PRINTEMPS
UN : Quand on parle du printemps, c’est toujours du début du printemps que l’on parle.
DEUX : Heureusement que c’est un long début.
UN : À cause des arbres, qui ne partent pas tous ensemble, mais petit à petit, comme un feu d’artifice.
DEUX : Heureusement que le printemps ne se fait pas en une nuit, comme un feu d’artifice.
UN : Distrait comme on est, ce serait déjà l’été que personne ne s’en serait aperçu.
DEUX : Vous êtes-vous aperçu du printemps, cette année ?
UN : Non. Je me fais vieux. Je n’ai plus les réflexes.
DEUX : Pour s’apercevoir du printemps, il faut être un peu printanier.
UN : C’est comme l’eau. Pour aimer vraiment l’eau, il faut avoir un peu soif.
DEUX : Hélas !
UN : Hélas !
DEUX : J’ai toujours pensé que l’eau, il fallait la boire ou s’y noyer.
UN : Ce que vous pensez de l’eau, ça lui est bien égal, à l’eau. Mais ce que l’eau pense de vous, si c’est du bien, vous êtes heureux, si c’est du mal, tâchez de l’oublier.
DEUX : C’est la raison pourquoi je ne bois que du vin.
UN : Moi aussi.
DEUX : Tous les ivrognes disent que c’est pour oublier qu’ils boivent.
UN : Ce qu’ils veulent oublier, c’est l’eau.
DEUX : Mais ça ne s’oublie pas si facilement.
UN : Pour rafraîchir la mémoire des ivrognes, il suffît d’une averse.
DEUX : Pour boire du bon whisky, il faut bien qu’on traverse la Manche.
UN : Et sans quitter Paris, quand on a bu tout le vin rouge de la rive droite, il faut bien traverser la Seine par un pont : le vin blanc de la rive gauche est à ce prix.
DEUX : Oui, l’eau se rappelle à nous, malgré les robinets que nous verrouillons à son approche, malgré les siphons où nous la gardons prisonnière, malgré les parapluies, malgré les passerelles, malgré les scaphandres.
UN : Malgré les Saharas. Car, n’y en aurait-il plus une goutte autour de nous, l’eau est là.
DEUX : Ne me tapez pas sur le ventre.
UN : Nous en sommes pleins.
DEUX : Hélas.
UN : Hélas.
DEUX : Mais le printemps…
UN : Ah, il n’est pas comme l’eau, le printemps.
DEUX : On ne peut pas dire qu’on en soit plein.
UN : Ni que de l’extérieur il nous ennuie comme la pluie.
DEUX : Discret, il est.
UN : Il arrive à la diable.
DEUX : Et il file à l’anglaise.
UN : On n’a pas le temps de l’attendre, il est déjà là.
DEUX : On n’a pas l’idée de le regretter, c’est déjà l’été.
UN : L’hiver prochain, je tâcherai de regretter le printemps de cette année.
DEUX : L’année prochaine, je tâcherai de faire attention au printemps.
UN : C’est ce qu’on dit.
DEUX : Et on ne le fait pas. Déjà, je m’étais promis de ne pas me laisser surprendre, cette année.
UN : Moi aussi. Et même, j’ai bien regardé. Une feuille est sortie d’un arbre devant moi, avenue Montaigne, le 30 mars.
DEUX : Une feuille ne fait pas le printemps.
UN : Vert billard, elle était. Elle avait l’air de sortir d’une cave. Je ne m’en suis pas approché. Je suis sûr qu’elle sentait le moisi.
DEUX : On ne fait plus de beaux printemps comme on en faisait autrefois. Les marronniers ne réussissent plus leurs feuilles.
UN : Le muguet lui-même rate ses clochettes.
DEUX : J’ai connu le temps où elles sonnaient, pourtant, les clochettes du muguet.
UN : On en mettait des bouquets au-dessus des portes, à l’intérieur des boutiques, et pas seulement les marchands de fleurs ! Même les cordonniers, quand on entrait, ça faisait ding-ding ! On disait : Ah ! le beau muguet. C’était le printemps.
DEUX : Vous dites qu’on se fait vieux, mais non. C’est le muguet qui se fait vieux.
UN : Oui. On n’a plus guère envie de le cueillir, mais il n’a plus guère envie de pousser.
DEUX : C’est peut-être parce qu’on l’a trop cueilli autrefois.
UN : C’est peut-être parce qu’il a trop poussé autrefois.
DEUX : En tout cas, le cœur n’y est plus.
UN : Ce n’est pas notre faute ni la faute au muguet.
DEUX : C’est la faute au printemps.
UN : Il se fait vieux.
DEUX : Il n’a plus d’autorité.
UN : On ne lui obéit plus.
DEUX : Il n’y a plus de printemps.
UN : C’est parce qu’il n’y a plus de saisons.
DEUX : On n’a plus que des saisons brouillées. Des hivers comme des automnes, des étés comme des automnes, des printemps comme des automnes.
UN : C’est tout le temps l’automne.
DEUX : Vous aussi, depuis quelque temps, vous ressemblez à Paulette.
UN : Et Paulette ! Avez-vous remarqué comme elle ressemble à Georges, depuis quelque temps ?
DEUX : Et depuis quelque temps, Georges me ressemble de plus en plus.
UN : Quand je me suis décidé à ressembler à Paulette, j’étais loin de me douter que c’est à vous que je finirais par ressembler.
DEUX : Bientôt, on ne se reconnaîtra plus.
UN : Pourtant, ma barbe ! Vous vous rappelez comme elle était belle, ma belle barbe verte !
DEUX : Couleur de l’été ! Et ma belle barbe, comme elle était rousse, ma belle barbe rousse !
UN : Couleur de l’automne ! Et la barbe de Georges, la belle barbe blanche, comme elle faisait bien au bas de sa figure, blanche comme elle était !
DEUX : Couleur de l’hiver ! Et vous vous rappelez comme elle était belle, la cousine Paulette, avec sa belle barbe de toutes les couleurs !
UN : Couleurs du printemps. Et maintenant, regardez les quatre barbes qu’on a, couleur de purée !
DEUX : De purée de lentilles ou de pois cassés, même qu’on ferait bien mieux de se les faire couper.
UN : Ah si seulement on était sûr que c’est resté plus joli par en dessous.
DEUX : Hélas !
UN : Hélas !
DEUX : Tout ça, ça se mélange, que c’est pas Dieu possible.
UN : La loi des vases communicants devient de plus en plus universelle.
DEUX : Le sel n’est plus tout à fait le contraire du sucre.
UN : Le melon, sur les têtes, se confond avec le haut-de-forme.
DEUX : On voit des statues dans des coquetiers et des œufs sur des socles, et personne ne s’en étonne.
UN : On ne se couche plus pour dormir, on ne se met plus debout pour veiller ; on reste assis, et on somnole.
DEUX : Ah ! Parlez-moi du printemps de 1934 ! J’étais en septième au lycée de Marseille ! On n’écrivait plus sur des feuilles de papier, on écrivait sur les feuilles de nos crayons, de nos crayons rouges d’abord, car les crayons rouges furent les premiers à bourgeonner, dans les derniers jours du mois de mars, et vers la fin de juin seulement la récolte des carbones fut faite au canif sur nos crayons noirs.
UN : Ah, parlez-moi plutôt du printemps de 1923. Le vent lui-même avait une vague couleur vert pomme ! Dans les arbres on trouvait détachées des lianes transparentes, qu’on a su plus tard être des feuilles de siroco. Aux Indes, la mousson était couverte de mousse. En Espagne, les taureaux étaient couverts de cornes. L’Orient-Express parti le 1er mai avec huit wagons ne pouvait plus se traîner le 8 mai, il lui en était poussé douze, tous de première classe, moelleux, tendres, et déjà confortables.
DEUX : Et les choux du printemps 1923 !
UN : Vous y étiez ?
DEUX : Non, moi je suis du mois de décembre.
UN : Moi j’y étais. Des choux comme ceux du printemps 23, on n’en fait plus.
DEUX : Heureusement, ma mère avait pris ses précautions : c’est dans un chou en conserve qu’elle m’a trouvé.
UN : Vous voyez : on aurait dû faire plus de conserves, quand il y avait encore des printemps.
DEUX : Oui, parce que, comme boîte de conserve, la tête, ça ne suffit pas.
UN : Forcément, c’est plein de trous. On a beau y mettre des choses, ça entre par une oreille, ça ressort par l’autre.
DEUX : Hélas !
UN : Hélas !