CHAPITRE 2

 
 
 

Cadorim, dès qu’il posait le pied sur le ponton de la place Saint-Marc, était saisi d’une terrible mélancolie. Il aimait passionnément sa ville : la dentelle de brique du palais des Doges, la tour carrée de la place, les ors de la basilique lui tiraient des larmes. Hélas, le destin voulait que, pour servir cette cité, il n’y demeurât jamais. La République le comblait à la fois d’honneur et de désespoir en le comptant parmi les soldats de l’invisible armée de diplomates et d’espions qu’elle mobilisait dans tout le monde connu. Venise, faible, trouvait sa force dans le savoir immense que lui conférait cette toile d’hommes lointains qui avaient mis leur loyauté dans la félonie et faisaient profession de tout trahir, pour qu’elle pût rester fidèle à elle-même.

Quand Cadorim rentrait, c’était pour renseigner le doge et le Grand Conseil. En y mettant un peu de mauvaise volonté, cela prenait un mois, deux peut-être, pour tout raconter de ce qu’il avait vu, entendu, deviné.

En attendant, il déambulait dans cette ville aimée mais qu’il avait chaque fois du mal à reconnaître. Il retrouvait ses enfants grands, méconnaissables ; sa femme lui était toujours plus étrangère. Quant à son palais, il semblait se déplacer sans cesse tant ses abords étaient percés de chantiers. Des maisons nouvelles, des ponts inattendus et de surprenants projets d’églises déroutaient l’œil. De sa fenêtre, désormais, Cadorim voyait les façades toutes neuves de Santa Maria Formosa et du Palais Vendramin émerger d’une forêt de pieux. C’était ainsi que naissaient les joyaux, dans ces bras de lagune : en perçant un beau jour leur bogue d’échafaudages et en exposant au soleil d’admirables roses de vierges, des blancs immaculés, des ocres délicats et pourtant destinés à l’éternité. Cadorim adorait cette cité de limon et de gemmes mais, à peine avait-il eu le temps d’être de nouveau mordu par cette passion, que sonnait l’heure d’un nouveau départ. Des fantômes de routes poussiéreuses, de mauvaises auberges, de mensonges et de triste compagnie remontaient le Grand Canal et venaient l’envelopper la nuit, au point qu’il finissait, pour leur échapper, par se résoudre à partir pour de bon.

Il en était là, en ce matin d’août et dans toute la ville qu’éclairait déjà un grand soleil d’été ; son esprit était le seul lieu qui demeurât obstinément sombre. Pour honorer son dernier rendez-vous, il devait traverser une vingtaine de canaux et d’innombrables petites places. Par un terrible retour de sentiments, plus il éprouvait d’agrément au spectacle des gondoles, des marchés en plein air et des mille petites scènes de la vie vénitienne du matin, plus il souffrait de savoir qu’il allait bientôt perdre ces plaisirs pour longtemps. Enfin, il arriva vis-à-vis le palais tout neuf qu’occupait son interlocuteur du jour. En y entrant, Cadorim eut l’impression d’être de nouveau sur les routes : l’intérieur de l’édifice, encore en travaux et exhalant les plâtres frais, était déjà meublé de manière fort peu vénitienne. Des coffres de bois des îles, d’absurdes fauteuils lourdement ouvragés et même un mur d’azulejos traduisaient la volonté d’imprimer à cette petite enclave la marque du Portugal. Cette prétention dérisoire, loin de prouver la grandeur de celui qui la manifestait, sentait la richesse trop fraîche et les usurpations de noblesse. Cadorim était coutumier de cette barbarie, déchaînée dès qu’on passait le Milanais. Il soupira en prenant place dans une énorme chaise curule, aussi inconfortable que ridicule et qui, en dépit de son apparente robustesse, branlait.

On le fit attendre un long moment puis une porte s’ouvrit, laissant apercevoir une chapelle dorée du sol au plafond, et l’évêque parut.

— Mes très respectueux hommages, Votre Sainteté ! s’écria Cadorim en fondant sur l’anneau du prélat.

On ne se trompe jamais en conférant à quelqu’un le grade qu’il n’a pas atteint. Celui qui bénéficie de cette erreur est tout prêt à la pardonner, en pensant que le flatteur a simplement un peu d’avance.

— Allons, dit le Portugais avec une feinte confusion, relevez-vous et pas de Sainteté, je vous prie. Je ne suis pas encore pape.

La modestie gourmande de cette remarque montrait assez qu’évêque à quarante-cinq ans, le père Joaquim Coimbra se voyait tous les avenirs.

Quelques paroles de bienvenue, l’inévitable visite des pièces d’apparat, que tous les barbares se croyaient tenus de faire subir à leurs visiteurs vénitiens, puis un accommodement sur le balcon du palais, face à face, assis sur des fauteuils en pierre d’un flagrant mauvais goût, et Cadorim fut conduit finalement au seuil de son sujet.

— Ainsi, commença le nonce en croisant les doigts sur son ventre, vous avez été jusqu’à ce nouveau port par où les Français préparent des entreprises hostiles contre mon pays ?

— Je suis allé au Havre-de-Grâce, Votre Sainteté.

Un petit claquement de langue vint rappeler que pas encore…

— Notre roi, dit l’évêque, est fort reconnaissant à Venise d’avoir accédé à sa demande. Nous savions que nous ne pourrions être mieux renseignés qu’en passant par votre entremise. Et qu’avez-vous appris concernant les intentions de ces Français aux Amériques ?

Dès son arrivée, plus de trois semaines auparavant, Cadorim aurait pu faire au prélat le récit de ce qu’il savait. Mais il avait fallu d’abord que la République négocie le prix de ce service. Les Portugais n’étaient pas les alliés de Venise et, par leur absurde acharnement à ouvrir leur propre route vers les Indes, ils avaient contribué à briser le monopole que la cité des Doges avait si longtemps conservé en Orient. Toutefois, il fallait remettre chaque événement dans sa perspective. Pour nuisible qu’il fût, le Portugal faisait un contrepoids à l’Espagne, c’est-à-dire à l’un des piliers de l’Empire de Charles Quint, dont Venise devait se défier. Ces rustres de Portugais ne pouvaient donc être négligés. Et s’il était possible de leur rendre un service, la charité commandait de ne pas les en priver, à condition qu’ils le payassent au prix fort. Informé la veille que ce préalable avait été satisfait, au terme d’un long marchandage, Cadorim pouvait désormais conter de bonne grâce tout ce qu’il avait vu au Havre.

— Trois navires, dites-vous, réfléchit l’évêque après l’audition de ce récit. Il fronça le sourcil. Et armés en guerre, de surcroît. C’est fort fâcheux.

Un dais rouge, tendu au-dessus du balcon, leur apportait de l’ombre pendant que les eaux du Grand Canal renvoyaient l’éclat de lumière de mille duels, à leur surface ensoleillée.

— Quand nos gens rencontrent des bateaux isolés ou de petits convois sans armes, reprit l’évêque, ils savent leur persuader qu’ils ne doivent pas se rendre au Brésil, qui est nôtre.

Le prélat soupirait avec attendrissement à l’évocation de ses compatriotes en train de morigéner les égarés. Qu’ils leur coupassent par surcroît bras et jambes et qu’ils les fissent mourir de faim n’étaient que des détails inutiles à évoquer. Et d’ailleurs on n’aime pas bien si l’on ne châtie pas en proportion…

— Mais nous n’avons aucune force dans ces mers capable de s’opposer à trois navires de guerre résolus.

Faute de moyens humains, le petit Portugal conférait à ses représentants des charges multiples. Quoiqu’il fût en Italie pour remplir sa mission ecclésiastique, dom Joaquim n’en faisait pas moins office d’ambassadeur. Il s’abîma dans une réflexion politique qui lui fit peindre sur les lèvres une moue de gourmandise. L’esprit de Cadorim, ravi par ce silence, en profita pour s’évader. Déchiré de nostalgie en regardant les barques sur le Grand Canal, il se demandait où diable on allait cette fois l’envoyer se perdre.

— Leur destination, selon vous, est bien Rio de Janeiro ? interrogea l’évêque d’une voix forte, propre à tirer l’espion de sa rêverie.

— Rio, oui, bredouilla Cadorim.

Et il ajouta pour montrer qu’il était bien là :

— Y avez-vous une garnison ?

— Hélas ! gémit dom Joaquim, ce Brésil est si grand et notre Portugal si petit… Nous avons du monde à São Salvador de la Bahia, mais c’est aussi éloigné de la baie de Rio que Lisbonne l’est de l’Angleterre. Et puis nous avons un petit poste au sud à São Vicente, mais très insuffisant pour mener une attaque.

Il réfléchit et saisit une coupe de vin de Madère devant lui. Il but lentement puis la reposa soudain avec force.

— Mais nous trouverons le moyen de faire respecter notre autorité ! s’écria-t-il en perdant toute onction sacerdotale. Quelle que soit la difficulté, nous monterons une expédition depuis Bahia, le Cap-Vert ou même, s’il le faut, depuis Lisbonne.

Puis il se calma.

— Enfin, le roi décidera.

Cadorim avait adopté une mimique protectrice : il plissait les yeux, pour éviter d’être aveuglé par la réverbération du soleil sur la lagune. Et à l’abri de cette grimace, il rêvait.

— Il faudra seulement bien représenter à Sa Majesté l’état présent de la situation européenne, prononça le prélat en gardant les yeux froids et lointains, comme devant une apparition. Car le moment d’agir est venu. La France s’épuise à résister à l’empereur : elle regarde vers l’est. Le champ de bataille où elle jette toutes ses forces, c’est la Picardie, c’est le Hainaut. Si on lui dispute aujourd’hui un malheureux comptoir américain, on peut parier qu’elle ne réagira pas. Il n’y a pas de temps à perdre.

Il fit tinter trois fois son anneau sur le gobelet en vermeil, ainsi qu’on fait pour marquer la fin d’une élévation.

— Je ne devais rentrer à Lisbonne que le mois prochain, s’écria-t-il tout en fièvre, mais je vais anticiper mon départ. Il me faut convaincre au plus vite Sa Majesté. Dieu me viendra en aide, j’en suis sûr !

Cadorim regardait à l’horizon vers Murano et la terre ferme.

Troublé par cette exclamation, il reprit ses esprits. Les Portugais… oui, oui. Tout lui revenait.

— Au fait, Votre Sainteté, intervint-il alors que le prélat semblait résolu à conclure l’entretien. S’il vous prenait l’envie d’attaquer tout de même cette colonie de Français, j’ai pris la précaution de vous y acquérir un homme.

Son ton enjoué disait assez « tout cela est inclus pour le même prix ».

— Fort bien, fit l’évêque et pour le coup ce fut lui, mais en conspirateur, qui plissa les yeux.

Cadorim lui décrivit Vittorio sous des traits plus flatteurs qu’il ne le méritait.

— « Ribère »…, ricana l’évêque avec un visible plaisir. Ribère ! Mon Dieu, quelle ingéniosité ! Vraiment, quel extraordinaire peuple d’intrigants vous faites !

Un fin sourire sur les lèvres des deux hommes leur permit d’afficher qu’ils tenaient l’un et l’autre ces mots pour un compliment. Cependant, l’orgueil de Cadorim était un peu piqué. Il n’en était plus à s’indigner qu’on admirât moins Venise pour sa civilité que pour sa corruption. Mais tout de même, le respect…