Le lendemain matin, le Times baigna dans la gloire d’être au centre de toutes les nouvelles nationales, et moi avec. Je n’avais écrit aucun des articles à l’origine de ce grand remue-ménage médiatique, mais j’étais le sujet de deux d’entre eux. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner et ma boîte de réception d’e-mails déborda en un rien de temps.
Mais je ne répondis ni à mes mails ni à mes appels téléphoniques. Je ne baignais dans rien du tout. Je ruminais. J’avais passé la nuit à réfléchir à la question à laquelle Courier n’avait pas répondu et, quel que soit mon angle d’attaque, quelque chose ne collait pas. Que fabriquait Courier dans cet hôtel ? Quelle était donc la grande récompense à espérer d’une telle prise de risque ? Rachel ? Il était clair qu’enlever et assassiner un agent fédéral mettrait McGinnis et Courier au panthéon des tueurs dont la légende fait trembler les chaumières. Mais était-ce bien ça qu’ils voulaient ? Rien n’avait jamais indiqué que ces deux types auraient voulu attirer l’attention générale. C’était avec beaucoup de précautions qu’ils avaient planifié et camouflé leurs assassinats. Tenter ainsi d’enlever Rachel détonnait dans la suite des événements qui conduisaient à cet acte. Bref, il y avait une autre raison.
Je commençai à envisager le problème sous un autre éclairage. Je pensai à ce qui se serait produit si j’étais allé à Los Angeles et si Courier avait réussi à s’emparer de Rachel et à la faire sortir de l’hôtel.
Il était vraisemblable que cet enlèvement aurait été vite découvert lorsque le garçon d’étage ne serait pas redescendu aux cuisines. Pour moi, dans l’heure suivante tout l’hôtel aurait été sur le pied de guerre. Le FBI aurait envahi les lieux, frappé à toutes les portes et tout retourné pour tenter de retrouver et sauver un de ses agents. Mais à ce moment-là Courier aurait filé depuis longtemps.
Il était clair que cet enlèvement aurait fait venir le FBI et l’aurait ainsi beaucoup distrait de son enquête sur McGinnis et Courier. Mais il était tout aussi clair que cela n’aurait pas duré. À mon avis, dès avant midi le lendemain, des agents auraient débarqué par avions entiers afin de montrer la puissance et la détermination de l’agence fédérale. Ce qui aurait permis de ne pas se laisser avoir par cette distraction et aurait encore accentué la pression sur l’enquête tout en maintenant un effort déjà impressionnant pour retrouver Rachel.
Plus j’y pensais et plus je regrettais de ne pas avoir donné à Courier la possibilité de répondre à cette dernière question : Pourquoi n’avez-vous pas filé ?
Cette réponse, je ne l’avais pas et il était trop tard pour l’obtenir de la source. Je continuai donc de tourner et retourner la question dans ma tête, à tel point qu’il n’y eut bientôt plus qu’elle dans mes pensées.
– Jack ?
Je jetai un œil par-dessus la cloison de mon box et tombai sur Molly Robards, la secrétaire du rédacteur en chef adjoint.
– Oui ?
– Vous ne répondez pas au téléphone et votre boîte d’e-mails est pleine.
– Oui, j’en reçois trop… Ça pose problème ?
– M. Kramer voudrait vous voir.
– Ah, d’accord.
Je ne bougeai pas, mais elle non plus. On l’avait manifestement envoyée me chercher. Je finis par repousser mon fauteuil en arrière et me levai.
Kramer m’attendait avec un grand sourire tout ce qu’il y a de plus faux sur la figure. J’eus le sentiment que quoi qu’il soit sur le point de me dire, ça ne venait pas de lui. J’y vis un bon signe, ce qui venait de lui étant rarement bon.
– Jack, assieds-toi donc, me lança-t-il.
Je m’exécutai. Il rangea des trucs sur son bureau avant d’attaquer.
– J’ai de bonnes nouvelles pour toi, Jack, reprit-il enfin.
Et de sourire à nouveau. Du même sourire que celui dont il m’avait gratifié en m’informant que j’étais viré.
– Vraiment ?
– On a décidé de revenir sur ton licenciement.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne suis plus viré ?
– Exactement.
– Et côté salaire et avantages sociaux ?
– Rien de changé. Même chose qu’avant.
C’était comme Rachel retrouvant son badge. L’excitation me prit jusqu’à ce que la réalité s’impose.
– Et ça, ça veut dire que vous avez viré quelqu’un d’autre à ma place.
Il s’éclaircit la gorge.
– Jack, dit-il, je ne vais pas te mentir. Tu étais le quatre-vingt-dix-neuvième sur… oui, t’étais à ça !
– Bref, je garde mon boulot et c’est quelqu’un d’autre qui se fait sabrer.
– C’est Angela Cook qui sera la quatre-vingt-dix-neuvième. Et elle, nous ne la remplacerons pas.
– Ça tombe bien. Et le centième, c’est qui ? (Je pivotai dans mon fauteuil et regardai la salle de rédaction à travers la vitre). Bernard ? GoGo ? Collins…
Il m’interrompit.
– Jack, je ne peux pas parler de ça avec toi.
Je lui tournai le dos.
– Mais quelqu’un d’autre est sur le point de se faire saquer parce que moi, je peux rester. Que se passera-t-il quand mon affaire sera terminée ? Tu me rappelleras et tu me vireras encore un coup ?
– Nous ne nous attendons pas à une autre réduction involontaire des effectifs. Le nouveau patron nous a clairement…
– Et le patron d’après ? Et celui d’après après ?
– Écoute, je ne t’ai pas fait venir ici pour que tu me fasses un prêche. Tout est en train de changer sérieusement. C’est un combat à la vie à la mort. Et la question est la suivante : tu veux garder ton boulot, oui ou non ? Moi, je te l’offre.
Je pivotai entièrement de manière à lui tourner complètement le dos et pouvoir regarder la salle de rédaction. Ce n’était pas elle qui me manquerait. Ce serait les gens. Sans me retourner vers Kramer, je lui donnai ma réponse.
– Ce matin, mon agent littéraire m’a téléphoné de New York à six heures. Il m’a dit avoir reçu une offre pour deux livres. Pour deux cent cinquante mille dollars. Il me faudrait presque trois ans pour gagner ça ici. Sans parler de l’offre de boulot que j’ai reçue du Cercueil en velours. Don Goodwin lance une page d’enquêtes sur son site Web. Pour rattraper le mou quand le Times lâche prise. Ça ne paie pas des masses, mais ça paie. Et je peux travailler chez moi… où que ce soit. (Je me levai et me retournai vers lui). Je lui ai dit oui. Donc, merci pour ton offre, mais tu peux me mettre au numéro cent sur ta liste. Après-demain, c’est fini pour moi.
– T’as pris un boulot avec la concurrence ? s’écria-t-il, indigné.
– Qu’est-ce que tu espérais ? Tu m’as viré, tu te rappelles ?
– Mais je reviens sur ma décision ! bafouilla-t-il. On a déjà atteint notre quota.
– Qui ? Qui as-tu viré ?
Il regarda son bureau et chuchota le nom de sa dernière victime.
– Michael Warren.
Je hochai la tête.
– Ben tiens ! C’est le seul mec de la salle de rédaction auquel je n’aurais jamais rien filé et maintenant, c’est moi qui lui sauve son boulot. Allez, tu peux le réembaucher parce que ton boulot, je n’en veux plus.
– Parfait. Alors tu vides ton bureau dans l’instant. J’appelle la sécurité et je demande qu’on te raccompagne à la sortie.
Je le regardai de haut en souriant tandis qu’il décrochait son téléphone.
– Ça me va très bien, lui lançai-je.
Je trouvai un carton vide dans la salle de photocopie et dix minutes plus tard me mis à le remplir avec tout ce que je voulais garder de mon bureau. Le premier objet à y entrer fut le dictionnaire rouge tout usé que m’avait donné ma mère.
En dehors de ça, il n’y avait pas grand-chose qui valait la peine d’être gardé. Une pendule Mont-Blanc qui, Dieu sait comment, ne m’avait jamais été volée, une agrafeuse rouge et quelques dossiers avec des numéros de téléphone et des contacts. Point final.
Un type de la sécurité me surveilla pendant que je remplissais mon carton et j’eus l’impression que ce n’était pas la première fois qu’on le mettait dans une situation aussi embarrassante. J’eus pitié de lui et ne lui reprochai pas de faire tout simplement son boulot. Mais l’avoir debout à côté de mon bureau fut comme d’agiter un drapeau. Bientôt Larry Bernard se pointa.
– Qu’est-ce qui se passe ? Tu as jusqu’à demain.
– Non, plus maintenant. Kramer m’a dit de prendre la porte.
– Comment ça ? Qu’est-ce que t’as fait ?
– Il a essayé de me rendre mon boulot, mais je lui ai dit qu’il pouvait se le garder.
– Quoi ? Tu as refusé…
– J’ai un autre boulot, Larry. J’en ai même deux, en fait.
Mon carton était aussi plein qu’il le serait jamais. Lamentable : après sept ans de boulot, ça n’allait vraiment pas loin. Je me levai, me passai mon sac à dos à l’épaule et ramassai mon carton : j’étais prêt à y aller.
– Et l’article ? me lança Larry.
– Il est à toi. Tu maîtrises.
– Oui, grâce à toi. Qui c’est qui va me donner les infos confidentielles maintenant ?
– Tu es journaliste. Tu trouveras.
– Je pourrai t’appeler ?
– Non, tu ne pourras pas.
Il fronça les sourcils, mais je ne le laissai pas mijoter trop longtemps.
– Cela dit, tu peux me payer à déjeuner sur le compte du journal. Là, je te parlerai.
– Un vrai mec, que t’es.
– A plus, Larry.
Je me dirigeai vers le vestibule des ascenseurs, l’homme de la sécurité derrière moi. Je jetai un grand coup d’œil à la salle de rédaction en faisant bien attention à ce que mon regard ne croise celui de personne. Je ne voulais aucun adieu. Je longeai la rangée de bureaux en verre sans me donner la peine de regarder un seul des rédacteurs en chef pour lesquels j’avais travaillé. Je n’avais plus qu’une envie : sortir de là.
– Jack ?
Je m’arrêtai et me retournai. Dorothy Fowler était sortie du bureau que je venais de dépasser. Elle me fit signe de revenir.
– Tu peux entrer une minute avant de partir ?
J’hésitai, puis je haussai les épaules. Et tendis mon carton
au type de la sécurité.
– Je reviens tout de suite, lui dis-je.
J’entrai dans le bureau de la rédactrice en chef du service Métro et ôtai mon sac à dos en m’asseyant devant son bureau. Elle avait un sourire rusé sur la figure. Elle parla à
voix basse, comme si elle avait peur qu’on entende ce qu’elle avait à me dire.
– J’ai dit à Richard qu’il se racontait des salades. Que tu ne reprendrais jamais ton boulot. Ils prennent les gens pour des marionnettes dont ils croient pouvoir tirer les ficelles.
– Tu n’aurais pas dû en être aussi sûre. J’étais à deux doigts de le reprendre.
– J’en doute fort, Jack. Vraiment vraiment fort.
J’y vis un compliment. Je hochai la tête et regardai derrière elle le mur couvert de photos, de cartes de visite et de coupures de journaux. Elle avait une des plus géniales manchettes jamais publiées dans un tabloïd de New York : « Serveuse sans haut retrouvée sans tête dans un bar ». Difficile de faire mieux.
– Qu’est-ce que tu vas faire ? me demanda-t-elle.
Je lui donnai une version plus fournie de ce que j’avais dit à Kramer. J’allais écrire un livre où je dirais le rôle que j’avais tenu dans l’affaire Courier-McGinnis et aurais enfin la possibilité depuis longtemps espérée de publier un livre. En attendant, je serais la figure de proue à Cercueil-en-velours-point-com et libre de prendre les sujets d’enquêtes qui me plairaient. Ça ne paierait pas des masses, mais ce serait du journalisme. Enfin je faisais le saut et entrais dans l’univers du numérique.
– Tout ça me semble génial, dit-elle. Tu vas vraiment nous manquer ici. T’es un des meilleurs.
Je ne prends pas très bien ce genre de compliments. Je suis cynique et cherche toujours la faille. Si j’étais vraiment si bon que ça, pourquoi m’avait-on collé sur la liste des types à virer ? La réponse ne pouvait être que celle-ci : j’étais bon, oui, mais pas assez, et elle ne faisait que m’enfumer. Je me détournai comme de quelqu’un qui vous ment, et retrouvai les images collées à son mur.
Et c’est là que je vis la chose. La chose qui m’avait échappé jusque-là. Mais pas cette fois. Je tendis le cou en avant pour mieux voir, me levai et me penchai en travers du bureau.
– Qu’est-ce qu’il y a, Jack ?
Je lui montrai le mur.
– Je peux regarder ? Là, la photo du Magicien d’Oz.
Elle tendit la main, ôta la photo du mur et me la passa.
– C’est une blague d’un ami, dit-elle. Je suis originaire du Kansas.
– Je sais, dis-je.
J’examinai le cliché et me concentrai sur l’Épouvantail. La photo était trop petite pour que je sois complètement sûr.
– Je pourrais lancer vite vite une recherche sur ton ordinateur ? lui demandai-je.
Je fis le tour de son bureau avant même qu’elle me réponde.
– Euh, oui, bien sûr, qu’est-ce que tu…
Elle se leva et s’écarta du passage. Je m’installai dans son fauteuil, regardai son écran et ouvris Google. Sa bécane n’était pas des plus rapides.
– Allons, allons, allons !
– Jack, qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-elle.
– Laisse-moi juste…
La fenêtre s’affichant enfin, je cliquai sur les Images de Google. J’entrai « Épouvantail » dans la barre de recherche et laissai filer.
Mon écran fut bientôt rempli par seize petites images d’épouvantails. Dont quelques-unes du très aimable personnage du Magicien d’Oz et quelques planches en couleurs tirées de bandes dessinées de Batman et représentant un super-vilain appelé « L’Épouvantail ». Il y avait aussi d’autres photos et dessins d’épouvantails tirés de plusieurs livres, films et catalogues de costumes d’Hollywood. Cela allait du mignon et gentil à l’horrible et menaçant. Certains avaient le sourire et le regard pétillant, d’autres des yeux et des bouches cousus.
Je passai deux minutes à cliquer sur chaque photo pour les agrandir. Je les étudiai et oui, les seize avaient quelque chose en commun. Tous avaient un sac en toile de jute sur la tête, sac où était dessiné le visage. Et tous ces sacs étaient attachés au cou de l’épouvantail par une corde. Parfois cette corde était épaisse, parfois il ne s’agissait que d’une corde à linge ordinaire. Mais peu importait. L’image ne variait pas et correspondait à ce que j’avais vu dans les dossiers que j’avais accumulés et à celle qui me restait d’Angela Cook.
Je m’aperçus alors que dans tous ces meurtres, on s’était servi d’un sac en plastique transparent pour obtenir le visage de l’épouvantail. Le sac n’était pas en toile de jute, mais cette différence dans l’imagerie reconnue n’avait pas d’importance. La construction du personnage était la même. Ces sacs sur la tête et ces cordes autour du cou servaient bien à créer la même image.
Je cliquai sur l’écran suivant. Même construction du personnage. Plus anciennes, les images remontaient à travers le siècle jusqu’aux illustrations originales du Magicien d’Oz. C’est alors que je compris : ces illustrations étaient de William Wallace Denslow. William Denslow comme dans Bill Denslow… comme dans Denslow Data.
Je n’eus plus le moindre doute : j’avais trouvé la signature. La signature secrète dont Rachel m’avait dit qu’elle existait forcément.
J’éteignis l’écran et me levai.
– Il faut que j’y aille, dis-je.
Je refis le tour du bureau et repris mon sac à dos par terre.
– Jack ?
Je me dirigeai vers la porte.
– J’ai eu plaisir à travailler avec toi, Dorothy, lui lançai-je.