CHAPITRE XIV

Les hommes de Dann, excités de sentir la victoire à leur portée, se lancent à la poursuite des soldats impériaux en train de remonter le flanc de la falaise. Je me joins à eux.

— On les tient, Lejeran !

C’est un gros type mou, aux cheveux rares et aux mains grasses. Je l’ai vu souvent auprès de Dann jouer la mouche du coche.

— On va faire la peau à ces salopards, Lejeran. Jusqu’au dernier !

Je m’engage dans le sentier avec les autres, le fusil à la hanche. Le gros insiste :

— Vous n’oublierez pas mon nom, hexarque ? Je m’appelle Rodo !

Je répète machinalement « Rodo… » Nous sommes une demi-douzaine, grimpant à la file, plaqués à la paroi déchiquetée, hérissée de crocs rocheux qui nous meurtrissent le dos et les côtes. Par chance, la pierre est sèche sous nos pieds. J’évite de regarder en bas. La fumée et la brume se mélangent à hauteur des sapins et dissimulent presque totalement le sol.

— Combien sont-ils, là-haut ? demande le gros.

— À peine quatre ou cinq, répond une voix devant.

— Sûr qu’ils nous ont pas attendus ! lance un autre.

Je ne ressens ni fatigue ni vertige. Les douleurs de mes blessures ont presque disparu. Enfin, j’ai l’impression que les balles glissent autour de moi sans m’atteindre. Le pouvoir de l’anneau ?

 

Les parachutistes impériaux ont attendu que nous soyons tous – à peine une dizaine d’hommes – rassemblés au bord du plateau, à plat ventre derrière une ligne de rochers ronds, pour lancer leur contre-attaque, environ vingt-cinq mètres en avant. Ils se dressent au milieu des rubans de brume qu’ils percent et tranchent. Ils sont encore trois fois plus nombreux que nous au moins trente. Ils gagnent une dizaine de mètres en quelques bonds, lancent une volée de balles, plongent et s’aplatissent. Nous avons répliqué : trop tard. Un homme gémit près de moi. C’est Rodo. Blessé… à la tête ? Je me tourne pour le voir. J’essaie de tendre la main vers lui. Mon bras gauche se tétanise.

Ma main est brûlante. La main de l’anneau… Je me demande si j’ai été touché.

Pas le temps de m’occuper du gros. Le prochain assaut de l’ennemi sera décisif. Vont-ils nous tomber dessus d’un seul coup ou feront-ils deux étapes ? De toute façon, notre position sera emportée. À trois mètres derrière nous, c’est le bord de la falaise, le vide. Nous n’avons aucune chance.

À moins que…

J’ai deux secondes pour me décider. Une… deux.

À quinze mètres en avant, les parachutistes se dressent comme une vague déferlant sur la plage. Le temps de compter jusqu’à cinq et ils seront sur nous. Le rayon bleu est le seul moyen de les arrêter… peut-être.

Mon bras se tend de lui-même, raide comme une crosse. Je me mets à genoux, en appui sur un rocher, la tête et les épaules à découvert.

Je promène mon poing devant moi. Un large faisceau bleu indigo le prolonge, pareil à une lame. Je me lève et recule de deux pas. J’ai l’impression de brandir un immense cimeterre et de faucher des têtes. Je vaporise le brouillard. Je ne vois plus les soldats impériaux, seulement les courtes flammes jaillies de leurs armes, qui s’éteignent une à une.

La nuit s’est épaissie. Je tire toujours, assez haut pour ne pas risquer d’atteindre mes camarades. Je ne peux plus reculer. Mon talon droit mord le vide.

J’ouvre la main gauche. Le rayon bleu s’efface. Je ressens un choc violent sur le côté gauche de la tête. Comme si un coup de hache m’avait partagé le crâne. J’ai la sensation que mes yeux se séparent. Un rideau de feu coupe en deux mon champ de vision et va en s’élargissant. Je ne vois plus qu’une mer de flammes.

Puis une forme se dessine au cœur de cet enfer rouge. Un visage de femme. Je reconnais ses grands yeux verts et le S d’or au-dessus de son front.

Je bascule en arrière et je perds conscience.