Le lendemain matin, je retournai à Los Angeles pour de bon et, la tête appuyée au hublot, dormis pendant tout le trajet. J’avais passé les trois quarts de ma nuit dans le local maintenant familier du FBI. L’agent spécial Bantam et moi nous étions à nouveau fait face dans la salle d’interrogatoires du mobile-home, où je lui avais raconté et reraconté ce que j’avais fait la veille au soir et comment Courier en était arrivé à trouver la mort en tombant de treize étages. Je lui avais aussi rapporté ce qu’il m’avait dit sur McGinnis et le désert, et ce qu’il prévoyait de faire à Rachel Walling.
Pas un seul instant Bantam ne s’était départi de son masque d’agent fédéral. Pas une fois il ne m’avait remercié d’avoir sauvé la vie à sa collègue. Il s’était contenté de poser ses questions, parfois cinq ou six fois de suite et toujours dans des formulations différentes. Et quand enfin ça s’était terminé, il m’avait informé que les détails de la mort de Marc Courier seraient soumis à un grand jury d’accusation de l’État pour déterminer si un crime avait été commis ou si mes actes relevaient de la légitime défense. Ce n’était qu’à ce moment-là qu’il avait enfin brisé le moule et m’avait parlé comme un être humain.
– J’ai des sentiments très ambivalents à votre endroit, McEvoy, m’avait-il dit. Il ne fait aucun doute que vous avez sauvé la vie de l’agent Walling, mais monter vous en prendre à Courier n’était pas ce qu’il fallait faire. Vous auriez dû attendre. Si vous l’aviez fait, il pourrait être encore en vie à l’heure qu’il est et nous pourrions, nous, avoir des réponses à certaines de nos questions. En l’état, si McGinnis est effectivement mort, les trois quarts de ces secrets se sont écrasés au fond de cette cage d’escalier avec Courier. Le désert est grand, si vous voyez ce que je veux dire.
– Oui, bon, je suis vraiment désolé, agent Bantam, lui avais-je renvoyé. Pour moi, si je ne l’avais pas poursuivi, il aurait pu se sauver. Et si c’était arrivé, il y a toutes les chances pour que vos réponses, vous ne les ayez jamais eues non plus. Et que vous ayez encore plus de cadavres sur les bras.
– C’est possible, mais ça, nous ne le saurons jamais.
– Bon et maintenant ?
– Comme je vous l’ai dit, nous allons présenter les faits à un jury d’accusation. Je doute que cela vous vaille des ennuis. Ce n’est pas comme si on allait éprouver beaucoup de pitié pour Marc Courier.
– Je ne parlais pas de moi. Ça ne m’inquiète pas. C’est quoi la suite pour l’enquête ?
Il avait marqué une pause comme s’il ne savait pas trop s’il devait me dire quoi que ce soit.
– Nous allons essayer de reconstituer la suite des événements, m’avait-il enfin répondu. C’est tout ce que nous pouvons faire. Nous n’avons pas fini le travail à la Western Data. Nous allons continuer et tenter de dresser le tableau de ce qu’ont fait ces types. Et nous allons continuer de chercher McGinnis. Qu’il soit vivant ou mort. Pour l’instant nous n’avons que la parole de Courier pour affirmer qu’il est mort. Personnellement, je ne suis pas très sûr de le croire.
J’avais haussé les épaules. Je lui avais rapporté fidèlement ce que Courier m’avait dit. Aux experts de décider si c’était la vérité. S’ils voulaient afficher une photo de McGinnis dans tous les bureaux de poste du pays, moi, ça ne me gênait pas.
– Je peux rentrer à Los Angeles ? lui avais-je demandé.
– Vous êtes libre de vos mouvements. Mais si jamais il vous revenait quelque chose, appelez-nous. Et nous ferons de même.
– Compris.
Il ne m’avait pas serré la main. Il s’était contenté de m’ouvrir la porte. En sortant du bus, j’étais tombé sur Rachel qui m’attendait. Nous nous trouvions dans le parking de devant de la Mesa Verde Inn. Il n’était pas loin de cinq heures du matin, mais ni elle ni moi ne nous sentions particulièrement fatigués. Les infirmiers l’avaient examinée. Les enflures commençaient à diminuer, mais elle avait une lèvre méchamment coupée et une contusion sous le coin de l’œil gauche. Elle avait refusé de se faire transporter à l’hôpital du coin pour se faire examiner plus en détail. La dernière chose qu’elle avait envie de faire à ce moment-là était bien de s’éloigner du cœur même de l’enquête.
– Comment te sens-tu ? lui avais-je demandé.
– Ça va. Et toi ?
– Ça va aussi. Bantam m’a dit que je pouvais partir. Je pense prendre le premier vol pour L.A.
– Tu ne restes pas pour la conférence de presse ?
J’avais fait non de la tête.
– Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir dire que je ne sache pas déjà, hein ?
– Rien.
– Combien de temps penses-tu rester ici ?
– Je ne sais pas. Jusqu’à ce qu’ils aient tout fini, je pense. Et ça, ça n’arrivera pas avant que nous sachions tout ce qu’il y a à savoir.
J’avais acquiescé d’un signe de tête et consulté ma montre. Le premier vol pour L.A. ne partirait sans doute pas avant deux bonnes heures.
– Tu veux aller prendre un petit déjeuner quelque part ? lui avais-je proposé.
Elle avait essayé de faire la moue pour me monter tout le dédain que lui inspirait mon idée, mais la douleur avait eu raison de ses efforts.
– Je n’ai pas tellement faim. Je voulais juste te dire au revoir. Il faut que je retourne à la Western Data. Ils sont tombés sur le grand filon.
– Qui serait ?
– Un serveur non répertorié auquel McGinnis et Courier avaient tous les deux accès. On y a trouvé des vidéos, Jack. Ils filmaient leurs crimes.
– Et on les y voit tous les deux ?
– Je n’ai pas vu les bandes, mais on m’a dit qu’ils ne sont pas facilement identifiables. Ils portent des masques et filment selon des angles qui montrent surtout leurs victimes et pas eux. On m’a aussi dit que dans une des vidéos, McGinnis porte une capuche de bourreau… comme celle que portait le Zodiac[33].
– Tu plaisan… attends une minute : il faudrait qu’il ait plus de soixante ans pour être le Zodiac.
– Non, ce n’est pas ce qu’ils laissent entendre… la capuche, on peut l’acheter dans toutes les boutiques cultes de San Francisco. Ça donne juste une indication de ce qu’ils sont. C’est comme d’avoir ton livre sur sa table de nuit. Ils ne sont pas nuls en histoire. Ce qui montre à quel point la peur a de l’importance dans leur jeu. Épouvanter la victime fait partie de leur plaisir.
Je ne pensais pas qu’il faille être profileur au FBI pour le comprendre. Mais cela m’avait fait sentir à quel point les derniers instants de leurs victimes devaient être horribles.
Une fois encore, je m’étais rappelé les enregistrements audio des séances de torture organisées par Bittaker et Norris à l’arrière de leur van. À l’époque, je n’avais pas pu les écouter. Et là, c’était à peine si je voulais avoir la réponse à la question que je me posais.
– Angela a été filmée ?
– Non, elle était trop récente. Mais il y en a d’autres.
– Tu veux dire… des victimes ?
Rachel avait regardé par-dessus son épaule, jeté un bref coup d’œil à la porte du bus du FBI, puis s’était tournée à nouveau vers moi. Je m’étais dit que, quel que puisse être l’accord que j’étais censé avoir avec eux, elle devait me parler en cachette.
– Oui. Ils n’ont pas tout visionné, mais ils ont au moins six victimes différentes. McGinnis et Courier faisaient ça depuis longtemps.
Je m’étais beaucoup demandé si j’avais envie de partir. Pour finir, plus le nombre de cadavres serait important, plus mon article allait avoir d’écho. Deux tueurs et au moins six victimes… S’il était possible que cette histoire devienne plus énorme qu’elle ne l’était déjà, voilà qui était fait.
– Et les trucs orthopédiques ? Tu avais raison ?
Elle acquiesça d’un air solennel. C’était là une des choses sur lesquelles il n’était pas génial d’avoir raison.
– Oui, ils leur faisaient porter des prothèses.
J’avais hoché la tête comme si je voulais repousser cette idée. Puis j’avais cherché dans mes poches. Je n’avais pas de stylo et mon carnet était encore dans ma chambre.
– T’as de quoi écrire ? avais-je demandé à Rachel. Il faut que je le note.
– Non, Jack, je n’ai pas de stylo à te donner. Je t’ai dit plus de choses que je n’aurais dû. Pour l’instant, il ne s’agit que de données brutes. Attends que je maîtrise mieux la situation et je t’appellerai. Tu n’as pas à rendre ton article avant douze heures minimum.
Elle avait raison. Il me restait encore une journée entière pour le préparer et d’autres renseignements ne manqueraient pas de m’arriver pendant ce temps-là. Sans compter qu’aussitôt revenu à la salle de rédaction, je serais confronté au même problème que la semaine précédente. Encore une fois, j’étais un acteur de l’histoire. J’avais tué un des deux types faisant l’objet de l’article. Conflit d’intérêts oblige, ce n’était pas moi qui écrirais le papier. Encore une fois, j’allais devoir m’asseoir en face de Larry Bernard et lui fournir tous les éléments d’un article qui ferait le tour du monde. C’était plus que frustrant, mais je commençais à m’y faire.
– D’accord, Rachel. Eh bien, je vais remonter préparer mes affaires et filer à l’aéroport.
– OK, Jack. Je t’appellerai. Je te le promets.
J’avais beaucoup apprécié qu’elle me le promette avant que je sois obligé de le lui demander. Je l’avais regardée un instant, je voulais la toucher, la prendre dans mes bras. Elle avait paru me comprendre. C’est elle qui, faisant le premier pas, m’avait enlacé.
– Tu m’as sauvé la vie tout à l’heure, Jack. Et tu crois t’en tirer en me serrant la main ?
– En fait, j’espérais bien davantage, lui avais-je répondu.
Je l’avais embrassée doucement sur la joue pour ne pas effleurer ses lèvres abîmées. Ni elle ni moi ne nous souciions que l’agent Bantam ou quelqu’un d’autre se tenant derrière les vitres fumées du centre de commandement mobile du FBI nous observe.
Pas loin d’une minute s’était écoulée avant que nous nous séparions.
– Va-t’en écrire ton article, Jack, m’avait-elle lancé en me regardant dans les yeux et hochant la tête.
– C’est ce que je vais faire… si on m’y autorise.
Je m’étais retourné et avais repris le chemin de l’hôtel.