C’était une imprudence, bien sûr. Mais il est des plaisirs auxquels on se laisse entraîner parce que les refuser serait commettre un crime contre soi-même. Lorsque Colombe se sentit entourée par les femmes indiennes, caressantes, éclairées de rires et tout empressées d’un babil qu’elle comprenait sans en saisir pourtant les mots, elle ne chercha ni à leur résister ni à les démentir : elle avait l’impression d’être délivrée d’un fardeau. Un instant plus tôt, elle était encore indifférente à son travestissement d’homme, si bien dressée à ne pas se dire femme qu’elle n’était même plus sûre de vraiment l’être. Pourtant, son corps s’était transformé durant la traversée et il avait fallu la diète forcée du bateau pour ne pas lui donner son ampleur d’adulte. Le régime de l’île avait rompu cette digue et elle prenait des rondeurs que cachaient à peine ses hardes.
Il suffit que les Indiennes l’entraînassent avec elles pour qu’apparut aux soldats ce que seule l’habitude ne leur avait pas permis de remarquer. Le Balte et sa turme virent avec un mélange en part égale d’admiration et d’épouvante paraître aux yeux de tous, sa pauvre veste ôtée sans résistance, les deux seins tendus de Colombe, qui ne devaient plus rien à l’enfance. Quand elle s’avisa de leur présence et du reproche de leurs regards, elle s’avança vers les soldats sans chercher à se couvrir et leur dit crânement :
— Maintenant que vous savez mon secret, soyez assez lâches pour aller le rapporter à qui vous voudrez ! Moi, je dois rester ici. Ce sont peut-être les derniers ordres de l’amiral qu’il me sera donné d’exécuter.
Le Balte poussa un grognement et emmena les autres à l’écart. Après s’être restaurés dans des plats de bois offerts par les Indiens, ils reprirent la piste des hérétiques. Deux guerriers s’offrirent à les guider.
Colombe resta seule et le départ des soldats emplit le camp de ce qui lui parut être un grand silence. Il lui fallut un moment pour comprendre la raison de ce calme étrange. Les Indiens se mouvaient sans aucun bruit. Le village prenait place au cœur de la forêt sans que la présence des êtres humains se marquât plus bruyamment que celle des oiseaux, des serpents ou des insectes.
Quelques feux de bois Brésil brûlaient sans fumer. Ôtant à Colombe son reste de costume, les femmes marquèrent par des gestes de doigts leur répulsion devant sa saleté. En même temps qu’elle se dépouillait de son vêtement, Colombe éprouva le vif désir d’être délivrée de sa crasse qui était comme une doublure intime. Les Indiennes l’emmenèrent joyeusement à leur suite vers un petit torrent qui coulait dans la forêt. Par quelques degrés de basalte, elles atteignirent deux minuscules cascades qui alimentaient une retenue d’eau. Là, l’une des femmes, se plongeant la première, montra à Colombe qu’elle n’avait pas à craindre de perdre pied. Elle descendit à son tour et toutes, autour d’elle, la frottèrent avec des poignées de végétaux qui ressemblaient à de la mousse et enduisaient sa peau d’une écume blanche.
Elles rentrèrent un peu plus tard, Colombe, nue parmi les autres, ne sentant ni crainte ni pudeur, même lorsqu’elles reparurent en troupe devant les hommes.
La pénombre venait. Elles s’installèrent autour des feux et comme Colombe n’était pas habituée à la fraîcheur du soir et frissonnait, les Indiennes, en souriant, lui jetèrent sur les épaules un large tissu de coton blanc.
C’est à ce moment, dans la tiédeur des braises et du châle, que Colombe, en massant ses pieds bleuis par l’eau froide, prit conscience de sa détresse.
Les soldats ne mettraient pas huit jours à rentrer et la dénonceraient sur-le-champ à Villegagnon. Si d’aventure ils s’en dispensaient, elle serait à la merci d’odieux chantages et devrait tout avouer elle-même. La confiance de l’amiral était donc irrémédiablement trahie. Just en subirait aussi les conséquences, pour avoir menti avec elle.
Quel châtiment leur imposerait-on ? Elle l’ignorait, mais pressentait qu’ils seraient sans doute séparés. Un animal désir de se blottir contre Just la saisit pendant qu’elle frissonnait de plus belle. Une sensation d’injustice et de malheur emplissait ses yeux de larmes. En ce moment délicieux où la révélation de son sexe lui faisait rejeter toute illusion et tout mensonge, elle considérait sans fard la cruauté de sa vie : l’errance, l’abandon et maintenant l’exil.
L’antidote à ces poisons, le rempart de sa vie, Just qu’elle adorait, n’était même plus désormais un refuge d’amour : lorsqu’elle paraîtrait devant lui en femme, elle serait privée à jamais du naturel de leur tendresse d’enfants, qu’une gêne subtile avait déjà troublée ces derniers temps.
Elle eut envie d’appeler Émilienne. Puis à mesure que ses larmes coulaient, elle sentait la raideur de la forêt, tout obscure déjà tandis que le ciel était encore bleu. Deux Indiennes vinrent lui apporter un bol de soupe. Un enfant courut vers elle en agitant une petite branche. Une vieille femme, portant une sébile pleine d’une poix rougeâtre, s’agenouilla devant elle et traça sur son visage des signes qui l’apaisèrent. Un quart de lune, glissant entre les jacarandas, fut la dernière image qu’elle emporta dans son nouveau sommeil de femme.
— Garde-toi, grand âne, criait Villegagnon en se fendant.
Le plastron de cuir que Just avait revêtu était lardé de son quatrième coup.
— C’est qu’en même temps…
— Justement, braillait l’amiral. C’est en même temps que tu te bats qu’il faut répondre. Allons, engage et récite : « Si tu vois ton prochain souffrir, pourquoi ton âme ne souffre-t-elle pas ? »
— « Parce qu’elle est morte. » Chapitre 1.
— Bien, redresse-toi ! Pied en arrière. Là. Et à qui ne dois-tu pas t’adresser pour renaître à la vie chrétienne ?
— « Aux moines qui sont haineux et… irascibles et trop… gonflés de leurs…
— … mérites. » Chapitre 2. Touché, mais à la fin, c’était mieux.
Just était trempé de sueur. Ses pieds nus s’enfonçaient dans le sable fin de la plage et il lui fallait faire de grands efforts pour bondir hors de portée de ce diable d’amiral. Une vingtaine de colons, assis sur des souches, suivaient la leçon de loin et accompagnaient chaque assaut de cris.
— En garde ! Où pouvons-nous donc trouver le salut et notre nourriture spirituelle ?
— « Dans la loi divine telle qu’elle nous est révélée par les lettres sacrées et les profanes », chapitre 4.
— C’est-à-dire ?
— « Saint Paul, saint Augustin, Denys l’Aréopagite, Origène…
— Et ?
— … Platon. »
— À la bonne heure, redresse-toi. L’homme est-il bon ?
— « Oui, puisqu’il est œuvre de Dieu. »
— L’homme est-il libre ?
— « Oui, puisqu’il est à l’image de Dieu. »
— Parfait ! Touché ! Suffit pour ce matin.
Villegagnon avança vers Just, lui reprit son épée et le plastron et, en le saisissant par le bras, il remonta avec lui vers les paillotes. Au sommet de l’île, sur les terrassements, commençait à paraître le dessin du fort.
— Tu as lu Érasme comme il faut et je vais te donner un autre ouvrage. Dis-moi seulement…
Il s’arrêta et fixa Just de son regard redoutable.
— Pourquoi tout cela ne t’intéresse-t-il pas ?
— Quoi donc ?
— Ce que je te fais apprendre.
— Cela m’intéresse, protesta Just sans conviction.
L’amiral le retint par le bras et le secoua :
— Ne mens pas.
Aux yeux sombres qui le scrutaient, Just ne chercha pas à se dérober. Il prit un air fier et de défi.
— Tu ne ressembles pas à ton père, grommela Villegagnon en lâchant prise et en reprenant sa marche. Mais c’est tout lui quand même. Cet orgueil !
Just sentit son cœur battre plus fort qu’un instant plus tôt quand il bondissait l’épée en main. Il brûlait du désir de savoir, d’écarter tout scrupule et de poser les questions qui l’occupaient, mais le mot d’orgueil…
— La dernière fois que je l’ai vu, dit l’amiral d’un air songeur, c’était à Venise, chez Paul Manuce, le fils d’Alde, qui avait repris l’imprimerie de son père. C’était en 1546, je revenais de Hongrie où j’avais combattu les Turcs.
— Et lui ? lâcha Just qui n’y tenait plus.
— Tu vois comme tu es autrement curieux quand le sujet t’intéresse, fit Villegagnon en lui jetant un regard de coin. Lui, il était en route vers Rome, où je suis allé moi-même peu de temps après. Mais il était au service des Médicis tandis que j’étais un homme des Strozzi. Il s’en est fallu de peu que nous nous battions. Voilà la vérité, comprends-tu ?
— Oui, répondit Just.
— Eh bien non, tu ne comprends rien.
Ils étaient arrivés à la limite des cocotiers et l’alignement des souches, sortant du sable gris, évoquait un cimetière de tombes gigantesques. Villegagnon s’arrêta.
— Tu ne peux pas savoir comme j’ai admiré cet homme…
Le géant tenait toujours embrassés contre lui les épées et le tablier de cuir.
— Je suis arrivé en Italie à trente ans et, crois-moi, j’étais encore tout plein de la vieille tradition de notre chevalerie où l’homme est ruiné par les veilles et les prières, cousu de cicatrices et ne s’accorde aucun soin. Mon premier choc, je l’ai reçu à Florence, en voyant le David de Michel-Ange et le Baptême du Christ de Sansovino. Ainsi, malgré la trahison d’Adam, l’idée de Dieu était toujours présente dans l’homme et il suffisait de la cultiver. L’homme idéalement beau, chef-d’œuvre de son créateur, l’homme de bien qui excelle aux armes et aux arts, l’homme bon, calme, serein, élégant, maître de lui pouvait devenir un idéal.
Pour suivre ces pensées, Villegagnon regardait au loin, dans la direction d’un lointain nuage rond, immobile dans le ciel.
— Le second choc que j’ai reçu, c’est quand j’ai rencontré ton père. Car je n’ai jamais vu personne qui ait approché à ce point de ces perfections, au point de les atteindre presque.
Il parut tout à coup revenir à lui et jeta un coup d’œil sur Just.
— Je dis presque parce qu’il n’était tout de même pas exempt de défauts, comme la suite devait le prouver. Mais c’est une autre histoire. Pour le moment, je veux te dire simplement ceci : quoi que tu aies cru, je ne suis pour rien dans ton embarquement vers les Amériques.
En quelques phrases, il lui conta ce qu’il savait des sombres manœuvres de famille qui avaient abouti à leur départ de Clamorgan.
— Et maintenant, pour répondre à la question que tu brûles de me poser mais que ton orgueil te fait taire, entends cette simple vérité : tu ne trouveras pas ton père ici car il n’y est pas, n’y a jamais été et n’y sera jamais.
— Pourquoi nous avez-vous menti ? se récria Just que la rage avait gagné en recevant confirmation de ses pressentiments et qui ne trouvait à l’épancher que sur Villegagnon.
— Ôte ce mot, veux-tu ? tonna l’amiral. J’ai seulement choisi le moment convenable pour t’annoncer la vérité. L’aurais-je fait sur le bateau que tu n’aurais eu que le spectacle de la mer pour te consoler. Maintenant, regarde autour de toi.
Villegagnon écarta les bras et désigna du sud jusqu’au nord toute l’étendue somptueuse de la baie avec sa luxuriante jachère de forêts et toute la majesté de ses mornes.
— Tu as devant toi la France antarctique. Tout est à construire, tout est à conquérir.
Puis, penchant son long nez vers le jeune homme, il ajouta :
— Tout est à toi.
— Il est mort ? demanda Just.
— Oui.
La touffeur, déjà, montait de la jungle avec le vent du sud et de grandes sternes blanches.
Just regarda vers la terre ferme. Le mystère qui se mêlait à ces escarpements de forêt s’était dissipé comme une vapeur. Les couleurs étaient plus nettes et plus crues. Pour peuplés qu’ils fussent de vie, ces espaces appartenaient désormais à la solitude. Villegagnon s’était tourné pour ne pas voir ses larmes et peut-être dissimuler les siennes. Puis, après une accolade bourrue et maladroite, il s’éloigna.
— Va travailler et passe avant la nuit chercher le Commentariolus de Copernic.
Just regarda s’évanouir la grande silhouette voûtée, un peu torse. Il resta un moment hébété, écoutant absurdement la mélodie chuintée des courtes vagues. Just était étonné de sentir qu’ayant acquis soudain tant de nouvelles raisons de vouloir partir, il en avait perdu, en même temps, le désir.
La vie indienne était la moins secrète qui fût. Chacun vivait nu, dans une maison commune, et les activités se déroulaient dans l’espace découvert du camp. Pourtant, il fallait une longue observation pour saisir ce qui pouvait animer cette communauté d’êtres humains tant elle paraissait immobile. Tout, de l’expression des sentiments aux gestes quotidiens, de l’ordinaire de la vie jusqu’aux exceptionnels moments de fête, se présentait sous des dehors alanguis, feutrés et mystérieux.
Colombe s’emplit naturellement de tout cela. Elle mit du temps, d’abord, à s’effacer elle-même. Sa présence d’Européenne, quoiqu’elle la voulût calme et discrète, rompait par des brusqueries l’harmonie indienne. Le plus aisé, en vérité, était le langage des mots. Les femmes l’initièrent à des rudiments de conversation qui lui furent assez vite familiers. Mais combien plus difficile était la grammaire des corps. Tout son instinct de sentir les émotions humaines était dérouté dans ce nouvel univers. L’expression prenait chez les Indiens une ampleur déconcertante. Des frémissements de muscles, des postures de membres et jusqu’aux subtils changements d’inflation du sexe des hommes, tout était sens, à la fois évident et dérobé, lisible aussi clairement qu’un livre et aussi mystérieux, quand la langue en est inconnue.
Colombe comprenait également qu’en elle, les Tupi percevaient des signes et des correspondances qui étaient propres à leur pensée et à leurs croyances. Dès le premier jour, bien sûr, ils étaient venus voir ses yeux. La pâleur naturelle de ses cils les remplissait d’admiration. Ils lui donnèrent le nom simple d’« Œil-Soleil ». Quand elle comprit mieux la langue, elle sut que son visage leur évoquait également un rapace de la forêt qui portait selon eux les esprits des morts. Lorsqu’un guerrier croisait le regard de cet oiseau, l’énergie de toute sa parentèle défunte lui revenait et le remplissait de forces nouvelles. Aussi les hommes prirent-ils l’habitude de venir devant Colombe pour qu’elle les regardât un long instant, avant de s’élancer dans les incessantes expéditions qui les menaient dans la forêt pour chasser ou observer leurs ennemis.
Les filles et femmes du camp, chaque matin, l’emmenaient avec elles au bain. Elles semblaient n’avoir pas de plus grand plaisir que de se plonger longuement dans les eaux. Le torrent voisin du camp n’était qu’une commodité. Si elles en avaient le temps, elles préféraient aller plus loin, dans des cascades, de petits bras de rivière. Elles restaient là pendant toutes les heures chaudes à s’asperger d’eau, à se peigner et à s’épiler complètement à l’aide de petites pincettes de bois dur. Rien n’échappait à ce traitement : ni les sourcils ni les poils amatoires. Œil-Soleil, qui venait juste d’en être pourvue, les abandonna avec regret à cette coutume à laquelle il n’était pas question de se soustraire.
Un jour, elles partirent tôt et tirèrent jusqu’à la côte qui se voyait en contrebas, de l’autre côté du pot de beurre. C’était une immense plage vierge, ouverte sur l’Atlantique où d’énormes rouleaux de vagues éclataient en gerbes. Le souffle du vent était si fort qu’il faisait voler les cheveux et frissonner de fraîcheur. Mais le sable était tout cuisant de soleil. Colombe resta longtemps plantée face à l’horizon teinté de jade. En esprit et si improbable que cela fût, il lui semblait distinguer, au plus lointain de cette mer au dos rond, la ligne des côtes de l’Europe et les grises landes du rivage de Normandie. Ce n’était pas une nostalgie, bien au contraire, seulement l’effort pour réunir les deux berges de sa vie, le passé et le présent, sans savoir encore de quel côté finirait par rouler le dé de l’avenir.
Mais cette plage déserte que les Indiens appelaient Copacabana n’était pas sûre et, de tous les lieux où se rendaient les femmes, c’était la seule où plusieurs guerriers les accompagnaient. Ils assuraient, pendant qu’elles restaient dans l’eau, une silencieuse faction, les yeux tournés vers la forêt.
Dans le groupe des Indiennes, Colombe s’attacha vite à l’une d’entre elles, qui se nommait Paraguaçu. C’était une jeune fille de son âge ou à peu près. Elle riait plus que les autres et faisait montre, à l’égard du groupe, d’une ironie parfois bouffonne où Colombe reconnut sa propre inclination à se moquer. Paraguaçu lui fit don de deux bracelets tissés de coquillages et d’un collier de nacre en forme de croissant. C’est elle qui, le matin, s’emparait du peigne de bois et coiffait son amie Œil-Soleil.
Dans la vie régulière du village survenaient parfois d’incompréhensibles alarmes. Colombe craignait des assauts de tribus ennemies et se voyait déjà captive, réduite en esclavage. Mais dans le voisinage du camp, elle comprit vite que rien de tel n’était à redouter. Les dangers qui menaçaient les Indiens étaient d’autre nature. Paraguaçu qui, sur ce point, était grave et sérieuse lui représenta que des démons étaient la cause de ces alertes. D’imperceptibles signes venus de la forêt, un cri suspect, l’ombre d’une bête menaçante, manifestaient la présence de ces esprits hostiles. Les Indiens sortaient d’une petite case des calebasses emplies de coquillages et l’un d’eux, qui tenait emploi de caribe, c’est-à-dire de magicien, faisait parler ces maracas en les secouant. Le rythme, le son, le mystérieux grelot de ces instruments donnaient à comprendre aux indigènes ce que les esprits exigeaient d’eux. S’ensuivaient des cérémonies où chacun s’enduisait rituellement de la couleur noire du génipat, de rouge de roudou et d’une variété de terres blanches. Puis avaient lieu des danses, des chants nocturnes, tout un artifice de fêtes dont Paraguaçu, malgré ses efforts, ne parvenait pas à rendre le sens intelligible. Le cahouin bien fermenté tiré de grosses marmites de terre faisait tourner les têtes des buveurs. De gros bâtons de pétun répandaient de bouche en bouche leur fumée savoureuse. Colombe s’accoutuma à ces ivresses et se prit même, le calme revenu, à souhaiter bientôt leur retour. Jamais encore elle n’avait connu un sommeil si plein de visions et de mouvements, quoique la forêt qui en était le témoin ne cessât pas d’être un puits de silence et d’obscurité.
La nuit, Colombe couchait dans la grande paillote commune où l’ombre bruissait de souffles, de craquements, de murmures. Toutes les impressions de la journée lui revenaient. Sans éprouver de gêne, des couples, parfois tout proches, s’étreignaient et laissaient entendre des gémissements, des halètements, des râles. Au matin, les liens se dénouaient mais Colombe ne pouvait plus voir ces corps d’hommes et de femmes sans penser que, par le détour lumineux de la journée où ils étaient dissemblables, ils ne faisaient que se préparer à cette fusion nocturne qui les mêlait.
Paraguaçu, elle-même, comme les autres filles non mariées, prenait la liberté de se donner à des hommes de la tribu. Elle dormait souvent avec l’un d’entre eux, qu’elle semblait tenir en particulière affection. Il se nommait Karaya et était de plus petite taille que les autres guerriers. La pierre qui lui perçait la lèvre inférieure était différente et semblait un disque de terre. Il avait autour du cou un collier de coquillages blancs plus arrondis et nacrés que les autres. Un soir de fête, comme elles avaient bu du cahouin et fumé à tour de rôle un gros rouleau de pétun, les deux amies évoquèrent leurs désirs et leurs espérances.
— Aujourd’hui, je m’amuse, dit un jour Paraguaçu, et après j’épouserai mon oncle.
— Moi, répondit Colombe en cherchant ses mots, aujourd’hui je suis sage. Et après, j’épouserai mon frère.
Elles rirent de ces confidences comme elles riaient de mille autres choses dans la journée. Mais à l’heure de dormir, dans la touffeur de la grande hutte, Colombe pensa avec effroi à son étrange aveu. La forêt, tout autour, lui était devenue familière. Mais c’était pour exercer sur elle son oppressante influence. Il lui semblait que, désormais, ses branches et ses racines s’infiltraient au cœur de son esprit, y faisant paraître des démons, des signes, des désirs pleins d’attraits et de dangers. Elle s’endormit en gémissant dans ces lianes, et s’éveilla deux fois prise d’étouffement. Elle avait crié et une vieille femme vint lui toucher la main.
Le lendemain matin, ces tourments avaient cessé mais tout était bien clair à ses yeux : elle devait rentrer dans l’île au plus vite. Quoi que pût dire Villegagnon, elle affronterait sa colère. Ce long détour indien — elle ne se souvenait même plus depuis combien de jours elle était là —, s’il l’avait enrichie, lui donnait maintenant la nostalgie de l’autre vie, celle de la rive opposée de l’Atlantique, de l’amiral, des bateaux, de Quintin, des parures de l’Europe, de l’ordre de sa pensée, de la liberté d’une langue clairement parlée, et surtout de Just.
Quand elle eut fait part de sa décision aux Indiens, ils consultèrent les maracas et organisèrent une grande fête. Les hommes, pendant deux jours, se parèrent de plumes sur le dos, les bras et les fesses, en les collant à l’aide d’une poix. Paraguaçu fit cadeau à son amie d’un hamac fraîchement tissé. Au matin, Colombe remit les habits avec lesquels elle était arrivée et que les femmes avaient soigneusement lavés. Elle fit couper ses cheveux court, pour laisser à Paraguaçu le souvenir précieux de ses mèches d’or.
Trois hommes l’accompagnèrent jusqu’à la côte vis-à-vis de l’île. L’un d’eux était Karaya, à qui Paraguaçu réservait si souvent sa tendresse.
Le chemin était long. Colombe qui pouvait désormais se faire comprendre bavarda avec les hommes. Ils lui parlèrent des autres tribus, des truchements normands qu’ils semblaient craindre plus que tout. Quand ils furent en vue de la plage, ils s’assirent dans le sable pour manger, en attendant de voir paraître la barque qui faisait la navette.
À un moment, l’un des guerriers fit à Karaya une remarque que Colombe ne comprit pas. Le jeune homme rit et entreprit de dénouer le collier qu’il avait autour du cou. Il fit alors glisser un des coquillages hors du fil, renoua le collier et jeta la perle ôtée dans le sable.
— Que fais-tu ? demanda Colombe.
— C’est aujourd’hui la pleine lune, répondit le garçon avec beaucoup de naturel, je dois ôter une pierre de mon collier.
— Karaya est un prisonnier, dit en s’esclaffant un des guerriers. Chaque lune, une pierre en moins ; quand plus de pierres, on le mange.
Ils rirent tous ensemble et Colombe, saisie d’horreur, fut bien heureuse de voir au même instant paraître une chaloupe qui approchait du rivage.