CHAPITRE 7

 
 
 

Des trois navires, le dernier qui portait le nom de la Grande-Roberge devait accueillir Villegagnon, vice-amiral de Bretagne, avec sa cour de chevaliers et de savants. Dom Gonzagues avait sa place sur ce vaisseau et ne l’aurait lâchée à aucun prix.

Il accompagna Just et Colombe au pied d’un autre navire, amarré en tête. La Rosée était un bâtiment de commerce auquel on avait ajouté quelques canons. Plus petit que les deux autres, il devait être surtout chargé du matériel et des bêtes. Un grand soldat balte interdisait l’accès du bord à quiconque ne figurait pas en toutes lettres sur son rôle. Comme il lisait avec peine le français, un attroupement nerveux se pressait autour de lui. L’équipage, les repris de justice et les soldats avaient embarqué les premiers. Restaient, pour l’heure, les artisans que le Balte appelait par corps de métier en écorchant les mots.

— Chetemande les pouchés ! hurlait-il.

La foule se faisait répéter, hésitait puis corrigeait.

— Ah ! Il demande les bouchers.

Cent voix cherchaient alors ces malheureux qu’un dernier adieu éparpillait sur le quai dans des bras de femmes et d’enfants.

Dom Gonzagues, l’air digne, la barbe pointée en rostre, se fendit un chemin jusqu’au garde et annonça d’une voix claironnante en désignant les enfants :

— Les truchements. Est-ce ici ?

Malgré le désir visible qu’il avait d’obéir, le soldat ne parvenait pas à mettre dans ses yeux grands ouverts plus d’intelligence que n’en exprime un ciel d’aube, l’hiver, sur la Baltique. Dom Gonzagues lui saisit le rôle des mains et entreprit de chercher lui-même.

— Voyons, truchements… truchements…

Just, penché sur son épaule, repéra le mot sur la liste, bien qu’il en ignorât le sens. Il pointa du doigt vers la ligne correspondante.

— Tu sais donc lire ! s’étonna Gonzagues. Un bon point, qui te disposera peut-être malgré tout à ton emploi. En tout cas, c’est bien ici. Montez. Nous nous reverrons à la première escale.

Il les plaça l’un derrière l’autre sur les deux planches jointes qui faisaient passerelle.

— Présentez-vous au premier maître, là-haut. Il vous conduira à votre place. Allez, et que Dieu vous garde !

Et, tout aussitôt, il fila vers l’embarquement de la Grande-Roberge, pour rejoindre l’amiral de Villegagnon.

Colombe refusa que Just la tînt par la main et ils montèrent avec précaution jusqu’à la coupée sans trébucher. Une fois sur le pont, ils attendirent, comme l’avait ordonné dom Gonzagues, que quelqu’un vînt leur adresser la parole. Mais personne ne s’occupait d’eux. Tous ceux qui avaient embarqué s’agglutinaient le long du bastingage du côté du quai, criaient, agitaient les bras.

Les marins, pieds nus, tiraient sur des manœuvres, grimpaient dans les haubans, s’affairaient autour des amarres. Depuis le pont supérieur, un gros homme barbu et ridé hurlait des ordres en mettant les mains en cornet.

Just et Colombe attendirent un peu puis firent comme tous ceux qui arrivèrent après eux : ils se mirent à déambuler à leur guise sur le pont. N’ayant aucun adieu à faire du côté de la terre, ils allèrent s’accouder au plat-bord qui donnait sur la mer, où il n’y avait personne. Depuis leur promontoire flottant, le Havre-de-Grâce apparaissait comme une besace naturelle enfouie dans le littoral, fermée par un double couvercle de digues toutes neuves. De l’eau noire et du ciel plombé, un acide d’infini s’égouttait sur les terres et ne tarderait pas à les dissoudre. Cette imminence de l’inconnu aurait dû leur faire éprouver du trouble. Ils se sentaient au contraire pleins de la confiance qu’ils accordaient d’instinct à leur père. Il avait toujours voulu leur faire partager son émerveillement devant la beauté du monde, et ce sentiment était presque plus fort en eux que le souvenir qu’ils avaient de sa personne.

Cependant, on avait achevé l’embarquement et retiré les passerelles. Les amarres amenées péniblement, la Rosée se mit à prendre de plus larges oscillations.

— Écoute ! dit Just en levant le doigt.

Il avait perçu comme un éveil vivant du navire. Tout ce que les cales et les entreponts comptaient de vaches à lait et de mules, de moutons à viande, de poules pondeuses, de chèvres, de mâtins de chasse, éveillés par la vibration de leurs stalles, se mit à brailler tout ensemble.

Au même instant, des matelots, perchés au milieu des mouettes, lâchèrent la voile de misaine. Elle se déplia dans un murmure d’étoffe. Le vent, qui avait jusque-là déambulé en sifflotant parmi les espars et les cordages, buta violemment contre l’obstacle dressé devant lui. La voile émit sous cette charge un cri de géant frappé au ventre.

Just et Colombe, d’où ils étaient, risquaient de manquer le spectacle du démarrage. Mais le pont arrière leur était interdit et le plat-bord du côté du quai tout entier occupé sur deux rangs par des hommes qui, pour rien au monde, n’auraient cédé leur place.

— Viens par ici, commanda Colombe en tirant Just par la manche.

Elle avait repéré sur l’avant deux mousses qui étaient montés sur la poutre du beaupré en se tenant à un cordage. Avant que son frère n’ait eu le temps de l’arrêter, elle s’était faufilée jusqu’à eux. Profitant de sa légèreté, elle les avait même contournés pour prendre place à califourchon sur l’étroite pointe de bois qui surplombait l’eau. Just eut du mal à convaincre les mousses de le laisser passer car il était plus large et risquait de les précipiter à la baille. Il y parvint enfin et découvrit que le poste où s’était installée Colombe, pour dangereux qu’il parût, ne laissait pas d’être confortable. Plusieurs manœuvres d’étoupe convergeaient à cet endroit et formaient comme une nacelle où ils purent s’asseoir l’un sur les genoux de l’autre.

La Rosée étant le premier vaisseau démarré, ils ne voyaient devant eux que l’étendue libre de la baie, semée de minuscules embarcations de pêche. Trois autres voiles étaient maintenant larguées et, sous la poussée du vent, le navire achevait de s’éveiller. Comme un animal de bât qui reprend de mauvaise grâce son travail, il dérouilla tous ses membres engourdis. Des craquements marquèrent la brusque tension des mâts et des vergues tandis que le bâtiment s’écartait du bord.

Six cents voix d’hommes lancèrent des cris d’adieu auxquels répondit, venue du quai, une plainte aiguë de femmes et d’enfants. La troupe pitoyable des familles se mit en mouvement en même temps que les bateaux, courant sur toute la longueur du quai puis empruntant la digue afin d’aller crier son adieu jusqu’à l’ultime pointe de la terre ferme.

La Rosée tendait maintenant le nez vers le large et, comme si elle eût découvert l’odeur qu’elle cherchait, elle se mit à suivre sans hésiter la piste de l’Atlantique.

Quand les vaisseaux eurent doublé les phares et furent en mer libre, ils se regroupèrent et prirent le cap de conserve. Les cris n’allaient plus vers la côte mais cette fois d’un navire à l’autre, dérobés par les bourrasques. Le vaisseau amiral prit la tête et les enfants virent se balancer devant eux les deux Neptune qui ornaient sa poupe. Le vent rabattait par instants une mélodie de cornemuse sonnée pour l’honneur par la garde écossaise de Villegagnon.

Puis le calme se fit et, mouillés d’embruns, Just et Colombe crurent un moment que les solennités du départ avaient pris fin. Mais les bouches de bronze des pièces d’artillerie lâchèrent vingt boulets par les sabords. Ils avaient oublié ce terrible et délicieux vibrato de la canonnade. C’était la dernière soutache qui manquait à leur uniforme de liberté. Colombe mit la tête au creux des bras de son frère et ils pleurèrent de joie l’un contre l’autre.

C’est à peine s’ils entendirent, contrariée par le sifflement du vent, la voix furieuse du soldat balte qui les rappelait sur le pont.

 
 
*
 
 

Après l’apparent désordre du démarrage, maître Imbert, le capitaine, avait ordonné que tous les passagers fussent conduits à leur place. Les préparatifs avaient duré plus que prévu. On était déjà tard dans l’après-midi. Une troupe d’orages approchait à l’horizon comme une charge d’aurochs. Maître Imbert n’en attendait rien de bon.

Les entreponts, pendant ces derniers calmes, étaient tout agités d’installations bruyantes. Chaque homme tentait de pendre son hamac de la façon la moins incommode, selon l’idée qu’il se faisait du confort dans cet espace obscur où l’on tenait à peine debout. Et l’on sentait que de ces premières et minuscules victoires dépendaient pour chacun des mois de traversée plus ou moins pénibles.

Just et Colombe n’eurent pas le loisir de prendre part à ces combats : le soldat qui s’était enquis d’eux les mena par trois escaliers jusqu’à la place prévue pour les truchements. Supposés être des enfants, donc de petite taille, on leur avait réservé un réduit aveugle dans la cale, près de la cambuse, dans le voisinage du bétail.

— Zortir interdit ! leur cria méchamment le Balte, qui désespérait d’être compris sur ce navire sans hausser la voix.

Just se baissa pour pénétrer le premier dans le boyau. À tâtons, il sentit qu’il était bordé d’un côté par un empilement arrondi de barriques, de l’autre par une cloison de bois de caisse ; il y récolta une écharde. Ce terrier allait en s’évasant et devait être plus large au fond, là où il touchait le bordage. Mais avant d’y parvenir, Just buta sur une masse. Une forte voix jaillit de l’obscurité.

— Halte-là ! Maraud ! Ne vois-tu pas qu’il y a du monde ?

Les nouveaux venus comprirent que le réduit, si étroit qu’il fût, était déjà occupé. Il leur faudrait se contenter du maigre espace libre, près de l’entrée. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre, appuyés aux barriques, les genoux entourés de leurs bras.

— Pardon, demanda Just aux inconnus, savez-vous combien de temps il nous faudra rester ici ?

De méchants ricanements saluèrent cette question.

— Écoutez-le, vous autres, s’esclaffa la même voix qui les avait accueillis.

Et elle se mit à contrefaire l’accent de Just, qui mêlait des rudesses normandes à une intonation chantante venue d’Italie.

Les rires redoublèrent. En tendant l’oreille, il parut à Just qu’ils devaient provenir de trois personnes. Une faible lueur, venue d’une lanterne située à l’avant, commençait à percer l’obscurité. Ils attendirent en silence qu’elle s’accrût et leur permît d’en savoir plus sur leurs voisins.

— J’ai soif, chuchota Colombe à l’oreille de son frère.

Une écœurante odeur où se mêlaient la poix du calfatage, un fumet de salaisons et la forte toison des bêtes flottait dans l’air confiné. Ils avaient la bouche pâteuse.

— Il va falloir t’y faire, intervint la voix, car rien de ce qui était murmuré dans ce réduit ne pouvait être ignoré des autres.

— N’y a-t-il pas un tonneau ? demanda Colombe.

— Ha ! ha ! un tonneau. Voyez où ils se croient ! Pourquoi pas une fontaine, pendant que tu y es ?

Pour gouailleuse et mâle qu’on voulût la faire paraître, cette voix restait rauque et voilée par la mue. Colombe jugea que celui qui parlait devait avoir à peu près le même âge qu’eux.

— Comment faire, alors ? insista-t-elle sur un ton naturel et sans crainte.

— Attendre, voilà tout !

— Eh bien, c’est tant mieux, conclut Colombe avec douceur. Cela veut dire que la traversée sera courte.

Une explosion de quolibets salua cette remarque.

— Courte ! répéta la voix quand le rire se fut assez calmé pour lui laisser reprendre haleine. Bien courte en effet et je te conseille d’attendre l’arrivée pour boire.

On y voyait un peu mieux maintenant. La pénombre découvrait deux masses recroquevillées, tassées près du fond et, devant elles, la silhouette d’un grand garçon dont la tête touchait presque le plancher supérieur. Il faut croire qu’il les vit aussi et fut satisfait de leur air pitoyable car il reprit avec condescendance, pour souligner la grâce qu’il leur faisait de les placer sous son autorité :

— Vous devrez vous contenter de ce qu’un matelot apportera deux fois par jour en fait de boire et de manger. Et mieux vaut ne pas en perdre une miette car ce n’est guère copieux.

— Quand passera-t-il ? demanda Just.

— Pas avant demain, maintenant. Vous n’étiez pas là tout à l’heure quand il nous a servis pour la nuit.

La nouvelle était mauvaise : ils n’avaient rien mangé depuis le départ de Clamorgan. Le panier d’Émilienne leur manquait bien et ils avaient encore sous les yeux les belles miches qui flottaient dans l’ornière. Heureusement, le roulis commençait de les barbouiller.

— Êtes-vous aussi des truchements ? demanda Just un peu plus tard car il ruminait ce mot et ne parvenait pas à en découvrir le sens.

— Tout autant que toi, compain ! ricana leur voisin. Nous le serons d’abord qu’on nous aura mis au milieu des sauvages.

— Dans ce cas, nous allons certainement descendre avant vous, fit Just en secouant la tête. Car nous n’allons pas chez les sauvages.

— Et où allez-vous donc ? insinua le garçon dont ils voyaient maintenant briller le blanc des yeux.

— Retrouver notre père.

Les rires allaient reprendre mais le chef des ombres les retint d’un geste.

— Calme, vous autres ! fit-il et avec une intonation de forain qui annonce un saut périlleux, il ajouta : la situation est grave.

Il pointa un doigt en l’air.

— Attendu que ce navire va aux Amériques chez les cannibales ; attendu qu’il y ira tout droitement et sans toucher d’autres terres ; attendu que ceux-ci nous disent qu’ils vont rejoindre leur père ; j’en conclus… que leur père est un cannibale !

Relâchant la laisse de ses dogues, il se joignit alors au concert de leurs aboiements.

Mais Just, rapide comme quand il chassait les grives à l’arc dans les bois de Clamorgan, avait sauté jusqu’à celui qui venait de parler et le saisissait à la gorge.

— Notre père, prononça-t-il sous son nez, est un grand capitaine et un homme d’honneur. Tu devras me répondre de l’avoir insulté.

La surprise avait laissé un instant le rieur sans défense. Mais il rassembla promptement ses forces, repoussa Just et, à son tour, se jeta sur lui. Leurs deux corps roulaient sur le plancher gluant d’huiles et de sanies. Quelle que fût sa rage, Just ne pouvait avoir le dessus face à un adversaire rompu, semblait-il, aux luttes fangeuses et qui abattait sur lui ses poings carrés, lourds comme des billots. Les deux autres gamins, plus petits, s’étaient dressés sur leurs genoux et encourageaient bruyamment leur champion. Colombe hurlait en tentant de séparer les adversaires. Ce tapage, joint aux coups de pied qui résonnaient dans les barriques, attira un matelot. Il se pencha par l’ouverture, et la lanterne qu’il tenait à la main éclaira vivement le misérable combat. Just, la chemise déchirée à une manche, essuyait sa lèvre qui saignait. Son adversaire rassembla dignement ses haillons et recula vers les deux petits. Quoique plus jeune sans doute que Just, il avait toutes les forces et la lourdeur du campagnard. Des cheveux coupés ras où blanchissaient des plaques de teigne et un nez aplati furent tout ce qu’ils virent brièvement de lui.

— Restez tranquilles, là-dedans ! brailla le marin. Si vous tenez à être secoués, attendez un peu : on va vous en servir.

Il disparut avec la lumière. Un long silence suivit pendant lequel chacun faisait le compte de ses navrures. Ce calme leur fit remarquer par contraste l’agitation du bateau. À la lente houle du début s’était ajoutée une trépidation de vagues courtes sur lesquelles cognait l’étrave. L’attache des tonneaux auxquels ils étaient adossés grinçait sous la tension. Un formidable gargouillement d’entrailles montait des fonds du navire, où gémissaient les bêtes malades.

— Tu paieras, lança le garçon qui avait combattu.

Just répondit avec assurance qu’il n’avait pas peur. La trêve risquait de peu durer.

Mais l’écœurement qu’insinuait le roulis les calmait quoiqu’ils en eussent. L’étrange ivresse du mal de mer affaiblissait leurs membres, engourdissait leur esprit. Ils avaient la sensation que les barriques leur avaient déjà roulé sur la poitrine. Les paroles du matelot se frayaient enfin un chemin jusqu’à leur entendement affaibli : la tempête était là, décidée à venger Dieu sait quel outrage commis par les hommes.

Toute la nuit, elle fit courir les navires à la cape dans les gorges menaçantes de ses creux, dans le roulement des lames déferlantes. Les gros vaisseaux ronds encensaient dangereusement dans des murs d’eau, gîtaient jusqu’à risquer de s’abattre sur le flanc. Heureusement, le lest des cales pleines et l’eau qui ruisselait vers les fonds les empêchaient de chavirer tout à fait.

À bord, le tumulte des mugissements et des cris avait fait place à un lugubre et nauséeux silence, troublé seulement par le sifflement du vent et les craquements formidables des espars rompus.

Mais, pour redoutable que fût la mer en tempête, le danger venait surtout de la côte trop proche encore. Toute la nuit, maître Imbert était resté attaché à la barre, qui ne répondait plus, et guettait dans l’obscurité le signe funeste qui eût indiqué la présence de récifs ou d’îlots.

L’aube se leva sans que ce danger ait paru. Le calme revint et un littoral providentiel attendit la fin de la matinée pour dessiner ses collines à l’horizon.