l’ignorez encore.

Le Freux fit un tour en laissant ses bottes claquer sur le sol boueux.

— Ce forcené veut aussi que MOI, je me marie.

La stupéfaction passée, les deux ladres éclatèrent d’un rire mauvais semé de quintes.

— Le vice-amiral de Bretagne, reprit le truchement en décidant de pousser la charge bouffonne, gouverneur de la France antarctique, m’a convoqué, figurez-vous, et il m’a déclaré : « Monsieur Le Freux, pourquoi ne me présentez-vous pas votre femme ? »

La parodie de Villegagnon était bonne, avec son style militaire et élégant, la voix rude et modulée.

— « Ma femme ! » s’écria innocemment Le Freux s’imitant lui-même.

Toutes les plumes de son pourpoint s’étaient dressées pendant ce sursaut. Il tenait son morion de vache à la main, comme un paysan intimidé devant son propriétaire.

— « Mais, monseigneur, lui ai-je dit, laquelle ? »

Les rires redoublèrent.

Le Freux y mit fin par la gravité de sa mimique.

— C’est alors qu’il m’a saisi au col, vous entendez. Ce fou m’a saisi, MOI, au col et menacé. « Monsieur Le Freux, m’a-t-il dit, je vous somme d’amener ici votre femme, peu m’importe laquelle ni de quelle race, à condition qu’elle soit unique et d’âge nubile, et de me produire les preuves que vous êtes unis devant Dieu. Si vous n’en disposez pas, ce que je peux comprendre, l’abbé Thevet, ici présent — le maraud fumait un tronc d’arbre à son côté —, célébrera votre mariage dans les formes appropriées. »

— Et si tu refuses ? s’indigna Vittorio.

— « Si vous refusez, monsieur Le Freux, il sera inutile, à compter de votre décision, de vous présenter jamais plus sur cette île ni d’y envoyer aucun de vos amis. Nous nous passerons de vos services. » Le gueux ! « Nous nous passerons de vos services. »

— Il a perdu la raison, opina Egidio.

— Pour sûr, il ne se rend pas compte, confirma Vittorio. Puis il demanda : que vas-tu faire ?

Le Freux, planté sur le sol écarlate de la cour, dit suavement, en montrant une des captives terrorisée.

— Eh bien, je vais prendre une de ces demoiselles, nous lui ferons coudre une belle robe blanche à traîne et je passerai devant M. le curé pour promettre de n’aimer qu’elle toute ma vie.

— Sérieux ? hasarda Egidio, attendri malgré tout.

Le Freux ouvrit des yeux comme des sabords et y fit paraître deux bombardes.

— Imbécile !

Saisissant son épée taillée dans un pieux de bois et guère moins redoutable qu’une arme métallique, le truchement se mit à faire de dangereux moulinets.

— Je vais étrangler ce Villegagnon et sa troupe, voilà ce que je vais faire ! Dès demain, nous cesserons de fournir quoi que ce soit à cette île. Ni farine, ni poissons, ni venaison. Rien. Nous verserons deux sacs de poudre indienne dans l’eau qu’ils viennent tirer et quand ils auront compris qu’elle est empoisonnée, ils n’y reviendront plus. Je ne donne pas quinze jours pour que ce chien d’amiral ne vienne m’implorer pardon et miséricorde. Et c’est moi, Le Freux, ce jour-là, qui le marierai à ma manière.

Cette forte tirade avait soulevé l’enthousiasme des deux sbires. Ils ne doutaient pas d’avoir obtenu à peu près tout ce que Villegagnon et les colons pouvaient rendre : les soutes des navires étaient vides, les économies des émigrants à peu près consommées par l’achat de cahouin et de femmes. Restait la mystérieuse cassette de l’amiral, à laquelle il ne désirait pas toucher. L’idée de faire valoir une bonne fois pour toutes leur force les séduisait.

— C’est bien parlé, dit une voix qui venait du hamac. Mais il me semble que tu aurais tort d’agir de la sorte.

Martin s’extrayait lentement de ses toiles. Les autres le regardèrent avec étonnement car ils l’avaient un peu oublié.

— Explique-toi ! éructa Le Freux.

— Eh bien, comme tu sais, commença Martin en se levant péniblement, je rentre des établissements normands de l’autre rive.

— Oui, et je me demande bien pourquoi tu n’y es pas resté. Je croyais que tu avais l’intention de retourner en France.

— Je l’ai toujours, en effet. Ce qui m’a quitté, c’est le goût de rester pauvre.

— Réjouis-toi. Quand l’amiral rendra gorge, tu auras ta part.

— Je ne le pense pas.

— Mettrais-tu ma parole en doute ? se récria Le Freux.

— Non, ta méthode seulement. Je crois bien que tu me donneras ma part mais ce ne sera que la part de rien. Car Villegagnon ne rendra pas gorge… à moins qu’on aille la lui trancher.

— Crois-tu que je n’aie pas les moyens de l’asphyxier ?

— Mon cher Le Freux, dit Martin en mettant une perceptible ironie dans sa voix, tu es l’homme le plus puissant sur cette rive de la baie, c’est entendu. Mais il y a d’autres Français de l’autre côté et ils ne sont pas tous tes amis. Si Villegagnon leur demande des secours, ils ne les refuseront pas.

— Ah ! ah ! Tu imagines sans doute qu’il traversera la baie pour aller chercher de l’eau.

— C’est la saison des pluies et il doit avoir achevé les citernes.

Vittorio le confirma à contrecœur. Le Freux était ébranlé.

— Et que ferais-tu, toi ?

— J’attaquerais.

— Six cents personnes dont une troupe de chevaliers armés en guerre ? ricana Le Freux.

Martin bondit à son tour sur l’arène ensanglantée de la cour.

— Écoute, Le Freux, tu as été mendiant, moi aussi. Mais apparemment, tu as oublié les principes du métier. L’adversaire est toujours plus fort. Nos armes, c’est la surprise, la vitesse, la ruse.

Avec sa masse et ses gros poings, le garçon parvenait à incarner ces vertus avec naturel tant il était leste, vif et transpirait une intelligence mauvaise.

— Nous avons huit jours pour agir.

— À cause de mon mariage ! s’esclaffa Le Freux.

— Non, à cause du bateau.

— Quel bateau ?

— La Grande-Roberge. Elle est pleine de bois Brésil, ils achèvent d’y monter les cages de sagouins et de perroquets et dans huit jours, elle appareille. Pourquoi laisser échapper cela ? Tant qu’à en finir, il faut prendre tout.

Le Freux resta un instant silencieux. Puis, avançant fraternellement la main, il serra l’épaule de Martin.

— Regarde comment tu es attifé ! C’est bon pour courir la jungle mais je pense qu’avec un de mes pourpoints tu serais plus digne d’être mon associé.

Ils rentrèrent dans la case pour régler cette affaire d’élégance et causer.

 
 
*
 
 

Vittorio et Egidio mirent près de deux jours à passer de groupe en groupe pour solder les comptes. Partout, c’étaient des gémissements.

— Vraiment, je vous dois autant ? Ne pouvez-vous me faire crédit un peu plus ?

Les Vénitiens soupiraient.

— Ah ! mon ami, nous le regrettons autant que toi. Mais il faut t’adresser à Villegagnon. C’est lui et non pas nous qui a fait crier une proclamation pour interdire le cahouin et les femmes.

Certains, accrochés à leurs plaisirs, proposaient de payer plus cher. Mais la réponse était toujours la même :

— Si tu tiens à être pendu, libre à toi. Mais nous préférons ne pas chatouiller trop ce forcené car il est capable de faire ce qu’il dit. Et il a promis la hart à ceux qui désobéiraient.

Aussi parmi les matelots, les artisans, les repris de justice et même les soldats qui faisaient la clientèle de Le Freux pour leurs plaisirs, montait un grondement hostile qui prenait l’amiral en malédiction. Vittorio affectait un air modeste et s’offrait même parfois le luxe de quelques mots de commisération pour le pauvre Villegagnon. Venaient alors des paroles de haine qui montraient assez qu’en cas de péril, le chevalier ne trouverait pas grand monde pour se battre à ses côtés.

À la fin, chacun payait. Les émigrants avaient tous de petites économies qu’ils tenaient sur eux ou cachaient dans des trous. Mais il fallait prendre garde, dans cette île en perpétuelle excavation pour les chantiers, que son trésor ne reste pas trop longtemps sans surveillance. De plus, il était difficile de creuser sans être vu. La cache de ses pièces devenait une activité presque permanente.

Vittorio et Egidio recueillaient leur dû dans un sac de toile qu’ils tendaient aussi lugubrement qu’un lacrymatoire. À ceux, il s’en trouvait, qui ne pouvaient pas payer en numéraire, ils assignaient des dettes en nature qui dépendaient de leur métier. Les artisans se voyaient confier des tâches à la mesure de leur savoir-faire. Un chapelier reçut commande de quatre toques coupées dans du velours que les Vénitiens lui dénichèrent. Ils le tinrent quitte pour cela.

Chaque fois, c’était l’occasion d’instiller encore davantage de poison dans les âmes de ces malheureux.

— Dire qu’un homme habile comme toi est employé à casser des pierres ! insinuaient les Vénitiens quand ils voyaient un artisan taper sur des cailloux. Quelle honte ! Si cette île n’était pas gouvernée tout à l’envers, il y a longtemps que tu serais prospère et que ceux-là de la terre ferme t’auraient fait riche.

La côte vers où se repliaient désormais les femmes, le cahouin et l’espoir prenait toute la place dans les esprits, au point que l’idée de défendre l’île était devenue objet de négligence ou même de révolte.

Vittorio suait à l’ouvrage.

— Mais, disait-il à son compère quand ils passaient d’un débiteur à l’autre, force est de reconnaître que nous faisons du bon travail.

Ils avaient presque terminé. Il restait sur leur liste quelques isolés qu’ils devaient traiter un par un.

— Holà ! Quintin, cria Vittorio, en voyant justement passer l’un de ceux-là.

— Que puis-je pour vous, mes frères en Christ ? répondit le petit homme sombre auquel l’idée de trouver quelqu’un antipathique déplaisait — il se rappelait ainsi lui-même à l’ordre en se persuadant que tous les hommes sont frères malgré tout.

Vittorio consulta sa liste et Egidio l’aidait de son mieux quoiqu’il ne sût pas lire.

— Quintin ! s’écria le barbu. Voilà ! Pas de cahouin mais quatre femmes trois fois la semaine.

Vittorio eut un sourire de laquais flatteur et prit une expression attendrie.

— Bravo, dit-il sobrement.

Quintin, raide et plus décharné que jamais, ne cilla pas.

— Cela fait six livres, un sol et deux deniers, annonça Egidio qui avait de meilleures dispositions au calcul.

— Je ne vois pas ce dont vous parlez, lâcha Quintin avec mépris, et il fit mine de continuer son chemin.

Mais la route lui fut promptement barrée par les deux sbires qui lui parlaient maintenant dans le nez.

— L’argent, ordonna Vittorio en faisant sonner le sac.

— Ces femmes, lâcha dignement Quintin, je les évangélise.

— Eh bien, appelle cela le denier du culte si tu veux, ricana Vittorio en faisant glapir de joie son compère.

— N’avez-vous point entendu parler de la gratuité du salut ?

— Rien n’est gratuit chez nous. On te fournit des femmes, tu paies. Voilà tout. Charité bien ordonnée… si tu veux des citations.

— Oh, je me doute, fit Quintin en prenant une grande inspiration spirituelle qui mena son regard vers le ciel, que ces malheureuses ont connu bien des épreuves. Mais désormais, elles ont été présentées à l’Évangile. Je suis le seul, m’entendez-vous, le seul ici à me préoccuper d’annoncer la bonne nouvelle aux indigènes. Même ce prêtre ne s’est pas risqué à leur faire subir ses singeries de messes.

Les Vénitiens s’impatientaient mais, comme Quintin fouillait dans sa poche, ils attendaient qu’il en sortît des espèces.

— Moi, ces quatre malheureuses, je les ai émues aux larmes avec la passion de Notre Seigneur. Ma méthode en trois mots : Dieu est amour. Cette vérité les a pénétrées de toutes parts.

— Hé ! hé ! ricana Egidio.

— Il suffit, glapit Quintin, vos esprits obscènes ne peuvent continuer à tout souiller de la sorte !

Et d’un geste définitif, comme pour abaisser le rideau sur une tragédie, il tira de sa poche ce qu’il y avait cherché : un grand mouchoir à carreaux.

Vittorio, au comble du dépit, se précipita sur Quintin et pointa rudement une lame sur son cou.

— L’argent maintenant.

— Je me plaindrai au gouvernorat, s’indigna Quintin.

— L’argent ! te dis-je.

— Villegagnon ne tolérera pas ce chantage.

— Laisse Villegagnon où il est, il n’en a plus pour longtemps, s’énerva Egidio.

Quand il était en colère, sa voix aiguë et éraillée portait loin. Un groupe de soldats qui allaient vers la redoute sud passa non loin et l’un d’eux se retourna. Vittorio cacha le poignard.

— Je te donne jusqu’à demain au souper, lança-t-il à Quintin d’un air mauvais.

— Six livres, un sol, deux deniers, rappela Egidio.

— Sinon…

Vittorio fit le signe d’égorger un mouton. Sur ce, ils s’éloignèrent. Quintin, immobile, resta un moment à rêver puis, courant derrière eux, il s’écria :

— Si vous voyez ces jeunes filles avant moi, dites-leur à toutes de revenir vite… Et que je les aime…

Les Vénitiens hâtèrent le pas pour s’en débarrasser.

 
 
*
 
 

Les orages redoublaient les menaces qui semblaient peser sur la baie. Leur ombre rendait le pain de sucre glacé et noir. La forêt, luisante d’eau, prenait des teintes de verre pilé et la mer, couleur d’améthyste, se figeait dans une immobilité minérale trop précieuse pour durer.

Villegagnon tournait en rond dans son gouvernorat, guettant les fuites du toit de palmes, déplaçant les livres au gré de l’apparition des gouttières. Depuis qu’il avait entamé l’épreuve de force avec les truchements, un silence inquiétant avait envahi l’île. Le travail, dans la journée, était plus mou encore qu’auparavant : on n’entendait plus guère de bruit de masses ou de houes. Les conversations se faisaient à voix basse. L’allée et venue des chaloupes était interrompue. La nuit, aucun éclat de voix ne sortait plus des campements. Le tonnerre qui se réverbérait sur les mornes rompait moins ce silence qu’il ne le soulignait. Par son roulement venu du large, il annonçait l’imminence d’une foudre dont on ne savait si elle serait lancée du ciel ou de la terre.

Villegagnon, pour le moment, avait renoncé aux leçons d’escrime qu’il donnait à Just car ils avaient trop souvent été interrompus par des averses. Inquiet pour ses livres, il ne souhaitait pas qu’ils fussent emportés hors de la salle où il pouvait les surveiller. Just et Colombe étaient donc autorisés à lire sur place. Leur présence muette, attentive, apaisait un peu l’amiral qui faisait les cent pas en contemplant l’horizon.

L’ultimatum lancé aux truchements expirait dans quatre jours, lorsqu’un curieux petit personnage arrêta Just, comme il montait au fort un après-midi pour surveiller le chantier. L’homme était appuyé sur une pelle et ne paraissait guère en avoir fait d’autre usage depuis le matin. Tout autour de lui, ce n’était que boue détrempée, chaos de pierres, bref l’ordinaire du fort depuis que les pluies s’étaient mises de la partie.

— Messire Clamorgan, appela doucement le terrassier tandis que Just passait à sa hauteur.

— Oui.

— Puis-je vous demander humblement une faveur ?

Le ton n’était pas hypocrite mais seulement commercial, à la manière des fournisseurs dans les grandes maisons.

— Voilà le fait : je suis chapelier de mon état.

— C’est honorable.

— Merci, quoique, vous voyez…

Il leva les bras, montra ses hardes et le bas boueux de ses jambes nues.

— À mes heures perdues, j’ai confectionné quatre toques de velours. Ceux qui me les ont commandées m’ont expressément ordonné de m’adresser à vous pour les leur livrer.

— Et où se trouvent-ils ?

— Sur la terre ferme.

C’était une heure d’exception où le soleil, bousculant les nuages, était revenu fouiller la baie comme un promeneur qui remonte un instant chez lui chercher un objet dont il a oublié de se munir. Une vapeur s’élevait de la zone des cascades, là où ils allaient remplir les barriques d’eau. Des sifflements d’aras griffaient le silence.

— De qui s’agit-il ? demanda Just.

— Je l’ignore, c’est une commande.

Il était clair que l’homme ne savait pas tout. Quel piège pouvait bien se cacher derrière cette proposition ? Aller seul sur la côte, c’était s’exposer à des violences. Mais ne pas y aller, c’était négliger, peut-être, une négociation. Villegagnon n’aurait pas accepté. Mais Just pensa que c’était précisément pour cela, sans doute, que l’on s’adressait à lui.

Une surveillance était établie désormais qui empêchait une chaloupe de faire la navette avec la terre sans motif et sans une escorte de soldats.

— Cette nuit, dit le chapelier, dès l’apparition de la lune, une pirogue indigène passera le long de la côte de récifs qui finit face à la redoute ouest. Elle vous embarquera.

 
 
*
 
 

La nacelle, faite d’un long arbre creusé par le feu, tenait dix personnes. Just prit place au centre avec facilité malgré l’obscurité car, en cheminant sur la bordure de récifs, il était arrivé presque de plain-pied à la barque. Les rameurs, des hommes et des femmes, étaient nus, aucunement incommodés en apparence par la fraîche humidité de la nuit. Des éclairs d’orage zébraient l’horizon au ponant.

Just pensait à Villegagnon, auquel il avait simplement parlé d’une promenade sur la plage. Colombe avait marqué plus de résistance : elle avait senti quelque chose d’anormal. En lui avouant ce qu’il allait faire, Just avait eu bien du mal à la convaincre de ne pas l’accompagner.

Le reflet de la lune voilée vernissait l’eau d’un peu de gris, que le clapot des rames semblait vouloir dissoudre. Just n’était plus ressorti de l’île depuis ce premier jour où ils avaient rendu visite au village indien. Il était familier de tous les détails des chantiers, connaissait les plans à venir de la France antarctique et même les projets les plus audacieux de ville et de royaume que caressait en lui-même le chevalier. Vu de ce tronc creux, dans les formidables solitudes de cette baie entourée de sauvages silencieux, nus comme aux premiers âges, Just prenait la mesure de la volonté de Villegagnon. Surhumain, le rêve de cette France à venir l’était à tel point qu’on pouvait seulement le tenir pour fou ou admirable. Villegagnon, avec ses outils de guerre, attaquait le bloc opaque de la nature brute avec l’enthousiasme de l’artiste qui se met face au marbre de carrière pour en tirer une pietà. Dans leurs longues conversations, sur l’Italie, l’art, le mouvement des idées qui retournait toute l’épaisseur des anciennes erreurs gothiques, Villegagnon avait souvent usé de cette comparaison devant Just. Mais c’est pour la première fois qu’il la comprenait.

La pirogue filait si vite qu’en un temps très bref ils entendirent dans la nuit silencieuse le chuintement des rouleaux sur la plage. Just sauta dans l’eau et gagna le rivage. Un sifflet lui parvint de l’ombre des arbres. Il marcha dans cette direction et soudain sentit une large main saisir la sienne. Just avait passé une dague à sa ceinture. Il raidit ses doigts sur le manche.

— Doux ! Tu n’as rien à craindre.

Just reconnut la voix rauque et juvénile de Martin. Il marcha à sa suite jusqu’à un étroit campement. Il se composait d’une petite case dont une mèche d’huile jaunissait l’entrée. Ils s’assirent sur des billots. Martin proposa du cahouin ou du jus de fruits. Il alla puiser lui-même dans une jarre de terre deux bols d’un liquide clair qui sentait l’ananas.

— On te croyait mort, dit Just qui, malgré le plaisir qu’il avait de revoir Martin, sentait une gêne en sa présence.

— On m’enterre toujours trop vite…

— C’est à cause des soldats qui ont été tués de l’autre côté.

— Ouais, j’ai su cela. Mais quelle idée aussi de courir après ces rustres d’anabaptistes. Nous, nous sommes allés sagement vers les comptoirs normands. Et mes braves soldats y sont à cette heure-ci bien tranquilles.

— Alors, pourquoi es-tu rentré ?

Martin marqua un léger silence qui était chez lui l’espace suffisant du choix et du mensonge.

— Crois-tu que j’aurais abandonné mes amis ?

— Quels amis ?

Martin battit ses genoux de ses larges paumes.

— Quels amis ? Écoutez-le ! Voilà comme on est récompensé. Je traverse toute cette damnée forêt pour revenir te chercher et tu me dis : quels amis ?

— Tu es rentré pour cela ?

Just avait un fond de méfiance à l’endroit de Martin. Mais son désir de croire en la bonté humaine était si vif qu’il ne voulait pas perdre la moindre chance d’en obtenir confirmation. Martin baissa les yeux car il négligeait les victoires trop faciles, surtout quand elles assassinent la vertu.

— Où est ton frère ?

— Dans l’île.

— À la bonne heure. Crois-tu qu’il puisse te rejoindre cette nuit, si je renvoie la pirogue ?

— Me suivre, mais où ?

— N’avez-vous plus envie de revoir la France ? Je connais le chemin des établissements, maintenant. Vous pouvez être libres.

Just, un instant, vit Clamorgan, la Normandie puis tout l’espace jardiné de la France, les plaines de l’Italie, son rivage de pins parasols et d’oliviers.

— Allons, réponds-moi, le pressa Martin, c’est ce soir qu’il faut se mettre en route, demain au plus tard. J’ai négocié nos places sur un bateau qui part dans dix jours et il en faut bien huit pour se rendre là-bas.

Just tressaillit en entendant ces paroles et comprit soudain ce qui le gênait. Il n’avait pas renoncé à rentrer en France mais il ne voulait pas que ce départ prît ainsi la forme d’un abandon. Il se sentait assez de confiance désormais en Villegagnon pour lui demander bien droitement à embarquer sur un des bateaux qui rentraient. Si Colombe le souhaitait, ce serait même le prochain, qui était prêt et allait appareiller. Mais il ne voulait pas de trahison.

— Nous préférons rester ici, prononça-t-il.

Martin eut un tic de visage. L’envie de prendre ce bâtard au collet et de lui ôter d’un bon coup de poing ses grands airs et ses idées creuses le pressait. Il eut la tentation de lui dire tout de go qu’ils n’avaient pas le choix et que s’il refusait la fuite…

— Tu as jusqu’à demain soir pour y penser, dit-il avec humeur. Si tu changes d’avis, prends un fanal et fais un signal de trois éclairs à la pointe ouest.

— Tu ne vas pas venir sur l’île pour te présenter à Villegagnon ?

Accablé par la naïveté de cette question, Martin haussa les épaules, serra la main de Just et le raccompagna jusqu’à l’orée de la plage. Au retour vers la cabane, il retrouva Le Freux, qui était sorti de l’obscurité.

— Dommage, dit sobrement celui-ci.

— Après tout, murmura Martin, comme s’il s’adressait à lui-même, tant pis pour lui. Au fond, j’ai payé ma dette : je lui devais la liberté, pas la vie.