CHAPITRE 2

 
 
 

Une interminable ligne de saules, plantée comme un rang de hallebardiers, retenait à grand-peine la joyeuse glissade des prés vers les falaises. La mer, tapie à leurs pieds, n’était pas autrement perceptible que par le vague bruit d’un invisible ressac. Le vent du large tard levé faisait bâiller de gros nuages et laissait paraître un soleil tout blanc qui ne séchait pas l’herbe.

Sur le vert du pré, le cheval bai, presque immobile, paissait calmement. Il donnait de temps à autre de grands coups de queue pour chasser les mouches qui agitaient cette interminable éclaircie après la moiteur des orages.

— Regarde, chuchota Just, c’est lui.

— Comment le sais-tu ? demanda avec crainte la fille étendue à ses côtés.

— Balzane de trois, cheval de roi, répondit-il avec impatience.

— Balzane ? hasarda-t-elle.

— Oui, répondit son frère avec impatience. Ces bottes blanches, au-dessus des sabots : il en a trois. Cheval de roi.

— Cesse de faire le savant, et ne me traite pas comme une enfant parce que tu as entendu un mot en traînant avec les laboureurs.

— Plus bas, Colombe ! Tu vas nous faire remarquer.

Mais le cheval continuait de paître sans avoir l’air de les entendre.

— De toute façon, bougonna la fille, balzane ou pas, il n’est pas bien difficile de reconnaître l’étalon de M. de Griffes.

Just s’impatienta en entendant le nom détesté de ce voisin riche sur les terres duquel ils étaient entrés en cachette.

— Ne parle pas de lui, veux-tu !

Il regardait toujours le cheval avec envie.

— Tu as raison, opina Colombe. Disons que c’est… Gringalet, tiens !

— Gringalet, le palefroi de messire Gauvain ! reprit Just en riant.

Au lieu d’agir, ils restaient songeurs l’un et l’autre, allongés sur le sol, immobiles, malgré l’herbe mouillée qui leur trempait le ventre et les pointes de colchiques qui appuyaient de méchantes boules sur la peau à travers leurs chemises de toile.

Le cheval se redressa, huma l’air salé qui l’avait piqué d’on ne sait quel fumet de crabe ou d’oiseau mort, et, un instant, eut l’air d’écouter le lointain roulement des galets.

— Sûr que son maître lui parle à l’oreille, dit Colombe. Il écoute.

À l’évocation de Gauvain, le chevalier sans attache, l’éternel errant, neveu victorieux et galant du roi Arthur, le héros de leurs lectures pendant ces interminables journées de Normandie, les yeux noirs du garçon prirent un éclat vif. Il fit comme un imperceptible bond en avant, tout étendu qu’il restât encore.

— Eh bien, vas-y maintenant ! l’encouragea Colombe.

Just parut s’éveiller de son rêve, la regarda, assura la corde dans sa main droite et, toujours sans dire un mot, se redressa lentement.

— Allons, pense que tu es Bel Hardi et que je suis ta dame. Fais-le pour moi.

Elle avait énoncé son ordre à voix haute avec autorité. Un instant, le garçon crut que le cheval les avait entendus et pourrait fuir. Il vit le danger et, sans plus hésiter, s’élança.

En adroits coureurs de garennes, les deux jeunes guetteurs s’étaient placés sous le vent de l’animal afin de ne pas lui causer d’alarme. Pour l’approcher, il fallait profiter de la surprise mais sans brusquerie. Sitôt debout, Just avança vers le cheval avec lenteur et décision. Il tenait la corde dissimulée derrière son dos. La bête le laissa approcher sans abaisser les oreilles ni écarquiller l’œil. Quand il fut à la toucher, il étendit paisiblement la main vers l’encolure encore fumante de pluie et la besogna de fortes caresses. Il atteignait environ l’épaule du cheval qui était haut au garrot. Il s’approcha et entoura le col de ses bras.

Just avait senti une authentique sympathie pour cette bête, non seulement parce qu’elle était — peut-être — Gringalet, le cheval de Gauvain, mais surtout parce que, avec ses crins sombres teintés de feu, tout semblables à sa propre tignasse sans ordre, elle lui était familière. Le lien assuré autour de l’encolure, il porta l’une des extrémités de la corde vers le chanfrein et acheva sans hâte de nouer ce simple licol sur le côté de la bouche. L’étalon n’eut pas un geste d’impatience. Lorsqu’il saisit l’autre bout et le tendit comme une courte longe, le garçon sentit avec plaisir que l’animal était désormais solidaire de ses mouvements. Il se mit en marche et leurs deux silhouettes brunes firent une large volte sur le pré. Une lame de mer, à l’horizon, séparait le vert du sol et le ciel noir où s’accumulaient de nouveau les grains. Just fit encore un peu tourner l’animal pour ne pas le laisser face aux dangereux éclats de soleil que renvoyait l’herbe mouillée. Puis d’un bond, en saisissant la crinière, un pied en appui sur la jambe du cheval, il se hissa sur le garrot. Il donna des talons et la bête obéit à son nouveau maître.

— Colombe, cria-t-il, tu peux venir !

Just se tenait bien droit, mais à sa fierté se mêlait un peu de crainte. Il n’était habitué à monter que les rosses efflanquées du domaine. Son visage étroit s’efforçait à l’impassibilité, bien qu’il y eût du rire dans ses yeux et qu’un tressaillement des lèvres marquât un visible effort pour ne pas hurler sa joie. Il tenait à peine la simple rêne au bout de ses longues mains. Ce relais presque invisible, unissant sa volonté à la force du cheval, paraissait superflu tant étaient naturellement accordées les élégances contraires de l’énorme bête et du cavalier de quinze ans.

Colombe accourut, indifférente à sa robe collée d’eau, radieuse de cette victoire.

— Bravo, s’écria-t-elle, maintenant fais-moi monter.

— Monter ? Non, tu es une dame et les dames ne montent pas les palefrois.

— Cesse donc cela, Just. Ce n’est pas un palefroi mais le cheval de M. de Griffes. Allons, tire-moi par le bras.

Les cheveux blonds de Colombe, obscurcis et défrisés par la pluie, étaient plaqués le long de son visage. Mais ses cils, tout trempés qu’ils fussent aussi, restaient pâles. Ils bordaient son œil d’un godron d’or qui, en éclairant son regard, le remplissait d’ironie et d’énigme. Elle avait tôt appris à user avec discernement de ses yeux, tant ils avaient la puissance d’exciter l’intérêt et le trouble. Lorsqu’elle les braquait sur quelqu’un, comme elle le faisait à l’instant sur Just, c’était avec l’intention de briser jusqu’à ses dernières résistances.

— C’est bon ! céda-t-il, accroche-toi à mon bras.

Colombe le saisit à la saignée du coude et il la fit monter. Quoiqu’elle eût deux ans de moins que Just, elle était presque aussi grande que lui mais plus étroite et plus frêle. Avec légèreté, elle se rétablit sur la croupe du cheval et l’enfourcha avec agilité. Puis elle entoura de ses bras nus la taille de Just avec naturel.

— Bel Hardi, murmura-t-elle à son oreille, si c’est bien Gringalet, il doit pouvoir nous emmener vers des pays fabuleux.

Mais Just donna prudemment des jambes et fit avancer le cheval au pas. Il était inquiet car il sentait l’animal hors de la confiance qu’il lui avait d’abord manifestée. Bien qu’il eût toujours l’air lointain, abîmé de rêves, presque assoupi, Just était sensible à l’extrême aux bêtes, au végétal, à tous les êtres muets qui composaient la nature. Il sentait que le cheval vibrait d’une confuse angoisse, peut-être à cause des cris de Colombe. Elle, au contraire, dont le regard était sans cesse en mouvement, qui savait si bien comprendre tous les signes humains et jusqu’aux plus imperceptibles nuances de l’âme, montrait beaucoup d’indifférence à l’endroit des êtres ou des choses qui sont réputés ne pas en avoir. Elle continuait de rire et de crier de sa voix aiguë.

— Allons à la barrière ! Fais-le sortir sur le chemin.

Just avait tout autant qu’elle envie d’emmener leur monture aussi loin qu’elle pouvait les porter. Mais il était envahi de crainte. Parvenu à l’entrée du pré, Colombe, impatiemment, fit sauter du bout du pied la branche mal équarrie qui servait de porte. Le cheval fit un écart qui faillit les démonter.

— Doucement, Colombe !

L’animal, de lui-même, s’engagea au pas sur le chemin qui menait au petit bois. Ils furent bientôt au milieu des hêtres débonnaires, dont les premières branches poussaient si haut que le sous-bois était clair et sans alarme. Le cheval parut se calmer. Le chemin montait et, au bout du bois, ils parvinrent à un tertre d’où l’on dominait l’étendue de la vallée et les champs qui l’entouraient. Dans un creux au loin, ils distinguaient le nouveau manoir de M. de Griffes, tout hérissé encore de perches de bois. Les couvreurs mettaient la dernière main aux toitures des poivrières et du grand escalier.

— Ne restons pas là, ses gens pourraient nous voir, dit Just pour justifier de pousser le cheval et peut-être cacher à sa sœur l’émotion qu’il ressentait toujours en voyant ce palais en construction.

Tout ce qu’ils aimaient de l’Italie, les grandes fenêtres ouvertes sur la lumière, les colonnades torses des balcons, l’ornementation à l’antique des façades, était acquis comme de grasses prébendes à cet ignoble de Griffes. Magistrat, négociant, usurier de surcroît, le conseiller de Griffes connaissait de l’Italie ce qu’on voulait bien lui en vendre. Tandis qu’eux, élevés pendant leur petite enfance sur cette terre des arts, dans l’étourdissant sillage d’un père qui s’y était dévoué aux armes et à la conquête, ils vivaient désormais dans une caserne féodale.

Ces idées les avaient rembrunis et, tandis qu’ils poursuivaient le même chemin, ils étaient restés silencieux. Toujours en hauteur, la route, tout à coup, découvrit Clamorgan, leur vieux domaine.

Jadis, le château avait été très fameux : il comptait donjon, remparts, pont-levis. Hélas, quand on en approchait, on voyait que les fossés n’étaient pas en eau, que le pont n’était plus du tout levis. Quant au donjon, il avait remis son destin entre les doigts d’un gigantesque bouquet de lierre qui, tout en le retenant de choir, l’étouffait.

De loin, Clamorgan avait encore belle allure. C’est comme cela que Colombe et Just préféraient le voir. Mais les terres immenses du domaine, à rebours de celles de De Griffes qui recevaient les soins de métayers habiles, étaient à l’abandon ou presque.

— Plus vite, pique des deux, Bel Hardi, s’écria Colombe que la vue du château fort avait ramenée au fantastique de cette cavalcade.

Mais Just ne voulait pas brusquer le cheval. Le ciel avait refermé la dernière lucarne derrière laquelle le soleil avait un instant agité les bras. Il faisait sombre et froid tout à coup. Le cheval encensait, redoutant l’orage.

— Ramenons-le, objecta le garçon en faisant exécuter un demi-tour à la bête.

— Non ! cria Colombe. Pour une fois que l’on trouve à s’amuser ici.

Elle enrageait surtout de se voir désobéie. Mais Just lui tournait le dos : elle n’avait plus la ressource d’user de son regard sur lui. Elle se mit à tambouriner sur ses épaules. Cependant ses poings frêles rebondissaient sur la robuste charpente du garçon et il continuait à mener paisiblement l’étalon sur le chemin du retour. Colombe allait se mettre à pleurer quand, tout à coup, elle avisa une branche de saule qui pendait au-dessus de la route. En passant à sa hauteur, elle l’attrapa et la brisa sans bruit. Les feuilles ôtées, elle fit une badine tout à fait convenable. Alors, prenant son élan, tenant la chicotte d’une main et la chemise de Just de l’autre, elle frappa d’un coup sec l’arrière-train de l’étalon. C’est la peur, plus que la douleur, qui fit prendre le galop à la bête. En agrippant la crinière des deux mains, Just réussit à ne pas tomber mais il lâcha le licol qui se mit à battre les joues du cheval, augmentant d’autant la terreur de la bête et le rythme de sa galopade.

Ils dévalèrent ainsi vers le château puis, comme le chemin s’incurvait de nouveau vers la mer, s’en écartèrent et prirent la direction d’une pièce de jachère qui longeait un mur. Incapable de rien faire, Just mettait le peu de conscience que lui laissait la peur à s’efforcer de ne pas tomber. Le chemin, un peu plus loin, allait traverser un ruisseau ; il se dit qu’ils devraient lâcher prise juste avant et amortir leur chute dans le cours d’eau boueux. Mais le cheval ne lui laissa pas le loisir d’attendre jusque-là. En passant près d’une fontaine devant laquelle était un perron, le coursier fit un écart et précipita ses deux cavaliers à terre. Le garçon roula sur un talus d’herbe grasse et n’eut rien. Colombe, plus légère, alla jusqu’à la borne et la heurta de la tempe. Elle resta étendue sur le dos, le haut du visage saignant un peu. Quand Just arriva auprès d’elle, il la trouva sans connaissance.

Il prit doucement sa tête, lui parla, l’embrassa, la berça. À mesure que les instants passaient, il n’entendait plus que, très lointain, le galop fou du cheval emballé et, trop proche, assourdissant dans le silence, le clapot solitaire de la fontaine. Alors, Just, noble héritier des Clamorgan, Just tout simplement mais dont sa jeune sœur avait fait Bel Hardi, reprit ses esprits pour de bon. Et Colombe ne s’éveillait toujours pas. Il poussa un grand cri, un cri rauque, déchiré par la mue d’une enfance encore proche. Il écouta son cœur : il le trouva battant. Elle vivait. Il la prit dans ses bras, eut le temps de penser qu’elle était légère et trempée et qu’il lui manquait une chaussure. Puis il partit en courant, les yeux pleins de larmes fixés sur son fardeau toujours sans conscience.

— Amour, amour, gémissait-il entre ses pleurs, ne meurs pas ! Ne meurs jamais ! Je serai toujours auprès de toi.