CHAPITRE 15
La fin, enfin, de l'hiver "1947"
De l’air…
Un type, épuisé, geignait à l'autre bout du wagon. Il réclamait de l'air, mais il y en avait. En tout cas autant que possible, dans ces conditions. Désormais les prisonniers savaient aérer les wagons en brisant des lattes, sous le toit, à l'avant et à l'arrière, après que les lucarnes eussent été systématiquement clouées par les Chinois. Sa plainte traduisait davantage son degré d'épuisement qu'un réel besoin d'air. Sans avoir à regarder, Antoine savait de qui il s'agissait. Un commandant d'artillerie, corpulent quand ils étaient arrivés dans leur premier camp, vraiment maigre aujourd'hui.
***
Un an plus tôt, en février 1946, trois semaines après le départ du train contenant les soldats et les sous-officiers, les officiers de leur camp, au Kazakhstan, avaient appris qu'ils allaient finalement, eux aussi, déménager vers la Sibérie du nord. Dans un camp constitué exclusivement d'officiers et de sous-officiers, cette fois. Comme ils en avaient été avertis officiellement, par le Colonel Tsaï Tsu, Antoine et Bodescu n'avaient pas craint, a priori, de subir le sort des hommes évacués vers une mine. Il s'agissait de Surun, un immense camp dans la taïga où ils avaient beaucoup souffert du froid. Il y avait des morts chaque semaine. Ils y avaient rejoint des officiers faits prisonniers sur le front nord, des gars de toutes les armes, blindés, infanterie, même des aviateurs, encore revêtus des restes de leurs combinaisons de vol.
Dans le laps de temps précédant le départ, ils avaient installé le Première classe Tchi, arborant désormais un galon d'Aspirant, dans leur baraquement. Il fallait trouver une explication pour leurs autres compagnons de chambrée et ils avaient dit que le jeune "officier" était logé, précédemment, avec des sous-officiers, qu'il faisait une dépression nerveuse depuis sa capture, et qu'Antoine et les autres s'occupaient de lui. Ca avait marché. Le silence, le comportement du jeune soldat y avait contribué.
Il était plus Sibérien que nature, Tchi. De taille moyenne, râblé, un corps dense, des yeux vifs et mobiles dans un visage impassible. Il avait beaucoup vécu dans la taïga, ces dernières années, partagé entre des boulots de bûcheronnage et de chasseur. Solitaire en tout cas. Son visage était très marqué par une ascendance asiatique, mongole certainement. Sans s'en rendre compte il adoptait des comportements asiatiques, comme sa façon de s'accroupir sur les talons, pour se reposer, ou de se figer brusquement. Dans ces cas là on réalisait que son cerveau venait de brancher tous ses sens. Son visage ne bougeait plus. Il donnait même l'impression qu'outre la vue, l'ouïe et l'odorat, il développait d'autres perceptions étranges, confuses pour l'observateur. Des années passées dans la forêt il avait gardé un sens très aiguisé de l'observation, l'art de se déplacer naturellement sans bruit et un goût du silence. Pour l'entendre parler il fallait vraiment qu'il ait quelque chose à dire d'urgent, ou qu'Antoine lui eut posé une question. Peut être influencé par Vassi et Igor, il montrait un dévouement total, touchant, à sa manière, pour Antoine.
Il avait été partagé entre plusieurs sentiments, au début, quand Vassi lui avait transmis l'ordre d'Antoine de se fabriquer des galons, afin de rester dans le camp, avec le groupe d'officiers. Le soulagement, égoïste, d'échapper au départ du train. Mais la fureur, aussi, de ce qui leur arrivait. Et la trouille enfin, de porter des galons d'officier sur l'épaule ! Tous l'avaient aidé, réconforté, porté à bout de bras, pendant deux mois. Et le jeune Sibérien, naturellement peu communicatif, s'était tant bien que mal accoutumé à sa nouvelle position. Dans d'autres circonstances, son personnage d'officier n'aurait pas tenu une heure mais ici où la vie était si dure il faisait seulement figure d'original et les officiers du baraquement avaient d'autres sujets de préoccupation. En outre Antoine et Bodescu l'avaient véritablement imposé à leurs compagnons de baraquement et leur groupe, ils étaient neuf ; désormais, ils étaient assez respectés pour que personne ne posât de questions désagréables. Vis à vis des autorités du camp le problème avait été résolu par le jeune Sergent que les Chinois avaient depuis longtemps désigné pour se charger avec eux des travaux d'écritures administratives et qui était resté au camp, précisément pour cette raison. Leurs comptables avaient les pires difficultés à s'y reconnaître dans les alphabets, romain ou cyrillique, le jeune Sergent était chargé de transcrire les noms des prisonniers sur les registres selon l'écriture romaine, de gauche à droite, horizontalement, et non verticalement comme en chinois. C'est lui qui avait intercalé le nom de Tchi à la liste des officiers demeurant au camp. Juste une ligne à ajouter ! Tellement simple qu'Antoine avait craint le piège pendant des jours…
Le groupe vivait en permanence dans la préparation de leur évasion. Joao avait donné son accord, définitif. A Surun dans la taïga, ils avaient discrètement recommencé à stocker des vivres plus adaptées à leurs conditions de vie, capables de se conserver ; pas les mêmes sous ce climat ; et un minimum de matériel, une cuillère aiguisée sur le côté, une petite tige de métal que Tchi s'évertuait à limer tant bien que mal en la frottant contre des barreaux dans l'espoir d'en faire un jour une lame. En fait Léyon, comme ils l'appelaient couramment, maintenant, était le seul à posséder une arme véritable. Un petit couteau à cran d'arrêt, à la lame et au manche étroits, un couteau de poche de bûcheron avait-il expliqué, qu'il avait glissé dans sa chaussure quand ils avaient été fait prisonniers. Ils avaient confectionné des lanières tressées dans des bandes de tissus de coton, et mis bout à bout des morceaux de ceintures sans savoir, à l'avance, à quoi cela pourrait leur servir. De même ils avaient entrepris de réparer leurs vêtements les plus chauds, récupérant, quand ils le pouvaient ; souvent sur des camarades décédés ; des morceaux de tenues, pour les rendre plus épais encore. C'est leur apparence physique et leurs relations qui avaient le plus changé. Leur petit groupe avait compris qu'il fallait d'abord faire face à la réalité de leur vie en camp, le respect de l'uniforme était une notion dépassée. Même Bodescu en convenait, désormais.
Pour le quotidien ils avaient appliqué le conseil de Joachim de se tutoyer. Mais ça donnait des pratiques étranges, selon le caractère de chacun. Les cinq soldats continuaient à leur donner leur grade, suivi du prénom, ce qui était un peu étonnant mais relativement plausible. Antoine était resté le "Petit Lieutenant" de Bodescu, que son ami appelait Charles avec naturel. Pour Labelle c'était plus compliqué. En s'adressant, en public, à Bodescu il murmurait, bafouillait, plutôt, "Charles" et parfois, encore plus timidement, "Charles". Mais en particulier il ne disait pas autre chose que Capitaine. Et en s'adressant à Antoine il avait trouvé un juste milieu et lui disait, comme les hommes "Lieutenant Antoine"…! Les trois hommes étaient désormais soudés par une estime réciproque. Antoine avait depuis longtemps, raconté à son ami comment il avait vu Labelle repousser les troupes d'assaut Chinoises en faisant tournoyer un fusil, pendant l'attaque, pour protéger ses hommes blessés.
Un certain nombre d'autres officiers, souvent des Lieutenants et Capitaines, avaient fait le même raisonnement au sujet de leur apparence. Si bien que très vite les rassemblements montraient des hommes dans des tenues hétéroclites, des pantalons et des blousons dépareillés, de deux armes différentes, des capotes d'une autre encore. Chaque jour il y avait des corvées de bois, dirigées par des gardiens chinois. Bodescu avait suggéré à Labelle de ne donner des conseils qu'aux prisonniers sur la façon la moins pénible d'abattre un arbre, surtout pas aux Chinois. Et leur groupe avait aussitôt bénéficié de la considération de l'ensemble du camp, Car le travail ne prenait pas autant de temps que ne le prévoyaient les gardiens et permettait aux prisonniers d'économiser leurs forces. Pourtant, au début, leur groupe se donnait une petite activité physique quotidienne pour garder une forme passable, sous la direction de Labelle, encore, le meilleur athlète d'eux tous. Des mouvements pendant une heure dans les baraquements, le matin, sur un rythme aussi dur que leur état le leur permettait, pour entretenir les muscles mais aussi le souffle. Et dès qu'ils le pouvaient, ils couraient dehors, dans la neige. Ca faisait hocher la tête aux autres jeunes officiers qui, au bout d'un certain temps s'étaient quand même posé des questions. Bodescu avait répondu, d'un ton entendu, qu'ils étaient des adeptes de la gymnastique suédoise… Quand le nombre des corvées de bois et autres s'étaient multipliées ils avaient cessé. Evidemment, avec les rations de plus en plus légères qu'ils recevaient, ils avaient commencé à beaucoup maigrir, mais leur corps avait trouvé un juste milieu entre les dépenses physiques et les apports en calories. Même si, lorsqu'ils se dévêtaient on voyait leurs côtes ! Ils s'étaient endurcis, avaient équilibré leur métabolisme et avaient ainsi ralenti la perte de poids !
Etrangement, les prisonniers se ressemblaient de plus en plus. Leurs joues, à tous, s'étaient creusées, leurs yeux paraissaient plus grands et leurs pommettes saillaient. La blessure de Labelle avait bien cicatrisé et ne montrait maintenant qu'une petite balafre sur la pommette. Il disait qu'il ressemblait maintenant à un Iroquois, de chez lui ! Avec sa tignasse rouge ça faisait tout de même un drôle d'indien. Beaucoup d'officiers d'une quarantaine d'années étaient en mauvais état. Les plus âgés pire encore. Moralement depuis quelque temps, Antoine était hanté par le souvenir du DAIR. Est-ce que ses hommes s'en étaient tirés ou est-ce qu'ils avaient été dans LE train ? Il n'avait jamais su ce qu'étaient devenus les hommes de la Brigade. Tous n'étaient pas dans le premier camp, loin s'en fallait. Il y avait tant de prisonniers qu'il y avait dû y avoir d'autres trains… Est-ce que tous les camps étaient évacués ainsi ? Avaient-ils tous été exterminés ? Est-ce qu'il y avait encore, quelque part des rescapés du DAIR, de la Brigade elle-même ? Est-ce qu'ils étaient tous morts ? Brucke ? Leur petit groupe était certainement le plus soudé du camp. Les soldats-officiers avaient une confiance totale en Antoine et Bodescu. Ils avaient l'absolue certitude que leurs officiers les sortiraient de là, un jour ou l'autre. Et Labelle était là pour leur remonter le moral avec ses histoires du Canada, dont on ne savait quelle était la part de vérité et d'invention. En tout cas ils étaient les seuls du camp à pouvoir éclater de rire, parfois !
La vie dans le camp avait révélé aussi d'insoupçonnables réflexes. Personne ne savait qui en avait eu l'idée, au départ. Il y avait souvent des conversations entre groupes. Certains officiers érudits avaient pris l'habitude de se réciter des textes, des poèmes souvent, mais pas seulement. Parfois des pages entières de romans célèbres, au fil de la mémoire de chacun. Et, curieusement ces gens là étaient ceux qui résistaient le mieux à leur condition de prisonniers, à la pression morale, aux humiliations qu'exerçaient les gardiens pour faire d'eux des épaves.
L'initiative la plus étonnante concernait des officiers mélomanes. Pour lutter, peut être, contre la musique chinoise, lancinante, que diffusaient plusieurs heures par jour les hauts-parleurs du camp, plusieurs prisonniers avaient eu l'idée de former un orchestre symphonique sans instrument ! Pour que la Musique ne meure pas devant la barbarie, disaient-ils. Ils avaient commencé à six, se réunissant dans un bâtiment. L'un d'eux qui avait des connaissances techniques d'harmonie avait recomposé une version d'une sonate de Bach que ses camarades interprétaient en entonnant chacun la partition d'un instrument… Très vite le groupe s'était étoffé pour atteindre le chiffre de 53 ! Et cette fois ils s'étaient attaqué à des symphonies. Ils avaient à leur programme la Cinquième et la Septième, de Beethoven et le Requiem de Mozart, sans les paroles latines. La première fois qu'ils avaient donné cet étrange concert quelques hommes présents dans le public avaient le visage sillonné de larmes.
***
Comme à l'ordinaire ils étaient groupés, tout les neuf ensemble, Bodescu, Antoine, Joao et Labelle, et les cinq faux-officiers, Vassi, Igor, Parkimski, Kovacs, et Tchi. Ils occupaient un coin du wagon, vers l'arrière, comme l'avait suggéré Igor, où ils bénéficiaient d'un léger courant d'air supplémentaire venant des fentes du plancher de lattes de bois. Leurs ballots contenant les vivres amassées étaient placés au milieu d'eux. Ils avaient pour règle de ne jamais y toucher, de se contenter de ce qu'on leur distribuait. Chaque jour Antoine désignait celui qui en avait la garde, quoiqu'il se produise. Aujourd'hui c'était Kovaks. Le train se dirigeait vers le sud-est, la Mongolie du sud. Du moins c'est ce qu'ils pensaient, depuis l'avant-veille.
Le regard d'Antoine rencontra celui de Bodescu qui finit par s'approcher un peu avant de chuchoter :
- On avance toujours au sud-est, non ? Pas trop bon signe…
Antoine haussa les épaules. Pas besoin d'en dire plus, ils étaient tous obsédés par la conversation entendue par Tchi, un an auparavant. Que rien, pourtant, n'était venu confirmer de façon certaine. Antoine secoua la tête en silence. Lui aussi pensait depuis un moment que ce second déménagement était probablement le dernier ! On ne leur avait rien dit, cette fois ! Même les allusions à un nouveau camp avaient été succinctes… Soit les gardiens Chinois étaient embarrassés, soit le fait était devenu routinier et ils ne se donnaient plus la peine de trouver des explications !
Avec la lame de Tchi, Vassi avait arraché quelques lamelles d'une paroi de bois pour regarder à l'extérieur et Antoine le toucha légèrement du coude, pour lui faire comprendre qu'il voulait regarder et se glissa à sa place. C'était peut être les limites sud de la steppe ? Ou beaucoup plus loin encore ? Installés sur le côté gauche du train, sans repère sur le soleil, rare au début du voyage, il n'avait pas été possible de déterminer avec certitude dans quelle direction ils se dirigeaient, depuis le départ du camp. C'était par déduction qu'ils avaient pensé que le train descendait vers le sud-est. Il faisait vraiment beaucoup moins froid, en tout cas. En cinq jours de voyage combien de kilomètres avaient-ils pu parcourir ? Antoine ne reconnaissait pas le type de végétations et le temps était gris, dehors. En réalité il était complètement perdu. La captivité avait engourdi certains sens. Il ne se sentait plus capable d'évaluer l'importance des déplacements. La nuit ne tarderait pas, en tout cas, il était déjà sept heures du soir. Léyon avait pu garder sa montre. Il revint au Capitaine, que Joao avait rejoint, le regard interrogateur.
- Je sais bien ce que j'avais dit sur la nécessité de bien préparer un plan plutôt que de guetter une occasion, mais il semble bien qu'il y ait urgence, maintenant, dit finalement le jeune homme en s'efforçant de garder un visage impassible. Je pense qu'on devrait établir une veille permanente à la fente, là, pour saisir la moindre occasion. A force d'attendre il sera trop tard. Je ne suis plus sûr de toutes nos estimations.
Bodescu hocha la tête en signe d'approbation et Joao, après une longue hésitation, fit de même. Il ne s'y résolvait qu'à contre cœur. Normal, c'était un homme de plans longuement préparés, pas de décisions immédiates. Néanmoins ils n'eurent rien à décider, le train ralentissait sérieusement. Au trou, Parkimski, posa brusquement les mains sur la paroi.
- Regardez ça, Lieutenant, dit-il d'une voix rauque.
Antoine approcha et sentit son ventre se crisper. Son regard venait de tomber directement sur une suite de terrils, le long de la voie ferrée…
Bon Dieu, ça y était ! Il connut quelques secondes d'accablement avant que la révolte ne survienne, effaçant en lui toutes pensées construites. Il dut se redresser et respirer longuement à plusieurs reprises pour retrouver son contrôle. Pour que son cerveau lui fasse signe qu'il était à nouveau en état de fonctionner. Il se tourna vers ses camarades, inconscient de son allure, de la fixité de ses yeux, de son visage plus dur qu'il n'avait jamais été.
- On arrive, dit-il d'une voix sèche, prenant le commandement, sans s'en rendre compte et sans que personne ne proteste. A partir de maintenant restez contre moi, j'ai dit CONTRE. Epaule contre épaule ! On forme un bloc. Où que l'on aille, faites comme moi, si je bouge faites la même chose, dans la même fraction de seconde. Ces fumiers ne nous feront pas crever comme des moutons… Quand ils ouvriront les portes on descendra au milieu des autres. J'ai dit au milieu, ni en tête, ni en queue. Vassi notre wagon se situe où dans le train ?
Le grand gars eut l'air éberlué et répondit :
- Je sais pas bien, Lieutenant. Pas en tête, en tout cas… et pas en queue non plus, je crois bien.
- Fixez nos paquets dans votre dos ou sur votre ventre, solidement. Plutôt le dos. Les bras et les mains libres. S'il y a de la bousculade tapez autour de vous pour rester ensemble. Souvenez-vous que lorsque les portes vont s'ouvrir l'afflux d'air frais va nous provoquer un malaise, après avoir été confinés là-dedans. Respirez à fond, lentement, et ne vous hâtez pas de sortir.
Ils avaient appris, au camp, que c'était un phénomène fréquent chez des hommes enfermés, respirant pendant des heures un air vicié. Joao le fixait d'un air furieux et Antoine lui jeta en face :
- Je ne force personne à me suivre. Je ne veux pas mourir sans me défendre ! Je ne donne aucune garantie à personne. J'ai appris que c'est comme ça, la guerre. Si je peux tuer un seul Chinois j'aurai fait ma part. Chacun se décide.
Labelle inclina brusquement la tête. Immédiatement suivi par Igor, Vassi, Tchi, Kovacs et Parkimski. Leur visage rappela fugitivement celui qu'ils avaient, au front, avant les deux attaques auxquelles le DAIR avait participé. Fermé, brutal Bodescu se borna à dire :
- Je te suis.
Antoine ne tourna pas la tête vers Joao, persuadé qu'il allait refuser. Ce n'était pas son truc, cette violence, et il fut étonné d'entendre :
- D'accord.
- Tu obéis, comme les autres, prévint rapidement le jeune homme, aussi vite que les autres. On abandonne ceux qui traînent, vu ? Ici c'est la vraie guerre, Joachim, pas d'état d'âme.
- J'ai dit d'accord !
Sa voix avait été sèche et quelque chose s'en étonna dans un recoin du cerveau d'Antoine. Une dernière secousse les balança, des braillements, en chinois, s'élevaient d'un peu partout autour du train. Des coups furent portés contre les parois du wagon. Tchi s'était glissé à gauche d'Antoine et traduisit sans que le jeune homme n'eut besoin de le lui demander.
- Ils disent "Dehors, tout le monde dehors, vite, vite, vite". Ils répètent ça tout le temps.
La signification apparut tout de suite dans sa tête. Nerveux, les Chinois ne voulaient pas laisser un répit aux prisonniers, ne pas leur laisser le temps de réfléchir, de s'interroger. Ils les abrutissaient d'ordres et faisaient claquer de longs fouets. Alors ils n'étaient tout de même pas si sûrs d'eux ?
- Debout, dit-il.
Ils suivirent Antoine, modulant leur allure à la sienne, serrés contre lui, parmi les 60 occupants du wagon qui se dirigeaient vers la double porte grande ouverte. Le jeune homme sentit son cœur accélérer et une sorte de vide envahir sa tête quand il sentit les premières bouffées d'air froid. Il commença tout de suite à gonfler la poitrine en s'efforçant de contrôler le malaise avant qu'il ne s'installe. Devant, près de la porte, un type glissa soudain au sol. Ses voisins se penchèrent pour le relever tant bien que mal. Ils s'effondrèrent tous à l'extérieur, créant une bousculade et provoquant une recrudescence de hurlements Chinois. Antoine allait mieux. Il évalua le nombre de ceux qui descendaient et accéléra soudain pour se glisser au milieu. Il n'y avait rien pour descendre sur le ballast, un mètre cinquante plus bas et les prisonniers, peu habitués à un effort tombaient plus que ne descendaient. D'un pas Antoine se porta en avant et fit mine d'avoir beaucoup de difficulté à s'accroupir, puis glisser au sol où il se laissa rouler au moment où une douleur le frappa, au cou. Une brûlure intense. Un fouet. Il venait de recevoir un coup de fouet, qui l'avait cinglé derrière. Il eut le réflexe de pousser un hurlement en se relevant à gestes gauches, observant, sur le côté Tchi, le visage terrorisé et qui se lança carrément dans le vide. Cependant sa main gauche vint frapper le sol avant son corps et sa roulade parut bien accentuée. Il avait joué la comédie, lui aussi ! Du coup Igor, Vassi et les autres firent de même. Mais Joao sauta assez adroitement sur le ballast, se recevant relativement souplement. Antoine tituba, les épaules basses, pour venir se placer à côté de lui avant d'emboîter le pas aux autres prisonniers qui longeaient le train, sans ordre, sur sept à neuf rangs de front, vers la loco, au loin.
- Dernier avertissement, fit-il au Capitaine. Tu fais exactement comme moi, en tout, sinon je te laisse là !
- J'ai cru souffla Joao…
- Ne crois pas, ne te sers pas de ton cerveau, obéis ! Copie les gestes, c'est tout.
Quelque part dans sa tête le jeune homme se demandait comment il pouvait parler sur ce ton à un supérieur, mais il ne s'y arrêta pas. Les neuf hommes se tenaient les uns contre les autres, comme il l'avait demandé. Son regard fouilla le décor. Il se déplaça légèrement sur le côté de la colonne pour voir alentour, suivi au millimètre, cette fois, par Joao et Tchi. Labelle se tenait le plus à l'extérieur, du côté des gardes Chinois et marchait comme s'il avait de la peine à lever les jambes. Antoine se voûta exagérément, afin que sa tête soit plus basse que le niveau moyen des prisonniers et vit que les autres l'imitaient, à part le Québécois, dont la taille ne le permettait pas. Il avait remarqué que la colonne s'étirait sur trois cents mètres devant et autant derrière. Mais les rangs n'étaient pas serrés, vers l'arrière et des Chinois, en queue, faisaient voler leur fouet pour faire accélérer le pas.
- Ils disent que ça ne va pas assez vite et que les derniers n'auront pas de soupe, ce soir, chuchota Tchi.
Par moment Antoine remontait fugitivement la tête pour jeter un œil rapide aux alentours. Deux Chinois, fouet à la main, marchaient à la hauteur des prisonniers, tous les vingt mètres. Plus à droite, des rails de wagonnets serpentaient entre des terrils hauts d'une trentaine de mètres. Devant, loin devant, des échafaudages montraient d'immenses roues tournant. Ils commençaient à faire descendre des plateformes dans les puits, songea Antoine. C'était maintenant qu'il fallait tenter quelque chose ! Son regard obliqua à gauche. Le sentier sur lequel ils avançaient, le long du train, avait l'air de monter, devant. On voyait la tête des prisonniers s'élever, par rapport aux toits des wagons. Cela voulait dire que le train se trouvait… en contrebas ! Il réagit dans la seconde, se forçant à ne pas réfléchir, donnant un coup d'épaule à Tchi pour l'amener à obliquer vers le wagon qu'ils longeaient, puis il se tourna et hurla :
- Serrez, allons serrez.
Une voix parlant Français eut tout de suite de l'effet. Sans réfléchir les suivants accélérèrent le pas, sans se poser de questions, la file devint plus dense. Puis Antoine se souvint du petit truc qu'il avait employé quand ils avaient été faits prisonniers et chanta d'une voix puissante, martelant les mots, sur le refrain de la plus bête, mais la plus célèbre des chansons populaires.
- "Quand on arrivera aux plateformes des mines refusez de descendre et sauvez-vous. C'est un piège. Refusez d'entrer dans la mine, c'est un piège. Nous sommes officiers, pas mineurs. Ils ne sont pas assez nombreux pour nous garder tous".
Le groupe marchait maintenant sur la gauche de la colonne, le long des wagons vides. De l'œil, Antoine surveillait le Chinois le plus proche qui tournait la tête pour repérer le chanteur. Quand le gars eut l'air de le repérer il se tut. Dans la même seconde Bodescu, juste derrière, reprit, chantant horriblement faux :
- "On peut communiquer comme ça, sur cet air ou un autre, allez, chantez".
Quelques voix s'élevèrent devant et derrière, récitant les paroles d'origine, tandis que d'autres qui avaient compris lançaient des messages. Antoine ne s'en occupait plus, il surveillait alternativement le Chinois de devant et les roues des wagons. Quand il décela le premier indice indiquant que le niveau du sol commençait à monter plus fort, il saisit le poignet de Joao et de Tchi et les tira vigoureusement sur le côté gauche, les poussant vers les roues, dégringolant en contrebas et se jetant au sol pour se glisser sous le wagon. Il eut le temps de compter trois, quatre cinq silhouettes qui suivaient… Et puis le pépin survint.
Le garde Chinois apparut, au milieu des prisonniers, le regard tourné de leur côté ! C'est alors que Labelle entra en action. Il était le plus proche, le dernier. D'une main il bâillonna le garde tandis que l'autre lui portait plusieurs coups, dans le dos. Au visage du Chinois Antoine comprit. Labelle venait de se servir de son couteau ! Maintenant il soutenait le corps et le poussait vers la pente descendant à la voie avant de se laisser lui-même glisser.
Déjà, à quatre pattes, sur les pierres pointues du ballast un bras tendu en arrière, le doigt montrant le corps qui avait roulé jusqu'à un rail, Antoine approchait de l'autre côté du train et s'immobilisait pour observer. Rien, pas la moindre… Si, la silhouette d'un soldat Chinois, l'arme à la bretelle, était immobile, cent mètres plus en arrière. Et une autre se distinguait loin devant. Au moins trois cents mètres. Il revint en arrière pour voir Tchi allongé derrière des roues, surveillant la file qui passait, pendant que Labelle achevait de tirer le corps de sa victime entre les rails. Tchi avait compris l'urgence de l'ordre muet, le bras tendu d'Antoine, "surveiller". Les autres, aplatis sur le sol, au milieu de la pierraille, se tenaient immobiles. Dieu… ça avait marché ! Il n'y avait pas d'agitation, en haut du remblai. Les gardiens Chinois, de l'autre côté de la file de prisonniers marchant en désordre, n'avaient rien vu de la disparition de l'un des leurs… Et les prisonniers, abrutis, fatigués, perdus, n'avaient pas réagi. Ne voulant peut être pas être mêlés à cela, aussi.
Mais quoi faire, maintenant ? Le jeune homme avait, inconsciemment, perdu l'espoir de s'évader, depuis qu'ils avaient quitté le camp, et n'avait plus que le désir, forcené, de tuer quelques Chinois avant de mourir. Il regarda autour de lui, rencontra huit paires d'yeux qui le fixaient en silence. Il ne réfléchit pas davantage, montrant de la main l'avant du train où la partie droite du ballast était plus sombre. C'était le côté où s'élevait le sentier qui le longeait. D'ailleurs on ne voyait par là que les ombres des prisonniers qui défilaient, pas leurs jambes elles mêmes. Il fallait aller jusque là. Le plus vite possible, mais sans être repérés. Puis il montra le corps à Vassi qui comprit et attrapa un bras du mort pendant qu'Igor prenait l'autre afin de le tirer entre eux. Antoine rampa dans cette direction, dépassa Parkimski et continua, posant les coudes devant lui, l'un après l'autre ; et se les meurtrissant sur les cailloux ; sans ralentir l'allure.
Ils mirent dix minutes à y parvenir et la fin de la colonne de prisonniers étaient en train d'arriver à leur hauteur d'après le bruit des pas ! Ca prend du temps de ramper. Et c'est épuisant. Ils étaient en sueur et respiraient vite quand tout le monde eut pénétré d'une trentaine de mètres dans la zone protégée de la vue des Chinois. Du moins de ceux de droite. Dieu que le moindre effort leur coûtait, que leur condition physique était mauvaise ! Mais il fallait en faire abstraction, oublier le cœur qui cognait, les poumons brûlants. Antoine s'approcha de la gauche et aperçut la première sentinelle chinoise à une soixantaine de mètres. De la droite lui parvenait le son des chaussures des derniers prisonniers qui s'éloignaient. Il resta là, immobile, scrutant le paysage, inconscient de ce que son cerveau cherchait un plan, une idée. Où aller se cacher ? La brûlure à son cou lui faisait mal, dans cette position la tête relevée, et il songea qu'il allait devoir se panser sinon la plaie allait s'infecter. Il roula machinalement sur le dos et ses yeux montèrent vers un essieu protégé.
C'était l'habitude, il le savait, en Sibérie, que de placer une tôle épaisse, devant et derrière chaque essieu, sous les wagons, pour éviter qu'il ne s'enfonce dans de la neige, l'hiver, et ne bloque complètement un wagon, faisant dérailler un train. Les bords avant et arrière étaient recourbés vers le haut, vers le plancher du wagon, comme une petite luge et, au pire, l'essieu était légèrement soulevé quand une congère avait échappé à la loco haute sur pattes.
Son cerveau fonctionnait vite, maintenant. Ses yeux mesuraient l'espace entre le plancher du wagon et la tôle de protection des essieux, cherchant s'il serait possible de s'y glisser ? Ca devrait coller. Pas confortable mais faisable. Puis il vint s'allonger sous l'un d'eux et fit demi-tour faisant face au groupe. Il fit signe aux autres d'approcher, quatre d'entre eux se placèrent comme lui et contre son corps, parallèles aux rails et entre ceux-ci, les jambes recroquevillées, comme des grenouilles. Les quatre derniers se mirent dans la même position, face à eux. De cette façon leurs têtes se trouvaient à se toucher, au plus près, et à moins d'un mètre pour les plus loin.
Il commença à chuchoter :
- On va profiter du reste de lumière avant la nuit pour grimper dans les protège-essieux. Ils ne vont pas nous chercher, il ne va pas y avoir d'appel, ils ne savent pas qu'on s'est tirés. Ce train ne va pas rester longtemps ici, il va repartir vers l'ouest. Il venait de plus à l'ouest encore quand il est arrivé au camp. On descendra quand on se trouvera dans un coin où il y aura une possibilité de piquer un moyen de déplacement. D'ici là on fait les morts. On a de quoi manger et encore un peu à boire. On s'emmitoufle, on s'attache pour ne pas venir toucher l'essieu quand on dort et on économise l'eau au maximum. Il va faire terriblement froid, on aura moins soif. Ce train Chinois va faire le boulot à notre place en nous rapprochant de nos lignes.
- Et ce moyen de locomotion on le trouvera comment ? demanda Joao d'une voix hachée, agacée. Ce sera marqué dessus ?
- Pas plus qu'il n'y avait de panneau ici, quand on est passés sous le train, répliqua Bodescu d'une voix basse, tendant la main vers l'avant-bras du Capitaine. Du calme, Joachim. C'est parti, on est en action. Les Chinois ne nous ont pas vus quitter la colonne. Et ils ne savent pas encore pour leur garde. On va continuer comme ça, au coup par coup, en saisissant dans la seconde l'occasion qui se présente. Ecoute les instructions d'Antoine, fais comme moi, fais lui confiance, comme nous tous.
- Justement, le garde ? Ils vont le chercher et qu'est-ce qu'on va faire du corps.
- On le hisse dans un protège-essieu, comme nous, dit Antoine, sous un autre wagon. Et on le larguera sur la voie, beaucoup plus loin d'ici.
C'était une situation étrange, ils étaient là à discuter comme des gamins jouant à cache-cache. Mais leurs yeux trahissaient leur tension. Plus tard, avec l'immobilité, ils se relâcheraient et le danger serait, paradoxalement, plus grand. Pourtant la tension monta encore d'un cran quand une série de coups de feu retentit soudain. Sporadiques d'abord, puis des mitraillettes crachèrent sans interruption. Il y avait eu une tentative d'évasion… Ils ne se quittèrent pas du regard trouvant dans celui de l'autre le courage de rester immobile.
Plus tard des explosions, longues, puissantes, retentirent, faisant passer des ondes de choc sous leurs ventres, entre les échos de coups de feu lointains. Les Chinois dynamitaient les entrées, pensa Antoine, qui corrigea instantanément. Non, ces explosions venaient du sol. Les charges avaient été placées dans les galeries… Cela parut durer un temps infini. Puis ce fut le silence. Le jeune homme attendit un long moment avant de lâcher :
- On ferait mieux de s'installer tout de suite, la lumière baisse et ils vont peut être fouiller le coin.
Il s'avéra qu'il y avait de la place pour trois hommes, serrés les uns contre les autres, par essieu. Etant donné qu'ils étaient neuf cela signifiait qu'ils devraient s'installer dans trois essieux, sous deux wagons, donc, et Antoine n'aimait pas cela. L'un de ceux ci pouvait être détaché quelque part et le groupe serait séparé. Mais il n'y avait pas d'autre solution. Bodescu déclara qu'il allait faire équipe avec Parkimski et Kovacs, sous le wagon suivant. Mais le Capitaine Joao eut un geste de refus. Il avait compris que Bodescu faisait ce choix pour le laisser sous le wagon d'Antoine et ne voulait pas d'un traitement de faveur. De fait il devint plus calme quand ils commencèrent à s'installer. La place n'était pas immense mais ils pouvaient relativement tendre les jambes pour se dégourdir et s'attacher pour ne pas venir toucher l'essieu quand le train se remettrait en marche. Antoine décida de placer Labelle sous le wagon suivant, avec Kovacs et Joachim qui, cette fois, ne dit rien. Ils nouèrent chacun un morceau de tissu autour du cou pour se protéger le visage de la poussière une fois le train lancé et Igor trouva même un moyen pour qu'ils se soulagent en route ! C'était un peu acrobatique, certainement très refroidissant… mais faisable. Finalement Antoine, Igor et Tchi firent équipe à un bout du wagon, Bodescu, Parminski et Kovacs à l'autre, Joao, Labelle et Vassi dans le premier essieu du wagon suivant, du côté d'Antoine. Le cadavre avait été fixé sur l'essieu suivant.
Antoine chercha la bonne position et commença à réfléchir au calme. Rien ne montrait qu'on recherchait le garde mort. Là, vraiment ils avaient eu de la veine. Les autres prisonniers n'avaient pas trahi ce qu'ils avaient vu. Probablement par trouille d'y être mêlés, mais peu importe. Et les autres gardes n'avaient rien vu. Labelle avait eu le bon réflexe et réagi dans la fraction de seconde. Ce type était un redoutable combattant. Que valait-il en qualité de chef ? Impossible de savoir. Encore que sa façon de rameuter les rescapés de l'offensive montrait qu'il en avait les qualités instinctives. Et il l'avait confirmé la nuit de l'attaque des avant-postes. L'homme lui-même plaisait bien à Antoine qui avait apprécié sa bonne humeur et sa disponibilité, pendant l'année passée en camp. Il s'était expliqué sur sa condition physique. Depuis son adolescence il faisait des camps de vacances de bûcheronnage. Et, lycéen, il avait fait du rugby et du hockey. Il disait que, dans sa famille, tous les hommes étaient grands et costauds. Au cours de l'année il avait beaucoup perdu de son accent, qui ne revenait que lorsqu'il était en colère. Ce que regrettait un peu Antoine, séduit par ses expressions purement Québécoises !
La nuit était tombée depuis deux bonnes heures quand des pas se firent entendre dans les wagons au-dessus de leurs têtes et de l'eau coula par les interstices des planchers. On nettoyait leurs wagons en attendant la prochaine fournée de prisonniers ! Curieusement ce fut en constatant ce fait, si simple, qu'ils prirent conscience qu'ils avaient échappé à la mort. Les Chinois n'avaient évidemment pas procédé à un appel, avant d'enfourner les prisonniers dans les galeries et ne pouvaient pas savoir que plusieurs s'étaient échappés. C’est seulement à cet instant qu'ils comprirent quelle genre de mort les Chinois avaient donnée à leurs camarades, qu'ils la mesurèrent, l'imaginèrent, furent enfin certains qu'ils avaient eu raison de fuir, et qu'ils se détendirent.
La vie de Joao, bascula à cet instant. C'était un homme qui estimait n'avoir vraiment besoin de personne, dans la vie. Il se pensait capable de réfléchir assez bien, être suffisamment équilibré, pour se sortir de n'importe quel problème. Une sorte d'homme "complet". Après son accord initial, il avait suivi Antoine un peu à contrecœur, en se faisant violence. A chaque décision un peu plus. Il aurait aimé constituer lui-même son groupe, le diriger, choisir chaque membre, il contestait la présence de Parminski et Kovacs, par exemple. Il aurait souhaité examiner chaque situation au calme, sûr de son jugement. Et voilà qu'il avait dû mettre sa vie entre les mains d'autres et qu'il n'était pas certain de la justesse de leurs réflexions. Cela allait à l'encontre de sa vie entière. Et il en avait été tourmenté, appréhendant d'avoir commis une bêtise fatale en s'en remettant à des hommes, moins capables de réfléchir que lui, ou au cerveau moins bien construit, moins brillant. Et il avait dû obéir, sans donner son avis. Sans avoir le temps de le donner !
Seulement ça avait marché. Incomplètement, bien sûr, mais ça avait marché. Ils s'étaient bel et bien évadés, c'était vrai. Mais sans but, sans plan, sans organisation pour regagner leurs lignes par un moyen étudié, pesé, prévu. Et ça aussi l'avait bombardé, révolté, sur l'instant. Seulement… Seulement il y avait eu ces explosions venant du sol ! Là, tout avait changé. Après tout, les informations sur les trains de prisonniers venaient d'une source proche des autres, pas une source à lui, qu'il aurait recrutée avec soin, en la testant, psychologiquement, comme il savait le faire professionnellement. Non, les explosions n'avaient pas simplement claqué dans le sol mais aussi dans sa tête. Une suite d'actions qu'il n'avait pas approuvées de bon cœur, un plan bâti à la hâte par quelqu'un d'autre, s'était avéré efficace. Non seulement efficace mais également habile. Un plan qui avait sauvé leurs vies. Les Chinois venaient effectivement de tuer des milliers de prisonniers ! Il s'était rendu compte qu'il n'avait jamais complètement adhéré à cette théorie. Après tout il n'y avait pas eu de témoins directs à cet acte barbare que rapportait Tchi…
Oui, mais elle venait d'être vérifiée à l'instant ! Cela voulait dire… que lui, Joachim Joao, agrégé, docteur en psychologie, ne représentait pas la "meilleure" chance d'un plan, pour que celui-ci se déroulât comme prévu. Que ses analyses n'étaient pas "forcément" les plus justes. Que d'autres, agissant totalement à l'encontre de ses principes, pouvaient taper dans le mille. Et même : que d'autres pouvaient mieux apprécier une situation que lui ! Oui, Joao changea, en quelques minutes d'introspection. S'il était encore en vie c'est qu'un autre avait fait une bonne analyse de la situation, en se référant à des repères que lui ne connaissait pas ! Et cette méthode, qui lui avait paru peu adéquate, avait marché ! Cela voulait dire qu'il s'était trompé, à propos de cette guerre. Ses principes de réflexion était justes, il le savait, mais pas totalement applicables en situation de guerre. C'était là la différence. Il devrait s'en remettre à des gens comme Bodescu et ce jeune Lieutenant pour savoir comment agir, en situation de guerre. Il venait de le comprendre, et ensuite de l'admettre…
Il sut que cette guerre se gagnerait sur le terrain, avec des gens comme eux. Et il ressentait, maintenant, cette colère qui les habitait et qu'il avait refusée jusqu'ici. Il comprenait que chacun devait faire sa part, vraiment, dans la réalité. Pas par patriotisme, ou bellicisme, mais pour être en accord avec lui même, pour gagner sa propre paix. Il ne s'agissait pas de condamner tranquillement le racisme et d'aller déjeuner au mess… Il résolut de demander une mutation, en unité combattante, s'ils rentraient dans leurs lignes ! Il savait désormais que la colère qui le poussait à détruire ces individus, cruels, barbares, était saine. Une légitime défense. Elle était vieille de millénaires, elle trouvait sa justification dans le fait que la race humaine perdurait, au travers du temps, grâce à l'élimination des déviants. Les déviants du mal. Cette décision prise il sentit la détente l'envahir. Une détente mêlée d'un sentiment étrange. Le bien être, la joie d'être toujours en vie et une certitude, enfantine, qu'ils retourneraient peut être bien au combat ! Qu'ils regagneraient leurs lignes ? Les uns comme les autres ? Ils étaient loin d'avoir apuré les comptes avec les Chinois. Et il s'endormit…
Quand des secousses ébranlèrent les wagons, ils surent que le train repartait, en sens inverse. Si près des essieux les bruits de roulement étaient très forts, assourdissants mais, ainsi, il était possible de communiquer, en se criant à l'oreille, sans que le son ne puisse être perçu, plus loin. Antoine jetait des coups d'œil à l'extérieur, en se penchant hors du protège essieu, la tête à l'envers, à chaque fois qu'ils passaient un aiguillage pour tenter de deviner la direction que prenait le train. Cela se produisit deux fois dans la nuit. Au jour, le soleil levant lui donna une indication plus sûre.
***
Cinq jours qu'ils roulaient vers le sud-ouest. Leurs corps étaient douloureux, courbatus. Chaque muscle les faisait souffrir, coincés comme ils l'étaient sous le train. Depuis deux heures ils étaient à nouveau arrêtés dans une gare de triage. La nuit était tombée depuis leur arrêt, mais il faisait bon, dans cette région. Ils avaient traversé le Kazakhstan et l'Ouzbékistan, longeant, apparemment, l'ouest du Kirghizstan, où ils avaient largué le corps du garde mort. C'est l'eau qui avait posé le problème le plus crucial, avec le réchauffement de la température. Les vivres baissaient mais ils mangeaient peu, à chaque fois, juste assez pour ne pas s'affaiblir. La troisième nuit, protégés par les autres qui faisaient le guet, Labelle, Vassi et Tchi avaient pris le risque de sortir, alors que le train était stoppé dans un immense centre de triage, comportant pourtant peu de trains. Quelques rares lampadaires éclairaient une zone réduite à quelques mètres autour de leurs pieds. Ils avaient aperçu, à proximité, un château d'eau constituant une réserve pour les locos à vapeur et ils avaient collecté les bidons pour tenter d'aller les remplir. C'est ainsi que les deux hommes étaient tombés, de l'autre côté de la construction, sur un groupe de cinq Chinois, installés là pour garder le château d'eau, probablement.
Trois d'entre eux discutaient, assis, et deux dormaient sur le sol. Leurs armes étaient posées sur le sol, à côté. Vassi avait craint qu'il y ait aussi une équipe d'ouvriers des chemins de fer pour s'occuper du château d'eau, mais pas à cette heure. Labelle et Tchi avaient attaqué, immédiatement, les hommes éveillés, les frappant à une vitesse folle, Labelle à la poitrine, avec son couteau, et Tchi égorgeant le dernier, avec la cuillère aiguisée, avant de se retourner contre les dormeurs. Tchi avait tué le premier de ceux-ci, pendant que Vassi assommait l'autre, tête nue, de ses deux poings noués.
Le coup de chance fut que les soldats avaient chacun un paquetage contenant plusieurs rations de vivres et deux grosses gourdes. Les deux hommes avaient eu l'idée de faire disparaître les corps en les grimpant au sommet du château d'eau pour les faire basculer dans le réservoir, après avoir empli tous les bidons ; espérant que l'eau était potable ; plus une sorte de bassine trouvée sur place. Ils avaient dû faire deux voyages pour ramener le tout y compris les armes et munitions des soldats. Cinq fusils, cinq baïonnettes, un pistolet, et deux couteaux trouvés sur les corps, avaient donné plus de poids au groupe. Ils avaient maintenant de quoi se battre. Bodescu avait partagé les armes entre les trois équipes de compagnons d'essieu, qui avaient bu en priorité, et sans compter, l'eau de la bassine. Ils n'avaient vu aucune patrouille. Mais cet endroit était si loin du front, c'était probablement normal. Avant la tombée de la nuit ils avaient tous pu voir les panneaux de la gare de Buchara dont leur train avait traversé le réseau après un bref arrêt. Il y avait été partagé en deux et cela avait beaucoup intrigué Antoine. C'est en voyant leur convoi prendre résolument la direction de l'ouest, après Buchara, qu'il avait commencé à se faire une idée.
***
La gare de triage où ils stationnaient maintenant paraissait calme, Antoine se glissa hors de sa cachette et alla chercher Joao, Bodescu et Labelle pour tenir une sorte de conseil pendant que Tchi, en qui il avait de plus en plus confiance, montait la garde.
Quand ils furent réunis dans leur protège-essieu il entama tout de suite la discussion.
- J'ai l'impression que ce train est en quelque sorte spécialisé dans le ramassage des prisonniers, dit-il. Il y a eu des combats en Ouzbékistan et au Turkménistan il doit donc y avoir des camps. Je ne suis jamais venu par là autrefois mais, d'après le soleil, il me semble bien qu'on se dirige vers cette région. Il va falloir quitter ce train d'ici peu, à mon avis. De toute manière on a un problème de vivres.
- Le quitter pour faire quoi ? demanda Joao, mais d'une voix sans agressivité, ce que Bodescu nota pour la première fois.
- C'est le problème. Où se diriger ? Tu as une idée, fit le Capitaine en direction d'Antoine ?
- Plus ou moins… Par rapport à Buchara j'estime notre position à peu près à 600 ou 700 km de l'Iran, au sud, à vol d'oiseau. Par ailleurs les Chinois ne doivent pas particulièrement surveiller cette région, loin des combats, peu de patrouilles, à mon avis, d'autant que la population n'est pas nombreuse non plus.
- Tu voudrais passer en Iran ? fit Joao, surpris… pas bête. On pourrait se faire rapatrier, c'est probable. La Fédération n'a pas de mauvaises relations avec l'Iran, même si le Sha se tient soigneusement à l'écart de cette guerre. On leur achète même du pétrole.
- Alors ? interrogea Bodescu sans quitter Antoine des yeux ?
- Il faudrait savoir où vont ces quelques trains dit le jeune homme en désignant du doigt les cinq ou six convois, pas plus, stationnés sur des voies, à gauche, comportant d'énormes citernes. On ne voit pas beaucoup d'activité, à cette heure ci. On pourrait déménager en vitesse. Mais il faut se décider assez vite.
- Et comment saura-t-on où ils vont ? demanda encore le nouveau Joao.
- Les Chinois ne sont pas plus couillons que nous, fit le jeune homme. Ils placent sûrement des étiquettes sur les wagons. Je vais aller en reconnaissance avec Igor et Tchi. Lui saura lire les indications. Suivez-nous du regard aussi longtemps que possible. Si on ne trouve rien il faudra entamer une marche. Mais dans ce pays désertique ce sera dur, on n'est pas en bon état, les vivres et l'eau manqueront donc il faudra voler un camion. Il y en a peut être autour de ce centre de triage mais il faudra le trouver assez vite et éviter de laisser des traces de notre passage. Au besoin on devra se cacher quelque part en attendant la bonne occasion. Je pense que tout ça n'est pas facile mais réalisable.
Il y eut un silence que Bodescu rompit.
- Pour moi ça va. Je te propose de prendre un groupe de recueil pour le cas où vous tomberiez sur une patrouille. Je me placerai entre les trains et ici.
- Je suggèrerai aussi que vous emportiez des fusils, en bandoulière, et que vous marchiez en ordre, au pas éventuellement, fit Joao. De loin et la nuit, les yeux voient ce que le cerveau veut voir, on devrait vous prendre pour des Chinois faisant une ronde, même sans uniforme ni casque, le fusil est symbolique d'une patrouille militaire. Ca diminue l'efficacité du recueil, moins armé, mais ce qui importe c'est que vous n'attiriez pas l'attention.
Ce n'était pas bête et Antoine apprécia cette nouvelle façon de voir les choses de la part du Capitaine Portugais. Il accepta de la tête, suivi par Bodescu, un peu moins enthousiaste, néanmoins. Le jeune homme décida de laisser Labelle avec le dernier groupe, sous le train.
Ils firent le tour des essieux pour tenir tout le monde au courant pendant qu'Igor et Tchi recevaient leurs ordres de Bodescu, à part. Igor prit un fusil et tendit l'autre à son Lieutenant, avec une cartouchière de munitions. Le jeune Sibérien prit un couteau, il jouerait le rôle du sous-officier, forcément sans fusil, marchant en tête. Puis les trois hommes sortirent de sous les wagons et commencèrent à marcher du pas le plus naturel possible, la lanière du fusil à l'épaule droite pour Igor et Antoine, alors que Tchi mimant les gradés, marchait donc en tête. Ils étaient tête nue, regrettant que les corps des Chinois, au château d'eau, n'aient pas été déshabillés. Leurs uniformes auraient pu servir, ici. Mal à l'aise, l'impression d'être vus à des kilomètres, évitant les rares zones de lumière ils arrivèrent aux trains, tous garés sur des voies proches les unes des autres. Tchi approcha son visage tout contre les étiquettes pour tenter de les lire.
- Je ne connais pas ces signes, Lieutenant, chuchota-t-il après avoir longé deux trains sans rien voir bouger. Je n'y comprends rien.
Antoine avait deviné depuis un moment et se creusait le crâne. Quand ils débouchèrent derrière le quatrième train ils aperçurent une petite construction éclairée à une cinquantaine de mètres. Des silhouettes se découpaient derrière les fenêtres. Aussitôt le jeune officier s'agenouilla sous un wagon pour observer.
- A mon avis, il y a des camions sur le côté gauche, chuchota Igor.
- J'ai vu… j'essaie de savoir combien il y a d'hommes là-dedans… et qui ils sont.
- Je peux approcher, fit Tchi, j'entendrais quelque chose. Dangereux. Dangereux mais le moyen de faire autrement ?
- D'accord, mais je viens avec toi, Igor nous couvrira d'ici. On essaie de ne pas tirer. Je resterai un peu en arrière de toi. Si tu es pris, laisse-toi embarquer et on attaquera pour te délivrer.
Tchi ne répondit pas, et commença à avancer en faisant un large tour par la droite, dans une zone d'obscurité, suivi d'Antoine à une dizaine de pas. Tendu, Igor les perdit de vue très vite, gardant les yeux fixés sur la construction.
Tout était silencieux par ici. En approchant de la bâtisse qui ressemblait à un ancien poste d'aiguillage, vitré sur deux côtés, Antoine se rendit compte qu'il s'agissait maintenant d'un poste de garde ! Une porte s'ouvrit et il entendit des voix qui braillaient en Chinois. Quatre ou cinq types étaient sortis et rigolaient en embarquant dans un camion. Le jeune homme avait plongé au sol et Tchi était invisible. Il ne fallait pas traîner. Il avança de quelques mètres à quatre pattes puis stoppa quand il entendit le moteur de l'un des camions démarrer, plaquant son visage au sol. Il avait eu raison de se méfier car des phares s'allumèrent. Il était persuadé qu'il avait été repéré… quand le véhicule s'ébranla en tournant sur la gauche ! Aussitôt il se redressa et fonça jusqu'à l'une des parois latérales non vitrée de la bâtisse. Tchi était là, l'oreille collée à une cloison de bois. Il le laissa écouter et longea le mur jusqu'à ce qu'il aperçoive les véhicules. Deux camions bâchés, de taille moyenne, passablement vieux, apparemment. Rien de particulier se dit-il jusqu'à ce qu'il remarque des fûts posés près de l'un d'eux. Si jamais…
Il décida de risquer le coup et d'avancer jusque là en rampant sous la paroi vitrée, maudissant le fusil qui l'encombrait maintenant.
Le plateau du plus proche était vide de fûts mais des caisses étaient empilées dans un angle, près de la cabine, sous la bâche. Il alla jusqu'à l'autre. Idem. Mais les fûts, au sol, empestaient l'essence. Il frappa doucement les parois. Trois d'entre eux étaient pleins et deux autres à moitié. Il grimpa rapidement à bord du second camion et, posant le fusil près de lui avant de soulever doucement la bâche, vit l'intérieur de la bâtisse.
Quatorze hommes avec un sous-officier portant l'insigne du PURP ! Une douzaine jouaient aux cartes autour de deux tables et un lisait un journal, le sergent, debout, regardant une carte, sur un mur. Il faudrait les neutraliser très vite si on voulait éviter un coup de feu. Seulement neutraliser quatorze hommes, à neuf attaquants, sans armes et en mauvais état physique… Drôlement tangent, même compte tenu de l'effet de surprise ! Il se força à examiner la pièce, notant la présence de cartes ferroviaires, déchirées, sur un mur, à côté d'un poste téléphonique des chemins de fer. Il réfléchissait à toute vitesse, maintenant. Ils n'avaient pas le choix, une occasion pareille ne se reproduirait pas. Malgré l'importance du détachement Chinois il fallait attaquer. Vider ses dernières forces mais attaquer. Un vague plan se dessinait dans sa tête. L'heure, le temps. Tout était une question de rapidité. Il vit que le sous-officier portait une montre et décida de la lui prendre, dès que possible. La sienne lui avait servi de monnaie d'échange, au camp, pour se procurer des boites de conserves. Il ramassa le fusil, descendit au sol et revint vers Tchi.
- La relève vient d'avoir lieu, murmura celui-ci. Ils sont là jusqu'à 14 heures, demain.
Ca voulait dire que, dans les meilleures conditions, ils auraient une douzaine d'heures d'avance. Pas beaucoup.
- … Il y a un train qui va partir dans une heure mais je n'ai pas compris lequel. Les autres sont là jusqu'à après-demain, poursuivait le Sibérien…
- Je file chercher les autres, l'interrompit Antoine. On va attaquer, c'est peut être notre dernière chance. Il faudra neutraliser ces hommes très vite, malgré notre fatigue. Tout donner. Avant le départ du train dont ils ont parlé. Ils font peut être une patrouille, dans ces cas là. Pas de détail ! J'y vais, je dis à Igor de te rejoindre et vous surveillez, ici.
Il mit peu de temps à revenir au train de prisonniers vide, sans avoir vu Bodescu. Il s'en inquiétait quand il entendit des bruits de galopades étouffées, derrière lui. Devant, Joao et Labelle se dressaient, suivis de Vassi et des deux autres. Antoine s'accroupit leur faisant signe d'en faire autant, attendant que Bodescu arrive et jeta alors :
- On ramasse tout, ici. On va attaquer un petit poste. Quatorze hommes, un gradé. Un téléphone, aussi, donc on ne laisse pas de survivant ! C'est beaucoup, il va falloir faire très vite, on y met nos dernières forces ! Mais c'est notre chance parce qu'il y a deux camions et des fûts d'essence… Un train va partir dans une heure il faut que tout soit terminé avant. On charge le tout et on file vers le sud ; avec les deux camions, pour l'instant, on verra ensuite. Là-bas ramassez toutes les vivres, le matériel intéressant ; une pompe à main, par exemple, pour remplir les réservoirs ; et tous les récipients qui peuvent servir à stocker de l'eau. Si on peut les remplir immédiatement ce sera mieux. Voyez s'il y a un robinet. Le plus important est l'eau et les vivres. Et de faire vite ! Ca va être dur, les gars. Frappez dur et vite, surtout. On a notre chance si chacun se dit qu'on entre dans cette baraque pour tuer, tuer, tuer ! Ne gardez que ça en tête. Il faut les tuer tous, très vite, pour avoir une chance de vivre, nous. Ne vous posez pas de question, frappez. Vous êtes fatigués, je le sais, pas en bonne forme mais suffisamment pour vous battre pendant dix à vingt secondes, c'est tout ce dont on a besoin. Allez jusqu'au bout de vos forces. C'est tout ou rien…
Il jeta un regard aux hommes et vit qu'ils portaient leur barda, attaché contre leurs flancs ou sur le dos.
- Vous avez toutes vos affaires ? demanda-t-il en posant le fusil et la cartouchière sur le sol.
Les têtes bougèrent rapidement.
- Bien, on va pénétrer brusquement dans la pièce où sont les Chinois, il n'y a pas de sentinelles, dehors. Dispersez-vous immédiatement pour attaquer tous les soldats en même temps. Aidez-vous les uns les autres. Pas de coup de feu, c'est impératif, on est déjà assez limite. Autre chose, on attaque pour tuer, ne l'oubliez pas ! Ces types sont de la même armée que ceux qui ont fait sauter la mine, il y a quatre jours, gardez ça en tête. Si quelqu'un n'est pas d'accord, qu'il me le dise tout de suite. Il ne faut pas un coup de feu, servez-vous les uns des crosses et les autres des baïonnettes. Ce n'est pas très propre mais on n'a pas le choix. Sur place on récupère les armes et les munitions, deux ou trois tenues, les casques, les sacs, les vivres, les gourdes ou bidons d'eau, les cartes que vous trouvez. Aussitôt que les Chinois sont anéantis vous commencez à charger. Non, attendez, qui ne sait pas conduire ?
Parkimski, Tchi et Vassi levèrent la main.
- J'en déduis que tous les autres savent ?
- Enfin j'ai conduit une ou deux fois, fit Kovacs.
- Donc je peux compter à coup sûr sur les Capitaines, le Lieutenant et Igor, c'est bien ça ?
Hochements de têtes.
- Avec moi ça fera cinq, donc au moins deux par camions, d'accord ? Dès que les Chinois seront morts je veux un conducteur dans chaque camion. Vérification du contenu des réservoirs. Qu'ils démarrent les moteurs avant le chargement pour voir si ça colle, mais sans allumer les phares. Si l'un d'eux ne démarre pas on grimpe tous dans l'autre. Et on se dirige vers le sud. Des questions ?
- Comment on trouvera la route du sud ? demanda Igor.
- Le baudrier d'Orion. Facile à trouver. C'est une constellation, dans le ciel, dont une étoile indique le sud. Sinon le cap inverse de l'étoile polaire. Les Capitaines, le Lieutenant ou moi, on vous guidera. Tchi montera dans la cabine du premier camion et il enfilera une tenue chinoise. Rien d'autre ?… On se partage les armes, les uns les fusils les autres les baïonnettes, à votre gré. Souvenez-vous : vous ne vous servez que de la crosse des fusils ! Le pistolet ne servira à rien dans cette bagarre. Le Capitaine Joao prend un fusil, Le Lieutenant Labelle utilise son couteau. Chacun sera là pour donner un coup de main à celui qui aurait des difficultés, compris, tout le monde ?… On y va.
Antoine en tête, une baïonnette à la main, ils partirent en trottant et traversèrent les voies sans alerte. Joao rattrapa Antoine à l'occasion du passage sous un train.
- Pourquoi tu m'as donné un fusil ? chuchota-t-il.
- Tu n'as pas l'habitude de ces trucs violents : les armes blanches. Mes gars, si. Dis-toi que tu portes une massue et cogne à la tête ! Utiliser une baïonnette est traumatisant, la première fois… Un couteau aussi. Pour l'instant reste derrière Vassi et copie ses gestes. Dans la bagarre si tu as besoin d'aide demande-la assez tôt. Pas de fausse fierté, ça met tout le monde en danger.
- Compris.
Il n'y avait apparemment rien de nouveau au poste de garde. Pendant la vérification des armes Tchi alla en reconnaissance et revint en le confirmant.
- Tous derrière moi jusqu'à la porte. Quand je l'ouvre on fonce sans un mot, sans un cri, les Chinois jouent aux cartes loin de leurs armes, il ne faut qu'ils s'en emparent, chuchota Antoine, avant de se relever et courir vers la bâtisse où il s'aplatit à côté de la porte près de Tchi.
Vassi et Igor passèrent immédiatement de l'autre côté de celle-ci. Pas besoin de leur faire un cours, à eux… Il commença à défaire ses ballots et à les poser par terre pour être plus libre de ses mouvements. Les autres l'imitèrent.
Ensuite, Antoine regarda sa baïonnette et l'assura, dans sa main, pointe en avant, regarda à droite et à gauche puis tendit doucement la main libre vers la poignée et la tâta. Elle pivotait. Il respira longuement et la poussa brutalement, entrant dans la pièce. Les têtes des Chinois se tournèrent de son côté, stupéfaites. Déjà, il fonçait vers une table de jeu. Il plongea l'arme dans le dos du premier Chinois qui se présentait puis tenta de la retirer. Il n'y arrivait pas et dut s'aider du pied, perdant du temps ! La table s'était renversée et un soldat ennemi, se relevait, le visage montrant son incompréhension, il ouvrait la bouche pour crier quand une main passa devant sa gorge qui fut parcourue d'un trait rouge. Labelle intervenait. Plus à droite, Tchi enfonçait une baïonnette dans le ventre d'un autre joueur. Joao levait son fusil et l'abattait, crosse en avant sur le dormeur. Antoine eut encore le temps de voir Labelle plonger la lame de son couteau dans la gorge du gradé et d'entendre un gargouillis ignoble. Il songea qu'il devrait apprendre comment on tue un homme de cette façon ! Déjà il replongeait sa propre baïonnette dans le flanc d'un joueur de cartes, l'enfonçant moins profondément, cette fois, frappant encore deux fois en repoussant le corps qui se cabrait. Il savait que ce qu'il était en train d'accomplir lui reviendrait, pendant son sommeil, mais il en repoussa l'idée. Il y avait autre chose à faire. Il se redressa et se tourna vers les autres. C'était fini. Joao, immobile, debout à côté de Vassi, le fusil levé crosse en l'air, regardait sa victime, inconscient de ce que sa poitrine se soulevait à une cadence effrénée. C'était fini. Antoine se demandait encore comment il n'y avait pas eu de hurlements…
- Allez, au boulot, lança le jeune homme, d'une voix hachée par l'effort qu'il venait de fournir. On ne sait pas si on est visible de quelqu'un, au loin. Vassi, Igor, Tchi, vérifiez qu'ils sont tous morts et faites le nécessaire si ce n'est pas le cas. On ne laisse personne de vivant ! Il faut faire vite et ne rien oublier. Cherchez les vivres. Ils devaient rester là jusqu'à demain après-midi, il doit donc y avoir des vivres quelque part.
Tout de suite ils s'activèrent. On entendit presque tout de suite les démarreurs des camions crachoter, dehors. Antoine entreprit de fouiller la pièce, donnant des ordres au passage, pour faire enlever un pantalon ou une tunique à un mort. Joao s'était remis et regardait les cartes, Bodescu avait trouvé une paire de jumelles qu'il avait pendues à son cou et parcourait rapidement des piles de papiers.
- Kovacs, prend le journal du type qui lisait, lança-t-il.
Antoine fouilla les poches du sous-officier et trouva une petite boussole. Un trésor ! Il la lui prit de même que sa montre. Des papiers, aussi, qu'il enfourna dans une poche, sans regarder. Au dernier moment il arracha l'insigne du PURP et le rangea dans une poche de chemise, comme un torero qui garde l'oreille du taureau qu'il vient de tuer ! Il jeta un coup d'œil de l'autre côté de la vitre et aperçut Igor, Parkimski et Kovacs qui chargeaient les fûts avec peine.
- Vassi, Tchi allez les aider, dehors. Charles, Joachim, Léyon commencez à charger ce qu'on a mis de côté ici, sauf les gourdes, récupérez ce que vous trouvez comme armement et munitions.
Les deux Capitaines n'eurent pas un geste de surprise de se voir ainsi commander sèchement et se mirent au travail. Le jeune homme se mit à la recherche d'un robinet. Il y en avait un dehors et il revint sur ses pas pour emplir tous les récipients, y compris ceux des Chinois. Puis il fit le tour du bâtiment pour les jeter dans les cabines des camions.
- On est prêt pour l'essence, Lieutenant, fit la voix de Vassi, derrière lui.
- Bien. Au moins toi, tu sais rendre compte, je te ferai passer Sergent quand on sera rentré !
Il entendit un gloussement, dans l'ombre.
- Pas question, plus personne ne s'occuperait de vous, Lieutenant.
L'attaque ne l'avait pas ému, apparemment.
- Combien de litres ?
- Deux fûts pleins et un entamé dans chaque camion, ça fait près de 500 litres pour chaque bahut, je pense. On a descendu les petites caisses, des plateaux des camions, elles étaient pleines d'obus de mortier sans détonateur.
- Espérons que ça suffira, on aura sûrement des détours à faire et on ne sait pas combien consomment ces engins là…
Quelques minutes plus tard ils étaient tous autour de lui. Il nota que beaucoup d'entre eux titubaient. Ils étaient à la limite de leurs forces.
- J'ai trouvé une boussole dit-il, je monte dans le camion de tête avec Tchi, les autres, répartissez-vous dans les deux, restez sous les bâches, mangez pour récupérer et dormez. Quand on sera assez loin on stoppera pour faire le point. Embarquez. Léyon tu passes dans le second camion.
- Les corps, Petit Lieutenant ? fit la voix de Bodescu. Peut pas les laisser là, en vue.
Il avait raison, bien sûr.
- C'est vrai, chargez-les dans le deuxième camion, on les planquera loin d'ici pour se donner une marge de plus. Igor, au volant du premier bahut, Joachim dans le second et Charles avec moi dans le premier, les hommes répartissez-vous. Allez, on y va, phares éteints, hein ?
Les hommes allèrent chercher les corps et les portèrent tant bien que mal dans le second camion. Antoine pensa qu'il ne faudrait pas y laisser ce chargement macabre trop longtemps, les gars risquaient d'en être choqués, une fois l'action terminée. Il regarda la boussole dès que le camion eut démarré et tendit le bras vers le sud quand l'aiguille fut vaguement stabilisée. Igor hocha la tête sans répondre, obliquant pour venir couper lentement les rails, perpendiculairement. Le véhicule sautait horriblement à chaque franchissement, mais ne protestait pas davantage. Ces camions chinois avaient de grandes roues et devaient pouvoir franchir des passages difficiles sans trop de gros efforts.
- Hé, derrière, lança le jeune homme, après s'être retourné pour casser d'un coup du manche de la baïonnette qu'il n'avait pas lâchée, la vitre de séparation avec le plateau, je veux être tenu au courant immédiatement si le second camion a un problème ou perd du terrain.
La voix de Tchi lui parvint.
- Il roule à trente mètres, Lieutenant.
Il revint au terrain, devant, cherchant des yeux si les installations ferroviaires étaient clôturées d'une manière ou d'une autre. C'est ainsi qu'ils aperçurent un canon antiaérien protégé par un muret de sacs de sable. Mais aucune sentinelle. Ils passèrent une dernière voie et débouchèrent sur une piste poussiéreuse qui allait vers l'ouest. Tout était tellement plat qu'Antoine se demanda comment repérer une route se dirigeant vers le sud. Théoriquement il devrait bien y en avoir une, avec l'Iran droit devant. Mais ils étaient encore vraiment très loin de la frontière. De nuit, ainsi, mieux valait rouler au cap, on verrait plus loin. En tout cas le plus urgent était d'accumuler les kilomètres, cette nuit, pour mettre de la distance avec la gare où ils avaient fait des dégâts. Igor se débrouillait assez bien avec son volant et Antoine lui dit :
- Continue dans cette direction pendant que tu le peux. Mais si tu vois quelque part une route ou une piste, qui va dans notre direction, à gauche, tu la prends, ce sera plus dangereux mais on avancera plus vite. Je reviens dans un petit moment.
- A mon avis, commença Igor, ça devrait coller, maintenant.
Antoine sourit puis il se tourna vers l'arrière.
- Capitaine ? cria-t-il.
- Oui ? fit la voix de Bodescu.
- Vous avez trouvé des cartes, des trucs comme ça ?
- Oui. Mais assez vieilles et essentiellement du réseau ferré.
- Je vais vous rejoindre et Tchi passera devant. Il se livra à une petite acrobatie, la portière ouverte, pour attraper, à l'extérieur, les ridelles du plateau et passer sous la bâche que Tchi tenait relevée. Ses jambes tremblaient de fatigue, il allait devoir se reposer… Puis le Sibérien passa par le même chemin pour gagner la cabine.
- Alors Petit Lieutenant, quels sont tes ordres ?
Il faisait sombre, ici et Antoine dut s'en tenir au timbre de la voix du Capitaine pour se faire une idée tout en s'asseyant sur le plancher.
- J'ai été sec, hein ?
- Oui, mais c'était normal. Au combat il ne faut qu'un chef. Alors on obéit ou on prend le commandement… Bon, on va parler de ça, mais ce sera la dernière fois… Je sais infiniment plus de choses que toi, sur l'armée, son fonctionnement, ses matériels, la stratégie, les principes de manœuvres tactiques et tout ça. Mais sur le combat localisé d'un petit nombre de soldats, dans cette guerre-ci, tu as, en ce moment, plus d'expérience pratique que moi. Alors je te laisse le commandement opérationnel, c'est normal. N'en déduis pas que j'abdique. S'il le faut, je prendrai les rênes et je te le dirai. Pour l'instant je trouve que tu vois juste et vite et ça va comme ça… Léyon s'est fichtrement bien battu, aussi. Son dossier disait vrai, c'est un sacré soldat, ce type. Pour le reste je crois que tu as convaincu Joachim aussi.
- Ah dis donc il a changé, lui !
- Oui. Ses certitudes ont basculé. La guerre n'est plus un exercice intellectuel, sa sauvagerie est devenue une réalité et il est assez intelligent, et pas buté, pour savoir qu'il a tout à y apprendre. Mais il aura aussi son utilité, sois-en sûr, c'est un type fort dans son domaine d'Etat-major, de faiseur de plans.
- Je le sais… Bien, si on étudiait ce qu'on a récupéré ? Et il nous faudrait de la lumière.
- J'ai trouvé une lampe de poche à génératrice, une sorte de pédale, sous le pouce, qui alimente l'ampoule, comme nos postes émetteurs. Pas sots, ces Chinois, plus besoin de pile. Attend, la voilà…
Un cône de lumière surgit pendant qu'un bruit de roulement se faisait entendre, malgré le grondement du moteur. Bodescu dirigea le faisceau ; qui faiblissait et renaissait sur le rythme du pouce ; vers les papiers récupérés, coincés sous sa cuisse sur le plancher, et en passa un tas à Antoine. Ils se rapprochèrent l'un de l'autre pour lire ce qui était en russe. Rien d'intéressant, des feuilles de transport qui semblaient indiquer que des civils travaillaient parfois dans cet ancien aiguillage. En tout cas rien qui pouvait leur servir. Bodescu était arrivé au même résultat, mais déclara :
- On va emporter tout ça, nos gens des Etats-majors seront peut être intéressés. Pour les papiers en chinois, Tchi les a lus et n'a rien trouvé qui nous aide. Des listes de personnels pour ce poste de garde, essentiellement.
Quand le jour commença à poindre, à gauche, ils n'avaient parcouru que 110 kilomètres seulement, d'après le compteur du camion dont le jeune homme avait relevé les chiffres en partant. Mais ni le terrain, ni le camion, ne permettait de rouler à plus de 60km/h. Au mieux. Peut être le camion lui même ne pouvait guère aller tellement plus vite ? Antoine avait relevé Igor au volant, après qu'ils furent tombés sur une large piste poussiéreuse orientée vers le sud, enfin. Malgré le terrain désespérément plat, il songeait à faire bientôt un arrêt pour se débarrasser des corps des Chinois et prendre une décision au sujet des deux camions. Ils consommaient deux fois trop d'essence avec les deux bahuts, c'était idiot. D'un autre côté c'était une sécurité si l'un tombait en panne, étant donné leur état d'usure avancé… Il était très préoccupé par les vivres et l'eau, aussi. Ils pouvaient se rationner sur l'eau. Ils avaient de quoi tenir quatre jours, peut être, dans cette région chaude. Et ensuite ? Mais les vivres ne tiendraient pas trois jours, apparemment. Désormais, ils devaient manger davantage pour reprendre et conserver des forces. Sans réserves physiques, cela exige un apport sérieux de calories. Et où s'en procurer par ici ? Un détachement Chinois risquait d'être trop important pour leur petit groupe…
- Qu'est-ce que c'est, Lieutenant ? fit soudain Igor en tendant le bras vers la droite.
Il faisait totalement jour, maintenant, Antoine saisit les jumelles de Bodescu de la main droite, tant bien que mal, et les braqua vers le lointain. Il y avait quelques constructions. On aurait dit… un aérodrome militaire. Nom de Dieu ! Il y avait aussi de l'animation, une sorte de tracteur venait de sortir d'une construction tirant un avion. Il accéléra, d'instinct en criant :
- Capitaine ! Igor passe-lui les jumelles… regarde à droite, un terrain d'aviation. Il y a forcément des troupes, dis-moi si tu vois de l'agitation.
La piste faisait un virage à gauche et un talus la bordait sur la droite. Antoine tira brusquement le frein à main, criant à Igor de tenir le volant dès qu'il se fût rendu compte que le haut des camions serait dissimulé aux vues dans cette courbe. Il descendit rapidement pendant que Bodescu apparaissait à l'arrière et sautait au sol.
- Léyon… installe une protection, hurla le jeune homme au moment où le second camion stoppait à son tour juste derrière le premier.
Puis il rejoignit le Capitaine notant vaguement que Joao descendait à son tour, en courant, un fusil à la main. Il alla se coucher au sommet du talus au moment où Bodescu lâchait :
- Un tout petit aérodrome, apparemment… Pas d'avions de chasse, ni de bombardiers, mais il y a évidemment des troupes, c'est un sale coin pour nous.
Joao arrivait et Bodescu lui tendit les jumelles.
- Regarde.
Immobile Antoine examinait les environs. Le paysage semblait changer, par ici. Un peu moins plat. Il regarda vers le sud et aperçut de vagues ondulations, ou plutôt des masses rocailleuses.
- Terrain secondaire, fit la voix du Capitaine Portugais, du même ton détaché qu'il aurait eu en commentant une carte ou des photographies aériennes. On dirait une sorte de relais technique, un ravitaillement en essence pour des avions de passage. Regardez, on voit des avions de types très différents et tous multi moteurs. Pas de troupes visibles non plus… Mais il est encore tôt, il y en a forcément. Oui, c'est ça il y a de gros dépôts de carburant, sur la droite. Mais des fûts, pas de cuves, donc c'est un terrain nouvellement installé. Je confirme, à tous les coups c'est un endroit où ils se ravitaillent. Pas de gros détachements de troupes d'intervention à craindre, mais certainement un détachement technique assez important.
Antoine prit les jumelles à son tour et observa longuement pendant que les deux Capitaines discutaient. Puis il les abaissa. Pas possible d'essayer de voler des vivres ici, de jour notamment. De nuit ? Oui mais les camions se voyaient comme le nez au milieu… Il secoua la tête de mécontentement. Il y avait des vivres ici mais ils ne pouvaient pas prendre le risque d'une bagarre, si près de la ville, de la gare. Il fallait tenter la chance et continuer, sachant que plus ils s'enfonceraient dans le semi désert, moins ils trouveraient de groupes isolées, il faudrait se rationner…
- On repart, je voudrais qu'on abandonne les corps quelque part dans ce coin, derrière un monticule quelconque et qu'on refasse les pleins.
En redescendant au niveau de la piste il fut étonné de voir apparaître Vassi, une mitraillette chinoise en bandoulière. Parkimski et Kovacs qui se redressèrent, un peu plus loin, là où ils avaient été placés en sentinelles, étaient armés de la même façon, de même que Labelle. Le poste de garde chinois était mieux équipé qu'il ne l'aurait pensé, ils avaient récupéré un armement sérieux. Il fit un geste du bras.
- On embarque ! On s'arrêtera plus loin pour cacher les corps.
La piste était toujours aussi glissante avec cette poussière, qui révélait en outre leur progression. La direction des engins, floue sous les mains, ne facilitait pas la conduite. Trente kilomètres plus loin ils s'arrêtèrent dans un creux relatif. Les corps furent débarqués, déshabillés ; les vêtements récupérés ; et posés à l'ombre de rochers, invisibles de la route et vaguement recouverts de sable. Puis ils refirent les pleins des réservoirs, à ras bord.
***
Il était 11 heures passées. Antoine, épuisé, dormait dans la cabine, quand le premier camion arriva au sommet d'une assez longue côte et Igor pila, envoyant le jeune officier dans le pare brise. Un peu plus bas, dans la plaine, juste devant, à quatre bons kilomètres, s'étendait un camp immense. Des toiles de tentes par centaines, de chaque côté de la piste ! Et, plus à droite, un complexe industriel avec de hautes cheminées, longues et étroites… Au même instant Antoine réalisa que leur piste se dirigeait là, en direction du camp ! Une autre le quittait en direction du complexe et une troisième partait du complexe vers l'Est ! Depuis le matin ils roulaient sur une piste militaire…
- Tchi, va dire derrière qu'on fait demi tour rapidement ! gueula le jeune homme en faisant signe à Igor de braquer tout à gauche.
Pendant que le soldat manœuvrait de toutes ses forces le lourd volant pour faire tourner le camion Antoine enregistra quelque chose. Sa tête pivota et il vit une colonne de poussière qui s'élevait de la piste à la sortie du camp, dans leur direction. Un convoi venait vers eux ! Il jura à plusieurs reprises.
- Charles, hurla-t-il pendant qu'Igor se battait à la fois avec le volant, contre la piste, assez étroite à cet endroit, et la boite de vitesse qui grinçait abominablement. Il y a du monde qui arrive, devant. Je dormais, tu te souviens d'un endroit où on pourrait se planquer ?
Bodescu arriva dans les secondes qui suivirent.
- Un creux, pas loin, peut être ? Il y avait un contrebas, pousse-toi Igor, je prends le volant.
Il fallut plusieurs manœuvres pour faire le demi-tour et le second camion n'en avait pas encore terminé quand Bodescu vint se placer de manière à le doubler pour reprendre la tête. Antoine avait couru à l'autre bahut pour annoncer ce qui se passait, et dire à Labelle de distribuer toutes les armes et les munitions. Il revenait quand la route fut libre et grimpa en voltige à côté du Capitaine prenant la tête. Celui-ci dévala la pente à fond et récupéra de justesse une glissade sur la piste.
- C'est costaud, mais c'est vieux et ça ne tient pas la route, gronda-t-il… Ils étaient à quelle distance ? fit-il en se tournant vers Antoine. On aura besoin d'un minimum de temps pour planquer ces engins. Et du sommet ils nous verront peut être ?
- Pas plus de quatre kilomètres. Mais ils roulaient en convoi donc pas très vite et ils devaient monter vers la crête. De toute façon on n'a pas le choix. Ils ne doivent pas nous repérer sinon il y aura tôt ou tard un type pour se demander qui vient de leur camp, et poser la question par radio.
Ils étaient tous deux terriblement tendus et scrutaient la piste devant. Moins d'un kilomètre plus loin, vers le bas de la cote, Antoine cria :
- Stop !
Ils étaient dans un virage à gauche et la route, en surplomb, allaient déboucher sur une longue étendue plate.
- … recule dans le fossé, derrière à droite, laisse tout partir, je vais prévenir l'autre camion.
Il descendit rapidement et se rua vers l'arrière faisant de grands signes avec les bras pour arrêter Joao qui conduisait l'autre engin. Celui-ci dérapa et vint cogner durement le premier. Antoine était déjà à la portière quand Joao se redressa, derrière le volant.
- Tout le monde à terre, hurla le jeune homme puis, se tournant vers le Portugais et s'efforçant de parler calmement : tu suis mes gestes. On fait descendre les camions en arrière, dans le trou, là. Ne te pose pas de question et accroche-toi quand ça partira.
Puis il courut derrière et fit de grands gestes. Les roues avant du camion braquèrent et il commença à reculer en pivotant, le cul de plus en plus à angle droit avec la piste. Soudain les roues arrières ne trouvèrent plus le même appui et tout s'accéléra. Le capot moteur parut monter vers le ciel et le camion partit en arrière. Il alla s'écraser dans un vacarme de ferraille, quelques mètres en contrebas, sur un amas de rocaille qui éclata sous le choc. Une odeur d'essence commença à se faire sentir, un fût avait dû céder…
Déjà Antoine fonçait vers le premier camion et faisait signe aux hommes de descendre et de se mettre en position de combat, à l'abri, de ce côté de la piste. Bodescu avait compris et manoeuvrait. Le bahut pivota et prit la descente plus en oblique. Il manqua passer sur le dos à plusieurs reprises mais la descente fut plus ou moins contrôlée et il n'y eut pas de gros choc, au bout.
- Pourquoi ici ? fit le Capitaine quand il descendit.
- De la route, dans le sens du convoi, on ne voit pas grand chose, de ce côté, lança Antoine. Et il y aura un nuage de poussières, j'espère.
Bodescu regarda autour de lui et fit la moue.
- De toute façon c'est le bout du chemin, pour nous, dit-il.
Antoine n'écoutait plus, remontant vers la piste pour vérifier que rien ne trahissait leur présence. Du pied Igor et Tchi effaçaient les traces des roues, sur le bas côté. Maintenant on commençait à entendre le moteur des premiers camions chinois. Si quelqu'un tournait franchement la tête à droite dans le virage il verrait les bahuts…
- Tout le monde se planque, cria le jeune homme. Personne ne tire, c'est un ordre !
Couché derrière un petit rebord rocailleux il s'aperçut qu'il ne portait pas d'arme. Seulement la baïonnette, passée à sa ceinture ! Il s'engueula intérieurement mais il était trop tard. Le premier camion chinois ne devait plus être très loin, le bruit du moteur changea de ton, devenant plus grave, le conducteur avait engagé une nouvelle vitesse, donc il avait entamé la descente. Leur chance fut probablement que le chauffeur du premier camion, content de pouvoir accélérer un peu s'était laissé aller. Il connaissait le terrain et devait aimer montrer sa virtuosité, au volant, il vint couper la piste sur l'autre bord en laissant l'arrière déraper ce qui augmenta encore le nuage de poussières. Et le convoi défila. Vingt-neuf véhicules qui traînaient chacun un panache empêchant de voir les bas côté. C'était à se demander comment les conducteurs repéraient la piste, devant eux ? Mais ils devaient avoir l'habitude, c'était peut être leur grand jeu ? En tout cas leurs officiers les laissaient faire.
Ils restèrent tous immobiles plusieurs minutes après le passage du dernier engin. Puis Bodescu apparut, plus à droite, alors qu'Antoine lançait :
- Parkimski, Kovacs, filez au sommet de la cote et prévenez-nous si quelqu'un d'autre survient, d'un côté ou de l'autre.
Bodescu revenait au second camion et mesurait des distances.
- Si on accroche, l'un à l'autre, les câbles de désensablage des treuils avants des camions, et qu'on trouve un point d'appui, de l'autre côté de la piste on doit pouvoir sortir ce truc d'ici et le hisser sur la piste, fit-il quand Antoine s'approcha. Pas l'autre. Mais j'ai senti le moteur encaisser, dans la descente, ajouta-t-il. Il n'ira peut être plus loin.
Antoine secoua la tête.
- De toute façon on ne va pas lui demander grand chose. Il faudra récupérer l'huile moteur de l'autre à tout hasard si le carter de celui-ci a touché.
- Qu'est-ce que tu comptes faire ?
- Tu as vu ce pays ? fit le jeune homme en désignant l'étendue plate devant eux, vers l'ouest. A pied on n'a pas une chance. D'autant que je ne sais pas si on ne va pas pénétrer dans le dèsert de Karakoum, je me souviens qu'il occupe 90% du territoire… On ne peut pas retourner au centre de triage où les Chinois doivent tout fouiller, de l'autre côté il y a ce camp… Cette fois on a le dos au mur. Plus qu'une solution, le terrain d'aviation, pour piquer des vivres, de l'eau, un autre véhicule, n'importe quoi qui nous permette de quitter ce coin sans aller crever tout seul dans le désert. N'importe quoi, je m'en fous !
- Hein ? Tu veux entrer sur cette base ?
- Ecoute, quand on avait prévu de s'enfuir on était proche de la Sibérie, ou en Sibérie même. Là il y avait de quoi se planquer. Au pire on pouvait marcher vers l'ouest, chasser pour se nourrir. A pied on n'était pas en mauvaise position, je veux dire que c'était envisageable. Ici, très peu de gibier, pas d'eau, impossible de se planquer. Même avec un véhicule adapté et une bonne réserve de vivres et d'eau on sera visible comme le nez au milieu du visage. Et tu penses bien qu'ils ont des patrouilles aériennes régulières. A l'est c'est la Chine, ça ne nous rapproche pas vraiment de nos lignes, hein ? Alors je ne vois qu'un large détour pour contourner ce camp, avec un autre véhicule, oui. En tout cas il faut essayer, ne pas rester ici à se morfondre.
Il avait terminé en élevant la voix.
- Je suis d'accord avec Antoine, fit la voix de Joao, derrière eux…
Ils se retournèrent, un peu surpris. Le Capitaine poursuivait :
- Ces terrains n'ont pas d'autres vocations que de fournir de l'essence, une assistance aux appareils de passage. Ils ont un détachement de protection, probablement, mais certainement pas sur ses gardes, surtout avec le grand camp pas loin. Le personnel doit surtout être de maintenance. Pas des guerriers ! En revanche ils ont nécessairement des véhicules.
C'était l'idée du jeune homme mais il n'avait pas poursuivi le raisonnement aussi loin et maintenant il réfléchissait vite.
- On remet le camion qui peut encore rouler sur la piste et on fonce vers l'aérodrome. On s'en approche un peu, mais pas trop, en dehors de la piste, et on stoppe. Si on nous aperçoit des installations, personne ne s'inquiétera de voir un camion de l'armée. Et depuis la piste on nous prendra pour des gars de l'aérodrome. De toute façon avec le camion qu'on laisse ici, le temps nous est compté.
- Bien raisonné, Antoine, fit Joao, bien. Et ensuite ?
- A la nuit tombée on s'équipe, fit le jeune homme on gagne les installations, on fouille, Tchi essaie de s'informer en écoutant. Et… on improvise.
- Ca c'est ce que je n'aime pas trop chez toi, fit Joao, vaguement souriant. Trop d'improvisation à mon goût, mais il faut dire que tu as du nez, alors je vais considérer que certains hommes ont un don immesurable pour cela et je réviserai mes critères une fois rentré.
Bodescu secouait la tête, déconcerté.
- Si vous vous mettez d'accord, je suis paumé, dit-il. Bon, on sort le bahut ?
Ce fut long et difficile mais l'engin remonta sur la route. Le carter était effectivement fêlé et une partie de l'huile avait coulé. Kovacs y mit ce qu'il appela un pansement avec des tissus tenus en place par des liens de cuir ! Puis ils récupérèrent l'huile du second camion et firent le remplissage. Dès que le moteur tourna ils démarrèrent, tout le monde installé à l'arrière, où les fûts qui avaient été projetés à l'extérieur dans le choc, avaient été rechargés, ils étaient trop précieux pour être abandonnés. Antoine avait pris le volant et conduisait en douceur, évitant les nids de poule. Il fut tendu jusqu'à ce qu'ils repèrent une petite piste qui quittait la leur vers l'ouest en direction de l'aérodrome, bien visible, désormais. Il était quinze heures passées. Dans la cabine les trois officiers scrutèrent le paysage jusqu'à ce que Bodescu aperçoive une petite hauteur.
- Là, dit-il soudain.
D'abord personne ne parla.
- La lettre cachée, murmura Antoine…
- Belle érudition, jeune homme, réagit immédiatement Joao, même Edgar Poe serait surpris… C'est osé de se placer juste à l'endroit où l'on est visible de tout le monde mais, justement, ça ne prête pas aux soupçons. Au pire à la curiosité. Mais, dans la journée, les gens de l'aviation doivent être occupés. C'est ce soir, après le travail que l'on pourra craindre une visite, mais nous serons partis, n'est-ce pas ? Décidément je découvre des choses avec vous.
Il était presque joyeux et ses deux camarades ne le reconnaissaient pas ! Le camion, peinant, chauffant, les amena jusqu'à la hauteur.
- Tout le monde reste planqué sous la bâche, lança Antoine en direction de l'arrière. Léyon, planque une sentinelle sous le camion, face à la piste, relevée chaque heure. Tchi, tu enfiles les vêtements chinois, tu mets un fusil en bandoulière comme si tu étais une sentinelle, pour essayer d'en donner l'impression, de loin, et tu te places à l'ombre du camion. On mange on boit et on se repose. Ensuite vérification de votre barda. On emporte juste les vivres et le nécessaire, mais toutes les armes et les munitions. Nettoyage des armes pour tout le monde. Il faut se familiariser avec elles. Tchi sera le seul à sortir à l'extérieur. Il faut qu'un observateur voie quelqu'un près du camion. Je sais qu'il va faire chaud mais vous n'avez qu'à boire, sans toucher à vos gourdes personnelles, on a largement ce qu'il faut. Vous vous partagerez ensuite les tuniques chinoises récupérées, laissez tomber les pantalons.
Puis il se tourna vers ses compagnons, dans la cabine.
- On va faire un tour de garde, entre nous. Observation aux jumelles. Tenter de comprendre les activités. Surveiller les compléments d'essence et noter l'immatriculation des avions, leur taille.
- Qu'est-ce que tu cherches, Antoine, fit Bodescu le regard grave.
- J'ai réfléchi. Quitte à piquer quelque chose autant prendre… un avion qu'un camion.
- Hein ?
- Peut être pas plus difficile de piquer un avion qu'un camion, non ? On est neuf, il faut donc viser un appareil assez gros, dont les pleins seront faits. Un bombardier sans ses bombes, par exemple. Il serait assez costaud pour nous transporter tous.
- Et comment on repère qu'il n'a pas de bombes ? interrogea Bodescu machinalement.
- Je suppose que ces engins sont d'un maniement délicat, répondit Antoine. Je vois mal un bombardier se poser avec son chargement de bombes simplement pour faire le plein. Mais un avion de transport fera aussi bien l'affaire. Il faut surveiller combien de passagers descendent ou montent dans chaque appareil, noter son immatriculation, l'endroit où il se gare et sa forme générale pour le reconnaître dans l'obscurité, la dessiner, au besoin. On doit aussi repérer par où passent au sol, les avions qui vont décoller ou atterrissent. Et noter tout cela.
- Dieu, c'est vrai que tu improvises bien, soupira Bodescu, tu te projettes loin, tu as une vue d'ensemble. Mais ton coup de l'avion, là tu rêves ! C'est du cinéma. Déjà bien si on peut piquer un camion.
- A ceci près que le vol d'un camion, même s'il se passe en douceur, sera découvert au jour et que des patrouilles aériennes seront lancées. Sur ce billard où planqueras-tu un bahut, dans la journée ? C'est pourquoi je me dis que quitte à foncer et piquer quelque chose pourquoi pas un avion ? En tout cas essayer. Je pense que ça ne doit pas être fréquent et que rien n'est prévu pour empêcher un vol. Simplement parce qu'un commandant d'aérodrome ne pense pas que ça puisse arriver, surtout ici. Le seul problème est de trouver le pilote. On verra sur place.
Il y eut un assez long silence. Même Joao ne disait rien. Puis Bodescu hocha lentement la tête.
- Au stade où on en est… Une audace pareille, c'est tellement énorme que… Tu me stupéfies, et je ne sais pas quoi te répondre, je suis sec. Je suis au-delà de mes limites, maintenant, tu vois ? Pourquoi ne pas essayer, en effet, mon petit vieux ? Un pilote nous tombera bien du ciel !
C'était la deuxième fois que le Capitaine l'appelait comme ça depuis un bout de temps. Le moral remontait.
L'après-midi s'étira. Les hommes s'efforçaient de dormir, derrière. Et les officiers dormirent à tour de rôle, eux aussi. Ils étaient vite fatigués, désormais. Entre les cinq fusils des Chinois jetés dans le château d'eau et les mitraillettes du poste de garde il y avait plus que largement des armes pour tout le monde, maintenant. Ils avaient même le choix.
Plusieurs avions se posèrent, à partir de 18:00 heures. Certains étaient conduits dans les hangars, d'autres étaient laissés devant ceux ci. Mais en général il s'agissait de petits appareils de liaison qui refaisaient les pleins et décollaient à nouveau et les trois officiers commençaient à se demander s'ils pourraient trouver un avion convenant à l'importance de leur groupe. Rester ici une journée supplémentaire serait trop dangereux. Quelqu'un viendrait aux nouvelles. Prendre deux avions ? Antoine n'était pas très chaud. Il fallait déjà trouver un pilote. Alors deux… Il avait beaucoup observé l'activité là-bas. On démarrait les moteurs et les laissait chauffer un moment avant que le reste de l'équipage ne monte à bord. Tout ça prenait du temps. Et justement du temps ils n'en auraient pas beaucoup une fois leur intervention commencée. Il fallait être lucide, le risque que quelqu'un tire était grand. L'alerte une fois donnée tout deviendrait problématique.
***
Peu avant la nuit un bimoteur atterrit, d'où il descendit cinq passagers plus trois hommes d'équipage. Tout de suite des mécanos s'agitèrent pour faire les pleins et ouvrir les capots moteur. Pour des vérifications, probablement. Les passagers furent accompagnés à un baraquement accolé au deuxième hangar. Des personnalités, peut être ? Mais ici un commandant devait être une personnalité…
Un peu avant le départ, Antoine choisit d'autorité une mitraillette qu'il savait bien manier, Labelle, Bodescu et Joao un fusil chacun. Antoine avait répété à plusieurs reprises que les porteurs de fusil devraient placer la baïonnette au bout du canon au moment de partir et tenir leur arme le canon vers le ciel pour éviter de planter la lame dans les fesses ou le dos d'un copain. Qui pousserait un hurlement… Le silence était important dans leur action. S'ils étaient surpris par une sentinelle elle devait être tuée sans bruit. A l'arme blanche…
La difficulté consistait à trouver un avion mais surtout un pilote ! Si celui-ci n'était pas à côté de sa machine comment le découvrir ? A la tombée de la nuit ils se décidèrent et s'équipèrent. C'était du quitte ou double. La vie ou la mort. Ils le savaient quand ils se mirent en marche, en file indienne en direction de lumières vaguement camouflées. Igor devant, comme lorsqu'ils étaient sur le front. Antoine marchait juste derrière lui, précédant Vassi. Par ici, le sol était assez sablonneux et ils ne faisaient aucun bruit en avançant. Mais ils progressaient lentement et il était 22:10 quand ils arrivèrent au premier hangar dont les portes n'avaient pas été fermées pour la nuit. La lune était encore basse et il faisait assez sombre. Antoine réalisa qu'ils ne tenaient tous, que sur les nerfs. Ils étaient arrivés au bout de leurs forces. C'était du tout ou rien, cette nuit.
Par signe il prévint les autres qu'il allait en reconnaissance avec Tchi. Celui-ci portait également une mitraillette et le jeune homme montra du doigt qu'ils allaient plutôt emporter des fusils, de manière à pouvoir utiliser les baïonnettes, même si l'arme proprement dite était plus encombrante. Au dernier moment il sentit que quelqu'un lui mettait un objet métallique dans la main. Il identifia bientôt la lampe récupérée au poste de garde du centre. Pourquoi diable… Il haussa les épaules et la mit dans une poche.
Tout en progressant, le fusil pesant lourdement dans la main droite, il songea que le bon équipement eut été une mitraillette, un poignard et un pistolet de façon à faire face à n'importe quelle situation. Mais il était trop tard. Ils longeaient la paroi obscure du grand hangar en direction de l'arrière, laissant une main la frôler pour se laisser guider. A l'angle ils attendirent un instant avant de passer de l'autre côté. Pas un bruit. De là ils devinaient le deuxième hangar, tout aussi sombre, à une trentaine de mètres, et un baraquement accolé derrière, symétrique à celui qui donnait sur la piste et qu'ils avaient aperçu, l'après-midi. Là, quelques fenêtres laissaient passer de la lumière. Finalement ce deuxième hangar paraissait le plus important. De ce côté des fenêtres étaient allumées et des silhouettes apparaissaient, à contre-jour. Très bien de distinguer les occupants mais eux aussi pouvaient peut être les voir ! D'autre part la lumière leur avait fait perdre leur vision nocturne.
Il décida de faire prudemment le tour de tous les hangars et des bâtiments pour se faire une idée de la base. Cela leur prit une heure. Mais ils avaient repéré le seul poste de garde, sans sentinelle à l'extérieur. Loin des combats la vigilance se perdait. Murmurant à l'oreille de Tchi, Antoine lui dit qu'il allait inspecter les quatre avions qui étaient stationnés devant les hangars pendant que le jeune Sibérien écouterait les conversations, sous les fenêtres, guettant tout ce qui concernerait les pilotes.
Le jeune homme refit le tour du hangar pour aller vers les avions sans passer à proximité des fenêtres éclairées du premier baraquement. Il ne connaissait rien en aéronautique et les appareils lui paraissaient énormes. Mais avaient-ils pour autant la possibilité d'emporter neuf passagers plus l'équipage ? Il n'en savait rien. Puis il songea à une chose toute bête : le nombre de sièges, enfin, s'il y en avait… Les portes latérales se distinguaient quand même et il essaya d'ouvrir celle du plus proche avion, un bimoteur qui lui parut imposant. Il mit près d'une minute à comprendre le fonctionnement de celle-ci. D'un rétablissement, le fusil glissé à l'intérieur, devant lui, il se hissa. On y voyait encore moins. Il dut attendre de récupérer un peu de vision nocturne avant de deviner une allée centrale et se mettre à avancer, les épaules courbées en avant tant le plafond était bas. Il compta les sièges au passage, progressant lentement… Six. Trop petit, pas de veine ! Il revint sur ses pas et descendit de l'avion en évitant le bruit en fermant la porte. Pour ce genre de fouille le fusil était très encombrant et il résolut de le laisser près de la porte, dans le prochain appareil et de ne garder que la baïonnette. Une fois au sol il réfléchit. Lequel visiter maintenant ? Un plus gros, forcément.
C'est alors qu'il pensa à celui qu'ils avaient vu atterrir en fin de journée. Il en était descendu cinq passagers seulement mais peut être une machine pareille acceptait-elle une surcharge ? Il se souvenait qu'il était garé le plus loin, devant le premier hangar. Il fallait traverser toute la surface de stationnement et il se dit qu'il paraîtrait plus naturel à un observateur en marchant naturellement. Il mit donc le fusil à l'épaule, passa la baïonnette à la ceinture et commença à avancer comme s'il savait très bien où il allait. Ce qui était le cas, dans une certaine mesure.
Ses vestiges d'uniforme d'infanterie étaient loin de ressembler à ceux des Chinois mais il savait que c'était d'abord la silhouette, l'allure, qui comptait. Celui là fut plus facile à ouvrir. Le plafond lui parut plus haut, aussi. La baïonnette en main il entama son exploration, six, sept, huit… neuf… dix sièges ! Gagné. Du coup il alla ouvrir la petite porte donnant sur la cabine avant. Il y avait là trois fauteuils. Deux face à l'avant, pour les pilotes, et un autre, le long de la paroi. Le radionavigateur à tous les coups. Ce qui lui posa un nouveau problème. S'ils ne capturaient pas l'équipage entier un seul pourrait-il piloter, tant bien que mal, cette grosse machine ? Au fond la qualité du vol importait peu. Un jeune copilote, encore peu sûr, ferait très bien l'affaire. Ils n'avaient besoin que d'un type capable de tenir la machine pendant qu'ils voleraient vers le sud, l'Iran…
Il y avait des cartes près d'un siège pilote. Il les ramassa, tenté d'y jeter un œil. Pas le moment ! Il les prit, revint sur ses pas dans la carlingue jusqu'à la porte arrière par laquelle il était monté. Il y avait une autre porte, face à lui, au fond de la carlingue, donnant sur une soute, près de la queue. Il se souvint de la lampe électrique et l'alluma. Il fut ébloui et grimaça. Une sorte de très grand cagibi, encombré de bagages portant de gros insignes du PURP. Les passagers ! Mais alors ils ne restaient peut être pas ici ? A gestes rapides, cette fois, Antoine referma la porte derrière lui après avoir pénétré dans la soute en déployant la première carte… Il cherchait l'Iran et ne trouvait pas, ne comprenant pas grand chose à ce qu'il voyait. De grands cercles étaient tracés autour de points sans intérêt pour lui. La deuxième était du même genre mais, au moins, elle représentait le Turkménistan. Il l'étudia mieux. Des traits rouges, hachurés, étaient tracés le long de la mer Caspienne, sur la rive ouest, avec des gribouillis. Il comprit soudain : la Fédération tenait toujours l'Azerbaïdjan, la Georgie et l'Arménie, jusqu'au Caucase. L'Armée du sud avait reculé devant la poussée chinoise et s'était retranchée, coincée à gauche et à droite, entre la mer Noire et la mer Caspienne, et la Turquie au sud. Elle devait être coupée du nord mais ravitaillée par mer à travers la mer Noire ! Ce qui voulait dire que s'ils parvenaient à franchir la Caspienne ils seraient en pays ami ! Une excitation le saisit. Il consulta sa montre, 23.00 largement passées. Il avait pris beaucoup de temps. Pourvu que les autres n'aient pas fait d'imprudences…
Rapidement il sortit de la soute, alla remettre les cartes où il les avait trouvées et revint à la porte. Il écouta un moment. Le silence. Il se laissa glisser au sol referma la porte, récupéra son fusil et partit vers le deuxième hangar où Tchi devait attendre, lui aussi, depuis un bon moment.
Il était là effectivement.
- Impossible de comprendre ce qu'ils disent, Lieutenant, chuchota-t-il. Ils se donnent des grades, je ne comprends rien à ce qu'ils racontent. Impossible de reconnaître même s'ils sont d'un avion ou d'un autre.
- Tant pis on a une autre solution. Viens il faut rejoindre les autres.
***
Le soulagement de Bodescu se distingua à sa voix, dans l'obscurité. Avec Joao et Labelle ils se mirent à genoux, tous les quatre, tête contre tête, comme des scaphandriers, afin de faire le moins de bruit possible en parlant et Antoine raconta leur reconnaissance. Il termina en exposant son plan.
- … Quelque chose me dit que des personnalités du PURP n'ont aucune raison de s'éterniser ici. Ils vont repartir au matin, peut être. Donc on se tasse dans la soute et quand le premier type arrive et lance les moteurs on sort, on ferme la porte extérieure et on menace le gars sans se faire voir du dehors. On l'oblige à rouler vers la piste et à décoller.
- Tu es sûr que c'est le pilote qui fait cette manœuvre ? interrogea Joao.
- Non. Mais j'y ai réfléchi. A mon avis ce doit être le pilote ou le copilote.
- Pourquoi pas un mécanicien ?
- Si c'est le cas il faudra espérer que le gars a une idée de la façon de tenir les commandes parce que la navigation est tout ce qu'il y a de simple, droit à l'ouest, de l'autre côté de la mer…
- Tu es drôlement optimiste, fit Bodescu.
- Tu es mécanicien, assez bon pour démarrer l'avion de personnalités et tu ne sais rien du pilotage ? Non, ça ne tient pas. On ne lui demande pas d'être pilote, seulement de garder l'avion en l'air.
- Et s'ils tirent sur nous, au départ ? fit Joao.
- Pas vu de DCA.
- Et l'atterrissage ?
- Il y a la mer, près des côtes. Moi je veux bien nager un ou deux kilomètres, ça me fera même du bien après un an sans bains. D'autant qu'il y a sûrement des gilets de sauvetage là-dedans. Bon, je vous ai exposé le plan. Impossible de rentrer dans le baraquement et de chercher un pilote, au hasard. En outre ce sera tout de suite le bordel et quand on sera dans l'avion on nous tirera dessus à la mitrailleuse. Il faut se décider tout de suite. Le coup des bagages ne me donne pas confiance, j'ai peur qu'ils repartent bientôt.
- D'accord, fit Bodescu à contrecœur.
- Moi aussi. Je te fais confiance, Antoine, ajouta Joao. Le monde renversé.
Antoine ne perdit pas de temps, il réunit ses hommes autour de lui et donna ses instructions en quelques phrases. Puis il se redressa et fit un geste. Tchi en tête, ils parcoururent les vingt mètres qui les séparaient de l'angle du hangar donnant sur l'aire de stationnement. Le jeune homme passa alors en tête, le fusil à l'épaule marchant d'un pas vif mais sans courir. Arrivé à l'avion, il ouvrit la porte et monta se tournant immédiatement pour ouvrir l'accès de la soute. Ils seraient terriblement serrés là-dedans mais il n'y avait pas le choix. Il se mit en place en dernier, après avoir refermé la porte de la carlingue et être entré à reculons dans le cagibi, laissant la porte de celui-ci entrebâillée pour qu'ils aient de l'air.
- Tchi, près de moi murmura-t-il… Ecoute bien dès que tu entendras des types parler. Hé, derrière… passez-moi le pistolet et une mitraillette et maintenant on se tait.
Quelqu'un lui glissa les armes et deux chargeurs et ils commencèrent à attendre.
Il était 04:40 quand ils entendirent des bruits, puis des voix. Antoine posa la main sur la serrure de leur petite porte, prêt à la refermer. Pourvu que personne ne veuille ajouter des bagages dans la soute…
Tout se précipita, soudain. Il faisait encore nuit noire quand la porte de la carlingue s'ouvrit et Antoine ne laissa plus qu'une fente à la sienne. Un type montait, éclairé de derrière par les faisceaux de plusieurs lampes électriques… Une tenue de vol avec des galons chinois de Capitaine. Gagné ! Le pilote se dirigea vers l'avant et gueula des ordres à quelqu'un qui devait se trouver tout près. Il avait dû ouvrir une fenêtre du cockpit. La lumière vint dans la carlingue, des petites loupiotes, au plafond. D'autres bruits. Un autre homme s'apprêtait à monter. Vacherie ! Antoine agrandit doucement la fente de la porte. Il fallait absolument voir ce qui se passait. Un sous-officier plaçait un escabeau à l'extérieur et aidait un passager, en civil, à monter en lui prenant une serviette que le gars récupéra tout de suite, avant d'aller s'installer dans l'un des sièges du milieu. Aussitôt un moteur commença à cracher puis se mit à ronfler pendant que l'autre démarrait à son tour. Il y avait trop de monde, impossible d'intervenir maintenant… Les parois de la soute vibraient, et plus rien n'était audible. Un autre passager apparut puis un autre. Ils furent trois à monter encore. Tous civils, tous portant l'insigne du PURP, tous avec une serviette à la main. Ils devaient être des membres influents du PURP pour se déplacer ainsi, en délégation. Antoine réfléchissait rapidement. Avec une cargaison pareille l'avion devait être sous haute surveillance. Il fallait attendre avant d'intervenir, il devait y avoir encore du monde dehors.
Quand la porte extérieure se referma, il ferma la leur, se tourna vers l'arrière et murmura, plus fort qu'il ne l'aurait souhaité, mais il fallait passer au-dessus du bruit des moteurs.
- Le Capitaine…
Il y eut du remue-ménage et une main lui saisit le cou pour l'approcher d'une oreille.
- Charles ? fit-il avant de continuer après avoir senti la pression des doigts sur son cou : cinq membres du PURP en civil sont montés, la porte est fermée. On va attendre que l'avion s'éloigne des bâtiments et on sort. Vassi et moi, d'abord, avec les mitraillettes, Tchi derrière avec l'ordre de ne pas faire savoir qu'il comprend le chinois puis toi et Igor. Les autres ensuite. Mais les premiers doivent gicler rapidement et être prêts à réagir. On doit profiter de la surprise. Comme il n'y a pas de hublots on peut agir sans être vu de l'extérieur, a priori. Il va falloir faire ça à vue de nez, en tenant compte des virages qu'ont pris les avions qui ont décollé cet après-midi, tu te souviens ? Mais il me paraît probable qu'on est trop lourd pour l'avion, qu'il ne puisse pas décoller. Je ne sais pas quand le pilote s'en rendra compte. C'est un dix places et on est dix-sept, au moins, alors il faut…
- On n'a pas besoin des autres passagers, répondit froidement Bodescu, surtout du PURP.
Il envisageait de…? Antoine ne répondit pas et rouvrait lentement la porte quand il se trouva face à l'un des Chinois qui tendait la main vers la poignée, dans la cabine ! Il y avait assez de lumière, dans la carlingue pour que le gars voit la porte ouverte du cagibi. Il aurait dû y penser… Le jeune homme réagit dans la fraction de seconde, poussant très fort sur le battant. Le passager tomba en arrière et eut un réflexe étonnant, il plongea la main à l'intérieur de son veston. Tout se déroula en quelques fractions de seconde. Le mouvement était si insolite qu'Antoine, sur ses gardes, releva le canon de sa mitraillette d'une main, tirant sur le levier d'armement de l'autre. Lorsque celui qui était étendu ressortit la sienne elle soutenait maintenant un gros pistolet Nagan, le jeune homme écrasa la détente de son arme. La rafale cueillit l'autre au ventre et remonta vers le visage. Déjà Antoine ne s'occupait plus de lui, notant confusément que la rafale n'avait pas fait énormément de bruit, même dans un endroit confiné, comme la cabine car les moteurs ronflaient, désormais. Il fit un bond en avant, marchant sur sa victime et menaçant les autres passagers, retournés.
En face de lui, dans l'allée, il y eut un coup de feu suivi de plusieurs autres. Antoine écrasa à nouveau la détente de son arme en balayant les fauteuils, sans s'arrêter et hurlant :
- Tchi, avec moi. Vassi, ici…
En même temps il fonçait vers la cabine de pilotage qu'il ouvrit à la volée au moment où un coup de frein stoppa l'appareil, le faisant plonger dans le poste. Il se rattrapa, comme il put, découvrant les lumières du grand tableau de bord, l'obscurité de l'autre côté du pare-brise et les têtes effarées des deux pilotes Chinois et du radio, juste là, à droite, tournées de son côté. Il leva le canon de son arme dans la direction des pilotes en faisant un signe de celle ci.
- Continuez, continuez vers la piste, allez !
Une phrase chinoise retentit à son côté. Tchi venait de traduire en menaçant lui aussi l'équipage. Puis une série de coups de feu retentit derrière, dans la cabine. Antoine ne s'en préoccupa pas, lâchant :
- Dis-leur de se diriger vers la piste et ensuite de décoller normalement ou je les abats.
Le jeune Sibérien lança une longue phrase. Les deux pilotes échangèrent deux ou trois mots rapides.
- Ils ont reconnu des prisonniers évadés, Lieutenant.
Curieusement ça renvoya Antoine de plusieurs jours en arrière quand le train ralentissait et qu'il avait vu les terrils, comprenant que c'était le bout du voyage, le bout de sa vie, et sa fureur revint, il enfonça brutalement le canon de son arme dans le flanc du pilote qui grimaça.
- Dis à ces fumiers qu'il y en a un de trop pour piloter cet avion et que j'ai sacrément envie de m'offrir des putains de Chinois en souvenir du camp. Traduis ! hurla-t-il.
Tchi lança une longue phrase qui fit se raidir les deux hommes. Le premier pilote, à gauche, mit les mains sur les leviers des gaz et les poussa d'un tiers en avant faisant repartir l'avion sur la voie d'accès à la piste, faiblement éclairée de petites lumières fixes. C'était le calme, maintenant, dans la carlingue, derrière.
Les deux pilotes revenaient à leurs manches et aux instruments quand des hauts parleurs se mirent à crachoter. Le copi tendit la main vers un ensemble casque-micro qui pendait à côté de son accoudoir quand Antoine le lui arracha en criant :
- Tchi dis-moi ce que raconte la radio.
Le soldat se coiffa du casque et écouta, concentré.
- Quelqu'un demande ce qui se passe. On a cru qu'il y avait eu des coups de feu à bord, Lieutenant.
- Répond toi-même. Dis que tout va bien, qu'on va décoller.
- Je sais pas comment ça marche, Lieutenant. Je vois pas de boutons d'émission.
Antoine prit le casque et le tendit au gars assis à droite.
- Tchi dis lui que s'il envoie un seul mot différent de ce que tu vas lui dicter il est mort, mais pas tout de suite je le tuerai doucement, moi-même, une rafale dans le dos… Maintenant dis lui de répondre que tout va bien à bord et qu'on va décoller, seulement ces mots là. Ensuite il coupera la radio.
Vassi entrait dans le poste quand Tchi commença ses instructions. Du sang coulait le long de son bras gauche.
- Ca va derrière, Lieutenant. Parkimski a pris une balle, il est évanoui. Mais je crois bien qu'il s'en tirera, c'est l'épaule.
- Toi ?
- Le biceps. Ca brûle, mais j'ai rien de cassé. On va bien trouver des pansements. On verra ça après.
- Va dire au Capitaine de balancer les corps des Chinois tout de suite, ils ne le verront pas des hangars, on va arriver sur la piste. Faut faire vite, magne-toi !
Antoine se retourna et posa le canon de sa mitraillette contre le flanc du premier pilote, là où il l'avait heurté peu avant.
- Tchi dis-lui que si on n’est pas en l'air dans trente secondes, je l'explose !
L'avion prit un virage si brutal qu'on sentit la roue arrière déraper sur la voie d'accès sablonneuse. Puis le premier pilote envoya les leviers de gaz en avant et resta comme ça, les maintenant en position avancée pendant que le copilote tenait nerveusement le manche en poussant en avant. Il cria quelque chose que Tchi traduisit immédiatement.
- Il dit que l'avion est trop lourd de la queue.
- Il va s'alléger !… Hé, derrière, magnez-vous, ça ne décolle pas !
La réponse fut curieuse, il ne l'oublia jamais :.
- Ca vient, Petit Lieutenant, ça vient, on jette du leste.
Mais ce n'était pas la voix de Bodescu, c'était Joachim ! Puis la queue de l'avion se leva, les secousses devinrent de moins en moins perceptibles et les roues quittèrent le sol.
- Tchi dis-leur de prendre un cap plein sud pendant un quart d'heure puis plein ouest, je veux qu'on passe à la verticale de Krasnovosk, sur la Caspienne, dans une heure et demie.
Les pilotes s'agitèrent nerveusement quand Tchi fit la traduction.
- Ils disent qu'avec cet avion on ne pourra pas y être avant 07:00 du matin au mieux, Lieutenant.
Ca amusa Antoine qui répondit :
- Dis-leur que les nouveaux avions européens le peuvent, eux.
- C'est vrai, Lieutenant ?
Antoine sourit.
- Dis-leur toujours.
***
Antoine avait forcé le premier pilote à voler très bas au-dessus du désert et franchir ensuite la côte de la même manière, puis à rester près de l'eau pour traverser la Caspienne. Il craignait les chasseurs Chinois.
Bien avant d'être en vue de Bakou, à 12:15, en direction de l'aérodrome, au sud de la ville, Antoine donna ses instructions. Il voulait que l'avion se pose tout de suite, sur la première piste venue, sans procédures, pour ne pas laisser d'équivoques sur leurs intentions aux troupes au sol, et se faire tirer dessus. Antoine nota des nuances dans le comportement des deux Capitaines, dans la carlingue. Ils reprenaient leur rôles respectifs, et lui se contenta de s'occuper des pilotes. Dès la cote franchie, au ras de l'eau, le pilote descendit encore et sortit les roues de l'appareil. Il volait très près du sol et la DCA ne les vit pas suffisamment tôt pour tirer. En revanche l'alerte était forcément donnée et Antoine craignait de voir survenir des chasseurs… Quand les pistes de l'aérodrome furent visibles, il fit signe au premier pilote de se poser immédiatement et le gars ne se le fit pas répéter se bornant à incliner la machine pour l'aligner. Une fois au sol Antoine lui désigna des bâtiments et le pilote dirigea l'avion dans cette direction, en suivant les voies d'accès.
L'avion était encerclé d'un cordon de Delahaye surmontées de mitrailleuses, et de soldats, fusils braqués quand il s'immobilisa. Bodescu sortit le premier, les mains en l'air, en répétant sans relâche son identité et leur qualité de prisonniers évadés. Leurs vêtements déchirés, les lambeaux d'uniformes durent faire leur effet. Les armes finirent par s'abaisser et un Lieutenant, dont les hommes ne remirent pas les armes à la hanche, en voyant apparaître l'équipage Chinois poussé par Tchi et ses copains soutenant Parminski, avança dans leur direction. Bodescu répéta ses explications demandant à être conduit devant une autorité supérieure. Le lieutenant, dépassé, les mena aux bâtiments ; toujours les mains en l'air ; et ils pénétrèrent dans un hall.
Il fallut un certains temps avant que les quatre officiers puissent baisser les bras ! Après quoi un Capitaine écouta leur histoire ; abrégée par Bodescu ; puis s'absenta pendant qu'on les tenait à nouveau en joue. C'est alors qu'Antoine s'énerva et montra les deux blessés, Parkimski et Vassi, debout, pâles. Tout s'accéléra brusquement. Des infirmiers surgirent en même temps qu'un Commandant, l'air dépassé, lui aussi, qui les amena à l'écart des hommes, au bout du hall, et les interrogea succinctement. Quand ils dirent ce qui se passait dans les mines, l'officier supérieur pâlit. A partir de là on s'occupa vraiment d'eux.
On amena les quatre hommes dans une grande salle, où ils purent s'asseoir. Ils durent répéter leur histoire un bon nombre de fois jusqu'à l'arrivée d'un Colonel d'Etat-major, grand et maigre, pas bavard, qui les laissa parler sans poser une question. Puis il s'écarta pour parler aux officiers d'aviation qui étaient les seuls jusqu'ici, à s'être occupés des évadés, et revint à eux.
- Messieurs on va vous servir un repas et vous pourrez vous laver. On soigne en ce moment même vos blessés, dit-il. Ensuite on vous donnera des vêtements décents. Plus tard, dans la journée, vous allez être tous embarqués dans un avion qui vous ramènera en Ukraine où vous serez interrogés à nouveau. Vous comprenez bien que votre récit, votre témoignage, est d'une importance exceptionnelle. Vous devrez faire appel à votre mémoire. Tout détail est essentiel. C'est pourquoi vous ferez des rapports précis, qui seront enregistrés par des sténos, et vous serez confrontés, entre vous.
- Nous devons préciser que cinq d'entre nous, ceux qui sont à l'écart, portent des galons d'officiers mais sont soldats, déclara alors Bodescu. Ils ont mis ces galons sur l'ordre de leur supérieur ici présent, et ne peuvent en être tenus pour responsables. En revanche ils auront de la peine à rédiger un rapport et il serait souhaitable que quelqu'un les y aide, Colonel.
Le Colonel eut l'air surpris mais se borna à répondre :
- Vous expliquerez tout cela. Pour ces hommes ils feront simplement un rapport verbal qui sera rédigé par un officier habilité. Mais, en attendant, dites-leur de rester à l'écart. Antoine allait devoir s'expliquer et, à l'avance, comprit qu'on allait peut être lui chercher noise. Il subissait maintenant le contrecoup des mois de camp et de la fuite et se sentait loin et las, fatigué, usé. Une partie de son cerveau fonctionnait. Il ne réalisait pas encore qu'ils avaient réussi, qu'ils s'étaient évadés.
***
Parkimski fut le seul à rester à Bakou pour être opéré. La balle était toujours dans son épaule. Tous les autres, y compris Vassi, le bras bandé ; qui insista beaucoup pour suivre son Lieutenant ; partirent en DC3 et arrivèrent à Odessa en début de nuit.
Antoine passa le voyage à dormir. Une fatigue énorme l'écrasait, désormais. Ils étaient attendus par une véritable délégation d'officiers d'Etat-Major et des types en uniforme sans indication d'unité, les Renseignements de l'Armée, à coup sûr. Etrangement l'un de ceux-ci, un jeune Capitaine, dont les galons brillants trahissaient une promotion nouvelle, serra longuement, chaleureusement, mais sans dire un mot, la main de Bodescu qui ne le reconnaissait pourtant pas. Puis on les emmena à la Base de la Marine où ils furent séparés et amenés chacun dans une pièce, un garde en arme devant leurs portes, après être passés sous une douche, longue et tiède. Un délice. Là on leur demanda d'écrire un rapport aussi précis que possible sur le voyage jusqu'à la mine et leur évasion. Sans les détails de celle-ci. Ce serait pour plus tard encore. Pour les quatre officiers, plus habitués à ces travaux d'écriture, ce fut assez long. Ils avaient perdu l'habitude de tenir un stylo plusieurs heures durant, et écrivaient horriblement mal ! Ensuite ils eurent la permission d'aller dormir dans des chambres, seuls, après qu'on leur y eut servi un dîner et apporté une tenue neuve, long blouson, pantalon, chemise, sous-vêtements, chaussettes, chaussures, tout.
Le lendemain matin, pendant leur interrogatoire commun par un officier supérieur, un gros magnétophone tournant sur la table, Bodescu eut l'explication de la petite scène de l'arrivée, quand le colonel lui présenta le Capitaine Andreï Provost, des Renseignements de l'Armée, récemment promu, après une mission en Sibérie au cours de laquelle il avait ramené la preuve de l'existence de ces massacres de prisonniers. Le Capitaine lui dit, d'emblée :
- Je suis un ami personnel d'Hanna et Alexandre Piétri, Capitaine, nous étions en fac de Lettres ensemble, avant la guerre. J'étais à Millecrabe à Pâques, il y a deux ans. Je vous ai vu faire un plongeon dans de l'eau si froide que vous avez eu bien de la peine à vous réchauffer ; dans un foc, je crois bien !
- Vous étiez à Millecrabe ? répéta Bodescu en le fixant, déconcerté.
- Oui, Capitaine je… j'ai eu cette chance, juste avant la guerre, pour l'anniversaire de votre oncle Stepan. Bodescu se raidit. Il était visiblement touché de ce rappel de sa vie passée, et s'efforçait de ne pas le montrer. Alors il tendit la main à Andreï et la lui serra à lui faire mal.
- Comment vont les Pietri ? dit-il quand il se fut remis.
- Alexandre est sur le front du centre, dans un Régiment de blindés et Hanna qui est Lieutenant, maintenant, vient d'être mutée. Elle est assistante du Coordinateur, à la Base centrale d'analyses de Cernigiv, près de Kiev. Elle va être en permission d'un jour à l'autre et nous devons nous voir, à Kiev.
- Vous vous connaissez, Messieurs ? demanda alors le Colonel.
- Oui, fit Bodescu, le Capitaine a été reçu dans ma famille et c'est chez nous une marque…
- … indélébile, intervint Andreï.
Les deux hommes se sourirent et Bodescu comprit que le Capitaine était membre de la "tribu" Clermont.
- Nous allons commencer, Messieurs, fit le Colonel. Le Capitaine Provost interviendra à son gré pour vous faire préciser quelques points. On vous l'a dit, il rentre depuis peu d'une mission de première importance qui nous a fourni des preuves sur les massacres de nos prisonniers.
***
Trois jours durant ils furent interrogés ensemble puis séparément, confrontés, entre des périodes de sommeil imposées par un médecin Commandant, qui leur fit servir des menus spéciaux et prescrivit des médicaments pour les aider à récupérer et reprendre du poids. Enfin on les autorisa à se revoir tous. Ils purent se retrouver, exceptionnellement, autour d'une table du mess de la Base. Désormais, Vassi, Igor, Tchi et Kovacs portaient des uniformes sans galons autres que celui de Première classe dont Tchi et Kovacs étaient titulaires depuis longtemps. Raides, mal à l'aise, les quatre soldats touchaient à peine à leur verre de bière. Pour cette soirée d'adieu il fallait faire renaître l'atmosphère des mois passés, leurs liens. Ils ne pouvaient pas se quitter comme ça. Antoine laissa tomber, parlant à mi-voix en s'efforçant de ne pas bouger les lèvres :
- Vassi surveille la porte pour voir si un connard de Chinois n'entre pas.
Il y eut un instant d'incompréhension puis les soldats sourirent avant d'éclater de rire franchement, sans retenue.
- Bon Dieu on s'en est tiré, Lieutenant, finit par dire Vassi. Vous vous rendez compte… on s'en est tiré ! Je crois bien que c'est seulement maintenant que j'y crois. Pourtant vous nous l'aviez bien dit qu'on se ferait la belle, pas vrai Igor ?
Igor, hochait frénétiquement la tête, hilare.
- Mais qu'est-ce qui va nous arriver, à nous, maintenant, demanda Kovacs ? On va tous être séparés ? Je veux dire nous autres, bien sûr, parce que vous les officiers c'est normal qu'on vous donne une nouvelle unité.
- Tu as pris goût aux galons, hein ? s'amusa Joao.
- C'est vrai qu'il y a des avantages, Capitaine, mais je sais pas si ça me plairait tant que ça. Moi, sans vous tous, je serais dans la mine à cette heure ci, officier ou pas. Alors je suppose que les galons, ça suffisait pas pour s'en sortir.
- Vous savez où vous êtes muté, Lieutenant ? interrogea Vassi. Vous pensez que je pourrais vous suivre ?
- Ca m'étonnerait, mon vieux, répondit Antoine, assez mal à l'aise, j'ai demandé un changement de corps. J'ai demandé les Corps Francs.
- Gagné, fit brusquement Bodescu en tapant la table, à la manière d'un joueur de cartes.
Devant la mine surprise des autres il s'expliqua.
- Je m'étais parié à moi moi-même que tu le ferais, Petit Lieutenant ! Tu en avais déjà parlé vaguement, au camp. Tu veux montrer aux Chinois que tu as été un bon élève, hein ? Que tu as bien appris ta leçon… Et bien, mon petit vieux, on va s'y retrouver !
- Non… vous…
Le jeune homme était sincèrement surpris. Les Corps Francs, dans l'Armée de métier, n'avait pas bonne réputation. On disait d'eux que c'était des voyous. Ce qui était d'ailleurs vrai à leur création, pendant l'invasion de 1880. Il s'agissait, au départ, de repris de justice, à qui on avait promis l'amnistie. Ils avaient disparu ensuite, la paix signée. Revenus, en plus grand nombre pour la Première Guerre continentale, en 1915, et composés, cette fois, de volontaires, les Corps Francs s'étaient fait une réputation de bravoure et de bagarreurs. C'était eux, notamment, qui allaient, de nuit, faire des prisonniers, dans les lignes ennemies, ou placer des bombes au pied des PC Chinois. Ils avaient exécuté quelques coups d'éclat, mais on n'en avait gardé, symboliquement, qu'une seule unité après l'Armistice.
- Le monde change, tout le monde change, riposta Bodescu. Aujourd'hui, dans l'Armée, les Corps Francs sont considérés comme des unités d'élite. Ils sont respectés au même titre que la Garde, la Légion. Plus encore, peut être. Je veux en être. Moi aussi je veux écraser les Chinois, Petit Lieutenant. Moi non plus je ne leur pardonnerai jamais le camp, la mine. Ceci explique cela. Adieu les Etats-majors, on me le doit bien, je vais recommencer à crapahuter ! Je vais faire ma guerre.
Labelle prit alors un petit air supérieur, reprenant délibérément son accent.
- Moins, ce que vous dites là, ça ne m'fait pas un pli sur la différince.
- Là il faut que tu traduises, Léyon, fit Antoine.
- Oh c't'une façon de dire qu'vous m'laissez indifférint, j'suis d'jà admis au Corps Frincs. J'avais fait une d'minde, il y a un in, je l'avais dit à Antoine. On vient de me dire qu'elle est acceptée.
Antoine allait dire combien il en était content quand il croisa le regard de Vassi qui avait le visage grave.
- Dites, Lieutenant, après ce qu'on a fait vous croyez que l'Armée nous ferait une faveur et nous permettrait d'aller aux Corps Francs, Igor et moi. Il y a bien des soldats, c'est possible, vous croyez pas ?
Le silence se fit autour de la table. Tout le monde guettait la réponse.
- Ta femme, Vassi ? Tu penses à ta femme ? Il y a beaucoup de perte dans les Corps Francs. Leurs trucs ça ne marche pas à tous les coups.
- Je lui ai téléphoné à ma femme. Elle était drôlement contente, bien entendu, mais même pas étonnée qu'on se soit évadés ! Elle se rend pas compte. Elle m'a dit que j'étais né coiffé et que ça s'était révélé avec vous, sinon je serais en prison pour désertion !
Igor s'étranglait de rire et flanquait de grandes bourrades dans l'épaule valide de son copain.
- Blague à part ça m'intéresserait aussi, Lieutenant dit alors Tchi. J'ai bien aimé être avec vous, ça change d'en baver exactement comme un officier. Pas pire, je veux dire. Et puis à la bagarre nous deux on s'entend bien, pas vrai ? Pas besoin de beaucoup se parler.
- Ben… et moi, alors, j'suis trop con ?, lança Kovacs, l'air pas content qu'on l'ait laissé de côté.
Ca tournait au gag et Antoine, très gêné, ne savait quoi répondre. Joao lui vint en aide en annonçant :
- C'est un mal contagieux, messieurs. Moi je quitte les Etats-majors, je vais suivre un stage dans une école d'application des Blindés. Ma demande est partie. Je serai sûrement le plus vieux et le plus gradé des élèves mais je leur ferai des cours de psychologie des moteurs.
- Des moteurs…
Paumé Kovacs.
- C'était une blague, mon vieux, juste une blague. Je me moquais un peu de moi-même.
- Oh c'était pas la peine, Capitaine, on le fait très bien pour vous, fit Vassi, hilare, mais sans méchanceté.
Cette fois ils s'étaient retrouvés ! Leur coin, devint vraiment bruyant, mais ils s'en foutaient ! Un troufion, serveur apparemment, vint bientôt installer un rideau pour les séparer de la salle.
***
C'était le surlendemain qu'Antoine voulait revoir Macha, à Kiev. Après avoir appelé Tante Sosso, puis l'oncle Igor pour leur dire qu'il était revenu, sans s'étendre sur les circonstances, il avait appelé les parents de la jeune fille, à Omsk, et ils lui avaient dit qu'elle avait interrompu ses études et travaillait désormais pour un grand journal de Kiev. Ils lui avaient donné son adresse et un numéro de téléphone dans la capitale. Impossible de la joindre de vive voix, elle n'était pas chez elle. Il avait donc envoyé un télégramme lui annonçant sa venue, dès que l'Armée leur eut annoncé qu'ils étaient tous en permission pour un mois, compte tenu de ce qu'ils n'en avaient pas eu depuis un an et demi !
C'était bien l'Armée, ça. Ils pouvaient aller où ils voulaient, seulement veiller à donner leur adresse exacte, en permanence. Les cinq soldats allaient voir leur famille, mais les officiers avaient choisi de voyager d'abord. Joachim allait à Moscou où il avait des parents. Et donc Antoine avait cherché comment se rendre à Kiev, à 500 kilomètres seulement. Et c'est là que le nouvel ami de Bodescu, Andreï, avait montré son importance. Il suffisait que ce gars-là montre une carte et demande des places sur un avion militaire pour qu'on sorte des titres de transport d'un tiroir. C'est ainsi que Bodescu, Léyon ; ils continuaient à l'appeler ainsi ; et lui s'étaient retrouvés à Kiev où une voiture les avait conduits, depuis la base de l'Armée de l'Air. Andreï, encore lui, les avait amenés à un petit hôtel vieillot, charmant et confortable, sur les hauteurs de la ville, dans les vieux quartiers, tenu par un couple âgé. Aussitôt Antoine avait pris un taxi pour se faire conduire chez la jeune fille qui n'était pas là. Dans l'immeuble, un beau bâtiment, d'ailleurs, il avait appris qu'elle était parfois absente pendant plusieurs jours et ne revenait en tout cas que le soir, tard. Il décida alors de se rendre au siège de "Kiev Matin". Il voulait lire les articles qu'il y avait envoyés au début de la guerre, par l'intermédiaire de Macha.
Dans la salle de lecture il consulta la collection et finit par trouver le premier. Il se souvenait bien de ce papier qui comportait pour la première fois la signature du Vieux Gaulois. On n'y avait pas touché une ligne d'après son souvenir, et il en fut assez fier. Ne sachant pas à quelle date étaient parus les quelques suivants il demanda à un vieil employé.
- Si vous voulez les lire tous, répondit celui-ci il faut reprendre toute la collection.
Surpris Antoine demanda machinalement :
- Ah bon il y en a beaucoup ?
- Je vous crois. Un par mois au début et puis un par semaine après.
Un par semaine ? Mais qui… Et puis l'évidence lui sauta au visage et il resta là, raide, blême, sous le choc.
Macha était partagée entre les lettres et les sciences, avant la guerre. Elle avait choisi ! Seulement elle avait utilisé cette signature qu'il avait inventée, le personnage qu'il avait imaginé, le contexte de ces articles si particulier, elle lui avait volé tout cela… Il ressentait un sentiment de déloyauté. Ca, c'était moche, vraiment moche, minable, ce qu'elle avait fait. Une trahison devant ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre et ce qui lui arrivait, quand elle avait appris sa capture ! Il n'avait jamais envisagé de faire carrière dans le journalisme mais le Vieux Gaulois appartenait à sa vie, c'était un peu de lui-même. Il était un peu devenu le symbole du DAIR, de ses hommes, des premiers mois de guerre et il y était anormalement attaché ! Il se rendit compte que ses mains tremblaient en rendant le numéro qu'il venait de lire. Il était en état de choc et, sortant du journal, il décida de boire un verre d'alcool. Il y avait un bistro tout près et il s'y rendit, s'asseyant pour commander un Cognac. Il avait besoin de quelque chose de fort. La salle était pleine de gens travaillant au journal, journalistes et ouvriers de l'imprimerie. Un groupe de typos, pas tous jeunes, en blouses grises, étaient assis à la table à côté et il finit par se tourner vers eux.
- Vous connaissez le Vieux Gaulois ? demanda-t-il sans préambule.
Un gros type le considéra d'abord de haut et prit un air distant.
- Ah ça c'est confidentiel, mon jeune Lieutenant.
- Vous pouvez au moins me dire si elle est là en ce moment, non ?
Cette fois le visage s'éclaircit.
- Ah vous la connaissez ?
- On était en faculté ensemble, avant la guerre.
- Ah oui ?… Oui, je crois qu'elle est là, ces jours-ci. On ne va pas tarder à éditer un de ses papiers du front, sûrement.
- Parce qu'elle va au front ?
- Ben, c'est même la seule correspondante de guerre de la Fédération ! Elle en a, la gamine ! Ah, elle a pas besoin de se faire de la bile pour trouver un boulot, elle. Un mot à dire et on l'engage n'importe où. C'est qu'elle a un crâne, la petite. Le coup de faire parler les mecs, sur le front fallait y penser. Surtout pour une fille !
Antoine avait l'impression que les mots s'enfonçaient dans sa poitrine. Qu'elle ait eu un nouvel ami, il s'y attendait plus ou moins. Ca faisait mal mais il s'y était vaguement préparé et voulait quand même la voir. C'était finalement assez naturel, il était absent depuis pas loin de dix neuf mois et ils n'étaient pas mariés. Il aurait eu mal, infiniment mal, mais il s'y était confusément préparé. Mais là, il éprouvait le sentiment d'une déloyauté intolérable. Pendant qu'il se réfugiait derrière ses souvenirs d'elle, dans les camps, pour tenir le coup, pour résister à la dépression, à la vision des copains prisonniers abattus devant le camp au garde-à-vous, elle se faisait passer pour lui afin de faire carrière ! C'était comme si elle lui avait marché dessus, l'avait cannibalisé. Se réaliser, survivre, oui mais pas à n'importe quel prix, Bon Dieu ! Ou alors on ne respectait plus rien. Plus rien n'avait de valeur pour elle ?
Il ne se souvint jamais de la façon dont il passa l'après-midi. Il se retrouva dans le petit hall de l'hôtel, assis dans un fauteuil, alors que quelqu'un lui secouait l'épaule.
- Antoine, hé Antoine réveille-toi, Petit Lieutenant.
Il leva la tête, le regard vide.
- Hein ?
- Alors tu as vu Macha ? demanda Bodescu. Tu ne l'as pas amenée pour dîner avec nous ?
Il secoua la tête.
- Non… pas là. Juste entendu parler d'elle.
Le regard du Capitaine était verrouillé sur lui. Charles sentait le bouleversement d'Antoine.
- J'ai retrouvé des cousins ici, à Kiev, en permission ou en poste dans la région, dit-il. Normal, étant donné le nombre, hein ?
En tout cas on dîne tous ensemble, dans un resto qu'un cousin connaît, près du fleuve. Léyon est déjà là-bas, Andreï est allé attendre Hanna à la gare et nous rejoint, à moins qu'il n'y soit déjà.
Antoine ébaucha le geste de se lever.
- Tu sais je n'ai pas très envie de…
- Stop, Lieutenant ! Je ne veux pas m'immiscer dans ta vie. Si Macha avait été ici je vous aurai demandé de venir avec nous, je venais vous chercher. Toi tu es là et tu fais partie de ma vie. Je veux que tu sois avec moi quand je retrouverai les miens. On n'a pas encore livré les tenues qu'on nous a promises alors on reste comme ça pour dîner. Ne me fais pas l'affront de refuser mon amitié, Petit Lieutenant. Pas maintenant, pas aujourd'hui.
Antoine hocha lentement la tête, avec des mouvements d'une grande amplitude, comme un cheval qui encense, trop fatigué moralement, pour discuter. Ils prirent un taxi et ne dirent pas un mot pendant la traversée de la ville, obscure avec le black out. Les conducteurs devaient faire des efforts pour voir quelque chose avec les fentes sur les phares bleutées. Dans une avenue, des tracteurs manœuvraient des pièces anti-aériennes de 88 sur pivot et la circulation fut longtemps bloquée. Chaque soir les canons étaient ainsi changés d'emplacements pour surprendre les raids des bombardiers ennemis.
Arrivés devant le restaurant, aucune lumière ne parvenait jusqu'à la chaussée, mais on entendait beaucoup de bruits de conversations et de rires, au travers de la façade de vitres rendues opaques par un épais badigeonnage blanc. Beaucoup d'uniformes, dans la salle éclairée par d'énormes bougies posées sur les tables. Ils devaient apprendre, plus tard, qu'il s'agissait d'un stock de cierges d'église, acheté par les propriétaires quand les bombardements avaient commencé !
- Bienvenue les garçons, fit une jeune fille au sourire lumineux qui venait de se lever. Fais-moi le bisou cousin Charles, ajouta-t-elle en levant légèrement son visage vers le Capitaine.
Elle portait l'uniforme gris perle de la Garde et une double barrette de Lieutenant sur les épaules. Bodescu eut un sourire, comme jamais Antoine n'en avait vu sur son visage. Visiblement il revivait.
- … et voilà donc notre héros, continua la fille en se tournant vers Antoine.
- Je vous demande pardon ? fit-il, forcé à sortir de son état second.
- Vous ne saviez pas que vous étiez le héros des Clermont ? Pourtant vous nous avez ramené notre Charles !
- Mais je… enfin je n'étais pas seul, mademoiselle… nous nous sommes tous évadés ensemble, protesta-t-il maladroitement, se sentant largué, bousculé. Je n'ai rien fait de plus que…
Il regarda du côté de Bodescu, cherchant de l'aide, mais celui-ci était occupé à dire bonjour aux occupants d'une tablée de huit ou dix jeunes gens, dont les quatre cinquièmes étaient en uniforme, Génie, Transmission, Infanterie. Il remarqua Labelle, assis à côté d'une fille de taille moyenne, assez costaude, en uniforme des auxiliaire de la marine, un galon barré d'Aspirant, sur les épaules, qui riait à en perdre haleine devant la bouille de Léyon mimant quelque chose. Par un étonnant miracle, le jeune Sous-Lieutenant avait réussi à domestiquer sa tignasse rouge, sous une couche de gomina si épaisse que ça lui faisait comme un casque de cheveux gelés, figés !
Perdu, il revint à la jeune fille, au moment où elle disait, un ton plus bas, le visage sérieux maintenant,:
- Je vous ai gêné… pardonnez-moi. Je suis Hanna Piétri-Clermont, l'amie d'Andreï. Vous le connaissez, il m'a parlé de vous.
- De moi ? Que peut-on bien dire à propos de moi, sincèrement je suis embarrassé, mademoiselle.
- Non, non, "Hanna".
- Et moi Véra, fit une voix derrière lui.
Il se retourna pour découvrir une grande fille en uniforme bleu-gris de l'Armée de l'Air avec, sur les épaulettes, un éclair stylisé indiquant l'appartenance aux services techniques. Il remarqua immédiatement ses yeux étirés, d'un marron tellement foncé que l'on cherchait presque la nuance entre l'iris et la pupille. Même le blanc de l'œil semblait vaguement teinté de café au lait. Elle avait une petite bouche et des dents très blanches et régulières, légèrement rentrantes pourtant. Pas véritablement belle mais un charme stupéfiant. Elle lui tendait la main d'un geste si naturel qu'il tendit la sienne aussi, curieux de constater qu'elle la lui serrait vraiment, sans la laisser molle comme le font beaucoup de femmes. Pas comme un homme non plus, mais en appliquant chaque doigt sur le dos de la sienne. Une poignée de main sans équivoque, ferme et franche.
- Antoine Kouline, fit-il machinalement.
- Je sais, fit la jeune fille, nous le savons tous, évidemment, Léyon nous abreuve de vos prouesses depuis bientôt une heure, et Charles ne parle que de vous, paraît-il.
- Le Capitaine ?
Antoine était éberlué.
- Ca ne lui ressemble pas, je vous assure. C'est un homme trop avisé pour cela.
Elle rit.
-"Un homme avisé", j'aime beaucoup. Tu es un homme avisé, Charles, cria-t-elle.
Celui-ci se retourna et les vit, toujours debout, Antoine gauche, maladroit. Son visage se ferma.
- Vera, dit-il de sa voix sèche, nous sommes encore fragiles, attend qu'Antoine ait récupéré pour t'en prendre à lui. Et ne viens pas te plaindre s'il te fusille, il manie les mots et les idées mieux que tu ne l'as peut être jamais entendu. Tu ne sais pas à qui tu as affaire, moi si. Mais ce soir épargne-le, s'il te plaît.
Poussé par les circonstances peut être, le jeune homme, toujours debout devant Vera et Hanna, reprenait son contrôle tant bien que mal, bien qu'il se sentît rougir après la dernière répartie.
- Dans quel piège m'as-tu plongé, Capitaine ? Il y a là aussi, une forme de traîtrise.
- Pourquoi "aussi", Lieutenant ? demanda Véra.
Antoine eut un geste vague de la main pour éluder.
- Bon est-ce que tu t'assois près de moi Lieutenant Antoine, cria Labelle avec son sourire de gosse, ses taches de rousseur encore plus visibles, ce soir, avec cet éclairage. Je veux te présenter Léya, ajouta-t-il en désignant la voisine.
Il y eut un éclat de rire dans leur coin. Véra prit le bras d'Antoine pour le guider en expliquant.
- Notre cousine s'appelle Léa mais il l'a tout de suite surnommé Léya, comme lui Léyon ! C'est un personnage votre ami, vous savez ? Il nous a raconté des histoires incroyables sur le camp de prisonniers à se demander quand il arrange les choses et quand il dit la vérité.
- Léyon ne ment jamais, répondit machinalement Antoine. Il y a seulement des choses qu'il n'a pas le droit de dire, alors il doit utiliser des raccourcis.
Hanna était retournée s'asseoir près d'Andreï qui lui sourit pendant que Véra prenait un siège à côté de "Leya" et se tournait vers Antoine en lui montrant la place vide, à côté d'elle. Il eut un instant d'hésitation ; comme s'il redoutait une épreuve ; puis finit par lui sourire à son tour et fit le tour de la table, enlevant sa casquette.
- J'ai parlé tantôt d'Antoine à certains d'entre vous, dit Bodescu, donc inutile de vous le présenter. Antoine voici quelques cousins et cousines. Ils te diront leur nom au fil de la soirée, inutile de te donner une suite de prénoms que tu oublieras.
- Voilà bien la lucidité de Charles, s'amusa Véra. Même dans une présentation, il va à l'essentiel.
- C'est vrai ce que vous dites là, confirma le jeune homme. C'est un homme dont il faut écouter chaque mot. Ils ont leur importance, on s'en aperçoit par la suite.
Elle tourna la tête vers lui, un peu étonnée.
- Alors c'est réciproque, cette estime ? Léyon ne jure que par vous deux. Charles vous admire, nous l'avons bien compris, tout à l'heure, mais vous avez aussi de l'admiration pour lui ?
- Du respect, de l'estime et de l'amitié, oui.
- Pas de l'admiration ?
- Si mais c'est un mot qui ne convient pas aussi bien, je trouve. Trop passif, pas assez précis, réfléchi.
- Hou la la, je crois qu'il a encore raison, vous êtes un personnage à manier avec précaution, Antoine. Moi c'est l'inverse il ne faut pas trop me ménager, ça m'agace. J'aime bien les désaccords, les discussions débridées. Mais je n'aime pas la brutalité, même verbale, pour autant.
Qu'est-ce qu'elle voulait dire par là ? Il s'interrogeait quand il rencontra son regard et comprit qu'elle s'efforçait de le faire réagir. Comme si elle avait confusément compris combien il était en état de faible résistance, ce soir. Et il lui en fut reconnaissant. A partir de ce moment là, il cessa d'être sur ses gardes et s'ouvrit à la tablée. Il écouta d'abord beaucoup. Labelle semblait aux anges et racontait des anecdotes du camp, pastichant des officiers qu'ils avaient connus, mais sans aucune méchanceté. Et reprenait parfois son accent Québécois qui avait l'air de ravir sa voisine ! Andreï avait reconnu en elle la "patronne" de leur voilier quand ils étaient allés en pèche, avec le Commodore, à Millecrabe. Mais elle avait changé. Plus femme, désormais. Bien sûr, tout le monde posa des questions à Bodescu sur leur évasion. Il sut ne rien révéler de la période suivant l'arrivée du train de prisonniers aux mines ; qu'il présenta comme un camp anonyme ; jusqu'à l'atterrissage à Bakou en expurgeant avec naturel son récit des détails macabres. Il réussit aussi à mettre en valeur l'efficacité de Labelle, au combat, les décisions et les actes d'Antoine et de ses hommes, sans s'abaisser lui même à un rôle de figuration pour autant. Son récit fut une petite merveille de précision, de véracité, édulcoré des informations d'ordre militaire. Il n'évoqua pas le massacre des prisonniers et personne ne se douta qu'il y avait autre chose derrière le récit. Antoine était fasciné par les personnages qui étaient là. Il y avait une franchise entre eux, une simplicité, une spontanéité aussi qu'il avait rarement rencontrées. Andreï se pencha de son côté, au milieu du repas, et lui dit :
- Une sacrée famille, non ? Et quand tu verras les autres tu seras bluffé. Quand ça m'est arrivé, avant la guerre, je n'étais pas préparé, et ce fut un choc, je te jure !
C'était la première fois qu'il le tutoyait mais c'était venu avec tant de naturel qu'Antoine se sentit presque bien d'être là. Si bien qu'il sursauta quand Véra lui dit :
- Mais dites donc, j'ai fait le compte… il y a une semaine encore vous étiez au Turkménistan, en train de fuir ? Vous devez être complètement perdus !
- Il y a une semaine nous ne savions pas si nous allions réussir… si nous allions survivre. Oui, vous avez raison. Notre présence ici, ce soir, est très irréelle. Tout s'est… précipité, répondit le jeune homme.
- "Précipité", hein ?
Il sourit.
- Il est trop tôt, n'est-ce pas ? dit-elle doucement.
- Trop tôt ?
- Pour que vous m'en parliez.
Parlait-elle de l'évasion ou de Macha ? Il comprit confusément que, d'une manière ou d'une autre, elle avait deviné quelque chose. Deviné en tout cas que quelque chose le tourmentait, le faisait souffrir. Cette fois il était pris au dépourvu, n'avait pas eu le temps de se préparer.
Il hocha la tête, la gorge serrée, soudain. C'était vrai qu'il était sacrément fragile, émotionnellement. Elle lui frôla la main, sur la table.
- Je sais bien que vous ne me connaissez pas mais, quand vous serez prêt, je serai là, si vous le souhaitez, bien sûr. Ce n'est pas un simple mot, vous savez ? Je serai vraiment là. Souvenez vous en, parce que je ne vous le répèterai pas. Ces mots là on ne les dit pas deux fois.
Ils prirent conscience d'un silence, autour de la table. Tout le monde avait les yeux fixés sur Bodescu qui avait le visage baissé. Il enleva ses petites lunettes et les nettoya comme il le faisait quand il cherchait soigneusement les mots qu'il allait prononcer.
- Oui, c'est vrai.
- Tu as refusé une promotion de Commandant d'Etat-major pour être muté dans les Corps Francs, répéta le Lieutenant du Génie ? Mais pourquoi, Charles ?
- Parce qu'il arrive un jour où on réalise qu'on ne livre pas tout, commença-t-il lentement, qu'on a des quantités de connaissances, potentielles peut être, inemployées. Parce qu'il y a un moment pour chaque chose. Parce qu'on s'aperçoit que l'on a appris davantage de choses que l'on ne pratique. Qu'il y a un "manque à donner". Que ce que l'on sait ou ce dont on est capable, est inexploité et qu'à un endroit ou un autre cette connaissance manque, serait utile. Que nous autres soldats de carrière on nous a préparés pendant des années, on nous a appris quantité de choses, et on doit demander à des réservistes, qui n'ont pas mérité ça, de les faire à notre place. Que ce n'est pas juste, qu'on est des petits branleurs, pardon les filles !
Le Lieutenant du Génie secouait la tête, comme s'il ne comprenait pas, puis il se tourna du côté d'Antoine.
- Vous aussi, Antoine ? C'est la même raison, enfin les mêmes ? Pourquoi rejoindre les Corps Francs ?
- Je le formule autrement et je n'ai pas le passé du Capitaine, je suis à un stade très inférieur. Mais sur le principe je suppose que c'est assez proche, répondit-il.
Puis, comme on attendait la suite, il poursuivit, inconscient de ce que son ton montait, de la puissance maîtrisée qu'il trahissait.
- J'en avais assez de prendre des raclées… J'ai vu comment les Chinois se battent, et combien nous sommes naïfs dans ce domaine. Techniquement, ils ont débarrassé le combat de tout ce qui n'est pas réaliste, de ce qui est superflu, presque "sentimental", policé, ils vont à l'essentiel : tuer ! Ils ont su ne garder que l'essentiel de l'affrontement proprement dit, la brutalité absolue, nécessaire, la rapidité, l'efficacité. Le combat est le stade ultime d'un heurt. Si on s'y décide, alors il faut faire en sorte que ce soit vite terminé. Frapper plus fort, écraser, anéantir l'adversaire le plus vite possible, parce qu'on laisse trop de forces dans un combat qui dure. Tout le reste est fioritures, amateurisme, verbiage entre gens de bonne compagnie. C'est une nouvelle mentalité à se forger. Tout en découle. Nous devons montrer les mêmes caractéristiques qu'eux, il faudra cela pour gagner cette guerre. Le hasard a voulu que je puisse comprendre pourquoi nous sommes si souvent vaincus, face à face, d'homme à homme, sauf Léyon bien sûr, qui est déjà un Corps Franc dans l'âme. Alors je veux utiliser ce que j'ai compris, appris devant eux, pour en finir très vite avec cette guerre. Je hais la guerre, les affrontements, je suis un homme de discussions, de légalité et d'ordre ! Les Chinois veulent la victoire de façon absolue, sans nuances, sans concessions, dans chaque heurt. Chaque bataille est pour eux une sorte de victoire finale. Notre écrasement, notre disparition. Je suis maintenant capable, mentalement, de le ressentir et de les combattre de la même façon, ou peut être mieux, en tout cas je l'espère. Mieux parce que je sais ce que nous risquons. Pas eux. Ils n'ont jamais envisagé, à juste raison, que nous les fassions disparaître de la terre. C'est ce qu'il faut leur faire croire maintenant : que nous le désirons ! Alors ils s'effondreront parce qu'eux n'y auront pas été préparés. Nous, depuis un an et demi, si. Nous savons ce qu'ils nous destinent et nous avons relevé la tête. C'est pour ça que nous gagnerons. Pas pour n'importe quelle idée de justice, de Bien, ou parce que le Ciel est avec nous, des enfantillages de ce genre. Simplement parce que nous préférons lutter, jusqu'à la mort au besoin, plutôt que d'abandonner et voir disparaître notre monde. Vraiment disparaître… même physiquement, je veux dire… Parce que nous sommes prêts à payer le prix de ce refus. J'ai appris ça aussi bien sur le front que dans les camps. Voilà pourquoi je vais aux Corps Francs… je me suis laissé emballé, hein…? Pardonnez-moi.
- Je t'avais prévenue, Véra, lança Bodescu, souriant et la montrant du doigt. Quand il démarre…
Des sourires revenaient lentement sur les visages. Comme si les jeunes gens avaient pris une gifle et s'en remettaient maintenant.
- Merci de nous l'avoir amené, Charles, fit Véra. Un type pareil ça vous redonne le moral mais, brououou, la médecine est sévère. Ce type, il vous conduirait directement au bureau de recrutement, si on ne portait pas l'uniforme ! Je déteste cette idée.
- Pas ce que pensent ses gars. Quatre des cinq autres qui étaient avec nous le suivent aux Corps Francs, où Léyon avait déjà postulé il y a un an, et ce ne sont pas des fous de guerre, précisa le Capitaine, amusé. Mais attention, ce n'est pas gagné d'avance. On a un stage à faire et ils n'acceptent pas tout le monde, aux Corps Francs !
***
Au retour à l'hôtel, vers une heure et demie du matin Antoine proposa un dernier verre à Bodescu qui comprit qu'il devait accepter. Labelle avait raccompagné à pied "Leya" à son hôtel. La jeune fille était en permission. Peut être Antoine avait-il choisi ce moment pour parler ? Il n'y avait personne, au bar, et ils se servirent eux même, apportant une bouteille et des verres à une petite table. Doucement, tournant autour du sujet, comme s'il n'osait pas l'aborder brutalement, le jeune homme lui parla comme il ne l'avait jamais fait. Il s'ouvrit vraiment, pour la première fois. Raconta Macha, leur vie d'étudiant, leurs rires, leurs soirées délirantes et les nuits de travail, ensuite pour rattraper le retard. La façon dont ils parlaient de la vie future, de la Vie, simplement, sans jamais l'évoquer ensemble, par pudeur, pensait-il. Mais cela paraissait sous entendu, du moins pour lui. De leurs emballements pour un livre, une idée, de leurs confrontations à leur propos. De leur futur, de la carrière qu'ils voulaient mener. De l'idée qu'il s'était faite de la jeune fille. Puis des camps, des souvenirs qu'il avait gardé d'elle et qui le soutenaient quand il se sentait acculé par le désespoir et ne voulait pas le montrer. Comment il se racontait intérieurement une anecdote de leur vie pour ne pas voir les corps attachés à des poteaux, sur la place du camp, pour ne pas entendre les hurlements des gardiens et les coups de cravaches qu'ils distribuaient. Comment son souvenir l'avait aidé à tenir le coup, ainsi. Comment il l'avait probablement idéalisée, attendant trop d'elle.
Au bout d'un long moment il aborda enfin la journée, sa découverte de la position actuelle de la jeune fille. Lui-même n'avait jamais envisagé de faire carrière dans le journalisme mais en se faisant passer pour lui, en s'appropriant ce qu'il avait créé, en utilisant pour son propre compte l'idée qu'il avait eue, en usurpant son identité, en profitant de son absence, peut-être de sa mort, elle l'avait fait disparaître. D'une certaine manière elle l'avait tué ! En tout cas elle avait tué quelque chose de lui, l'homme qu'il était avant-guerre. Alors que lui, à cet instant, acculé physiquement et moralement, se battait pour ne pas abandonner. A sa manière elle s'alliait aux Chinois pour l'anéantir, nier son existence. Il comprenait son ambition mais pas de cette manière, pas en dépouillant quelqu'un qui luttait aussi désespérément. Elle savait qu'il était prisonnier et pouvait imaginer, ou essayer d'imaginer, ce qu'il vivait… Les yeux dans le vide Antoine ne voyait pas Bodescu, ses mâchoires crispées de colère, le regard si fixe qu'il aurait fait peur à n'importe qui. Quand Andreï arriva, à trois heures, le jeune homme parlait toujours.
- Je peux boire un verre avec vous ? demanda Andreï.
Bodescu poussa la bouteille vers lui et il se servit, après avoir été chercher un verre, au bar.
- On vous a dit, pendant les interrogatoires, que j'avais été en mission sur un site, commença-t-il abruptement. Chez nous on appelle une mine : un site. Terminologie Renseignements. Notre petit groupe a pu pénétrer dans une mine et ramener des preuves… matérielles. Vous pouvez imaginer ce que cela veut dire, ce que nous avons découvert… Vous voilà détenteurs d'un secret d'Etat que je n'avais pas le droit de confier. Mais j'en avais besoin, depuis mon retour. Trop lourd. Je suis une petite chose fragile, probablement !
Les mots lui avaient coûté. Bodescu et Antoine comprirent immédiatement ce qu'il y avait derrière. La souffrance que le jeune officier avait éprouvée, qu'il éprouvait toujours d'après les traits crispés de son visage. Eux avaient vécu le début de ce cauchemar, lui l'extrême fin. Les émotions étaient différentes mais aussi atroces. Et ils furent immédiatement liés, tout les trois, par cette connaissance.
- J'ai craqué, au retour, ajouta Andreï. Moralement trop dures pour moi, ces missions. Le Service ne demande pas mieux que de me laisser partir, à condition que je ne serve pas au front pendant six mois. Je suppose que c'est le temps que se donne le gouvernement pour agir, pour informer l'opinion publique, d'une façon ou d'une autre.
- Tu sais, observa Antoine, à Bakou nous avons été très entourés par des soldats. Je suppose que l'un de nos gars a pu lâcher quelque chose, au sujet des mines. D'autant que l'un d'eux a été hospitalisé là-bas. De même à Odessa des fuites sont possibles. Je ne suis pas sûr que le secret soit vraiment gardé.
Andreï haussa les épaules.
- C'est possible, même si d'énormes précautions ont été prises. Mais on n'y peut plus rien. Je crois que c'est la population civile qu'il faut protéger en premier, à l'heure actuelle. Le temps de la préparer, peut être ? Il y a tant de prisonniers. On ne pourra pas toujours faire le silence sur cette affaire, c'est évident. L'Armée, elle, est peut être plus apte à réagir. Je ne sais d'ailleurs pas s'il faut vraiment le taire aux troupes. Je n'en suis pas persuadé, j'aurais assez tendance à leur faire confiance. Mais je ne suis qu'un petit rouage à qui on ne demandait que des propositions, des suggestions. Fini, ça.
- Que vas-tu faire ? interrogea Bodescu.
- Cette mission m'a démoli… Peux plus faire du Renseignement. Mon patron me l'a d'ailleurs dit carrément : pas fiable, en mission ! Et pas fiable non plus pour exploiter un dossier… Il n'a pas accepté le ton de mes messages pour réclamer une évacuation d'urgence avec notre récolte… Il m'a accordé un galon supplémentaire mais n'a plus confiance en moi pour ces missions, ce qui me convient aussi. D'un autre côté, plus possible pour moi de rester derrière un bureau à analyser des informations. J'ai demandé à suivre une formation pour l'Armée de l'Air, Bombardement. Ou Artillerie. Ces deux corps vont recevoir des nouveaux matériels, paraît-il, je prendrai le stage qui commence le plus tôt. Le temps que je sois formé, les six mois se seront écoulés, je suppose.
- Six mois seulement pour être qualifiés ? dit Bodescu.
- J'ai déjà une formation militaire, et aussi l'habitude de traduire les photos aériennes des vues du sol. D'après ce que j'ai compris ça ira assez vite. Je sortirai de l'école, quelle qu'elle soit, quand les nouveaux bombardiers arriveront en unité. Les B 17 actuels, qui sont déjà impressionnants, sont loin de valoir les B 24 venant derrière. Et on parle d'une nouvelle tactique, le "tapis de bombes." Une sorte de préparation d'artillerie multipliée par dix ou cent. Une évolution de ce que font les groupes lourds depuis le début de la guerre. Impossible, pour eux d'aller bombarder des villes Chinoises, elles sont trop loin. Alors, depuis le début de la guerre, ils démolissent des réseaux ferroviaires, des grands dépôts, des centaines de kilomètres en arrière du front. Les cantonnements de divisions entières. C'est là qu'ils ont mis au point la technique du tapis de bombes. Maintenant ils vont les lâcher sur le front lui-même, sur les lignes Chinoises le long d'une vingtaine de kilomètres. Imaginez que vous attaquiez derrière ça. Les troupes qui l'auront subi seront encore assommées.
- A condition de ne pas en recevoir nous aussi sur la tête, fit Antoine faisant la moue. Alors vise bien Andreï quand tu seras là-haut, parce que nous, on sera dessous.
***
Tout avait été combiné, bien entendu, il ne fut pas dupe. Dès le lendemain Antoine fut invité par Véra et deux autres cousins à Millecrabe. Il repoussa à la fin de sa permission un voyage chez tante Sosso. Labelle avait été invité par Leya qui voulait lui montrer comment on pratiquait la voile, dans l'île. Et le jeune Québécois trouvait extraordinaire la coïncidence du nom avec les Mille-îles du Saint-Laurent où il avait tant navigué. Véra avait une vieille permission de douze jours qui traînait et voulait, elle aussi, montrer l'île à Antoine. Elle ne lui avait pas dit la veille, qu'elle travaillait dans une station radar avancée et qu'elle venait d'être formée, pendant neuf mois, sans repos, dans la région d'Urjupinsk, sur le Front Central. Elle venait de faire un nouveau stage d'interprétation des images dans un Centre de recherche de Moldavie, sur les derniers appareils qui avaient une meilleure définition, donnaient un cap mais aussi une altitude fiable à un écho. C'était la raison de sa présence au dîner. Bodescu lui promit de les rejoindre après avoir réglé un problème, à Kiev.
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Il s'en occupa dès le lendemain, après les avoir accompagnés à la gare du sud. Il se rendit au siège de "Kiev Matin" et demanda à voir Macha, déclarant qu'il avait des informations pour elle. Il patientait dans un coin à l'écart d'une salle de rédaction qu'il observait avec curiosité, notant le nombre d'hommes de plus de cinquante ans et de jeunes femmes, quand elle arriva. Grande, assez élégante dans une jupe étroite de couleur prune et un chemisier blanc qui mettait en valeur sa poitrine ; sûre d'elle en tout cas ; elle se présenta rapidement, pressée.
- Mademoiselle, je suis le Capitaine Charles Bodescu, officier d'Etat-major. Vous ne me connaissez pas mais je sais des choses de vous. Je suis venu vous donner une information…
Il laissa passer un temps et fixa sur elle son regard d'officier de carrière, froid, distant.
- J'ai été tenu au courant des écrits du Vieux Gaulois… dès son premier envoi depuis le front. Il s'agissait d'un officier que je connaissais très bien. Qui a été fait prisonnier, je sais que vous êtes au courant.
Elle avait pâli mais se taisait. Il songea qu'elle avait une bonne maîtrise de soi, ce qui était normal après plus d'un an à être sur ses gardes dans ce milieu militaire où l'on ne voyait pas les femmes, civiles en tout cas, d'un si bon œil.
- De retour récemment j'ai appris que le Vieux Gaulois écrivait toujours dans ce journal alors que son auteur était dans un camp Chinois ! J'en ai déduit que quelqu'un lui avait volé son identité. Vous êtes une tricheuse, Mademoiselle.
- Personne ne connaissait l'identité du Vieux Gaulois, Capitaine, dit-elle sèchement. La direction du journal est parfaitement au courant et me laisse libre de mes reportages.
- Je ne crois pas qu'elle en connaisse les détails, non. Moi si… Le dernier article signé le Vieux Gaulois a paru, Mademoiselle.
- Certainement pas, un autre sort cette semaine, le coupa-t-elle.
Il secoua la tête, calme, froid, sûr de lui.
- Non, il ne sortira pas. Ne mésestimez jamais un adversaire, Mademoiselle, et je suis le vôtre, à un point que vous ne soupçonnez pas. L'Armée a ses traditions, elle se serre les coudes, défend les siens. Même les réservistes, croyez-le bien. Il y a des choses que vous ne mesurez pas. Notamment que, mise au courant par une certaine autorité, votre direction se verrait interdire, je dis bien interdire, la publication de nouveaux articles, non par la censure mais par un niveau de décision très supérieur ! Et si vous doutez de ceci, imaginez ce que vous coûterait un article sortant dans Paris-Presse, en France, révélant comment vous vous êtes servie, comment vous avez volé le travail d'un officier du front, fait prisonnier au combat et qui, pour des raisons que vous n'avez pas à connaître, est considéré, aujourd'hui, comme un héros, dans l'Armée. Votre carrière serait terminée, Mademoiselle. Et pas seulement ici, à Kiev. Vous seriez accusée d'avoir trahi un confrère, même si ce n'est pas exactement le cas, utilisé son identité, abusé de la crédulité du public pour satisfaire des ambitions personnelles, profité de la guerre, menti sur l'origine des premiers écrits qui vous sont attribués, de les avoir plagiés. Sans parler d'un procès civil sur les droits d'auteurs, les revenus que vous en avez tirés. Vous seriez finie, finie, non seulement dans votre métier mais vous auriez un casier judiciaire ! Vous avez manifestement pris goût à la célébrité, imaginez votre prochain reportage dans une unité dont chaque officier vous tournerait le dos, vous empêcherait de travailler. Les bruits courent vite, dans l'Armée, et elle est très réceptive pour tout ce qui concerne le Vieux Gaulois. Elle a une certaine tendresse pour l'un des siens, pour un homme qui a su parler des soldats d'une certaine manière. Elle se sentira trahie, au travers de l'un d'eux, et vous le fera payer le prix fort. Très fort.
- Je vous attaquerai en justice pour volonté de nuire, Capitaine, si vous faisiez ça, dit-elle hors d'elle, maintenant.
- Vous ne feriez que vous enfoncer, Mademoiselle, il y a des témoins de ce que vous avez fait. Vous êtes une tricheuse, une voleuse d'idée. Un procès ne ferait que mettre en lumière tout ce que vous cachez et les témoignages qui seraient exprimés vous accableraient. Par ailleurs l'Armée a les meilleurs avocats d'Europe ; pour la simple raison qu'ils étaient auparavant civils ; qui se sentiraient directement concernés au travers de l'un des leurs. Vous êtes indéfendable et si vous étiez capable de réfléchir froidement vous le verriez. Cependant il vous reste votre talent ; vous en avez incontestablement ; et un poste à conquérir, que vous auriez mis des années à occuper sans Antoine. Faites apparaître votre nom en bas de vos articles, cela vous changera, même s'il est parfaitement inconnu à l'heure actuelle.
- J'ai reçu un télégramme de lui, hier, mais je n'ai pas pu le voir, j'étais trop occupée, dit-elle, réfléchissant, l'air mauvais. C'est lui qui est derrière tout ça, n'est-ce pas ? Il veut se venger. Et d'abord comment peut-il se trouver ici alors qu'il était prisonnier ? Il y a un sujet de reportage, là. Que l'Etat-major ne peut pas refuser.
- Oh si. Il y a des choses qui vous dépassent, mademoiselle, d'un autre niveau. Ceci est couvert par le Secret d'Etat et vous devrez vous incliner. Vous devriez le savoir, ou alors vous n'avez pas mesuré la situation de notre pays. Vous avez affaire à trop forte partie. N'imaginez pas qu'en raison de vos reportages l'Armée qui vous fait risette, est prête pour autant à partager certaines choses avec vous. Vous maintenez le moral des troupes un point c'est tout. Le Spectacle aux Armées fait la même chose ! Ne vous surestimez pas ! Elle vous utilise, comme n'importe quel soldat, là où vous êtes la plus utile. Réjouissez-vous c'eut pu être dans une usine ou dans une unité d'ambulancières, beaucoup moins confortable… si vous en aviez eu le cran, d'ailleurs ! C'est pour ça que vous n'avez pas d'autres solutions que de proposer une bonne explication, maintenant, aujourd'hui même, à votre directeur, pour faire disparaître définitivement le Vieux Gaulois. Vous n'imaginez pas qui sont les amis d'Antoine et ceux qui, potentiellement, se rangeront de son côté. Entre une arriviste de votre genre et un soldat comme lui, personne n'hésite.
- Je ne vous permets pas, Capitaine…
- Je n'ai pas besoin de votre permission, mademoiselle, termina-t-il avant de faire demi-tour. J'ai la rancune tenace, je vous souhaite tout le mal possible, pour celui que vous avez fait.
Le soir même Charles Bodescu adressait un mot à son oncle Meerxel, au Palais de l'Europe, pour lui dire la vérité au sujet du Vieux Gaulois, expliquant qu'il s'agissait d'un prisonnier dont la jeune fille avait volé le travail. Ajoutant que les articles avaient peut être désormais leur importance et le laissant juge.
***
A Millecrabe Charles rejoignit les cousins permissionnaires et blessés, en convalescence. C'était une habitude qu'ils commençaient à prendre, tous, venir se refaire une santé dans l'île. C'est à cette occasion qu'Antoine apprit qui était le Président Meerxel, pour la famille, et il fut très impressionné du silence de Charles pendant tous ces mois. Le jeune homme avait l'air de retrouver le goût de vivre et devenait un fan de voile. Comme Andreï il était à la fois ahuri et conquis par les Clermont, leur liberté, leur naturel et l'affection qui les liait tous. Chaque jour ils sortaient en mer, sur un grand voilier, quand il y avait un équipage assez nombreux. Vera n'avait pas beaucoup de conversations avec lui, mais elle n'était jamais loin. Comme si elle veillait sur lui, et Charles ne reconnaissait pas sa cousine. Elle était fidèle à sa réputation, ne se démontait jamais, paraissait toujours gaie, avait toujours sa façon directe de dire les choses, mais pas avec Antoine. Charles comprit qu'il lui avait raconté pour Macha, ou plutôt qu'elle avait deviné, c'était plus logique. En réalité elle se comportait comme s'il était en convalescence et elle le protégeait férocement.
Ce qui était assez vrai, d'ailleurs, ils étaient convalescents. Tous les trois n'étaient pas en bon état physique, ils avaient des kilos à reprendre et une santé mentale à se reconstituer, "une convalescence de l'âme", comme Véra l'avait dit joliment. Labelle sortait en dériveur avec Leya et faisait des régates avec les autres équipages. Ils barraient leur dériveur sans tenir compte qu'ils étaient sur mer, sans tenir compte des vagues. C'était : ça passe ou ça casse ! Ils les gagnaient toutes ! Leya était intarissable au sujet des talents de barreur du jeune Sous-Lieutenant. Elle disait qu'elle n'avait jamais vu quelqu'un d'aussi brutal avec un bateau, qu'il entamait vraiment un combat contre la mer et le dériveur. Leur imposait sa volonté.
Les trois officiers accompagnés d'Andreï désormais, les quelques jours où il resta, avaient entrepris de reprendre leurs courses ; comme au camp, mais sur un autre rythme ; et derrière Léyon, ils accumulaient les tours de l'île, chaque matin. Bientôt ils prirent l'habitude de placer un sac sur leur dos, qu'ils chargèrent de plus en plus. Leur endurance s'améliora vite. Ils avaient aussi fait des émules et c'est un petit groupe qui se retrouvait, de bonne heure, avant d'aller mendier un en-cas à la salle à manger d'été… Sur la fin de leur séjour, Véra, Léya, Andreï étant partis, plus personne ne les suivait ! Pourtant ils continuaient.
Antoine donna son explication, un soir, devant une isba où quelques oncles et cousins étaient réunis :
- Pour moi, la guerre commence vraiment maintenant, alors je m'y prépare.