CHAPITRE 17
L'été "1947"

C'étaient les vacances d'été pour les Européens mais rien ne semblait avoir changé par rapport à l'hiver. Sauf le comportement de la population. Il y avait eu tant de morts que chaque famille avait plongé dans la guerre, la souffrance, la peine.

Le pays ne ressemblait plus à ce qu'il était deux ans auparavant. Il avait, désormais, un côté fourmilière, tout était agitation. Les routes, les voies ferrées, dans l'ouest et en Europe Centrale étaient animées d'une activité débordante. La nation s'était mise au travail, les mentalités changeaient. On ne disait pas que la guerre allait être gagnée, les Chinois continuaient à avancer, sporadiquement, reculaient parfois, mais tous les européens se battaient. A leur manière.

Les Pétri s'étaient rendus pour quelques jours à Minsk chez les Kalemnov, avant d'aller à Millecrabe. Hanna et Alexandre portaient l'uniforme, Piotr et Vadia aussi. Les parents se sentaient mal, seuls, et préféraient voir la famille. Mais, plus ou moins consciemment, voulaient se préparer à la rencontre des familles de la tribu qui avaient perdu un des leurs. Les deux hommes étaient allés, ensemble chercher des journaux et prenaient un café à une terrasse.

- Au début de la guerre, disait Igor Kalemnov j'ai maudit l'autorisation que j'avais donné à Piotr de faire du vol à voile, quand il était étudiant, en 1942. Sans cela il n'aurait pas choisi l'aviation et son frère non plus.

- Si tu savais combien je maudis les blindés, moi, lui répondit Georges Pétri. Quand Alexandre nous a annoncé qu'il était incorporé dans la cavalerie nous venions d'apprendre l'écrasement des divisions du Kazakhstan. De milliers de chars il ne restait rien ! Des carcasses noircies que nous avons vues aux actualités cinématographiques avant que la bande n'en soit retirée. Imagine ce que j'ai ressenti, Igor… Je crois que nous devons tous nous en remettre au destin, mon vieux. Marine, Aviation, Infanterie, tout ça revient au même, maintenant. Avec Macia nous parlons souvent de nos enfants, bien entendu, nous nous faisons des reproches auxquels nous ne croyons d'ailleurs pas. Il est difficile d'imaginer nos propres enfants cherchant un poste tranquille, nos cœurs en seraient apaisés, pas nos âmes. Au début, comme pour conjurer le sort, nous évitions de parler des risques inhérents à telle ou telle fonction qu'Alexandre pourrait devoir tenir. Et puis… ce n'est pas le genre des Clermont que de chercher le poste le plus calme. Nous ne sommes pas des foudres de guerre, loin de là, nous sommes comme tout le monde, ni plus ni moins courageux. Nous sommes pris dans une catastrophe qui nous touchera, d'une manière ou d'une autre, ne serait-ce que par la famille et ceux qui auront disparu quand tout cela aura pris fin. Et puis souviens-toi de Charles. Son retour inespéré, son évasion. C'était… j'allais dire miraculeux ! Et le jeune Delenot dont le bâtiment a été torpillé, qui a dérivé en canot pendant une semaine avant d'être retrouvé… Non, il n'y a qu'une chose qui me terrorise, Igor. Ce serait que nos familles paient dans leur chair et que les Chinois règnent en maître ici, dans quelques années. Qu'ils soient assis à nos places, ici même, à cette terrasse, et que nous ayons tant souffert. Je n'admets pas cette idée, Igor ! Je te le dis, je ne verrai pas ça. Je préfèrerais me supprimer !

***

- "Premier Peloton avancez plus vite, Bon Dieu. Vous vous laissez distancer !", lança Alexandre dans le micro.

Son Escadron de chars Schermann M 4 que l'usine allemande du même nom fabriquait maintenant à la chaîne, près de Stuttgart ; inspiré par l'ancien char français Renault G1 du début de la guerre ; était en pointe de la seconde ligne. Elle devait faire le lien avec la 34ème Brigade blindée de Destructeurs de Char, les DC, devant, à moins de 500 mètres. Il s'agissait d'un truc nouveau, qui se construisait plus vite, des Schermann sans blindage, un simple plateau, comme une sorte de camion sur chenilles, mais avec un canon de 105 qui faisait de sacrés dégâts, en face. En revanche quand ils encaissaient, tout était fini… Même une simple rafale de mitrailleuse.

Les Divisions avaient toutes été rééquipés entièrement, et beaucoup bénéficiaient de la dernière version du M4, celle qui était armée d'un canon de 76,2 m/m, très efficace, et modifiée pour des équipages de 4 seulement. Un homme d'équipage récupéré dans chaque véhicule, cela faisait un équipage entier tous les cinq blindés, une Brigade de plus, une Division en renfort. En outre, la suppression du radio qui avait été prévu initialement, donnait plus de place dans la tourelle, et le Chef de char faisait son trafic lui-même, grâce aux nouveaux postes, d'un maniement plus simple.

Une nouvelle fois Alexandre se dit que toute cette histoire était de la folie. Espérer garder des Escadrons entiers en formation, alors que les lignes d'attaque étaient si rapprochées les unes des autres n'était pas réaliste, à son avis. Même avec l'avantage de la radio depuis un an et demi dans chaque blindé, au lieu des petits fanions de couleurs différentes que l'on hissait sur la tourelle avec les vieux D2 Renault, pour communiquer avec les autres blindés, au début de la guerre ! Ca avait un petit côté passerelle de bateau parfaitement ridicule. Et puis ces Régiments de Dragons, qui sillonnaient le terrain à la recherche des positions d'infanteries, avec leurs chars légers M 3 et M 5. Des petits blindés avec une pétoire de 37 m/m au début, remplacés par des obusiers de 75, maintenant, des "lance-patates" comme ils disaient. Efficaces, cependant contre les troupes au sol.

Il en avait vu des batailles de chars, depuis qu'il était sur le front. Il n'était plus le jeune Sous-lieutenant débutant sortant de l'Ecole de formation accélérée d'officiers de blindés. Il était maintenant Capitaine certes, mais "Chef d'Escadron Provisoire", Prov' comme on disait. C'est qu'il y avait de l'avancement dans les chars ! Et pour cause, les Chinois avaient fait des cartons pendant si longtemps et les blindages étaient si minces…

- "Hans, oblique à droite, vers cette mitrailleuse on va passer dessus pour la détruire pas la peine de gâcher un obus pour ça, on en aura assez besoin plus tard… et surveille les constructions basses en sacs de sable, derrière, c'est là qu'ils auront placé leurs anti-chars. Enfin s'ils en ont ici"

Il se dit, une nouvelle fois, qu'il n'avait pas besoin de le préciser, Hans connaissait le boulot aussi bien que lui, depuis le temps. Il ne comprenait pas pourquoi ils ne s'étaient pas encore heurtés à un rideau de canons anti-chars. Les Chinois en avaient pourtant d'excellents, le 37 m/m à tir rapide surtout, dérivé de l'anti-aérien. Il en avait fait des dégâts, ce 37 ! La même évolution que le 88 européen, mais à l'envers, anti-char à l'origine, qui s'était avéré un canon exceptionnel et qu'on essayait d'adapter aux nouveaux blindés prototypes, disait-on et en anti aérien…

Alexandre se tenait l'œil collé contre l'épiscope avant ; à la limite supérieure de la tourelle, juste sous le volet s'ouvrant sur l'extérieur ; qui lui permettait de voir dehors. Son casque était soigneusement fixé pour que l'épaisse bande d'amortissement, au-dessus des yeux, appuyée contre le blindage, rendent les secousses de la paroi moins douloureuses et aussi que ses immenses oreilles soient soigneusement aplaties.

En avait-il souffert, de ses oreilles, avec le casque ! D'autant qu'il n'avait plus ses longs cheveux pour les protéger. Il s'était résolu à choisir une grande taille, en bricolant la mentonnière et en rembourrant l'intérieur pour éviter de flotter dedans ! Il ne quittait pas son poste d'observation depuis qu'ils avaient fermé les tourelles, deux heures plus tôt. Il passa les doigts sous la mentonnière, précisément, qui lui meurtrissait la mâchoire et le cou. Saloperie de bride ! Il en retrouvait toujours la vieille douleur malgré tous les systèmes qu'il avait imaginés. Et quand, après plusieurs jours de bataille, la barbe avait poussé, cette satané bride devenait un supplice en limant son menton !

Avait-il assez râlé, aussi, auprès du Colonel chef du Régiment, à ce sujet. Mais pour bien d'autres choses, également. Alexandre était devenu le râleur patenté du Régiment. Le patron disait qu'il était le seul à se plaindre ainsi. C'était vrai d'ailleurs, les autres officiers n'osaient rien dire au Colonel, qui avait la réputation, justifiée, de ne pas prendre de gants pour engueuler un subordonné ! Pourtant, encore jeune Sous-lieutenant chef de Peloton, il avait déjà vidé son sac, et à propos d'autres choses, après la bataille et la terrible retraite d'Orynbor. Van Pluren l'avait sèchement envoyé sur les roses, mais Alexandre ne s'était pas démonté et avait répondu qu'on ne pouvait pas faire sauter un char Pz IV Chinois, avec une pétoire de 47 m/m comme celle dont ils étaient équipés à l'époque sur leurs vieux D2 ! Qu'il aurait mieux valu qu'il lance lui même les obus à la main… Curieusement le Colonel l'avait alors écouté se plaindre avant de lui dire, calmement, que tout le monde savait que les vieux chars européens étaient dépassés et qu'ils combattaient, à cet instant, pour laisser le temps aux ingénieurs à l'arrière, de concevoir des engins plus efficace. Qu'il fallait leur donner du temps… Il n'en avait jamais dit autant aux autres officiers ! Depuis, le jeune homme n'avait plus jamais eu d'ennuis avec son patron. Il disait carrément ce qu'il pensait et Van Pluren ne lui en tenait pas rigueur. C'était d'ailleurs lui qui l'avait nommé Lieutenant, puis Capitaine Provisoire plus tard, et lui avait confié le 3ème Escadron quand le blindé du Capitaine di Marco avait sauté en encaissant un obus de plein fouet.

Il se redressa pour changer d'épiscope et regarder, sur le côté gauche, où en étaient son Deuxième et son Troisième Peloton qui étaient censés garder le contact, eux aussi. Alexandre n'avait pas grandi depuis deux ans, mais forci. Ses épaules s'étaient élargies, ses jambes avaient grossi. Son corps de jeune étudiant, pas fou de sport, à part le hockey ; et le bateau bien sûr ; avait laissé place à un type costaud, au visage pas encore buriné mais aux traits creusés, comme tous ceux qui faisaient la guerre au quotidien. Ses cheveux avaient légèrement foncé, surtout par mèches, il était toujours blond mais pas aussi clair qu'à l'époque de la fac. Mais c'était le regard, surtout, qui n'était plus le même. Il avait désormais celui des hommes qui ont vu la souffrance, perdu beaucoup d'illusions sur l'Homme et sur la vie, un regard lourd qui imposait sa volonté ou qui disait "ne me raconte pas de bêtises, je sais comment les choses se passent, je les vis comme toi".

Au passage il frotta son poignet gauche contre ses lèvres sèches, retrouvant le vieux goût de la sueur, salée, tiède, qui augmentait encore la soif. Il se demanda fugitivement combien il restait de bouteilles d'eau minérale gazeuse dans les deux caissons de munitions ? C'était un truc qu'il avait appris d'un vieux Maréchal-des-Logis, à l'Ecole de formation. Quand il y en avait encore dans l'Arme blindée. Depuis dix-huit mois on avait standardisé le grade dans toute l'Armée de Terre : c'était Sergent. Pourquoi avait-on gardé, en revanche, l'appellation de Brigadiers, pour les "Caporaux" des blindés ? Un mystère administratif de plus.

En tout cas c'était un vieux Maréchal-des-Logis, un "Margi", comme on disait, qui lui avait montré qu'un vieux caisson de munitions pour mitrailleuse ; en bois doublé de zinc pour la conservation des cartouches ; faisait une excellente glacière, dans un blindé ! On y plaçait des morceaux de glace ; enfin quand on le pouvait ; sinon de l'eau fraîche, et des bouteilles qui restaient ainsi au frais pendant plusieurs heures. A l'époque c'était des bouteilles de jus de fruits, ou de l'eau gazeuse. La bonne époque… On était comptable de ces caissons et on était censé les rendre quand ils étaient vides, donc le truc n'était pas répandu. Alexandre l'avait généralisé dans son Peloton, au début, en falsifiant les états de matériels, au camp d'entraînement, puis dans l'Escadron quand il en avait reçu le commandement, sept mois plus tôt. Et si le Colonel gueulait tant pis, pas question de rendre leurs caissons ! Si on le mettait aux arrêts de rigueur, en pleine guerre, au moins il dormirait… Pas sûr, d'ailleurs. Où les accomplir ? Dans quel chambre gardé par un soldat en arme ?

Il faisait déjà si chaud, dehors, en plein été, alors enfermés dans un char pendant plusieurs heures, quand on ne pouvait pas ouvrir les panneaux de tourelle et avoir un peu d'air. Ils étaient tous rouges comme des jeunes filles en fleurs.

En se tournant il heurta du coude l'épaule de son canonnier, assis un peu plus bas que lui, derrière la culasse fermée de leur 76,2 m/m. Il avait engagé un obus, bien sûr. Interdit, pourtant. D'après le manuel le tireur devait attendre la décision du Chef de char qui ordonnait de tirer un obus perforant ou explosif, selon l'objectif choisi. Alexandre avait une autre théorie. Celui qui tirait le premier prenait l'avantage. Comme dans les westerns américains ! Même s'il n'y avait que 97 obus, à bord, même si cet obus là ne transperçait pas le blindage de l'ennemi ça le secouait salement, au propre comme au figuré, flanquait la frousse à son équipage, démolissait une chenille, avec un peu de pot, et permettait d'enfourner tranquillement l'obus adéquat pour le coup suivant, bien ajusté. Donc il n'avait jamais reproché sa manie à Fofo, son tireur-canonnier. D'autant que Fofo, à nouveau Brigadier-chef, ne se laissait pas engueuler comme ça s'il estimait avoir raison. Même quand il avait tort, d'ailleurs ! Il avait déjà été dégradé deux fois, pour cette raison, depuis le début de la guerre, et deux fois repromu Brigadier, puis Brigadier-chef. Au feu…

Un personnage Fofo, Français originaire d'Azur, un petit hameau des Landes dont il avait l'accent chantant, qui ravissait ses copains quand il parlait russe ! Plutôt petit, maigrichon, une moustache touffue, juste sous le nez, ce qui en faisait une masse de poils hirsutes à la manière de certains chiens de chasse, marchant le buste penché en avant, comme s'il prenait le départ d'un 5 000 mètres, prenant feu très vite mais foncièrement gentil, généreux, et râleur ! Alexandre avait déjà refusé deux fois qu'on le lui enlève pour en faire un Chef de Char. Mais Fofo était d'accord, il était trop copain avec Hans et Gustav, leurs pilote et copilote, pour les lâcher. Et il se moquait éperdument des grades.

- " Capitaine, on dirait que la première vague est au contact, devant", le prévint Hans dans le réseau radio interne.

Effectivement on voyait, à 400 mètres, quelques fantassins chinois surgir et balancer des grenades à manche qui explosaient contre les blindages sans y faire beaucoup de mal, tandis que les courtes mitrailleuses de bord des Schermann crachaient. Néanmoins les fantassins chinois n'étaient pas très nombreux à réagir ainsi. En tout cas eux étaient trop loin pour les allumer avec la mitrailleuse avant ; placée juste à côté du canon ; que Fofo servait quand il n'était pas occupé avec sa pièce. Son canon court la rendait trop imprécise à cette distance, c'était une arme de corps à corps. Jusqu'ici l'attaque avait été particulièrement facile. Ils avaient franchi les premières tranchées amies au petit jour sans éprouver le feu habituel d'artillerie, ni subir le tir des canons anti-chars qui faisaient des dégâts à ce stade d'une attaque. Il y avait eu les classiques nids de mitrailleuses mais les 50 m/m de blindage des chars n'en étaient qu'éraflés. En revanche le bruit saccadé des balles frappant le blindage, à l'intérieur de l'engin, quand ils encaissaient une longue rafale, était agaçant.

- "Où en est-on du carburant, Hans ?" lança Alexandre.

- "Il faudra ravitailler dans une demi-heure au plus tard. Ah on n'est pas arrivé à Rtiscevo et encore moins à la Volga ! Pourtant un bon bain me ferait pas peur. Putain ce que j'ai chaud, Capitaine".

Il s'en fallait même de près de 80 kilomètres ! Cela avait fait l'objet de blagues la veille au soir, dans l'Escadron. Alexandre ne répondit pas, fit face à l'installation radio fixée à la paroi, sous la tourelle pivotante, et appela Caracol ; "escargot" en Castillan ; l'indicatif de Van Pluren qui l'avait lui-même choisi en hommage à sa femme, d'origine espagnole, disait-on. Mais personne n'avait osé lui en demander davantage ! Alexandre ne devait pas être le premier à avoir posé la question du ravitaillement, d'après le ton du Commandant Pesron qui lui répondit. C'était un grand type qui portait de petites lunettes, au visage souriant dont on se demandait comment il arrivait à glisser son mètre quatre vingt six dans un char. Prof de philosophie, dans le civil, fan de tennis, plaisantant facilement, agréable à vivre, mais changeant rarement d'avis, il était l'adjoint du Colonel, dont il partageait le char de commandement. Personne ne savait comment ils en trouvaient la place…

Ils feraient halte, par Escadron, dans un kilomètre, si c'était possible, pour laisser aussi le temps à l'infanterie légère de les rejoindre en semi-chenillés, sinon à la nuit…. Il faut dire qu'ils s'étaient enfoncés d'une vingtaine de kilomètres, maintenant, derrière les deux premières lignes chinoises. Ils n'allaient pas tarder à arriver au contact de la classique troisième ligne, la plus dense en hommes et en matériels. Là, l'infanterie ennemie aurait eu le temps de se regrouper et la bataille allait être dure. Ces ravitaillements, en carburant et en obus, étaient la plaie de l'arme blindée ; les Schermann avaient cinq heures d'autonomie, sur le papier, 150 kilomètres, mais pas en première, comme en ce moment. Ici le moteur consommait, et le prochain ravitaillement serait le bienvenu avant d'entamer le grand bond en avant suivant. Les blindés marchaient comme ça. On leur fixait un objectif ; la plupart du temps à quelques kilomètres ; et les Escadrons progressaient par bonds, parfois de 500 mètres seulement, jusqu'à un masque où ils pouvaient se dissimuler, se reformer, parfois se reposer. En courant, les fantassins européens n'auraient pas pu suivre leur cadence. En réalité c'était la première fois qu'ils avançaient autant depuis le début de la guerre et ils étaient tous un peu euphoriques !

***

Depuis von Clausewitz, celui-ci avait été captivé à la fois par la guerre révolutionnaire Française puis par le projet de Napoléon, quand il était interné en France, après sa capture à Iéna en 1806, bien avant d'écrire, en 1830, son illustrissime traité "De la guerre". Depuis la publication de celui-ci, donc, tous les généraux savaient que, dans l'hémisphère nord, lorsque l'on veut lancer une grande offensive on attend les mois de mars-avril, le printemps. De manière à avoir le temps de l'exploiter au maximum pendant les beaux jours, les plus longs, et avoir atteint des positions facilement défendables à l'automne. Et, dans tous les cas de figures, avant l'hiver.

L'attaque européenne de mars dernier ; non préparée, non prévue ; avait été une réponse politique aux Chinois, pas une opération d'envergure, et s'était arrêtée au bout de quelques kilomètres. Au printemps, alors qu'elles étaient bloquées sur tous les fronts depuis l'hiver par les troupes européennes, les armées chinoises avaient attendu l'assaut européen. Elles avaient guetté la sempiternelle préparation d'artillerie qui fait certes des dégâts aux aménagements défensifs mais surtout, épuise nerveusement l'adversaire, assommé de coups pendant des jours et des jours. Elle a aussi le défaut d'indiquer le moment précis de l'attaque… en s'arrêtant ! Puis c'est la ruée. Mais rien ne s'était produit. Avril, mai, juin avaient passé sans activité notable. Si bien que l'Etat-major chinois en avait déduit que l'Europe était beaucoup moins prête à se livrer qu'il ne l'avait pensé. Certains généraux disaient même qu'ils auraient dû, eux, Chinois, attaquer à la fin de l'hiver. Que la résistance européenne avait été surestimée. Qu'elle n'était pas encore préparée, surtout.

Mais, selon que l'on attaque ou que l'on défend ses positions, l'organisation du front, le type de troupes même, est différent. Et on ne passe pas d'une installation défensive à une situation d'offensive générale comme ça. Il faut revoir l'ensemble de ses plans, prévoir des ravitaillements, des dépôts de munition, principaux et secondaires, organiser et positionner différemment, du personnel spécialisé, des moyens mécanisés, des véhicules de toutes sortes. Bref, on n'improvise pas à cette échelle. Mais quand juillet arriva, sans manifestation des lignes européennes, les partisans Chinois de repartir en direction de Kiev élevèrent plus encore la voix. Si bien qu'après avoir hésité, l'Etat-major se mit fébrilement à préparer une attaque générale sur le front du centre, le plus long, qui allait de Ceboksary, à l'est de Moscou, jusqu'à Astrachan, sur la Caspienne, au sud ! Chaque jour, les reconnaissances aériennes faisaient des missions au-dessus des lignes de front européennes. Occasionnellement, elles remarquaient des légères modifications, mais rien de symptomatique. Tandis que les reconnaissances européennes, elles, avaient repéré la fébrilité derrière les lignes chinoises. Ceux-ci ne s'en cachaient guère, il leur fallait faire vite avant tout.

Si bien que le 31 juillet à l'aube, quand un peu moins de 10 000 chars, moyens et lourds ; c'est à dire 15 divisions blindées ; surgirent d'on ne sait où dans les lignes européennes, et foncèrent sur les premières tranchées chinoises, ce fut la surprise générale. Mais pas seulement la surprise. Il n'y aurait jamais pu y avoir de pire moment, depuis l'hiver précédent. Les unités chinoises étaient en pleine relève pour amener sur place des troupes d'attaque, en remplacement de celles qui étaient plus aptes à repousser un assaut. On ramenait l'artillerie anti-char des premières lignes pour mettre à sa place des 155 de préparation d'offensive. On rapprochait de l'avant les grands dépôts de munitions, obus mais aussi bandes pour mitrailleuses, cartouches pour fusils etc, qui avaient été prudemment placés à une certaine distance des premières tranchées comme le veut la stratégie défensive. Simultanément, dès l'aube, plusieurs énormes raids de bombardiers B 17, volant parallèlement au front, à une quinzaine de kilomètres à l'intérieur du camp chinois, lâchèrent un tapis de bombes du nord au sud, dès 08:00 heures du matin. Une nouvelle forme de pilonnage d'artillerie, encore plus stressant par le nombre phénoménal d'explosions simultanées.

Les Escadres de Zéros furent immédiatement alertés bien entendu, mais les renforts mirent plus d'une journée à arriver et les raids européens étaient sans arrêt protégés par tous les FW 190, les La 5 en version chasse et les vieux Spits, que la Fédération, anticipant, avait déjà pu réunir, elle. Et qui accompagnaient les B 17 aussi longtemps que le leur permettait leur réserve d'essence, puis étaient relevés pendant qu'ils allaient à proximité, sur des pistes provisoires d'herbe ou de sable, se ravitailler en carburant et en munitions avant de repartir. Si bien que l'opération aérienne fut un succès total, les B 17 détruisirent les lignes chinoises sur 20 kilomètres de profondeur et les chasseurs européens ; en surnombre, pour une fois ; les protégèrent si efficacement que les pertes furent "acceptables". Jamais aucun pays au monde n'avait rassemblé autant d'hommes, de moyens, sur un territoire aussi restreint. Certes du nord au sud l'offensive couvrait 1 200 kilomètres, à vol d'oiseau, mais elle se développait sur moins de 35 km de profondeur ! Le premier jour en tout cas.

Van Damen avait joué très gros et son Etat-major Général avait longtemps traîné des guêtres. Il pensait que les forces étaient encore trop équilibrées et qu'une offensive de printemps ne permettrait peut être pas à ses troupes d'arriver à l'automne après avoir reconquis beaucoup de terrain. Donc il avait proposé son plan, reposant sur une attaque blindée. C'était un coup d'audace sans précédent qui exigeait d'abandonner toutes les chances que donne une offensive classique de printemps, avec des mois devant elle pour aboutir. Si ça ne marchait pas l'Europe perdrait un an et donnerait la possibilité à la Chine de longuement préparer son offensive à elle, l'année suivante ! Convaincu que Van Damen était dans le juste, qu'il allait prendre les Chinois à contre-pied en appliquant cette stratégie non-Clausewitzienne, Meerxel avait dû taper sur la table pour que tout le monde se mette à tirer dans le même sens. Parce que la préparation du plan était d'une complexité inouïe. Il avait fallu imaginer d'amener sur place tous les renforts nécessaires sans le révéler à l'ennemi. Cela voulait dire ne pas attendre le dégel de la fin de l'hiver, au nord, pour envoyer sur place des convois de nuit, sans aucune lumière, un camouflage exceptionnel pour dissimuler les chars, le matériel, mais aussi des centaines de milliers d'hommes à transporter discrètement : ceux qui attaqueraient derrière les chars. Un ravitaillement quotidien multiplié par dix, sans laisser deviner le moindre détail des allers et venues. Et de l'eau, beaucoup d'eau. Il faisait très chaud ce printemps là… Il avait fallu des mois pour en arriver à ce point de préparation. Certains hommes étaient là à se cacher le jour, depuis parfois trois mois et ils en avaient plus que marre !

Quand les reconnaissances des Mosquitos avaient révélé quelques indices, Van Damen avait soufflé un grand coup ! Sûrs d'eux, comme à l'ordinaire, les Chinois ne camouflaient pas leurs mouvements de troupes, loin de là. Et cela se comprenait puisqu'ils estimaient que leurs adversaires n'étaient pas capables d'attaquer. C'est ainsi que la date du 31 juillet fut retenue par l'Etat-major européen. La plupart des Escadres de bombardiers lourds B 17 étaient en alerte depuis quinze jours et avaient été rapprochées du front, de manière à favoriser la charge de bombes à la quantité d'essence emportée, pour le raid. Idem pour les Escadres de chasseurs-bombardiers P 38 B, les Escadrons de bombardement sur Mosquitos, ou les triplace multirôles P1Y1 et la majeure partie des chasseurs. On avait préparé discrètement des pistes provisoires avec des dépôts de carburant et de munitions pour les FW 190, les Spits, les P 38, version chasse lourde, qui allaient faire d'incessantes navettes. On avait amené des divisions entières de blindés, des dizaines de divisions d'Infanterie Légère, et puis les unités d'élite des Chasseurs, de la Garde, de la Légion, toutes les troupes d'attaque, bref la préparation avait été un cassetête. Mais achevée dans les délais.

Cependant il avait fallu plusieurs mois pour cela, et le courrier continuait à circuler. Si bien que les cousins Clermont s'étaient écrits. Alexandre savait que la 96ème Escadre de Chasse de Myko et la 301ème de Chasseurs-Bombardiers de Piotr avaient fait mouvement vers le front central. Autrement dit que ses cousins n'étaient pas loin de la 24ème Division Blindée et son 125ème Régiment de Hussards, sa propre unité. C'était la première fois qu'ils savaient, tous, qu'ils combattaient dans le même secteur. Enfin le même… à 1 000 kilomètres près ! Mais quand la grande attaque commença ils surent tous, pourquoi ils étaient là. Ils avaient quelque chose en commun. Quand Alexandre vit passer en trombe, au ras des tourelles de chars, les P 38 qui filaient vers les lignes ennemies, quand il vit, au jour, haut dans le ciel, les combats entre chasseurs, il se dit que les avions de ses cousins étaient peut être de ceux là. Et il s'en sentit soudain plus joyeux. Comme si la famille se retrouvait ! Il savait bien que c'était idiot, mais il était persuadé que Piotr et le petit Mykola pensaient la même chose. Qu'ils voyaient les chars, en dessous et se disaient que lui, Alexandre, était parmi eux.

***

- "Pigeon à tous, on va d'abord faire un tour complet, inutile de gâcher des fusées si les objectifs ne sont pas sérieux, dit Piotr en pressant son laryngophone sur sa pomme d'Adam. Accusez réception, Vert et Rouge.

Penché sur la gauche, inclinant légèrement le manche, il surveillait le sol, 400 mètres plus bas, entre son moteur gauche et le bout de la nacelle contenant le poste de pilotage de son P 38 B, quand il reçut les réponses. Ils étaient à trente kilomètres à l'intérieur des lignes chinoises. Ses deux Escadrilles ; la Troisième accomplissant une mission d'interdiction sur le front lui même ; s'étalaient à sa droite, en formation d'échelon refusé. Il était 09:00 heures et le soleil était à la hauteur où, à basse altitude, comme ça, il est vraiment gênant. Déjà très brillant et diffusant un large spectre, amplifié par la verrière, qui empiète sur la vue que l'on a du sol. C'est pourquoi Piotr s'arrangeait toujours, le matin, pour attaquer en venant de l'est. Son regard dériva plus loin, notant des cratères de bombes dans les immenses champs d'un vert tirant sur le jaune. Il n'y avait évidemment pas eu de moisson, cette année, avec le front à cet endroit. La grande route de Voronez à Borisoglebsk s'étendait vers le sud-est. Leur mission ; en l'absence d'un appel pressant du contrôle recevant une demande d'aide des troupes au sol ; était d'y interdire toute circulation.

- "Pigeon autorité de Pigeon Rouge 3, du mouvement sur la route, loin à l'est."

Ordonez, le Capitaine de la Deuxième Escadrille était un pilote expérimenté, calme, bon tacticien. Piotr scruta tout de suite la route et repéra des points noirs. Un convoi, probablement, et assez long, les dernières petites taches figurant chaque camion se perdaient à l'horizon. Un Régiment qui faisait mouvement, montant vers le front ?

-"Pigeon à tous, on grimpe au niveau 1 000. Vert, vous attaquerez depuis l'est pour éviter le soleil. Rouge depuis le nord. Je donnerai le top. Attaque basse. Je coordonnerai."

Tous ses pilotes savaient ce que ça voulait dire, pas plus de dix mètres de hauteur ! Si deux arbres se dressaient sur la trajectoire on mettait l'avion sur la tranche, manche d'un côté pied à fond de l'autre, pour passer entre eux… Deux Escadrilles, seize avions, qui déboulaient près du sol, moteurs hurlant, venant de deux directions différentes, allaient flanquer la panique dans le convoi. Pas seulement à eux, d'ailleurs. Si les attaques n'étaient pas bien coordonnées ça faisait seize bolides qui se percutaient ! Pour le reste : le convoi, chacun son tour, la peur changeait de camp. Les Chinois avaient suffisamment terrorisé les troupes et les populations civiles qui fuyaient, avec les sirènes de piqué des Ju87, en 1945. On disait que des soldats en étaient toujours traumatisés aujourd'hui, deux ans après. En outre, au ras du sol, ainsi, le tir des quatre canons de 20 m/m et des deux mitrailleuses lourdes de 12,7 provoquaient plus de dégâts parce que la visée était tout ce qu'il y avait de facile, horizontalement, sans correction de dérive au collimateur. Assis bien droit dans le large et haut siège ; que les pilotes de FW appelaient des fauteuils tant ils étaient plus vastes que les leurs ; Piotr inclina davantage son appareil, la main gauche posée à la base des deux manettes de gaz, jumelles, dont il poussa un poil de plus celle de droite, pour faciliter le rythme du virage à gauche, la cadence, en forçant le régime moteur à droite.

Quelle bêtise cette histoire de manette de gaz, au début de la guerre… Jusqu'aux vieux Morane 406 il fallait tirer sur la manette pour accélérer, comme sur la totalité des appareils anciens. Quelqu'un s'était quand même rendu compte que le réflexe serait plus rapide si on écrasait la manette en avant, vers le tableau de bord, dans un mouvement coulé, plutôt qu'un geste en avant pour aller la chercher puis un autre en arrière pour la ramener. Les anglo-saxons avaient été les premiers à inverser la course des manettes, dès avant 1940. Ce n'était pas idiot, on gagnait quelques dixièmes de seconde. Du coup, en Europe aussi, comme partout, on avait lentement, très lentement, comme tout ce qui se faisait à cette époque, commencé à équiper de cette façon les nouveaux avions, début 43. Ce qui ne présentait pas de difficultés, techniquement. Seulement ce n'était plus le moment. Ou alors il aurait fallu se hâter. Parce que les pilotes formés auparavant, comme Volodia, devaient acquérir un réflexe contraire à ce qu'ils avaient toujours pratiqué… En école de pilotage, les élèves avaient commencé leur formation ; à un moment où ils éduquaient leurs réflexes sur les avions de début ; en tirant la manette pour accélérer. Et quelque fois il faut faire vraiment vite. Une remise de gaz soudaine impose de ne pas réfléchir auparavant. "Dans quel sens, déjà ?" Le gars est au tapis avant d'avoir trouvé. Si ça se trouve Volodia avait été abattu de cette façon ? Cette foutue manette avait coûté la vie à bien trop de gars, sans même en accuser un pilote chinois. C'était un gâchis de vies humaines, le genre de choses qui l'exaspéraient.

Et lui, Piotr, avait été à la charnière. Il était lâché solo quand les pièges de son Centre de formation avaient été modifiés. Deux élèves y avaient laissé leur peau dans le mois suivant. Faute de pilotage. Tu parles, faute d'intelligence de la part des concepteurs, oui. On ne dirait jamais assez que les concepteurs sont des ânes, sortis de leur monde à eux. Il ne fallait surtout pas leur confier l'adaptation à l'utilisateur de leurs inventions. Ils en étaient incapables. A chacun son métier. L'ergonomie, les procédés d'utilisation d'une machine, devaient être laissés à des gens qui avaient le sens du geste naturel, pratique, les utilisateurs. Et du bon sens, surtout. Comme ces ingénieurs, bien avant guerre, qui avaient placé le contact électrique général "Marche-Arrêt" à côté de la commande de réchauffage-carbu, sur le tableau de bord de certaines machines d'aéro-clubs ! Moralité, combien de types, au décollage, voulant couper le réchauffage avaient coupé le moteur avec le contact ! Si les ponts étaient construits avec autant d'inconscience, autant d'imprévoyance, ils se casseraient la figure à tout bout de champ pensait, en lui, l'ingénieur de Travaux publics.

Il plissait légèrement les yeux pour surveiller le ciel tout en se rapprochant du convoi en train de stopper, semblait-il. C'était à ce détail qu'on reconnaissait les pilotes de guerre. Et plus précisément les pilotes de Mosquitos, P 38 et de chasse : aux rides près des yeux. Ils étaient ceux qui utilisaient le plus leurs yeux, ceux pour qui, voir avant d'être vu représentait la vie ou la mort. On le remarquait moins chez les équipages de bombardiers. Les petites rides apparaissaient autour et de chaque côté des yeux à force de diaphragmer pour augmenter l'acuité visuelle en vol, se protéger d'une lumière excessive avec le soleil, etc. C'est le petit Mykola qui le lui avait dit, dans une lettre et Piotr l'avait immédiatement perçu chez ses vieux pilotes et aussi chez lui ! Sacré Myko, il voyait tout, remarquait tout, le gamin. Encore qu'Alexandre le lui avait confirmé aussi, à propos des équipages de chars. Alexandre ! C'était toujours une joie de recevoir une lettre de lui. Ce qu'il lui manquait, son cousin. Leurs petits sketches…

Au début de la guerre, quand ils étaient tous en formation dans leurs écoles respectives, Alexandre le tenait au courant de ce qu'il vivait. Ses lettres reflétaient si bien son humour, son sens de la dérision ! Il lui disait combien il admirait les gars dans l'aviation, lui qui avait tant souffert à conduire leurs énormes machines, avec seulement deux leviers commandant chacun une chenille, un changement de vitesse et un accélérateur. En qualité d'officier de blindés, ils devaient connaître le travail de chacun des membres d'un équipage, donc il avait fait un stage de pilote de char. Ensuite, quand il avait été nommé Sous-lieutenant, il lui avait parlé de ses hommes. De son tireur, Fofo. Des pilotes Gustav et Hans, de la façon qu'avait Fofo d'engueuler son copain Hans, grand costaud, à qui il menaçait, à chaque instant, de "casser la courge", lui flanquer une raclée, alors qu'ils étaient vraiment amis, et qu'ils avaient trente kilos de différence ! Alexandre savait si bien raconter leur vie que Piotr avait l'impression de les connaître tous. En vérité il avait l'impression de voir Alexandre jouer une scène, inconnue, incongrue, des aventures de Pierre Clermont ! Depuis quelque temps, depuis que cette bataille ci avait commencé et que chacun connaissait la présence de l'autre sur le même front, Alexandre commençait toujours ses lettres de la même façon : "Salut mon ange gardien". Il faisait allusion aux P 38 qu'il voyait souvent dégager une unité de chars, mal en point devant des blindés ennemis.

Il revint à ce qui l'entourait, chassant les souvenirs. Il y avait là, au moins, cent camions. Une sacrée cible. Curieusement pas protégée. Les Zéros adoraient ces moments là, où on est tellement attentif à la cible, au sol, qu'on oublie que l'ennemi a des chasseurs. Des Escadrilles entières d'attaque au sol avaient été massacrées de cette manière. Huit avions plongent pour attaquer et aucun ne remonte jamais. Mais, aujourd'hui, le ciel était vide. Entre le tapis de bombes des B 17 ; sur, et juste derrière les lignes proprement dites, quelques heures auparavant ; et le bombardement ponctuel des B 26, on trouvait partout les marques du matraquage.

Enfin partout était exagéré, mais à chaque nœud routier, chaque gare, chaque cantonnement relevé par les Mosquitos de reco. Les navigateurs avaient dû se casser la tête devant toutes les cibles potentielles à reporter sur leurs cartes. D'autant que, de plus en plus, ces missions de bombardement en piqué sur de petits objectifs étaient dévolues aux Mosquitos, parfaits pour ce boulot. Ils étaient si précis qu'ils pouvaient même faire sauter un simple aiguillage sans toucher aux rails à cinquante mètres ! Il fit un dernier tour d'horizon avant de se fixer sur le convoi maintenant arrêté. On voyait une agitation autour des véhicules et, en tête et en queue, des soldats enlevaient à toute vitesse des bâches dévoilant des canons anti-aériens. Des affûts quadruples de 25m/m sur plates-formes ! Il ne fallait plus perdre de temps, ce convoi pouvait devenir un piège.

-"Contre-ordre, Pigeon, ils ont des 37 m/m, on attaque en cascade, depuis notre position actuelle, tous derrière moi. Vert attaque l'avant du convoi, Rouge la queue. Je prends la tête de Vert. Au premier passage focalisez le feu sur les batteries antiaériennes, on finira le travail ensuite, les uns derrière les autres, par passes successives, dans l'axe de la route. Mais surveillez le milieu du convoi il pourrait bien y avoir des batteries là aussi. Reçu ?"

Dès qu'il eut les accusés de réception il décrivit un mouvement de rotation avec le manche, à gauche. Son P 38 monta, nez en l'air, avant de passer sur le dos. Puis il le tira sèchement, au ventre, en entamant un demi tonneau, par la droite, cette fois, pour revenir sur le ventre, accompagnant du pied sur le palonnier, et l'avion piqua vers le sol, suivi de son équipier. Il s'alignait sur la batterie de tête quand celle-ci commença à tirer. Comme à chaque fois il eut l'impression que la quadruple gerbes, comportant un grand nombre de traçantes, venait droit sur lui, vers ses yeux ! Il se raidit pour ne pas changer de trajectoire. A ce stade d'une attaque, toute évolution pour renoncer condamnait l'avion presque à coup sûr. Au moment où le pilote élevait le nez pour remonter, ou virait, il offrait une surface trois fois plus grande au tireur, là en bas. Et la gerbe d'obus perforait son appareil ! La meilleure solution, paradoxalement la plus sûre, était de poursuivre son piqué en offrant la plus petite surface possible : de face. Un jour, à ses débuts, il avait soudain réalisé qu'il n'avait plus de fusées, au milieu du piqué ! Il s'était forcé à continuer comme ça jusqu'au ras du sol pour avoir une chance de s'en tirer… Cette fois là, encore, il avait ramené une épave au terrain. Depuis son arrivée en unité il avait bousillé quatre appareils !

Il ressentit une secousse dans le manche et son avion ébaucha un dérapage à droite, tout de suite corrigé, par réflexe, d'une pression sur le manche et le palonnier, de l'autre côté. Il avait été touché par un, ou plusieurs, obus et une traînée parasite le freinait. Il jeta très vite un coup d'œil au moteur droit dont l'hélice ne montrait aucun ralentissement. Puis ramena son regard au large tableau de bord. Aucun signe d'incendie non plus, ou pas encore… Pas le temps de se laisser distraire à cet instant du piqué. Il savait qu'il venait d'encaisser mais l'appareil continuait à voler, il s'en occuperait plus tard.

Là-bas, la batterie tirait sans discontinuer et le camion emplissait son collimateur. Il corrigea d'une minuscule pression sur le palonnier gauche pour augmenter d'un cercle son angle de visée et lâcha deux fusées. Il était encore à 100 mètres d'altitude ce qui, selon son angle de piqué, devait représenter une distance à la cible de 300 mètres, environ. Un peu trop loin pour espérer être précis, mais son numéro 2 bénéficierait probablement d'une interruption du tir de l'affût et pourrait mettre dans la cible. Il ne vit partir qu'une de ses fusées et elle percuta le fossé ! Il en fut furieux. Dans la même fraction de seconde, son appareil marqua une sorte de temps d'arrêt et il sentit le palonnier frémir sous ses pieds. Il venait d'être touché à nouveau ! Le convoi était juste là, quelques mètres en dessous, il tira sur le manche pour remonter et l'avion obéit avec un temps de retard.

L'empennage ! Il avait été touché à la profondeur, au bout des deux fuselages. Pourtant l'inquiétude ne vint pas tout de suite. Il était trop en colère. La position la plus tranquille pour une attaque de ce genre est de plonger le premier. Plus on est loin dans la succession d'avions qui piquent, plus les risques d'être touché augmentent. Les artilleurs, en bas, ont eu le temps d'aligner leur tir d'un avion sur l'autre, de prendre des repères et sont de plus en plus précis, au fur et à mesure. Il avait fallu qu'il écope alors qu'il était en tête… Ou bien cet artilleur chinois était très fort ou il avait une sacrée chance. Il vira sur la droite en montant pour avoir un panorama de la route et du convoi et sentit à nouveau que l'appareil renâclait à obéir aux commandes, la direction avait écopé, elle aussi, les deux petits gouvernails. Plusieurs camions étaient en flamme mais surtout, les batteries ne tiraient plus, apparemment détruites par son numéro 2. Il entama un large cercle, décidant de ne pas participer à l'attaque suivante avec un avion déjà endommagé.

-"Pigeon à Rouge 1, j'ai été touché, tu assures le commandement pour la suite, prenez le convoi dans l'axe de la route à partir de l'est et seulement dans ce sens, attention à la visi."

Combien de fois il avait frôlé la collision avec un autre avion en attaquant un objectif déjà touché et dégageant une fumée importante. Dans ces conditions plus on en approchait moins on voyait clair, devant. Il avait beaucoup insisté là-dessus à l'entraînement, quand il avait reçu son Escadron de débutants à former, et ses pilotes semblaient avoir compris le danger de ne pas se contrôler, excités par l'attaque, la trouille, l'adrénaline dans le sang. Il surveilla les P 38 plongeant en un piqué léger, remontant la file de camions en mitraillant à tour de bras, des explosions ponctuant leur passage ; des camions citernes ou de munitions, probablement. Bon ça allait, il pouvait s'occuper de son avion.

Décomposant ses mouvements il actionna les commandes, dans un sens puis dans l'autre, tournant la tête pour voir, derrière. C'est ainsi qu'il aperçut la déchirure béante dans le revêtement métallique de son fuselage droit, près de la queue. Les câbles des commandes de profondeur passaient à l'extrémité, dans l'empennage ! Il se dit qu'il ne fallait pas trop tirer sur la corde, aujourd'hui. Son numéro 2, officier navigant Beltrouni, un tadjik, l'avait suivi et il lui fit signe de venir observer les dégâts de près.

-"On se demande comment la dérive droite tient encore, Pigeon leader, fit celui-ci, et le plan horizontal a dû déguster en même temps."

-"Bien… Pigeon Rouge 1 tu prends la suite jusqu'au retour, mon appareil est trop endommagé et je rentre avec mon N°2."

-"Besoin d'autre escorte, Pigeon ?" fit la voix, inquiète, d'Ordonez.

-"Négatif. On rentre près du sol, ça devrait passer, les Zéros sont trop occupés ailleurs avec notre chasse."

***

En fin d'après-midi la 24ème division blindée tomba sur un large point d'appui, l'un des rares que les Chinois avaient abondamment renforcé. Jusque là, les blindés avaient progressé dans un paysage bouleversé par les bombardements et dont les troupes chinoises avaient évacué les retranchements, si bien qu'il y avait eu très peu de combats. L'offensive se déroulait beaucoup plus facilement qu'aucune autre auparavant, mais il était vrai que les véritables offensives européennes avaient été rares ! Et très limitées en nombre de chars engagés.

C'était une petite hauteur, une ondulation de terrain plutôt, avec quelques arbres touffus, où des canons anti-char étaient dissimulés. Deux coups directs firent sauter instantanément deux blindés à 50 mètres devant celui d'Alexandre.

-"A droite", hurla-t-il dans la radio interne pour Hans, qui bloqua la chenille pour faire pivoter l'engin pendant que la tourelle tournait.

-"Fofo, tu l'as vu ?"

-"Négatif, "'pitaine", l'impression que ça venait de deux endroits différents, plus à gauche."

- "Hausse 500", ordonna-t-il à tout hasard, pour être prêt.

Fofo était agaçant au possible avec cette nouvelle manie de faire le malin. Il adorait l'impertinence. Quand ils étaient ensemble dans leur char il ne disait pas Capitaine mais 'pitaine !

-"Canon ou char, enchaîna Alexandre ?"

-"Plutôt canon, j'pense… Eh, Hans remets-nous dans l'axe, vite."

Le pilote avait une confiance totale dans son copain tireur et n'attendit pas la confirmation de son Capitaine pour manœuvrer ses deux leviers de direction qui freinaient alternativement la chenille droite ou la gauche, pour changer de direction. Il avait eu raison, une brutale secousse les précipita tous contre la cloison. Un obus venait de toucher sur le côté droit le blindage de la tourelle et avait ricoché au lieu de le perforer !

-"Je le tiens", fit Fofo en faisant pivoter la tourelle dans l'autre sens avant de lâcher le coup.

Puis, frénétiquement, il se pencha pour saisir de la main gauche un obus explosif dans le râtelier vertical, à sa gauche, pendant que la droite déverrouillait la culasse du canon, déclenchant l'éjection de la douille vide qui tomba sur le plancher. Sa main droite, libérée, vint aider l'autre pour empoigner le nouvel obus et l'enfourner dans la culasse d'où s'échappait encore une petite fumée blanchâtre de gaz non évacués qui faisaient piquer le nez.

-"Stop", hurla-t-il, avant de viser brièvement, modifiant d'un cheveu le réglage de la hausse, et de lâcher le coup.

Alexandre qui était resté à son épiscope encaissa le départ de l'obus en s'écrasant le nez contre la paroi, mais vit l'explosion là-bas, à 200 mètres, qui faisait valser un long tube. Touché ! Hans n'avait pas non plus attendu son ordre et faisait évoluer leur char pour qu'il sorte de l'angle de tir de l'autre pièce si elle les avait pointés… Le sommet de l'ondulation était secoué d'explosions. Le Régiment tirait pour forcer les artilleurs à baisser la tête en attendant de leur arriver dessus. Il songea à ses Pelotons et se tourna rapidement vers l'épiscope de gauche. Le Deuxième évoluait avec un bel ensemble.

Les andouilles, ils avaient attendu l'ordre de leur Chef de Peloton pour bouger, sinon ils n'auraient pas manoeuvré avec une si belle coordination ! Enfin ça montrait qu'ils avaient toute leur tête et ne paniquaient pas. Déjà ça. Mais il se dit qu'il allait devoir parler aux Chefs de char et au Sous-lieutenant chef de Peloton pour leur dire qu'ils n'étaient plus sur un champ de manœuvre mais au combat et qu'il fallait avoir un peu d'initiative. Le Deuxième était constitué de renforts moins expérimentés que les trois autres. Il avait probablement eu tort d'accepter la demande du Sous-lieutenant qui lui avait dit que ses hommes étaient ensemble depuis huit mois et qu'ils préféraient le rester. Enfin ce soir ils auraient déjà plus d'expérience…

- "Charbon à tous, lança-t-il dans le micro, accélérez, on fonce sur la position. Il doit y avoir de l'infanterie derrière les anti-chars, soyez prêts à servir les mitrailleuses, ne laissez pas approcher les fantassins."

A cette sorte de corps à corps entre des blindés et l'infanterie il fallait toujours être en mouvement pour empêcher un soldat ennemi de grimper sur la plage arrière et plaquer une grenade contre le moteur. En mouvement et tirer. Essentiellement avec la mitrailleuse de capot, celle qui était servie par le copilote, assis à côté du pilote, mais aussi celle de tourelle, près du canon, que Fofo maniait. Quand ça tirait autant, dans tous les sens, pas question d'ouvrit un panneau de tourelle pour armer la mitrailleuse lourde, au-dessus du char. Fofo commençait à envoyer des courtes rafales. A ce compte là, on épuisait vite les munitions mais la situation l'exigeait. La pente était douce et le Schermann ne relevait pas trop le nez. C'était le danger, dans ces circonstances là. Les courts canons des mitrailleuses n'avaient pas assez de débattement pour s'incliner suffisamment vers le sol et un fantassin pouvait progresser dans l'angle mort, près du sol, pour balancer une grenade dans une chenille. C'est à cet instant qu'il perçut une lueur brutale, sur la droite. Un char venait de sauter. Il réalisa immédiatement que c'était l'un des siens ! Il saisit le micro et lança un seul mot :

- "Qui"?

La réponse arriva après quelques secondes.

- "Bleu 4 au rapport, c'était Charbon bleu 2. Coup direct, pas de survivants", fit la voix froide du Sergent Andros.

Bleu 4, Andros, était un des anciens, un grec. Deux ans de front. Charbon bleu 2 était un autre ancien, Sergent-chef Polkinovitch biélorusse. Alexandre repoussa toute émotion. Pas le moment. Ils risquaient tous la même chose. Ce coup direct voulait dire qu'ils avaient été visés depuis un côté de l'ondulation de terrain, sinon, de face, l'anti-char n'aurait pas eu plus de débattement que les blindés pour ajuster son tir, vers le bas de la pente.

-"Charbon bleu, tourelles sur la gauche, les autres sur la droite", ordonna-t-il.

Ils arrivaient sur la zone plate. Juste devant, des emplacements de tirs étaient creusés dans le sol, protégés par des sacs de sable empilés en demi-cercle. Il y eut un gros nuage de poussière, sur la droite et un affût de canon vola. Quelqu'un avait eu un anti-char. On voyait des silhouettes de fantassins s'agiter, certains tiraient avec leurs armes individuelles, d'autres reculaient comme elles pouvaient. A l'intérieur du char on n'entendait rien avec le vacarme du moteur, Alexandre ne pouvait qu'imaginer le bruit haché des rafales de mitrailleuses des blindés, les tirs désordonnés de l'infanterie de couverture des artilleurs chinois… Ceux-là avaient été froidement laissés en arrière par leur commandement pour ralentir l'attaque, mais ça ne marcherait pas, celle-ci était trop puissante, les blindés trop nombreux et l'infanterie légère européenne arriverait bientôt sur ses semichenillés pour liquider toute poche de résistance.

Hans poussa le régime de son moteur et le Schermann accéléra. Il avait eu raison, c'était le moment où des fantassins pouvaient attaquer. Gustav l'avait compris aussi et lâchait des rafales plus longues, balayant de droite à gauche en l'absence d'un objectif précis. Assez loin à gauche un autre char fut touché et de la fumée commença à sortir du moteur, derrière. Alexandre eut le temps de voir une, puis deux silhouettes sauter maladroitement à terre et s'aplatir. Il devait s'agir d'un blindé du Régiment, peut être le 4ème Escadron ? Dès qu'ils eurent franchi en cahotant une tranchée creusée perpendiculairement ; que des hommes quittaient en courant ; il eut une vue dégagée. Ils avaient pris du retard sur la division en attaquant cette ondulation. A droite et à gauche de celle-ci, des blindés n'avaient que du plat, ne rencontraient pas de résistance, devant eux, et avaient progressé plus vite. Il allait falloir accélérer pour rattraper la ligne d'attaque. Mais accélérer voulait dire consommer davantage. Ils auraient bientôt besoin d'être ravitaillés, bien avant la tombée du jour. Sur ce billard, jamais le commandement n'arrêterait ensemble des blindés et les ravitailleurs en essence. Alexandre se demanda même si l'attaque serait stoppée avec l'obscurité. Bien sûr, dans le noir l'infanterie légère ne pouvait plus combattre mais les chars pouvaient encore avancer, s'enfoncer davantage dans le dispositif chinois, non préparé, avec le risque de laisser derrière eux de grosses poches de résistance. Le vrai problème était celui des ravitaillements en carburant. Mais cette attaque avait l'air d'avoir été tellement cogitée que les citernes ne devaient pas être loin.

Une percée pareille Alexandre n'en avait jamais vue. Il se doutait bien qu'il fallait l'exploiter jusqu'au bout, repousser toujours davantage les Chinois, ne pas leur laisser le temps de reconstituer une ligne de front trop proche. C'était le grand problème de l'Etat-major chinois en ce moment, où amener leurs troupes de réserve ? A quelle distance de l'ancien front 30, 40 kilomètres ? S'ils ne reculaient pas assez leurs lignes, ils n'auraient pas suffisamment de temps pour renforcer la nouvelle position, pas assez pour qu'elle résiste à la poussée des blindés européens et ils perdraient encore du monde. En réalité Alexandre était un peu perdu par l'immensité de l'attaque. Il devinait, maintenant, quelle préparation colossale il avait fallu mettre sur pied. Aucune bataille, aucune retraite, ne lui avait donné cette impression là. Ni la première retraite du Kazakhstan, fin 1945, ni celle de Russie orientale, en 1946, n'avaient mis en œuvre autant de monde, ni donné une telle impression de puissance. Pas même les attaques chinoises ! Il ressentit une fugitive admiration pour les Chefs de l'Armée. Ils n'étaient pas aussi ballots que ça, finalement ! Ce qui était difficilement compréhensible c'est qu'il avait la certitude que les Chinois allaient, d'une manière ou d'une autre, réussir à stopper l'avance… De combien de kilomètres les troupes européennes auraient-elles progressé quand ça se produirait ? Là, il s'avouait incapable de faire un pronostic, malgré son expérience.

***

Le quatrième jour, ils avaient avancé de 160 kilomètres et pénétré dans Saratov, sur la rive ouest de la Volga, si large à cet endroit. Des parachutistes avaient été largués au nord et au sud de la ville, et s'étaient emparé des ponts qu'ils tenaient toujours. C'en était même étrange. Les Chinois n'avaient pas défendu la ville aussi sévèrement que tout le monde s'y attendait. Ils reculaient beaucoup, certes, mais les voir s'effondrer totalement n'était pas plausible. L'explication vint à l'est du fleuve. Des nuées de blindés chinois les attendaient, en terrain plat ! La plus gigantesque bataille de blindés allait se dérouler. A condition, toutefois, que les chars européens puissent tous traverser la Volga, malgré les attaques en piqué des Ju87 qui s'efforçaient maintenant, de démolir les ponts. Parce qu'en voyant les ponts intacts, les premières divisions blindées européennes avaient sauté sur l'occasion, sans réfléchir, et étaient passées sur l'autre rive, continuant à s'enfoncer facilement. C'était là le piège chinois.

Les blindés Chinois attendaient à huit kilomètres, en une masse terrifiante. Le Haut-Commandement européen avait tout de suite compris que sans renforts, sans ravitaillements, ses divisions de tête, qui s'étaient bêtement laissé piéger, en passant les ponts sans reconnaître d'abord le terrain, au-delà, allaient se faire massacrer, anéantir, sur l'autre rive, sans possibilité de faire retraite ! La seule issue était de faire traverser toutes les divisions européennes pour faire face, d'accepter le combat, la bataille…

L'Etat-major Chinois avait bien joué le coup. Ils avaient perdu beaucoup de terrain mais ils avaient tendu un piège d'une terrible efficacité, où les armées blindées européennes lutaient désespérément, maintenant, pour éviter l'écrasement, tenter de passer. Plus les jours passaient plus les Stukas paraissaient nombreux dans le ciel et s'efforçaient de pulvériser les ponts. La chasse européenne, de son côté leur opposait des Escadres entières d'appareils. Si bien que des batailles aériennes avaient lieu tous les jours entre Zéros et FW.

La Volga était bien large. Les unités de blindés traversant faisaient des cibles parfaites, offrant leurs flancs et leurs moteurs, si vulnérables aux tirs des Ju87. Il fallait constamment pousser une épave en feu dans le fleuve pour libérer le passage aux suivants. Et la traversée des citernes de carburant était encore plus dangereuse. Un camion explosant rendait la chaussée impraticable pendant une demi-heure avec l'essence en train de brûler ! Et il n'était pas question de prélever des unités plus au nord car, à Samara 200 000 hommes étaient encerclés dans une large boucle de la Volga. Non, il fallait faire passer le reste des blindés ou se résoudre à voir une Armée blindée anéantie…

***

Mykola s'installa dans la carlingue en prenant son temps pendant que les deux mécanos s'affairaient dehors, invisibles dans l'obscurité hormis la lampe au filtre rouge qu'ils portaient à la main. Lorsqu'il bougea pour accrocher les harnais d'épaule, il toucha la paroi de l'avion et il se dit que ça ne se produisait pas, auparavant. Ses épaules étaient plus larges, maintenant. Il avait changé depuis plusieurs mois. En Grèce, à Lambiri, on leur faisait faire une mise en train physique, chaque matin. Au début il exécrait ces mouvements d'assouplissement et les petites courses, et puis il s'était habitué. Au point qu'il avait continué seul, en Allemagne, malgré les nuits trop courtes. Gérard avait essayé de l'imiter mais avait renoncé. Il se levait plus tôt et faisait deux kilomètres au trot. Et des pompes s'il avait le temps. En arrivant en unité il avait continué les petites courses. Au fil des mois ça avait dû influer sur son physique. Et puis la vie qu'ils menaient les endurcissait.

Il faisait toujours nuit. Ces vols de calage radar, tôt le matin, avaient quelque chose de particulier. L'impression d'être seul. De pouvoir goûter, enfin, du plaisir de voler, sans être perpétuellement sur ses gardes. Ce qui était le vrai danger, bien entendu. Parce qu'en face aussi, il y avait des vols de ce genre. Ils avaient, eux aussi des radars, apparemment un peu en retard sur le modèle européen mais ils en avaient. En ce moment même, des pilotes Chinois étaient en train de s'équiper et une rencontre était possible. Ce serait, alors, à qui verrait l'autre en premier, se placerait le plus vite, le mieux, pour tirer…

Il avait sommeil. Ils étaient tous si fatigués. Les levers à 03:30 pour des décollages vers 04:15 ou 04:45, étaient exténuants. Même lorsqu'on était assez raisonnable pour se coucher tôt la veille. Machinalement, pas encore vraiment bien éveillé, il égrena la liste des contrôles, vérifiant les volets, la pompe, le train, les pressions, avant de s'apercevoir qu'il faisait cela en fonction des manettes qui tombaient sous ses yeux. Pas bon ça ! Il se força à recommencer en marmonnant, intérieurement, la phrase rituelle. Le moteur tournait convenablement, même si, au ralenti, comme ça, le BMW lui donnait toujours l'impression de cogner. Il brancha la radio et appela la tour pour prévenir qu'il était prêt à pénétrer sur la bande de terre tenant lieu de piste.

La grande hélice des FW brassait tant d'air, déclenchait tant de tourbillons qu'en plein jour ils décollaient parfois sans rien voir devant avec la poussière, se bornant à évaluer latéralement leur position d'après les petits bidons d'essence vides, peints en blanc, posés de part et d'autre de la piste, en guise de balise. Le résultat était que les moteurs absorbaient une quantité de poussière qui encrassait les injecteurs malgré les filtres à air, et provoquait de soudaines baisses de régime au décollage. Il jeta un œil vers l'est en recevant les consignes de la tour. Le soleil n'apparaissait pas encore, bien sûr, il le trouverait là haut, en altitude. Quand il poussa la manette de gaz, le grondement du moteur provoqua en lui un remord confus à l'idée de briser le silence. Il allait réveiller les autres. Il avait toujours détesté faire du bruit dans le noir, même quand il était enfant. Rapidement, guidé par les lampes rouges des mécanos, il s'aligna et poussa d'un mouvement continu la manette de gaz jusqu'en butée, pendant que les roues cahotaient sur le sol, faisant vibrer la cellule de l'appareil. Mais les secousses étaient de moins en moins violentes. Il prenait de la vitesse. Il sentit plus qu'il ne visualisa son appareil et poussa légèrement le manche en avant pour le placer en ligne de vol et soulager la queue. Puis les secousses cessèrent totalement. Il volait. Rapidement il ramena le manche en arrière, surveillant son Badin pour afficher la bonne pente de montée.

Il trouva le soleil à 4 500 mètres. Il n'avait pas pris garde à son cap et faisait face à l'est quand il émergea dans la lumière. Il fut douloureusement ébloui. L'instant suivant il s'en réjouissait parce que, malgré son pull, son blouson de mouton et ses bas de bombardier, il faisait sacrément froid en l'air, ce matin là. La saison ne changeait rien à l'affaire, à ces altitudes. Il continua à monter jusqu'à 9 000 faisant un palier tous les 1 000 mètres et donnant par radio la température et la pression extérieures, pour que les types de la météo, qui profitaient de son vol, puissent établir leurs cartes barométriques. Puis on le passa sur la station radar et il suivit ponctuellement les instructions, décrivant des figures de différentes longueurs pour que les spécialistes calent leurs antennes. Il était 05:10 quand le Contrôle lui annonça qu'il était suivi, à 3 kilomètres, par un écho non identifié ; un Chinois à coup sûr ; et lui donna liberté de manœuvre, sa mission étant terminée. Aussitôt il passa sur le dos et, manche au ventre, plongea, vers le sol, vers l'obscurité, en réduisant les gaz pour ne pas dépasser la vitesse maximale. Dès qu'il fut en vue de l'obscurité, à la verticale, il passa en vol ventre, laissa le manche secteur arrière pour entamer un looping vers le haut et le FW commença à se redresser en grimpant. Il avait décrit une assez large boucle et Mykola estima qu'il allait retrouver le Chinois, en pleine lumière, mais devant lui, cette fois. Le Contrôle lui avait dit qu'il serait prévenu si l'écho changeait de direction. Pendant la remontée à pleine puissance, 1 000 mètres/mn, cinq fois et demie plus vite que le plus rapide des ascenseurs, le jeune homme alluma son collimateur et débrancha la sécurité de ses armes. La lumière le prit encore au dépourvu et il plissa les yeux, un instant, pour accommoder, se maudissant d'avoir oublié les verres fumés de sa visière… Le Chinois était là, loin à droite, devant, et fichtrement haut. Au-dessus de 10 000 mètres estima-t-il. Si ce type ne descendait pas un peu il ne pourrait jamais l'avoir, le FW, lui, ne dépassait pas les 10 000. En revanche il gagnait sur lui en vitesse horizontale. Le gars volait au 020°, parallèlement au front. Il l'identifia bientôt, un bimoteur Ki 102, biplace de chasse à haute altitude. Lui aussi devait faire du calage-radar. Impossible de le rejoindre, en tout cas.

Il lui restait moins d'une demi-heure d'essence et il demanda sa position au Contrôle. Compte tenu de son altitude il avait de quoi rentrer mais rien de trop et il abandonna la poursuite, virant prudemment dans l'air raréfié où ses ailes laissèrent quand même des traînées révélatrices. Guidé par les feux de pentes, il se posa vingt-cinq minutes plus tard, à peine de quoi faire un tour de piste supplémentaire dans les réservoirs. Il était crevé ; ces vols à haute altitude étaient exténuants ; il alla directement à la tente d'alerte s'installer dans un fauteuil et tenter de rattraper du sommeil. Les autres le laissèrent récupérer toute la matinée, mais il fut réveillé vers 12:00. Une mission démarrait. Une demi-heure plus tard tout l'Escadron, ou ce qu'il en restait, était en vol.

-"Lambin autorité à tous, on vire par la gauche en montant, ne vous laissez pas impressionner, gardez la formation."

Pourtant il y avait de quoi être impressionné ! Loin audessus, sur la droite, à 03:00 heures, deux groupes d'au moins trente Zéros verrouillait la montée en altitude. Au sud, une escadrille de leurs copains se baladait 2 000 mètres plus bas, et une furieuse bataille opposait des Zéros et des La 5 au sud. Evoluer là-dedans demandait une sacrée dose de sang froid. Mais le Commandant Violet ne paraissait pas se poser de questions et faisait osciller l'Escadron d'un danger à l'autre tout en gagnant de l'altitude à chaque manœuvre. Numéro 3, de la section Bleu que menait Pereira, Mykola surveilla son numéro 2, un jeune arrivé trois jours seulement après le début de l'offensive. Le type, très visible derrière sa verrière, avait manifestement peur de le toucher du bout de l'aile et se tenait un peu trop loin. Inutile d'ajouter à son stress en lui faisant signe d'approcher. Au contraire Mykola attira son attention en battant des ailes et, pouce dressé verticalement lui fit signe, qu'il se débrouillait bien. Un sourire crispé lui répondit.

-"Lambin, on va se glisser sous la formation ennemie à nos 03:00. Ils vont réagir en nous tombant dessus, mais ils n'ont pas assez d'altitude, désormais, pour prendre suffisamment de vitesse. Donc quand ils plongeront, on passera en montée, face à eux, en gardant la formation. C'est une manœuvre simple, gardez votre position et ne tirez pas avant moi. Quand je le ferai ils auront dix-huit gerbes de quatre canons qui leur arriveront dessus, ça va les secouer, croyez-moi."

Une fois de plus Mykola s'émerveilla du calme et du sens tactique de Violet, il était conscient de prendre une leçon de tactique aujourd'hui, les ordres de son chef d'Escadron étaient limpides. La manœuvre était vraiment astucieuse, il se la représenta mentalement, dans l'espace, pendant qu'il pressait légèrement le manche à droite, sans toucher au palonnier, pour suivre Pereira qui avait commencé à virer. Il jeta un coup d'œil à son tableau de bord. Avec le nez en l'air de 10°, la manette des gaz enfoncée aux deux tiers, hélice encore au grand pas pour diminuer la consommation d'essence ils avaient une bonne marge d'évolution et grimpaient encore assez bien. Juste de quoi provoquer le patron de la formation chinoise. Ailleurs la situation était inchangée. La formation supérieure ne quittait pas le plafond et le nid de guêpes en furie s'était déplacé vers l'ouest. Il était tentant d'aller donner un coup de main aux copains sur La 5, qui devaient se sortir les boyaux pour résister, mais ce serait mettre tout le monde en danger en permettant aux Zéros de se regrouper et d'attaquer en masse alors qu'en ce moment, par la présence mouvante du 951ème, Violet forçait les éléments ennemis à rester dispersés…

Voilà, les Zéros s'agitaient, à 12 heures, dessus. Ils n'allaient pas tarder à se décider, songea Mykola en voyant le leader chinois incliner son aile droite. Le jeune homme passa brusquement son hélice plein petit pas, position de combat, et vérifia du pouce que les sécurités de ses armes étaient bien débranchées. Son FW sembla subir un petit coup de frein avec le passage au petit pas ; le temps qu'il pousse la manette des gaz pour ajuster le régime et la vitesse ; et reprit sa place, à droite de la paire dirigée par Pereira. Pas le temps de s'occuper de son propre numéro 2, les Zéros descendaient. Il redressa le nez de son appareil pour ajuster les chasseurs ennemis, calculant soigneusement, pour une fois la dérive, au collimateur, et surveilla l'avion de Violet. Dès qu'il aperçut les fumées jaillir des canons il pressa la détente. Juste une petite rafale de deux obus, il était devenu très à l'aise à cet exercice là.

Cependant ses obus se perdirent dans le vide et il retrouva sa colère de tirer aussi mal. Il eut le temps de faire légèrement déraper son FW pour saisir un autre Zéro plein collimateur, sans tenter de faire une correction, cette fois, et lâcha une courte rafale. En vain, encore, déjà les autres étaient passés. Un Zéro, avait été touché et explosait. Ca c'était le point faible du chasseur chinois. Ultra léger ; il avait été conçu pour cela, comme un petit avion de voltige, ce qui lui donnait cette maniabilité exceptionnelle ; mais il était terriblement vulnérable, encaissait mal, ne serait-ce que des balles de mitrailleuses lourdes. A plus forte raison des obus. Généralement il explosait tout de suite. Maintenant Violet mettait la gomme, plein cabré, refusant de suivre les Zéros qui descendaient, et que l'Escadron aurait cependant pu rattraper avec la vitesse de piqué supérieure des FW. Leur formation avait tenu, tant bien que mal…

-"Lambin, resserrez… Jaune ne vous laissez pas distancer, ne laissez pas de trou dans la formation."

Violet l'avait vu aussi… Ce type avait des yeux autour de la tête, il voyait tout, instantanément ! Maintenant c'étaient eux qui avaient l'avantage de l'altitude. Il ne restait plus qu'à aller provoquer les derniers chasseurs tout en haut et ils pourraient choisir leur objectif, foncer et en descendre le plus possible, dès la première passe, avant de regrimper très vite et continuer le petit jeu de l'ascenseur où les pilotes chinois étaient dépassés. Le dispositif tactique ennemi était démantelé. Leurs formations devaient faire face à la nouvelle situation. Le bel ordre de l'Escadron serait disloqué, évidemment ; il ne fallait pas rêver ; mais ils auraient fait des dégâts et, en ce moment, c'est tout ce qu'on leur demandait, abattre des Zéros, rogner le potentiel de la chasse chinoise. Ca et rester en vie. Parce que les Escadrons fondaient à vue d'œil dans ces combats multi quotidiens aussi acharnés.

Ils n'eurent pas à ruser pour faire descendre les derniers Zéros accrochés au plafond, ceux-ci plongèrent brusquement sur leur droite, semblant s'éloigner. Mykola repéra leur objectif une huitaine de FW 190 qui traînaient vers 3 500 mètres, indécis ou inconscients. Violet prit sa décision immédiatement. Il avait compris qu'ils ne rejoindraient pas les Zéros à l'attaque avant qu'ils ne soient au contact des huit FW. Il n'y avait rien à faire pour ceux-ci. Il était en train de basculer à gauche pour tenter de retrouver ceux qui les avaient attaqués l'instant d'avant et qui devaient se reformer en dessous. Effectivement le jeune homme les vit, 1 500 mètres plus bas, filant vers le combat tournoyant qui ne semblait pas finir, à l'ouest. L'appareil du Commandant parut bondir en avant. Il avait enclenché la surpuissance, le mélange eau/méthanol et, en piqué léger, comme ça, il n'allait pas tarder à prendre une avance telle qu'on ne le rattraperait plus. Mykola l'imita, presque étonné de voir son numéro 2 toujours à sa place, à son aile droite.

710, 735, 750, l'aiguille du Badin montait vers l'extrémité de la zone jaune, récemment tracée sur les cadrans. Violet ne faisait pas varier sa trajectoire d'un iota et Mykola le suivait toujours. Un coup d'œil autour, l'Escadron s'était étiré. Tout le monde n'avait pas engagé la surpuissance en même temps et des écarts s'étaient creusés. Etrangement l'Escadron de Zéros, là-bas ne semblait pas s'inquiéter. Il resserrait sa formation, comme à l'entraînement, pour aller se placer au niveau supérieur du combat tournoyant et venir cueillir, en fin de ressource les La 5 qui remontaient, quand leur vitesse est presque nulle et qu'il s'agirait presque de tirs à la cible… Mais la jonction ne se ferait pas avant une trentaine de secondes. Mykola sentait qu'eux allaient arriver plus tôt et ne comprenait toujours pas l'attitude du chef d'Escadron chinois.

L'explication, toute bête, élémentaire, lui sauta soudain au visage : ils n'avaient pas été repérés ! Les pilotes chinois si sûrs d'eux, n'avaient pas surveillé leurs arrières. Ca paraissait fou de la part de types aussi expérimentés. Alors à ce stade de responsabilité on pouvait encore faire des erreurs aussi énormes…? La fatigue, peut être ? Il n'était pas temps de réfléchir à ça et Mykola rangea l'information dans un coin de sa mémoire. Il se força à se détendre, remonta légèrement les pieds sur le palonnier, et poussa la nuque en arrière pour sentir l'appui-tête.

500 mètres… pourvu que personne ne tire trop tôt. A tout hasard il plaça le croisillon de son collimateur au milieu de l'avion chinois le plus proche, fit une légère correction, du pied droit pour tenir compte de son angle d'approche et s'efforça de ne plus lâcher sa cible en attendant le premier tir. Sa vision périphérique lui permit d'enregistrer le changement de trajectoire d'un autre Zéro qui se rapprochait de sa cible et il se dit qu'en faisant vite il pourrait peut être tirer une rafale sur lui également. De ses précédents combats Mykola avait retenu une chose qui lui posait problème. Perfectionniste il continuait à prendre beaucoup de soins à faire des visées réglementaires, calculant les dérives, comptant soigneusement les cercles de correction à apporter, sur son collimateur. Or les douze victoires qu’il avait remportées en combat, jusqu'ici, ne s'étaient pas du tout déroulées comme il l'avait imaginé à l'avance. Comme autrefois, à l'entraînement, il était toujours perturbé par cette histoire là. A chaque fois il avait tiré d'instinct et ça ne le satisfaisait pas. Il était incapable après coup, de savoir comment il avait procédé, s'il avait inconsciemment calculé une correction et de quel ordre ?

Des bruits couraient à propos des grands pilotes de chasse, les gars qui avaient cinquante, soixante victoires homologuées. Kojedoub, par exemple, avec ses 62 Zéros. Le seul qui n'ait jamais abattu que des avions de chasse chinois… Le hasard, peut être, mais troublant. On disait que certains ne visaient pas consciemment. Comme un chasseur, dans un champ, qui tire au jugé sur un perdreau… Toutes ces pensées s'étaient déroulées très vite, dans sa tête, et il revint à la réalité en voyant des traceuses foncer devant la formation et se perdre droit devant, dans l'espace. Quelqu'un n'avait pas pu maîtriser ses nerfs et tirait trop tôt. Et pour rien, c'était raté ! Il y a toujours quelqu'un pour tirer trop tôt… Ca l'agaçait infiniment. Sa cible avait bougé et, sans se préoccuper des cercles de correction de son collimateur, ne se fiant qu'à la petite croix centrale il évalua la dérive à vue d'œil et exerça une légère pression sur le manche, vers la gauche, pour recaler sa cible. Une pression, pas un déplacement. Puis son pouce écrasa brièvement la détente tandis que son pied droit donnait un petit coup sec au palonnier. Le second Zéro, très vite… juste trois obus… Il vit dans la même seconde la première cible faire une embardée sur la gauche, et perdre une aile, tandis que le second chasseur Chinois explosait en une gerbe de lumière !

Deux ! Bon Dieu, deux Zéros… Les chasseurs chinois se dérobaient, maintenant. Pereira bascula sur la gauche pour couper leur piqué et Mykola passa sur le dos pour suivre. Ils rattrapaient très vite les Zéros qui s'égaillaient maintenant de tous les côtés. Il repassa sur le ventre et choisit un appareil qui entamait un virage. Il coupa la trajectoire, luttant avec sa vitesse et son manche pour forcer le FW à déraper et aligner la cible. Le pilote chinois dut le repérer parce qu'il se mit à serrer son virage autant que les ailerons du Zéro le permettaient, et c'était le point fort de ce chasseur ! Pas le choix, le jeune homme en fit autant, encaissant trop de G… Rien à faire. Il allait le dépasser sans pouvoir tirer… Du coup c'est lui qui se trouverait en position de poursuivi. Il bascula brutalement de l'autre côté et mit le manche au ventre. Son avion remonta comme un bolide, frôla au passage un appareil sans qu'il soit possible de l'identifier et se rétablit, au-dessus de la mêlée, sur le dos, afin de mieux voir celle ci, en relevant la tête ! Assez acrobatique, pas confortable mais efficace.

Son numéro 2 avait disparu, rien d'étonnant avec ces évolutions aussi rapides. Il repassa ventre pour choisir une autre cible et sélectionna un Zéro qui s'engageait dans une poursuite, perdue d'avance, déjà trop loin, pour rejoindre un La 5 esseulé. Mais que faisait un La 5 ici ? Est-ce que leur combat s'était fondu avec le précédent ? Le chasseur chinois était très loin, 500 mètres facilement, et Myko se rendit compte que lui aussi aurait de la peine à le rattraper. Alors il fit une visée soignée, réglementaire, et lâcha deux obus par canon, comme à l'ordinaire. Et, écœuré, les vit se perdre loin à gauche.

En remontant, manche au ventre, il se dit que décidément, ça ne lui valait rien de viser comme l'indique le manuel ! Il s'en voulut immédiatement pour cette pensée à la limite de la fatuité. Une rafale passa le long de son plan gauche et ses réflexes jouèrent, il dégagea sèchement à droite. Dans son rétro il voyait le Zéro dont les ailes s'illuminaient au départ des coups. Mykola entama une série de manœuvres brutales pour tenter de se débarrasser de son adversaire, inclinant son FW, poussant sur le manche, tirant, dérapant en lançant de grands coups de pieds dans le palonnier. Et, sans savoir comment, il se retrouva sans poursuivant ! Il mit manche au ventre pour reprendre de l'altitude, tirailla au passage sur d'autres formes surgies dans son axe et émergea au-dessus de la mêlée. C'est à cet instant qu'il entendit, au milieu des hurlements que diffusait son casque, un message bref et poignant :

-"…suis touché, ma verrière est bloquée… elle est bloquée, je ne peux pas sauter… "

Il connaissait cette voix, curieusement voilée, mais impossible d'y fixer un visage, en ce moment. Il plongea à nouveau dans la bagarre, vidant presque la moitié de ses casiers de munitions, puis remonta face au sud pour continuer à faire le yoyo. Quand il vira au nord, à 4 000 mètres. Il ne vit plus personne ! Comme souvent le combat s'était dispersé si vite que le ciel était vide. C'était toujours stupéfiant, ce truc. L'instant d'avant, le ciel était plein d'appareils, de traînées de condensation, de fumées des canons et, en une seconde, plus rien. Un espace vide, vraiment rien en vue ! Inutile de rester ici, il prit un cap estnord-est pour revenir vers les lignes. Ils avaient une consigne permanente. S'il leur restait des munitions au retour de mission, ils devaient rentrer à basse altitude pour voir s'ils ne pouvaient pas intervenir dans les combats qui s'y déroulaient, entre les P 38, chasseurs de chars chinois et aussi chasseurs de Stukas. Ces Stukas étant eux mêmes chasseurs de chars, d'ailleurs. Mais pas du même camp. Sans parler des Zéros chasseurs de P 38…! Comme dans le monde animal où chacun est à la fois, le prédateur de certaines espèces et la proie d'autres. Mais il ne vit rien, sur le trajet, malgré le large détour que lui permettaient ses réservoirs encore assez pleins.

Il posa son avion sur la petite bande d'herbe étroite, qui imposait tant de précautions au décollage, avec les immenses hélices des avions de combat qui vous entraînaient sur le côté, hors de la piste, si on mettait plein gaz trop vite, au roulage. Quelques fois il fallait décoller avec le pied à fond d'un côté pour garder l'avion en ligne droite ! Apparemment il était l'un des derniers à rentrer, il aperçut beaucoup d'appareils déjà couverts de filets de camouflage. Il stoppa son moteur et se laissa glisser sur l'aile, laissant le parachute sur son siège, pendant que des mécanos ; pas les siens, cette fois ; venaient prendre en charge son avion, le réapprovisionner et le réarmer. Il se dirigea d'un pas lent vers la large tente servant de hutte d'alerte, pour boire un grand verre de jus de fruits, se réhydrater. Ces missions, par une température élevée, sous la verrière qui faisait loupe, vous vidaient de votre eau. Mais il fallait jongler avec son corps. L'hydrater, sinon il vous lâchait, en combat, en provoquant un malaise, mais pas trop sinon c'était votre vessie qui vous trahissait, en vol à haute altitude ; quand la pression devenait moins importante au fur et à mesure où l'on montait ; et inondait votre pantalon ! En l'air c'était, soit le froid glacial, soit l'étuve. L'organisme dégustait dans tous les cas. Seuls ceux qui trouvaient leur équilibre, s'accoutumaient à la fatigue, tenaient le coup au front. Les Darwiniens, quoi ! Mykola en était un, désormais. Les pilotes de chasse étaient toujours fatigués et affichaient des yeux cernés, quasiment en permanence. Les médecins disaient qu'on vieillissait avant l'âge, dans la chasse.

En huit mois seulement, Mykola avait bien changé. Son regard était différent, déjà, par l'habitude qu'il était en train de prendre, inconsciemment, de plisser légèrement les yeux en regardant quelqu'un. En vol, il devait souvent fermer un peu les yeux pour diaphragmer la lumière et conserver son acuité visuelle en plein soleil. Et il commençait à faire la même chose au sol. Comme s'il prenait du recul, se donnait le temps d'observer avant de prendre une décision. L'expression de son visage n'était plus la même. Le visage assez fin du jeune garçon, de l'étudiant, s'était effacé, brouillé, pour laisser apparaître des traits plus brutaux, plus enfoncés dans la peau, autour de la bouche et du nez, plus rudes, formant le rictus d'un homme en train de se faire.

Ca s'était passé après ses premières victoires, rapidement venues, "les vraies" comme il se disait en lui-même. Celles qu'il avait remportées après l'affaire de Kiev. Contre des Zéros, cette fois. Il comptait ses victoires avant et après Kiev. A l'époque, il en avait cinq ; le chiffre à partir duquel, pendant la Première Guerre, on devenait un As. Mais plus aujourd'hui. Désormais, toutes les cinq victoires on recevait la Croix de guerre, puis des palmes, mais il n'y avait plus de titre d'As. Il avait donc, un jour, réalisé qu'il y avait un pilote, un homme, dans chacun des cinq chasseurs chinois qu'il avait abattus ! Il était donc cinq fois meurtrier !

Etonnamment, la secousse avait été très forte. Il avait alors considéré la vie autrement. C'est à ce moment là qu'il avait changé, moralement et physiquement. En quelques semaines. Il n'était pas particulièrement fier de son tableau de chasse, estimait qu'il avait eu de la chance d'être bien placé, au bon moment. Que sa vue lui donnait un avantage sur les autres, ce qui était d'ailleurs vrai. Quand il avait commencé à tenter d'imaginer à quoi pouvaient ressembler ces pilotes Chinois, quelle avait pu être leur vie, à se dire qu'ils étaient peut être vélivoles, eux aussi ; c'est ainsi que la Chine avait forgé son armée de l'air, entre les deux guerres, en installant des terrains de vol à voile partout ; il avait compris qu'il était en train de se perdre. Pour mettre fin à son problème moral, il avait finalement réussi à se forcer à oublier qu'il y avait des hommes dans ces machines. Il détestait les soldats Chinois mais, par un curieux sentiment, il ne les associait pas aux pilotes ennemis. Par la suite, il s'efforça de ne voir qu'un chasseur devant lui, une machine, pas l'homme qui était à l'intérieur. Aujourd'hui, ses 12 victoires en combat ne lui causaient pas de troubles de conscience. Mais il y avait été bien été aidé par le drame de Niznij Novgorod.

En presque 24 heures de bombardements incessants, au printemps, la ville avait été rasée ! Totalement. Des photos avaient été prises à la fin des raids. De la ville fondée au XIIIème siècle, l'une des plus anciennes de Russie, il ne restait rien. On ne voyait pas même un morceau de mur debout, rien. Des décombres, des amas de débris, des monticules de pierres, de briques, à la place d'une ville d'un million d'habitants ! Le port fluvial semblait s'être englouti dans le fleuve. Les centres industriels de la périphérie ressemblaient à un désert. Plats. On avait dénombré 181 000 morts… Après cela, tout avait changé pour les pilotes de chasse Européens. Ils estimaient qu'ils n'avaient pas été au bout de leur tâche, qu'ils n'avaient pas su arrêter le flot de bombardiers Chinois. Même ceux, comme Mykola, qui ne volaient pas dans le secteur ce jour là.

Au 951ème Escadron, où il volait désormais en N°1, et Chef de patrouille depuis déjà quelque temps, les autres le considéraient comme un bon pilote et un très bon chasseur. Mais lui, préférait le premier jugement au second. Il s'était donc étoffé physiquement et ses traits s'étaient en quelque sorte ancrés sur son visage. Sa voix était toujours la même, le timbre aussi, et pourtant ce n'était plus tout à fait pareil. Le débit était différent. Un peu plus lent, peut être ? Il donnait l'impression d'avoir d'abord réfléchi avant de prendre la parole. Qu'il ne disait pas ces mots par hasard. Il l'ignorait, mais ses camarades aimaient l'entendre, en vol. Il avait cette qualité rare, inexplicable, de donner une autre allure aux évènements. Quand il emmenait une section de deux paires, il dictait ses instructions d'un ton si calme que les manœuvres paraissaient simples. Il rappelait toujours des consignes connues de tous, mais que chacun risquait d'oublier, un jour ou l'autre, pris dans le tourbillon du combat. Sa voix était rassurante, son calme communicatif, ses évolutions logiques et toujours, simples et efficaces. Il ignorait aussi que les pilotes qui le suivaient, dans un vol de section, partaient confiants. Il détestait toujours autant se "donner en spectacle" comme il disait, et faisait en sorte de ne jamais trahir de lassitude, après un long vol ou un combat épuisant. Il pensait que les autres aussi étaient fatigués ou effrayés et qu'il n'avait pas à ajouter à leur lassitude, la vue de ses états d'âme. Son comportement au sol, son air sûr de lui, rassuraient ses camarades. Surtout les plus jeunes, mais pas seulement. En revanche, comme toujours, il n'en était pas conscient, doutant de lui, de ses décisions, voulant constamment améliorer tel ou tel point de son pilotage ou de sa vision du combat, se reprochant un atterrissage un peu long, ou un rebond évitable.

***

Quelques pilotes de la Une, assez silencieux pour un retour de mission, étaient, eux aussi, en train de boire, devant le bar de la tente, mais il ne voulut pas s'imposer. Pas envie de paraître vouloir provoquer des commentaires après ses deux victoires. A tout hasard il regarda dans son casier et découvrit une lettre. De François Clermont, d'après le secteur postal. Il s'assit à l'écart pour la lire tout de suite.

12 août, Quelque part du côté de Saransk, moi-même je ne sais pas très bien où !

Salut, homme des Airs,

Cette offensive va nous tuer de fatigue. Enfin c'est une image, bien sûr. Et de mauvais goût. Je recommencerais bien si j'avais d'autre papier. Il va falloir que tu en fasses abstraction. Je sais que tu vas adorer ce mot… On sillonne, non pas les routes mais les pistes, depuis quinze jours, pour tenter d'échapper aux Stukas. Mais d'où viennent-ils ces satanés Stukas ? Est-ce qu'on ne peut pas repérer leurs aérodromes et les pilonner ? Il y a tant de choses qu'on ne comprend pas à mon modeste niveau de tringlot. Tu sais, ça m'a fait un drôle d'effet d'être affecté au Train des équipages, comme l'ancêtre, finalement, mais je ne lui arrive pas à la cheville.

D'accord, je l'avais demandé quand je me suis engagé, mais j'étais tellement gamin que c'était surtout pour passer mon permis de conduire dans l'armée ! La vie a changé, le monde a changé. Je ne me reconnais même plus, Myko.

On vient de passer 35 heures d'affilée sur les pistes. J'ai mis deux conducteurs par camion, dans mon Escadron. A l'Ecole d'Officiers on nous disait que le deuxième homme devait être le chef de voiture. Je me fous bien des chefs de voiture, je veux deux bons conducteurs. Déjà sur bonnes routes, en avançant à 50 à l'heure la fatigue vient vite. Au bout d'une dizaine d'heures les incidents commencent à arriver. Le gars qui s'endort, dont les réflexes sont trop lents, qui continue tout droit en abordant un virage, tous les trucs que tout le monde connaît. Seulement nous, une fois sur trois on transporte des explosifs ou des munitions ! Un arbre ou un tonneau et boum. Et le boum ce n'est pas seulement deux types volatilisés, un manque de munitions pour les gars du front, c'est aussi, souvent, un autre bahut qui saute. Explosion par sympathie, disait l'instructeur, autrefois. Je n'ai décidément pas de sympathie pour les explosifs ! Ce sont les chargements qui nous flanquent la plus grande frousse. Surtout en approchant du front, bien sûr. Quelle saloperie ces Stukas.

En principe, dans les équipages, celui qui ne conduit pas est censé faire la veille aux avions. Tu parles ! Il dort, oui. Bien trop crevé. Il arrive un moment où on ne sait plus très bien qu'on est au volant. Tout se confond, le pare-brise, la route ou la piste, devant, le décor. Les mains font leur boulot sans qu'on intervienne. Mais le plus dur ce sont les pistes non tracés. Quand on approche de la ligne de front on ne peut plus suivre les routes. Trop de cratères de bombes, d'épaves. Alors on roule à l'estime, au compas, à travers champ ou ce qui se présente. Je te jure qu'on a acquis un sens particulier pour flairer, même dans l'obscurité, le fossé qu'on ne franchira pas. Parce que l'histoire des phares bleutés c'est un truc de civils. Dans ces cas là, phares ou pas, on ne voit rien. Il faut s'arrêter et je prends la tête avec mon Delahaye Tout Terrain. Jamais je n'aurais pensé avoir des indigestions de conduite, pas moi ! Parce que ces nuits là c'est moi qui conduis en tête, d'autorité. Je ne veux pas que tout le convoi se paume parce que je dors.

Je m'attends toujours à ce qu'on nous demande, un de ces jours, d'approvisionner les troupes de premières lignes. Tu vois les "motos-neige"? Le truc que les ingénieurs de Citroën ont conçues à partir de leur moteur de cette 2CV, à refroidissement à air, et que l'on trouve partout, maintenant, dans l'ouest. Une sorte de moto, où tu es assis et pas à califourchon, avec une large chenille pour circuler en pleine neige, derrière laquelle on tire un traîneau classique, et un guidon pour se diriger. Figure-toi qu'on l'utilise désormais sur la terre ! Ca ne va pas bien vite, évidemment, deux vitesses seulement, mais il paraît que ça marche bien et, au front, c'est parfait pour aller jusqu'aux tranchées fournir les munitions d'armes légères ou les petits obus. C'est vrai que c'est marrant, sur neige, avec un petit ski en guise de roue avant. J'en ai essayé une, cet hiver, bien sûr ! Mais je ne me vois pas apporter des munitions au front.

A propos de voitures, sur les routes de l'arrière, quand on va chercher des munitions dans les grands dépôts de Bulgarie ou de Hongrie, je vois souvent les nouveaux modèles de Peugeot, la 203 et la 403. Elles me font rêver… Tellement modernes. Rien à voir avec les modèles d'avant-guerre. On dirait qu'en deux ans on a changé d'époque. J'aimerais bien m'offrir ça, après guerre, quand j'aurai mon étude de notaire !

Ce que je t'écris là doit te paraître ridicule, à toi qui dois te battre chaque jour là haut. Souvent quand je vois passer des avions de chez nous, je pense à vous, les "aviateurs" de la famille. Dieu que Millecrabe est loin. Mais on y reviendra. On se retrouvera Myko. Tiens le coup.

Ton cousin

François.

PS. Je ne t'ai pas dit, je vais passer Capitaine prochainement. En fait comme j'en fais déjà le boulot, à la tête d'un Escadron, ça ne changera rien pour moi. Mais, avec ma nouvelle solde, je mettrai de l'argent de côté pour mon étude ! Tu m'appelleras "Maître François" et je t'appellerai "la mouette". C'est bien des mouettes sur l'insigne de vol à voile dont tu étais si fier ?

François.

Mykola referma la lettre avec un vague sourire attendri, puis il se décida à aller faire son rapport chez l'officier des vols, qui enregistrait tout ce qui concernait ceux-ci, depuis les victoires jusqu'aux incidents, aux observations des appareils ennemis. Il croisa au passage un adjudant administratif qui lui dit :

- Lieutenant, le Commandant veut vous voir.

- Ah… où est-il ?

- Dans la tente-commandement.

Mykola hocha la tête et se dirigea de ce côté, dans un petit bois proche, qui abritait beaucoup de tentes, autant pour les protéger des vues que du soleil. Il attendit, devant le pan de toile relevé, que Violet, qui avait enlevé son blouson léger de la tenue d'été, et était en chemise, le remarqua. Il était au téléphone et, quand il le vit enfin, lui fit signe de la main d'entrer et de s'asseoir sur une caisse tenant lieu de siège. Après avoir raccroché le téléphone de campagne il se tourna vers Mykola et le fixa quelques secondes avant de commencer.

- Vous avez abattu un Zéro, aujourd'hui, je crois, Lieutenant ?

Comment diable avait-il bien pu voir ça dans cette pagaille ?

- Oui, Commandant. Euh… deux, en fait.

- Deux ?… Bien, bien.

Il se tut à nouveau et le jeune homme commença à se sentir mal à l'aise.

- Comment allez-vous, Stoops ? Pas trop fatigué ?

- Comme tout le monde, je pense, mais ça va, Commandant.

- Vous fumez ?

Mais enfin où voulait-il en venir ?

- Non, Commandant… Je peux vous demander pourquoi vous me posez cette question ?

Violet tourna la tête vers la grande planche posée sur deux tréteaux, qui lui servait de bureau, l'été, quand il n'utilisait pas celui de son camion-caravane.

- Avez-vous remarqué des changements chez certains de vos camarades ? Ceux qui montrent davantage de fatigue ?

- Et bien…

Puis il comprit.

- Vous voulez dire qu'ils se mettent à fumer, Commandant ?

Violet hocha lentement la tête.

- A fumer pour évacuer la nervosité, récupérer du tonus, j'imagine, par nervosité aussi, et à boire, théoriquement le soir seulement, pour dormir plus profondément, oui.

Mykola l'avait remarqué, bien entendu. Gérard était dans ce cas. Il avait de grands cernes sous les yeux et fumait beaucoup, désormais. Mais il n'en était pas encore à boire, comme certains des plus anciens Darwiniens.

- Je l'ai remarqué, Commandant.

- Vous n'en êtes pas là ?

- Non, Commandant. Je… je n'en éprouve pas le besoin.

Une nouvelle fois Violet hocha la tête.

- Vous avez appris pour Pereira ?

- Pereira ?

En même temps qu'il prononçait son nom il eut un flash. Pendant le combat c'était la voix de Pereira, il le réalisait maintenant, qui criait que sa verrière était bloquée…

- Il a été abattu, dit Violet qui laissa passer un temps avant de reprendre…

-… Vous êtes devenu N°1 assez vite, après votre premier combat, contre les Ju52, à Kiev ?

- Un mois, je crois. Ce qui m'a beaucoup surpris, je m'attendais à ce que vous me passiez un savon pour mon appareil détruit.

- Oui, mais vous aviez quatre victoires et vous aviez suivi les consignes : d'abord les transports. Vous aviez gardé votre sang froid en vol, c'était bon signe chez un débutant.

Violet parut réfléchir un instant puis reprit.

- Lorsque vous êtes devenu chef de section, il y a deux mois, comment avez-vous réagi, avec non plus un équipier mais quatre ou six avions à diriger, en mission ?

Mykola cherchait où le Commandant voulait en venir et tarda un peu à répondre.

- Je me suis surtout demandé comment les autres allaient réagir, Commandant. Moi ça ne me dérangeait pas… je veux dire que je ne voyais pas grande différence à mener une paire ou deux. Mais étant donné mon âge les Darwiniens, auraient pu montrer du mécontentement.

- Mais ça s'est bien passé…

Ce n'était pas vraiment une question et Myko ne répondit pas. D'ailleurs Violet poursuivait :

-… Si je me souviens bien, les sections que vous avez commandées, en missions libres, sont toujours revenues avec au moins une victoire, non ?

- Je… je ne sais pas, Commandant, enfin je ne m'en suis jamais fait l'observation.

- Vous en êtes à combien de victoires, maintenant ?

- Eh bien, avec celles d'aujourd'hui, quatorze, Commandant. Ah plus les quatre Ju52.

- Vous ne les comptez pas, en général ?

- Ce n'était pas des combats…

- Je ne veux pas de ça chez moi, Stoops ! Pas d'orgueil de foire à se dire qu'on ne compte que les chasseurs descendus. Ne faites pas votre Kojedoub qui n'abat que des Zéros. Nous sommes là pour abattre des "avions ennemis", le détail n'a pas d'importance sauf pour ceux qui roulent des mécaniques. Pas votre genre, il me semble. Donc vous en êtes à 18 victoires… Trois croix de guerre. Même dans l'Escadre, avec les quelques Anciens qui restent, c'est un très beau score, l'un des meilleurs du 951ème. Mais la notion de score m'importe peu, c'est l'expérience du combat qui m'intéresse. A mes yeux 18 victoires représentent une somme précise d'expériences du combat, précisément.

Mykola se raidit. C'était vrai que ce n'était pas son genre de rouler. Mais il faisait encore un complexe avec cette histoire des Ju. Probablement parce qu'il avait détruit son propre appareil en se posant, songea-t-il, avec lucidité.

- Et l'âge n'a rien à y voir, poursuivit Violet de façon plutôt incongrue. Je sais que vous êtes encore très jeune, Stoops, moins de vingt ans, je crois, et que vous êtes passé Officier-pilote il y a deux mois seulement. Que vous étiez Officier-Navigant il y a juste huit mois, quand vous nous avez rejoint avant l'affaire de Kiev. Mais les choses vont très vite dans cette guerre. Quand on lui survit. Vous n'êtes pas le premier, loin de là, à atteindre ce grade aussi jeune et aussi vite…

Il s'interrompit, fit deux pas sur le côté et se tourna brusquement vers Mykola :

- Je veux que vous preniez la Seconde Escadrille, Stoops. Cette guerre ne nous donne pas le choix… elle consomme très vite nos meilleurs pilotes. Les Chefs d'Escadrilles et d'Escadrons, notamment, ce qui est très préoccupant… Commentaires ?

- Je… enfin je suis surpris, Commandant. J'ai envie de vous dire qu'il y a d'autres Darwiniens qui sont plus capables que moi à ce poste… Mais c'est très subjectif. Je suppose que, si vous me donnez cet ordre, c'est que vous avez vos raisons.

- En effet, Stoops, en effet. C'est vrai qu'il y a des anciens plus expérimentés en heures de vol que vous, et aussi en missions, si on peut parler ainsi. Plus expérimentés en matière d'heures de vol, surtout. L'Escadron a été beaucoup engagé, depuis des mois, et vous les avez rattrapés très vite, en ce qui concerne les combats. Et c'est vous qui êtes devenu plus expérimenté qu'eux pour engager une formation au combat, plus lucide. Or c'est notre tâche principale, abattre des appareils ennemis. On n'obtient pas dix-huit victoires comme ça, par hasard. D'autant que vous les avez accumulées depuis assez peu de temps. On a déjà remarqué ce phénomène, on l'a étudié, dans l'Armée de l'Air, et on sait, maintenant, comment le traduire. C'est pourquoi j'ai eu des indications pour m'aider à prendre cette décision. Qui s'impose aussi par le niveau de l'Escadron, en ce moment. Au-delà de votre expérience du combat ; supérieure à celle de beaucoup d'anciens ; ceux ci sont, physiquement, au bout du rouleau, je le vois bien. En pleine offensive je ne peux pas les envoyer au repos. Leur donner le commandement de l'Escadrille ce serait ajouter encore à leurs stress et je ne suis pas sûr qu'ils auraient assez de lucidité pour commander efficacement, ils disparaîtraient très vite. Vous savez, dans certains Escadrons les Chefs d'Escadrille défilent si vite que l'Etat-Major du Groupement Aérien n'a pas même le temps de les faire figurer sur les listes des unités… Pour l'instant vous résistez bien à ça. Votre âge, peut être, ou votre caractère ? Vous apprenez assez vite. La pratique du commandement, des responsabilités, ne vient pas le jour de la promotion. C'est en l'exerçant qu'on l'acquiert. Avant, vos chefs pensent seulement que vous êtes capable, ou non, de l'assumer. C'est un coup de poker. Ca se passe comme ça pour tout le monde. C'est une sorte de pari sur vos aptitudes. Vos camarades n'ont jamais protesté officiellement quand vous avez emmené des sections de 6 et, et lorsqu'un pilote a quelque chose à dire il le dit, croyez-moi. En réalité ils ont tous reconnu, auprès du Capitaine Pereira, qu'ils avaient confiance en vous, en vol. Ca me suffit. Je sais qu'entre 6 et 12 avions il y a une différence, sur le papier. Pas autant dans la réalité d'un vol de combat. En vous nommant j'assure la Seconde d'une certaine stabilité dont elle a besoin. A vous de ne pas vous faire descendre bêtement…

Il avait eu un sourire triste en prononçant la dernière phrase. Il poursuivit :

- Vous commencez immédiatement, bien entendu. Vous n'avez plus que huit pilotes au lieu des douze réglementaires, à la Seconde, vous vous habituerez vite. Nous recevrons un renfort bientôt, mais je ne sais pas quand. D'ici là vous aurez dirigé la Deux au combat et 4 avions de plus ne vous perturberont pas. Le Groupe m'a annoncé des bleus. Quand ils nous auront rejoint, occupez-vous d'eux, mais pas trop. Ils feront comme les autres, ils s'habitueront ou ils seront vite abattus. Personne n'y peut rien et vous ne devez pas mettre en danger tout votre élément pour aider un seul pilote. Je vous parais probablement cynique à dire cela, mais il faut voir les choses sous cet angle, si l'on veut tenir le coup. Voilà, bonne chance, Capitaine, votre nomination est effective à partir de la minute présente, pas provisoire. Mettez-vous au travail en commençant par voir l'officier mécanicien pour connaître l'état matériel de vos avions et les probabilités d'avions disponibles demain. Pendant ce temps je vais faire prévenir vos pilotes.

C'est le soir, tard, qu'il eut enfin le temps de lire une lettre ; venant de Millecrabe, cette fois ; de la Tante Elise Fournier. Elle lui apprenait que Vadia Kalemnov, le jeune frère de Piotr, l'un des vélivoles, pilote de Yak dans un Escadron du front nord, avait été abattu !

Vadia… il resta longtemps assis, la lettre devant les yeux, revoyant l'air sérieux de son cousin, quand ils bavardaient au stage de la Mûre…

***

Piotr serrait les dents. Trois P 38 de sa Troisième Escadrille avaient percuté le matin même en attaquant un village banal qui s'était avéré renfermer une quantité de blindés chinois, défendus par une ribambelle d'affûts anti-aériens. Et maintenant un char ennemi venait, à l'instant, d'avoir le piège de Baudouin qui s'était émietté en percutant le sol. Une simple mitrailleuse de tourelle ! Il balança nerveusement le manche à droite en sélectionnant sa deuxième paire de fusées.

-"Assurez la sécurité, Pigeon Rouge, fit-il dans son laryngophone, je descends, il me faut celui-là."

Puis il fit mine de s'éloigner en volant si bas qu'il craignit de sentir ses hélices faucher les hautes herbes de la plaine ! Il savait qu'il était en train de faire une bêtise. Il aurait dû plonger avec une section entière. Six mois auparavant il ne l'aurait pas commise. Il était assez lucide pour se rendre compte que c'était une réaction affective, absurde, due à la fatigue qui perturbait son jugement. Mais Baudouin était un copain des premiers jours du centre de formation, et il avait besoin d'évacuer du stress… La mort de Vadia l'avait plongé dans un brouillard de chagrin pendant une nuit. Au jour il l'avait enfouie dans une part de son cœur et s'efforçait de ne pas y penser. Mais il était devenu encore plus tendu. Il songea qu'il allait se servir de l'imprudence qu'il était en train de commettre, ce soir, pour marteler à ses pilotes qu'ils ne devaient jamais le faire ! Qu'il avait fait une vraie connerie ! Les gars adoraient ce genre d'autocritique qu'ils gardaient en mémoire.

Un coup de manche pour sauter une carcasse fumante et recoller au sol de l'autre côté puis remonter d'un cheveu pour entamer un large virage afin de revenir à l'attaque d'un autre côté. Il repéra d'assez loin le char qui venait d'envoyer Baudouin au tapis. Le tireur était encore dans la tourelle et Piotr reconnut les deux bandes rouges en travers de celle-ci. A 500 mètres il aligna la chenille du blindé, sachant que ses fusées perceraient facilement, par là. Il savait bien que le mitrailleur l'apercevrait et dirait au conducteur de pivoter pour opposer leur blindage frontal, mais il comptait sur sa grande vitesse à lui, comparée à celle du char, manœuvrant. Celui-ci était presque de trois quart arrière et n'avait plus le temps de faire pivoter sa tourelle pour braquer son blindage. Une fusée dans le moteur ferait tout aussi bien l'affaire. Il pressa la mise à feu à 100 mètres du but et eut le temps de voir le double impact avant de le survoler au moment où le blindé sautait. Une fraction de seconde il fut secoué, entouré de flammes puis tout disparut alors qu'il remontait en direction du sud, rejoignant les deux Escadrilles qu'il avait emmenées pour cette mission d'appui-feu aux blindés. Elles attendaient à 1 000 mètres, spiralant et surveillant le ciel.

Si les P 38 étaient fatals aux Stukas, des Zéros non repérés signifiaient la fin pour beaucoup d'entre eux. Certes, s'ils avaient assez de vide sous les ailes, s'ils se trouvaient à 3 000 ou 4 000 mètres d'altitude par exemple, ils avaient autant de chance qu'un Focke Wulf. En raison de leur poids, ils accéléraient beaucoup plus vite, en piqué, et semaient un Zéro, dans cette configuration de vol. Sans parler de leurs quatre canons dont une rafale détruisait tout Zéro touché. Mais il leur fallait plus de place, ils évoluaient infiniment moins bien, en virage. Moins vite, surtout. Ca c'était la vraie clé d'un combat, pour empêcher qu'un chasseur ennemi ne se glisse dans votre queue : passer, très vite, d'une inclinaison de 45° à droite, à 45° à gauche. A basse altitude, sans pouvoir piquer pour prendre le large, c'était un combat perdu d'avance. De toute façon, leur boulot était de faire sauter les chars chinois. Ils étaient des destructeurs de chars, à la rigueur de Ju87 Stukas, un point c'est tout. L'affaire de Kiev, où le Commandement les avait utilisés comme chasseurs contre les Ju52, l'hiver 1947, était exceptionnelle.

Les seuls combats qu'ils étaient encouragés à mener concernaient donc les Stukas qui étaient des menaces terribles pour les chars européens. Pour le reste tout combat aérien ne devait qu'être de la légitime défense. La gigantesque bataille de blindés qui se déroulait depuis trois jours, sur la rive ouest de la Volga, était cruciale pour l'offensive. Là, en dessous, du nord au sud, il y avait plusieurs milliers de carcasses brûlées, originaires des deux camps, et beaucoup plus encore de blindés qui se ruaient les uns sur les autres comme de gigantesques insectes, venant parfois se heurter de plein fouet, Piotr l'avait vu, la veille. Il s'était demandé si des équipages pouvaient survivre à un choc de cette sorte, à 50 km/h, chacun, 100 km/h à l'impact, dans des boites de métal…

Alors qu’ils rejoignaient la formation le contrôle-coordination l'appela :

-"Pigeon leader de Drapeau."

-"Pigeon, j'écoute."

-"Une division ennemie a effectué un mouvement tournant, à trente kilomètres au sud, carré BK 59. Ils sont en train de pulvériser une de nos Brigades qui arrive à bout de carburant. Faites tout ce que vous pourrez pour les dégager, la colonne dépêchée pour les aider prend du retard."

-"Reçu, exécution, Drapeau"… répondit-il avant de s'adresser à sa formation.

-…"Pigeon autorité à tous, on grimpe à 2000. On va dans le BK 59, plus au sud, aider une Brigade. Formation quatre doigts, par section."

Piotr vira et accéléra après avoir passé ses hélices au grand pas. Pendant le trajet par une association d'idées qu'il ne perçut pas il songea à Alexandre. Son régiment était peut être dans le coup, il était peut être dans la Brigade en difficulté ? Ses yeux tombèrent sur le sol, en dessous, et il vit plusieurs carcasses détruites. Il eut un coup au cœur. "Non, pas lui, pas lui après Vadia…" Il se rendit compte qu'il était en train de craquer, qu'il laissait son imagination, ses sentiments l'envahir trop fortement. Quand ils arrivèrent au-dessus du champ de bataille il intégra d'un seul coup d'œil la situation de la Brigade. Elle se trouvait dans une grande plaine traversée, à l'ouest, par un talweg peu profond. Ses chars manœuvraient sans cesse pour éviter les tirs des blindés chinois, arrêtés, eux, sur une petite ligne de crêtes, au nord, et se trouvaient ainsi dans les meilleures conditions possibles pour les anéantir totalement. En outre à bouger sans cesse sur ce billard, pour éviter d'être des cibles, les blindés amis étaient en train de vider leurs réservoirs…

-"Rouge, prenez la partie sud. Jaune, avec moi, l'autre côté du dispositif."

Pas besoin d'en dire plus. Del Vecchio, le chef de la section rouge, aujourd'hui, était un ancien qui connaissait son travail. Piotr bascula son avion par la gauche pour attaquer avec le soleil dans le dos.

-"Pour la première passe, choisissez les cibles arrêtées, sur la crête, ensuite liberté de manœuvre," lança-t-il quand même. Il repéra un char surmonté de fanions, loin au bout du dispositif chinois. Un blindé de commandement, probablement. Avec un peu de chance c'était le véhicule du Général commandant la division chinoise ? Encore que ceux-ci occupaient plutôt un transport blindé pour disposer de plus de place pour une installation radio complexe, des opérateurs et un ou deux officiers supérieurs. Piotr songea qu'il lui restait quatre paires de fusées seulement. Ensuite ce serait aux canons. Les obus étaient alternés, dans les casiers d'ailes. Un perforant, un incendiaire, un explosif. Il fallait les loger soit dans les chenilles, soit derrière, dans le moteur, ou avoir la chance qu'ils se glissent dans un repli mal blindé, pour avoir une possibilité de stopper un char. Mais ça marchait assez souvent, quand on était suffisamment précis et qu'on lâchait une rafale de trois obus. Son P 38 volait si bas qu'il devait slalomer entre les véhicules !

Il enregistra, confusément, une explosion silencieuse, plus à droite, sentant qu'il s'agissait d'un char et non d'un crash. La pensée d'Alexandre ne l'avait pas quitté depuis tout à l'heure et il était très tendu. Il arrivait à portée de tir. 300 mètres… Il attendit encore pour être sûr de pulvériser sa cible. 100 mètres… il écrasa la détente et vit ses fusées percuter ensemble pendant qu'il basculait l'aile gauche, s'éloignant à peine du sol, au point qu'il craignit un instant de toucher. Alexandre… il fallait aider Alexandre… Faire sauter tous ces salopards… Il tira de plus loin, trop loin, une autre fusée sur un blindé qui prit feu, apparemment. Puis il perdit le compte de ses cibles…

Piotr réalisa soudain que, depuis un moment, il ne tirait plus qu'aux canons. Plus de fusées. Mais il continua à attaquer comme un fou, ne remontant jamais en altitude après une passe mais virant pour choisir un nouveau blindé. Et puis, il enregistra le bruit caractéristique de l'air comprimé qui s'échappait quand il pressait la détente. Plus d'obus ! Mais il continua encore, exécutant des passes qu'il interrompait à la dernière fraction de seconde, avant de percuter la tourelle… Il fallait les repousser, leur faire faire demi-tour… Alexandre…

Il entendit une détonation sèche, malgré le grondement de ses moteurs et le manche lui fut arraché des mains, alors qu'il criait de douleur en portant la main à l'épaule droite. Etrangement la douleur le ramena à lui, ou plutôt lui fit reprendre ses esprits. Il comprit immédiatement ce qui se passait. Son avion était salement touché, cette fois ci, et il était blessé ! Sa main gauche quitta l'épaule et vint agripper le manche qu'il tira à fond. Son bras droit pendait le long de la paroi de l'habitacle. Le P 38 dérapa mais leva le nez dans le ciel et il dut mettre toute sa volonté, toutes ses forces, pour aller repousser brutalement les manettes de gaz en avant, en lâchant la poignée du manche. Il tourna la tête sur le côté, vers le sol, pour évaluer son altitude… Pas loin de 500 mètres. Il lâcha le manche encore une fois et sa main gauche vint heurter brutalement la boucle de son harnais qu'il tordit pour la dégrafer. Ses doigts saisirent ensuite la petite manette peinte en rouge, juste en dessous du plexi, et la verrière s'envola, déclenchant une tornade d'air dans l'habitacle. D'après la pression, contre le dossier de son fauteuil, il sentit que l'avion avait encore une vitesse propre suffisante et, repliant la jambe droite il poussa de toutes ses forces le genou contre le manche. Il sentit ses fesses décoller du siège quand l'avion bascula brutalement en avant en l'éjectant, son bras blessé venant cogner quelque chose de dur… une gifle de vent lui frappa le visage… La poignée… vite la poignée du parachute… Ses doigts la trouvèrent, sur la poitrine, et tirèrent désespérément.

Un claquement… non un coup de canon… Il pendait sous la corolle de son parachute. Il eut encore la force de regarder en bas le champ de bataille. Des chars, les uns fumant, d'autres en mouvement. Il se dit qu'il allait tomber au milieu de cette pagaille et s'évanouit, au bout des suspentes, avant d'avoir touché le sol.

Quand il reprit connaissance il entendit quelqu'un jurer en italien et hurler en Français.

- Porca miseria, aide-moi Pablo, descend, ce foutu Commandant de mes deux est trop nourri. Ce n'est pas un géant mais il pèse, dis-donc, tu parles d'un type râblé ! Il devait faire du rugby, avant guerre. Il a des cuisses comme les jambons que faisait ma mère, la sainte femme.

- On peut pas le monter jusqu'à la tourelle, Giovanni, on va se faire allumer. Tire-le on le glissera par le trou d'homme, dans le plancher, il suffit de faire avancer un peu le char.

Piotr avait tout entendu, s'indignant des commentaires, quelque part dans sa semi conscience. Il avait des cuisses normales et pesait un poids courant, pourquoi ces gars racontaient des choses pareilles ? Il eut envie de leur dire que leur engin allait lui passer dessus, mais n'en eut pas le temps. On le saisissait par les épaules et il cria de douleur quand une main toucha son épaule.

- Il saigne vachement, dis donc. On peut pas le bouger. Va dire à Pietro de manœuvrer le char par l'avant et je le guiderai.

Des explosions retentirent tout près. Piotr s'évanouit de nouveau en voyant un blindé arriver droit sur lui. La fois suivante c'est un grondement assourdissant qui le réveilla. Il devina qu'il était à l'intérieur d'un char et la scène précédente lui revint en mémoire. Quelque chose tomba à côté de lui en faisant un tintamarre métallique. Il tourna légèrement la tête et aperçut une douille d'obus fumante et sentant la cordite à plein nez, à côté de son visage ! Ces types allaient finir par lui défoncer le crâne ! Dieu, il n'avait jamais été aussi fatigué. Il voulut bouger et se rendit compte qu'il avait le bras droit plaqué contre le corps par un énorme pansement recouvert d'une sorte d'écharpe beige. Son blouson ; à cette époque de l'année il ne volait pas en combinaison ; avait rendu l'âme, la manche droite déchirée à l'épaule. En revanche, grâce à la fatigue, peut être, la douleur de la blessure était sourde et tolérable, maintenant. Il sentit le gros moteur du char accélérer et une secousse le précipita contre une paroi dont il se protégea tant bien que mal avec son bras valide. Ses gestes étaient ralentis. Pendant un temps qu'il fut incapable de mesurer il se battit ainsi pour se protéger. Puis le moteur s'éteignit ! Quelques instants plus tard les pieds qu’il entrevoyait au-dessus de lui, au fil de ses allers et venues en travers du plancher métallique, se posèrent à côté de son bras et il eut un mouvement de recul pour éloigner son épaule.

- Eh, il est réveillé le foutu Commandant !

Une voix arriva de plus haut :

- Bon Dieu, Giovanni, tu pourrais bien respecter un officier, une fois dans ta vie.

- Mais je le respecte, celui-là ! Avec son cirque il nous a foutrement aidés… Eh, Commandant, tu es réveillé ou tu fais semblant ?

Piotr se sentait épuisé et avait de la peine à réfléchir. Il fit cependant un gros effort pour sortir de la torpeur et répondre :

- Tu pourrais dormir, toi, soldat, avec un putain de bazar pareil ?

- Alors toi, là, t'es bien réveillé… Moi c'est Giovanni, dit le soldat en se baissant pour tendre la main. Ah tu peux pas me la serrer avec ton bras, c'est vrai, excuse, Commandant.

Piotr ne se rendait compte que d'une chose, ce type était un personnage. Il reprenait :

- Il t’a bien soigné, Pablo, hein Commandant !

- Giovanni, arrête, Bon Dieu fit l'autre voix. Dégage plutôt les douilles on va charger un complément de munitions, le Lieutenant vient de me prévenir par radio.

- Je me doute bien que c'est par radio, il allait pas crier depuis son char, hein ? Et puis d'abord d'où il vient ce complément de munitions, on a été rejoint ?

- Négatif, fit encore une autre voix, venant de l'avant, cette fois, on vide les blindés endommagés. De toute façon ils seront détruits quand il fera jour.

- Et les gars ? s'indigna le dénommé Giovanni.

- On les charge sur les plages arrière, fit la même voix. Allez pousse-toi, il faut que je m'occupe de mon blessé. Un petit homme brun apparut, le casque de travers.

- Bonjour, Commandant, je suis le Brigadier Alvarez, copi du bord. Et voilà Giovanni Pazzerotti, tireur. Le Sergent Augustin Poncho, chef de char, qui est encore au-dessus de vous viendra peut être plus tard. Mais le pilote ne quittera pas son poste, vous ne le verrez pas. Je vais regarder votre blessure.

- C'est vous qui m'avez soigné ? demanda Piotr d'une voix lasse.

- Oui. On a une pharmacie de bord assez bien équipée.

- C'est un beau pansement que j'ai là, vous vous y connaissez, dites-donc, vous avez été blessé vous même ?

- Oh non, mais j'ai fait un an d'externat à l'hôpital principal de Saragosse et comme j'étais fauché je faisais toutes les gardes en traumatologie, expliqua le gars en commençant à défaire et réenrouler la longue bande, au fur et à mesure.

- Et on vous a versé dans les blindés ?

- Je n'étais pas encore diplômé. On commence la médecine après un an de prépa en hôpital, si bien qu'on a juste le bac à montrer comme diplôme. Et le concours d'externat n'en est pas un pour l'Armée. La pratique ne compte pas. Je ne voulais pas être infirmier… Enfin bref. Ici on vient me consulter plus souvent que le médecin de bataillon !

De la pratique il n'en manquait pas, effectivement, Piotr s'en rendit vaguement compte à sa façon de refaire le pansement, inspectant et nettoyant la plaie qu'il saupoudra d'une poudre sulfamide. Comment se procurait-il ces médicaments ? Le médecin de régiment devait avoir confiance en lui et Piotr décida de faire de même. De toute façon il n'avait plus la force de réfléchir. Il se laissa aller…

Il n'apprit que plus tard qu'il avait passé deux jours sur le plancher de ce char. Dormant la plupart du temps, on ne le réveillait que pour le faire boire une eau tiède, écœurante. Il fallut ce délai pour que les survivants de la Brigade soient rejoints après une attaque divisionnaire. Mais alors tout alla plus vite. Il se réveilla dans un hôpital de campagne d'où il partit après quelque temps pour l'arrière. Il n'eut conscience de rien, assommé de calmant. Plus tard encore on lui dit qu'il avait perdu beaucoup de sang avec sa blessure à l'épaule mais qu'il avait surtout craqué, nerveusement, répétant le prénom de son frère. Il pleurait, pendant son sommeil ! Il était arrivé au bout du rouleau, nerveusement et physiquement. En réalité sa blessure lui avait probablement sauvé la vie ! Elle était arrivée au bon moment pour que la convalescence le remette sur pieds, physiquement et moralement.

Le courrier suivait bien, dans l'Armée Européenne, on savait qu'il comptait beaucoup pour les hommes. A l'hôpital, Piotr reçut une lettre de son cousin Charles Bodescu.

Sibérie le 14 août 1947

Mon petit Piotr,

Oui, je sais que c'est un peu ridicule de t'appeler ainsi, désormais, mais tu restes, dans ma tête, le petit Piotr. Je te revois toujours, l'année de tes douze ans, accroché comme un singe au bout d'une écoute de grand'voile que tu avais détachée par erreur et qui t'avait fait monter d'un seul coup en haut du grand mât, où tu râlais comme un possédé ! Mais sans lâcher, bien sûr. Trop têtu pour ça ! Toi, pour te faire lâcher prise, hein ? Tu sais que tu étais drôlement maigrichon à l'époque… Tu as changé, mon salaud !

Bien sûr j'ai appris pour Vadia. Il n'y a rien à dire. Tu sais ce que j'éprouve.

Finalement tu dois être un bon, sur ces P 38 B chasseurs de chars, tu ne dois pas renoncer, je pense. Il y en a un autre près de moi, en ce moment, qui te ressemble pour ça. J'ai regretté que tu ne sois pas en permission quand nous sommes revenus du camp de prisonniers, je t'aurais présenté Antoine, je sais qu'il t'aurait plu. Un type qui ne la ramène pas et sur qui on peut compter. Sans lui notre groupe de prisonniers n'aurait eu aucune chance. Mais tu le verras, après la guerre, à Millecrabe. Je l'amènerai. Et si ce n'est pas moi, ce sera Vera, enfin je pense, si je suis bon observateur. Lui-même" ne se doute de rien ! Tu sais qu'elle est Lieutenant-radariste, maintenant ? Elle est dans une station assez importante de la région de Penza.

De mon côté pas de période creuse, on nous utilise à tout bout de champ. Des missions dans les lignes mais aussi plus loin, où nous accomplissons des destructions d'objectifs fixes, dépôts de munition ou de carburant, ponts, voies ferrées et même une installation pétrolière, une fois. Nous sommes devenus les rois de l'explosif. Tu sais, jamais je n'aurais cru qu'on peut à ce point utiliser la nature pour se dissimuler et passer entre des unités, des postes de garde, même ! Les Corps Francs sont des soldats fantastiques. On peut leur demander n'importe quoi. Et si c'est impossible à réaliser ils sont encore plus demandeurs ! Les Chinois nous ont donné des leçons, au début de la guerre, mais aujourd'hui on est devenus meilleurs. A cause d'eux, en somme.

En revanche le côté parachute me rebute. Je sais bien que c'est nécessaire, dans notre boulot mais sauter me fait horreur. Comme Andreï, l'ami d'Hanna, qui est en école d'artilleur, maintenant. Encore qu'il doit être sur le point d'en sortir. Personne, hormis toi maintenant, ne connaît ma haine du saut. Surtout mes hommes. Je suis toujours en train de les tanner pour que l'on fasse des sauts d'entraînement, entre les missions. Et moi avec eux, bien sûr… Faut-il être obstiné ! Il est question qu'on change de front pour aller vers les montagnes du Turkménistan. Ca ne me déplairait pas d'avoir un peu moins chaud. En revanche ce que c'est beau, la Sibérie, l'été !

Ouvre les yeux, cousin. Tout le monde a besoin de toi, surtout ta famille.

Ton cousin.

Charles.

***

La Volga était derrière eux avec les carcasses de la moitié de ses chars. Alexandre portait une barbe de trois semaines sur le visage. Tout comme ses équipages. Ils avaient tous beaucoup maigri, se sentaient épuisés. Leurs réflexes étaient plus lents et les conversations ne roulaient que sur la nourriture, eux qui ne mangeaient plus beaucoup. Les ravitaillements en carburant, en munitions, et en eau, étaient prioritaires. Fofo prétendait que si l'eau était prioritaire c'était parce que les moteurs chauffaient et devaient être refroidis, pas pour les équipages… D'ailleurs ils buvaient la même eau qu'ils mettaient dans les moteurs, précisément ! Il assurait qu'après la guerre ; lui qui détestait l'eau en dehors du pastis ; irait "chaque soir à l'océan se baigner, et dans le lac de Soustons, et qu'il apprendrait à nager et qu'il…"

Intarissable.

Les rations quotidiennes devaient durer deux jours, parfois trois. L'avance avait été si grande, dans ce pays plat, que les convois venant de l'arrière ne les rejoignaient qu'épisodiquement, de nuit, quand ils avaient échappé aux Stukas. Parfois, aux abords d'un village, ils trouvaient des arbres fruitiers et pillaient ses branches. Ils avaient tous eu des maux de ventre épuisants, se vidant à chaque instant et les chars sentaient si mauvais qu'en dépit de la sécurité ils avançaient en gardant la tourelle et les trappes des pilotes ouvertes ! C'était un cauchemar dominé par la chaleur et le soleil.

-"Charbon autorité, Charbon autorité." La radio grésillait dans les écouteurs d'Alexandre et assourdissait la voix du Commandant Pesron.

-"Charbon autorité j'écoute."

-"Vous stopperez dans le petit bosquet sur votre droite, un kilomètre devant."

Ravitaillement ? Une bouffée d'espoir. Non c'est la première chose que Pesron lui aurait dite. Il accusa réception et transmis l'ordre à Hans, le pilote, et le char obliqua. Suivi du seul rescapé de son Troisième Peloton. Huit blindés dans l'Escadron, il ne lui restait que huit équipages, sur dix-sept : quatre Pelotons de quatre Schermann, plus son véhicule à lui ! Une pensée l'obsédait, depuis plusieurs jours. Sur les huit survivants il y avait six équipages d'anciens. Est-ce que cela voulait dire que les nouveaux n'avaient pas été formés avec assez de rigueur ? Est-ce que c'était de sa faute, à lui, s'ils avaient sauté, brûlé ? Est-ce qu'il ne leur avait pas trop demandé ? Ce n'était quand même pas un hasard que ceux qui avaient accumulé le plus de fatigue, le plus de coups durs, soient toujours là…

Dans le bosquet il trouva le reste du Quatrième Escadron, commandé maintenant par le Lieutenant Tarjinopoulos et le petit groupe de commandement avec "Caracol" en personne, Van Pluren. Celui-ci vint vers eux et attendit qu'Alexandre se laisse glisser le long du blindage de la plage avant. L'arrière était occupé par trois rescapés d'un équipage qu'ils trimballaient comme ça. Ils se retenaient, sur cet espace, avec des cordes faites de chemises torsadées fixées à la carapace du Schermann, les fesses brûlées par la chaleur qui se dégageait du moteur, sous eux.

C'était la première fois depuis plus de dix jours qu'Alexandre voyait son supérieur en personne. Lui aussi avait une sale mine, songea le jeune homme en saluant. Van Pluren, avait aujourd'hui son air "Britannique". Très raide. Il devait souffrir du dos, ça lui arrivait souvent. Ces jours là il remontait les épaules et se tenait très droit. Le Colonel lui rendit son salut sèchement, sa main vibrant, près de la tête, comme si elle était monté sur ressort, et Alexandre eut un quart de sourire. Pas plus, prudence. C'était le Commandant Pesron qui avait révélé, un soir, que le Colonel souffrait terriblement du dos, dans son char, d'où sa raideur qui lui donnait de faux airs d'Officier Anglais ! Et en lui même Alexandre avait approuvé en précisant "une allure d'Officier Anglais pastiché par des cinéastes".

- Pas la grande forme, n'est-ce pas Capitaine Piétri. Vous avez plutôt une sale gueule !

- Si je peux me permettre, Colonel, vous même… n'avez pas l'air d'être au mieux !

Après coup il se demanda s'il n'avait pas été un peu trop loin… Le visage de Van Pluren se plissa dans l'un des premiers sourires qu'Alexandre lui eut jamais vu !

- Vous êtes bien le seul à me dire ces choses là, Piétri, et je me demande bien pourquoi, je le tolère ? En tout cas je suis content de vous voir, mon vieux. Votre Escadron en a bavé, je le sais mais il va bien, je veux dire qu'il se bat bien. Il va quand même lui falloir donner un dernier effort.

- Est-ce qu'on n'a pas encore assez creusé l'écart avec l'infanterie, Colonel ? Les bidasses ne peuvent même plus suivre pour occuper le terrain dont on s'empare.

- L'Infanterie va plus vite, désormais. Savez-vous, Pietri, que les Chinois avait mis deux mois, en 1945, à conquérir les 450 kilomètres que nous venons de leur reprendre, dans ce secteur, en trois semaines seulement ?

- J'en déduis que nous ne sommes pas aussi bons pour la défensive que pour l'offensive, Colonel, ce que je n'aurais pas pensé, jusqu'ici… Donc nous poursuivons ?

- Oui, dit Van Pluren en dépliant une carte sur la chenille du char. Notre objectif est là, Orlov Gaj. On s'y regroupe. Nous serons à deux pas de la frontière du Kazakhstan qui est un symbole important. Mais, surtout, nous aurons une grande étendue de terrain dégagé devant nous pour contre-attaquer avec nos blindée si les Chinois lançaient une offensive en utilisant l'infanterie. La nôtre est de plus en plus mécanisée, semichenillée, elle n'a pas besoin de routes. Les camions Chinois si, dans la grande majorité de leurs unités. Nous serons en bonne position pour passer l'hiver et grappillonner encore un peu de terrain, qui sait ?

- Et avec quoi allons-nous attaquer ? Mon Escadron a perdu la moitié de ses chars, ceux qui me restent sont en mauvais état, on jongle avec le carburant et les munitions qu'on prélève sur les véhicules immobilisés ou endommagés. Mes pilotes ont des brûlures à la bouche, à force de siphonner les réservoirs des Chinois. Je me demande comment nos moteurs acceptent leur essence, d'ailleurs.

- La division se reforme avec les restes des autres. Sur le papier il n'y a jamais eu autant d'unités dans une seule division que dans la nôtre, mais le nombre de blindés correspond bien à une seule Division de cavalerie. Si vous saviez quelles bagarres se déroulent, à l'Etat-Major, pour déterminer quelle Division squelettique va être cannibalisée au profit de quelle autre ! Je vais recevoir les survivants de deux régiments de Chasseurs qui gardent leur identité, mais dont les véhicules sont provisoirement ventilés dans nos Escadrons. De cette manière vous allez récupérer un Peloton complet. Je vais aussi vous octroyer un élément du 228ème qui ne compte plus que son Chef d'Escadron et un Peloton ! Vous reconstituez donc votre Escadron au complet. Vous me suivez ?

- Et qui commandera, Colonel ?

- Vous, Capitaine. Le 125ème Hussard commande. Ah, oublié de vous dire que vous étiez Capitaine à titre définitif depuis une quinzaine, enfin il me semble. L'officier du 228ème n'est que Capitaine Prov'.

- Depuis une quinzaine de jours, Colonel ?

- Quelque chose comme ça, je vous l'ai dit. Complètement oublié de vous prévenir. Vous voilà en route pour devenir Commandant Prov', si les petits cochons chinois ne vous bouffent pas tout cru.

Alexandre hocha la tête en se disant que maintenant Van Pluren avait l'air de pasticher un type pastichant un Officier Anglais ! Du second degré, il devait avoir sacrément mal au dos ! Mais, vu de l'extérieur, c'était assez marrant…

Effectivement il devait y avoir de fichues bagarres de commandement. Sa nomination définitive lui paraissait tomber tellement à pic pour que le commandement reste au 125ème, qu'il se doutait bien qu'il s'agissait simplement d'un jeu d'écriture, a posteriori ! De toute façon il ne servait à rien de discuter, Van Pluren avait lui-même reçu ses ordres du commandement de la Division. La vraie bagarre se situait à un niveau plus élevé encore.

- Quoi qu'il en soit votre situation sera éclaircie très vite. Vous recevrez votre avis de promotion après l'offensive, j'imagine, avec un avis de rappel de solde ! Bien, un convoi va nous rejoindre, à la nuit. Faites les entretiens de vos véhicules et que vos hommes se reposent et se restaurent. Nous attaquerons à l'aube. D'ici là l'aviation d'appui ; P 38 et La 5 ; nous protégera d'une contre-attaque chinoise.

- Je me demande toujours où nous allons chercher tous ces P 38 ou La 5, comme s'il y en avait des réserves inépuisables.

- Pas inépuisables, non. Mais le Haut Commandement est moins ; comment dites-vous déjà, vous autres réservistes…; amateur ? Moins amateur que vous ne le croyez, Piétri. Les écoles de formation tournent à plein régime, depuis deux ans, et les élèves ont été affectés, depuis longtemps, à des types de machines nouvelles dont le Haut-Commandement savait avoir besoin, à tel ou tel moment, pour la reconquête. Tout cela avait été programmé, planifié. Et ça marche, vous le voyez. Par exemple des milliers d'équipages de bombardiers sont à l'entraînement pour la phase suivante, quand nous nous attaquerons aux vraies lignes arrières chinoises, avant d'être assez près pour bombarder leurs usines.

Il avait l'air assez satisfait de montrer à Alexandre combien tout se déroulait comme prévu, si bien qu'il se renfrogna quand celui-ci remarqua :

- Et malgré ça, nous, à l'avant, ne pouvons pas même manger à notre faim chaque jour ?

- Bon Dieu, Piétri, vous êtes impossible ! Il faut du temps pour tout, non ? Nous sommes en train d'apprendre, vous comprenez ça ? La prochaine offensive de blindés ne se déroulera pas du tout comme celle-ci, vous le verrez. Les ravitaillements seront là, on nous prépare des citernes semi-chenillées, personne n'a jamais vu cela, n'est-ce pas ? Alors ne vous plaignez pas tout le temps.

- Si je ne me plaignais pas, Colonel, qui le ferait ?

La réflexion coupa la parole à Van Pluren qui finit par sourire.

- Ah Piétri… Piétri. En effet, pour ça, vous êtes irremplaçable.

- Justement, à ce propos, Colonel, pensez-vous que nous aurons une permission quand notre balade s'achèvera ? Les hommes en ont besoin, c'est peu dire.

Le Colonel leva les bras au ciel.

- Et il repart !… Quand les lignes seront fermement établies le Corps d'Armée sera remplacé, Capitaine, reformé avec des renforts, un nouveau matériel, plus performant, mieux armé, plus rapide, des T 34 à moteur diesel avec une autonomie de 450 kilomètres, et le canon de 88 ! Finalement on a réussi à l'adapter aux blindés. Lui, il aura fait une sacrée carrière. DCA, anti-char, canon de bord sur blindés… Mais c'est une arme exceptionnelle, c'est vrai. On ne dessine qu'une fois par guerre un canon aussi réussi. Vous imaginez ce T 34 ? Sa puissance de feu ? On nous en a parlé déjà… Des unités qu'il faudra entraîner, ce qui vous fera encore râler, je pense. Parce que la seule chose qui manquera à ces troupes sera l'encadrement de gens expérimentés, capables de les mener au combat. De leur "expliquer" le combat. Ce qui implique que beaucoup de nos hommes bénéficieront d'une promotion. Nous aurons besoin de chefs de char, de Peloton, d'Escadron et même de Bataillon… Mais avant cela tout le monde aura une permission, bien entendu. Vous êtes satisfait ?

Alexandre qui s'amusait, depuis quelques instants, eut envie de le pousser encore un peu, mais se dit qu'il était arrivé au bout du raisonnable.

- Oui, Colonel. Juste une petite chose. Mes hommes se sont battus avec un courage qui ferait honneur à n'importe quelle unité. Aurais-je l'autorisation de proposer des décorations ? Je dois vous dire que j'en aurai un bon nombre, et pas toutes à titre posthume.

- Oui, Piétri, oui. J'y ai pensé aussi, figurez-vous. Même vous y aurez droit ! Je vous ai déjà octroyé une Croix de Fer avec les Glaives, il y a un an, n'est-ce pas et bien j'y ajouterai les feuilles de chêne, ce qui s'accompagne toujours de la Légion d'Honneur vous voyez que je suis impartial !

- En effet, Colonel… Disons que je suis convaincu !

- Donc à quatre heures, demain, vous vous mettrez en marche, au complet. Il s'agit de foncer vite pour profiter à fond de l'effet de surprise, des bonds d'un kilomètre si nous le pouvons, les enfoncer. Les Chinois ne s'y attendent pas.

- Personne, même.

- Oui… Ca suffit maintenant Capitaine ! J'espère que vous serez moins impertinent quand vous recevrez votre quatrième ficelle… un jour.

Là-dessus il se retourna et allait se diriger vers les vestiges d'un autre Escadron qui venait d'entrer sous l'abri des arbres quand la tête de Fofo surgit aussitôt de la tourelle de leur char.

- Eh, 'pitaine, c'est pour quand la perm'?

- Si tu m'embêtes un peu trop, Fofo, tu seras le dernier à partir, compris ? Hans et Gustav seront déjà en Allemagne de leur côté.

La tête du tireur disparut soudainement à l'intérieur du char pendant qu'il balançait une suite de jurons ponctués de commentaires sur l'injustice qui régnait dans cet Escadron et dans l'arme blindée, en général.

***

Le lendemain après-midi commença une bataille de chars si féroce que le tiers des véhicules fut mis hors de combat. Les Chinois avaient lancé dans la bagarre quelques Brigades de leur nouveau char Panther, avec un canon de 87, bien supérieur au 76,2 des Schermann, et un anti-char de tourelle de 43. Après vingt-quatre heures de combat le Troisième Escadron, celui d'Alexandre, fut à nouveau réduit à deux Pelotons et demi ! Il avait perdu le dernier équipage de bleus. Mais les anciens avaient survécu, une fois de plus, et le jeune homme se reposa le problème. Pourquoi les anciens ? Les bleus avaient largement eu le temps d'apprendre toutes les ficelles depuis le début de l'offensive. Ils n'avaient plus de bleus que le nom. Il y avait forcément une explication et, dans son état de fatigue, elle lui paraissait vitale. Parce que s'il réussissait à découvrir ce que c'était et à l'appliquer aux nouveaux bleus qui viendraient combler les trous, ceux là auraient des chances sérieuses de voir la fin de la guerre. Sans parler de l'amélioration de leur valeur de soldats.

En fin d'après-midi leur char prit un obus de plein fouet qui ricocha d'abord contre le faux plat, entre les deux postes des pilotes, à l'avant, puis vint frapper de biais la tourelle ! Encore stressés, ils ne comprirent jamais pourquoi il n'avait pas percé le blindage… La trajectoire oblique, probablement.

Pour la nuit ils trouvèrent un abri dans un petit hameau déserté, les portes et fenêtres des fermes étaient grandes ouvertes, les biens des propriétaires éparpillés sur le sol, pillés. Des photos avaient été jetées par terre et cela, plus que les animaux égorgés dans les cours, mit les hommes hors d'eux. Ce viol d'une famille. C'était comme s'ils avaient découvert les cadavres des femmes, dénudés ! Ce soir là, encore, ils reçurent un complément de munitions.

Le jour suivant fut certainement le pire qu'ils n'aient jamais connus. A huit reprises les La 5 intervinrent pour arrêter les PZ IV et les quelques Régiments de Panthers chinois, qui attaquaient sur une ligne, comme à l'entraînement ! Chaque Chef de char européen se demandait ce qui arriverait quand tous les blindés ennemis seraient des Panthers ? On se demandait si c'était du courage ou de l'inconscience qui les faisaient attaquer comme ça.

Visiblement leur commandement était dépassé par la rapidité de l'offensive européenne. Il n'avait plus le temps, notamment, de mettre en place les canons anti-chars qui avaient fait tant de mal au début des combats précédents. Mais l'effet des lignes d'attaque, impeccables, de 80 ou 100 PZ IV chinois tirant au commandement était si impressionnant, qu'en plusieurs endroits du front des unités reculèrent. Dès qu'un Schermann était immobilisé, une chenille déroulée sur le sol, deux ou trois chars venaient récupérer son carburant et ses munitions et embarquaient l'équipage survivant. On ne pouvait plus compter le nombre de blindés dont la plage arrière était occupée par des silhouettes accroupies, quelquefois hachées par un obus explosif. Mais, désormais, ces équipages étaient déposés plus loin, se regroupaient et commençaient à marcher ensemble vers l'arrière où ils trouvaient quelqu'un pour signaler leur présence afin qu'un semi-chenillé viennent les récupérer.

Le sol était de plus en plus poussiéreux, même dans les rares champs cultivés, et des nuages s'élevaient. Si bien que les combats se déroulaient toujours plus près. C'était parfois à cinquante mètres que l'on découvrait, dans un nuage de sable jaunâtre la silhouette d'un PZ IV et tout reposait sur les réflexes du Chef de char ou du tireur qui faisait pivoter sa tourelle, lâchait un obus et touchait avant l'autre. Alexandre en profita même à plusieurs reprises pour faire avancer ses Pelotons survivants en slalomant à l'abri des vues. Parfois ils tiraient au canon de si près que leur propre char était secoué par l'explosion du blindé ennemi qui sautait… Alexandre bénit la cohésion de son équipage et le coup d'œil de Fofo. Dix, quinze fois, Hans changea brutalement de direction ou d'allure en repérant un blindé ennemi, dont la tourelle virait dans leur direction, sans demander des instructions par la radio intérieure. De même Fofo faisait osciller le canon d'un bord à l'autre selon qu'il pressentait un danger. Et souvent il avait ouvert le feu, de sa propre autorité. Trois semaines auparavant le champ de bataille donnait l'impression que l'on regardait un théâtre d'enfant, commandé mécaniquement à distance et reconstituant les batailles du XVIème siècle avec des rangs bien faits, une disposition léchée. Les Régiments s'alignaient et tiraient, avec un bel ensemble, comme à la parade, sur une unité opposée, en formation, immobile ou en mouvement. Comme s'il fallait tout dire aux équipages : "chargez, tirez… avancez, stoppez, chargez".

Maintenant il s'agissait presque plus d'actions individuelles, dans une énorme masse floue. Le plus souvent ça se passait au niveau des Pelotons, trois ou quatre chars manœuvrant, mais sans la simultanéité, la coordination, des premiers jours. Parfaite certes mais lourde, sans imagination. Il y avait, aujourd'hui, davantage d'efficacité, de vivacité, en tout cas, derrière une pagaille apparente. Beaucoup plus de combats individuels, de char à char, comme un combat naval du XVIIIème. Tout allait plus vite, aussi. On voyait un Escadron entamer une manœuvre de contournement de sa propre autorité, parce que son chef en voyait brusquement l'opportunité, et son commandant de Régiment comprenait l'intention, donnait des ordres allant dans ce sens aux autres Escadrons. Alors qu'auparavant tout aurait remonté la hiérarchie et n'aurait pas eu le temps d'aboutir parce que l'occasion était passée. Les Chinois semblaient ne pas avoir subi cette tendance. Ils évoluaient en formations plus disciplinées, plus impressionnantes, mais pas forcément plus efficaces ; plus lentes, surtout. Deux méthodes, deux conceptions du commandement s'affrontaient là.

Le résultat, du côté européen, en était que la bataille évoluait beaucoup plus vite. Les succès dans un secteur du front étaient exploités immédiatement et se prolongeaient ailleurs en faisant progresser partout la ligne principale d'attaque. De même un mouvement de retraite était mieux exécutée, sauvait des unités mal embarquées et permettait ensuite de repartir plus vite de l'avant. Mais les combats étaient plus acharnés, aussi. Les pertes plus nombreuses. Les deux camps avaient beaucoup perdu de véhicules et d'équipages. C'était à celui des deux ennemis qui reformait le plus vite des unités avec les bribes des autres. Et, à ce jeu-là, les européens furent plus rapides. Ils avaient autant de pertes. Grâce à leur canon, les Panthers, relativement peu nombreux, étaient supérieurs, les chars PZ IV ennemis valaient les Schermann et les équipages chinois avaient plus d'expérience, que les européens, au début de l'offensive. Tout cela avait été nivelé au fil des semaines. Le jour où les deux divisions européennes de tête s'emparèrent d'Orlov Gaj et s'installèrent en défense, elles repoussèrent facilement la contre-attaque chinoise qui ne se répéta pas.

***

Alexandre ne commandait plus qu'à six blindés. Tous appartenant à différents Pelotons du Régiment depuis des mois. Depuis sa formation, en fait. Les renforts avaient disparus les uns après les autres, d'où qu'ils viennent, et quelle que soit leur expérience. Et le jeune homme avait plus ou moins admis que la connaissance qu'avaient ses équipages les uns des autres ; après tant de mois passés ensemble à s'entraîner ou à combattre ; avait établi un climat particulier. Dans un blindé, les hommes se comprenaient sans avoir besoin de parler. Prenaient des initiatives, basées sur leur expérience du combat, surtout. Ils reproduisaient des gestes qui étaient issus de situations identifiées, déjà vécues. Et tout allait plus vite, ainsi.

Il ne savait pas comment le définir, comment en expliquer le fonctionnement et la façon dont il ressortait sur la survie des équipages, mais il sentait qu'il y avait là un début d'explication au fait que le Troisième Escadron du 125ème Hussards existait toujours, après les six dernières semaines de combat.

Mais, surtout, il attendait la relève. Le Régiment était exsangue. Il était temps que les survivants puissent dormir. Oh oui, dormir…

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