Nous franchîmes un autre sas et entrâmes dans le centre des données. Nous nous retrouvâmes alors dans une salle qui, peu éclairée, était comme le COR équipée de postes de travail avec des écrans multiples affectés à chaque bureau. Deux hommes jeunes étaient assis à des postes voisins, le troisième box étant vide. À gauche de cette rangée de postes de travail se trouvait une porte ouverte donnant sur un petit bureau privé apparemment vide lui aussi. Les postes de travail faisaient face à deux grandes fenêtres et à une porte en verre ouvrant sur un grand espace où s’étendaient plusieurs rangées de tours de serveurs fortement éclairées par en haut. C’était la salle que j’avais vue sur le site Web. La ferme.
Les deux hommes pivotèrent dans leurs fauteuils pour nous regarder lorsque nous franchîmes la porte, mais se remirent presque aussitôt à leur travail. Pour eux, ce n’était jamais qu’un énième tour de piste pour impressionner les gens. Ils portaient des chemises et des cravates, mais, avec leurs tignasses ébouriffées, je les aurais plutôt vus en T-shirt et jeans.
– Kurt, dit Chavez, je croyais que M. Carver était au centre.
Un des hommes se tourna de nouveau vers nous. Vingt-cinq ans maximum, un visage plein de boutons : on aurait dit un gamin. La barbe qu’il essayait de se faire pousser au menton avait quelque chose de lamentable. Il avait l’air aussi suspect qu’un bouquet de fleurs à une noce.
– Il est allé à la ferme jeter un coup d’œil au serveur 77. On a une alerte qui n’a aucun sens.
Chavez s’approcha du poste de travail inutilisé et releva un micro incorporé au bureau. Puis elle appuya sur un bouton du pied et lança :
– Monsieur Carver, pourriez-vous vous interrompre quelques minutes afin de parler du centre de données à nos hôtes ?
N’obtenant pas de réponse, elle réessaya au bout de quelques secondes.
– Monsieur Carver ? Vous êtes là ?
Du temps s’écoula encore, puis une voix éraillée se fit enfin entendre dans un haut-parleur fixé dans le plafond.
– Oui, j’arrive.
Chavez se tourna vers Rachel et moi et consulta sa montre.
– Bien, dit-elle. C’est lui qui va s’occuper de cette partie-là de la visite et je vous récupère dans une vingtaine de minutes. Alors, la visite sera terminée, à moins que vous n’ayez encore des questions à me poser sur les installations ou le fonctionnement de la Western Data.
Elle se tourna pour partir et je vis ses yeux s’arrêter un instant sur un carton posé sur le fauteuil devant le bureau vide.
– C’est les trucs à Fred ? demanda-t-elle sans regarder les deux techniciens.
– Ouais, répondit Kurt. Il a pas eu le temps de tout prendre. On a tout emballé et on pensait lui apporter le carton chez lui. On a oublié de le faire hier.
Chavez fronça un bref instant les sourcils, puis se tourna vers la porte sans rien ajouter. Rachel et moi nous retrouvâmes à attendre. Pour finir je vis par la vitre un homme en blouse blanche de laborantin descendre une des allées créées par les rangées de tours. Grand et mince, il avait au moins quinze ans de plus que M. Favoris. Je savais qu’on peut se vieillir en se déguisant. Mais se rapetisser n’est pas facile. Rachel se retourna et m’adressa néanmoins, et très subtilement, un petit coup d’œil interrogatif. Je hochai subrepticement la tête. Ce n’était pas lui.
– Voilà notre épouvantail qui arrive, reprit Kurt.
Je regardai le gamin.
– Pourquoi l’appelez-vous comme ça ? Parce qu’il est maigre ?
– Parce qu’il est chargé de tenir tous les vilains oiseaux à l’écart des récoltes, dit-il.
J’allais lui demander ce qu’il entendait par là lorsque, une fois encore, Rachel remplit les blancs.
– Les hackers, les trolls, les porteurs de virus, dit-elle. C’est lui qui patronne toute la sécurité de la ferme.
J’acquiesçai d’un signe de tête. L’homme en blouse blanche arriva à la porte et tendit la main à droite, vers un mécanisme de verrouillage invisible. J’entendis un claquement métallique et il ouvrit la porte en la faisant coulisser. Il entra, tira la porte derrière lui et vérifia qu’elle s’était bien refermée. Je sentis l’air frais de la salle des serveurs me passer sur tout le corps. Je remarquai que juste à côté de la porte se trouvait un lecteur de main électronique – il fallait donc nettement plus qu’une carte-clé pour accéder à la ferme. Monté au-dessus de ce lecteur, un caisson muni d’une porte en verre contenait ce qui ressemblait fort à deux masques à gaz.
– Bonjour, lança l’homme en blouse blanche. Je m’appelle Wesley Carver et suis l’ingénieur en chef technologie de la Western Data. Comment allez-vous ?
Il tendit la main à Rachel, qui la lui serra et lui donna son nom. Puis il se tourna vers moi, et je fis pareil.
– Yolanda vous a donc laissés avec moi ? lança-t-il.
– Elle nous a dit qu’elle repasserait nous prendre dans vingt minutes, lui répondis-je.
– Bien. Je ferai donc de mon mieux pour que vous ne vous ennuyiez pas. Avez-vous fait la connaissance de l’équipe ? Je vous présente Kurt et Mizzou, les ingénieurs qui sont de service serveurs aujourd’hui. Ce sont eux qui font tourner la machine pendant que moi, je traîne un peu partout dans la ferme pour traquer tous ceux qui s’imagineraient pouvoir s’attaquer aux murs du palais.
– Les hackers ? demanda Rachel.
– Oui ; c’est que ce genre d’endroit représente un défi pour tous ceux qui n’ont rien de mieux à faire. Nous devons être constamment en alerte et sur nos gardes. Mais jusqu’à présent tout va bien, vous voyez ? Tant que nous serons meilleurs qu’eux…
– Ça fait plaisir à entendre, dis-je.
– Mais ce n’est pas vraiment ça que vous êtes venus entendre. Étant donné que Yolanda m’a passé le commandement des opérations, permettez que je vous dise un peu ce que nous avons ici, d’accord ?
Rachel hocha la tête et d’un geste de la main elle lui fit signe d’y aller.
– Je vous en prie…
Carver se tourna vers les baies vitrées de façon à embrasser toute la salle des serveurs du regard.
– Eh bien, dit-il, vous avez ici le cœur et le cerveau de la bête. Comme je suis sûr que Yolanda vous l’a dit, le stockage des données, la colocation, vous appelez ça comme vous voulez, tel est le service principal que nous offrons ici, à la Western Data. O’Connor et ses gens là-haut, à l’étage design et hébergement, ont peut-être du beau baratin, mais ici, en bas, nous avons ce que n’a personne d’autre.
Je remarquai que Kurt et Mizzou hochaient la tête en cadence et se tapaient dans les poings.
– Aucun autre aspect de l’univers numérique ne croît de manière aussi exponentielle que celui du stockage propre et sécurisé avec accès immédiat aux archives et documents essentiels à l’entreprise, reprit Carver. Sans parler d’une connectivité fiable et de pointe. Et c’est ce que nous offrons. Nous éliminons ainsi le besoin de bâtir cette infrastructure réseau de manière privée. Nous offrons la possibilité avantageuse d’utiliser notre architecture Internet directe, haute vitesse et redondante. Pourquoi la construire dans quelque arrière-salle d’un cabinet d’avocats alors qu’on peut tout avoir ici, avec la même liberté d’accès et sans les frais d’entretien et le stress inhérents au pilotage et à la maintenance de ce genre d’installations ?
– Nous sommes déjà acquis à cette idée, monsieur Carver, lui dit Rachel. C’est pour ça que nous sommes ici, pour ça aussi que nous avons étudié la concurrence. Et donc, pouvez-vous nous parler un peu de votre société et de son personnel ? Parce que c’est sur ce critère-là que nous arrêterons notre décision. Il n’est nul besoin de nous vanter les mérites du produit. Ce sont les individus auxquels nous allons confier nos données qui doivent nous convaincre.
J’aimai bien la façon dont elle lâchait l’aspect technologique pour passer au personnel. Carver leva un doigt en l’air comme s’il voulait nous faire remarquer quelque chose.
– Exactement, dit-il. C’est toujours aux individus qu’il faut en revenir, n’est-ce pas ?
– En général, oui.
– Permettez donc que je vous dise brièvement ce que nous avons ici. Après quoi, nous pourrions peut-être passer dans mon bureau pour discuter des questions de personnel.
Il fit le tour de la rangée de postes de travail de façon à se retrouver directement en face des grandes baies vitrées donnant sur la salle des serveurs. Nous le suivîmes, il poursuivit la visite.
– Bien, reprit-il. J’ai conçu ce centre pour qu’il n’y ait rien de mieux côté technologie et sécurité. Ce que vous avez sous les yeux ? La salle des serveurs. La ferme. Ces grosses tours contiennent et pilotent environ mille serveurs dédiés en accès direct avec nos clients. Ce que ça signifie ? Que si vous signez avec la Western Data, votre société aura son ou ses propres serveurs dans cette salle. Que vos données ne seront pas mélangées à celles d’une autre firme. Que vous aurez votre propre serveur avec une puissance de cent mégabits. Que cela vous donnera un accès immédiat à tout ce que vous y aurez stocké, et ce où que vous vous trouviez. Que vous aurez droit à un backup immédiat ou en arrière-plan. Et que si besoin est, toute frappe effectuée sur un de vos ordinateurs à… où êtes-vous basé exactement ?
– À Las Vegas, dis-je.
– À Las Vegas donc, dit-il… Et dans quelle branche ?
– Cabinet d’avocats.
– Ah ! Encore un cabinet d’avocats ! Et donc, cela veut dire que si besoin est, toute frappe effectuée sur un ordinateur de votre cabinet pourra être enregistrée et stockée ici dans l’instant. Qu’en d’autres termes, vous ne perdrez jamais rien. Pas un seul mot. Que cet ordinateur de Las Vegas pourra être frappé par la foudre et que le dernier mot que vous y aurez entré sera à l’abri ici.
– Bon mais… espérons qu’il ne nous arrivera rien de tel, dit Rachel en souriant.
– Bien sûr, lui renvoya aussitôt Carver sans le moindre humour. Je vous donne seulement les paramètres du service auquel vous aurez droit ici. Et maintenant, la sécurité. À quoi pourrait-il servir d’avoir tout le backup ici si l’endroit n’était pas sûr ?
– Exactement, dit Rachel.
Elle s’approcha de la vitre et, ce faisant, me passa devant. Je compris qu’elle voulait prendre le commandement des opérations avec Carver et je n’avais rien contre. Je reculai d’un pas et les laissai côte à côte devant la baie vitrée.
– Bien, c’est de deux choses différentes que nous devons parler ici, reprit Carver. La sécurité des installations et celle des données. Commençons par l’installation.
Il reprit bien des points que Chavez nous avait déjà exposés, mais Rachel ne l’interrompit pas. Enfin il en vint au centre des données et nous fournit quelques informations supplémentaires.
– Cette salle est totalement imprenable, dit-il. Et d’un, tous les murs, le plancher et le plafond sont en béton d’une épaisseur de soixante centimètres avec double armature et membrane en caoutchouc pour le protéger de tout écoulement de liquides. Ces vitres sont en verre feuilleté à huit épaisseurs de blindage à l’épreuve des balles. À leur tirer dessus avec un fusil à deux canons, vous risqueriez seulement de vous blesser par ricochet. Et cette porte qui est le seul moyen d’entrer dans ce lieu et d’en sortir est contrôlée par un scanner de main biométrique. (Il montra l’appareil sur le côté de la porte en verre.) L’accès à la salle des serveurs est limité aux ingénieurs et à la direction. C’est le scanner biométrique qui contrôle l’ouverture de la porte, et il ne le fait qu’après avoir vérifié trois caractéristiques de la main : l’empreinte de la paume, la forme géométrique de la main et le dessin des veines. Il vérifie aussi le pouls. Ce qui fait que personne ne pourrait me couper la main, s’en servir pour essayer d’entrer dans la ferme et espérer l’emporter en paradis.
Carver sourit, mais pas Rachel – et moi non plus.
– Et en cas d’urgence ? demandai-je. On pourrait se retrouver coincé dans cette salle ?
– Non, bien sûr que non. De l’intérieur il suffit d’appuyer sur un bouton qui ouvre la serrure et de faire coulisser la porte. Le système est conçu pour empêcher les intrus d’entrer, pas pour enfermer le personnel.
Il me regarda pour voir si j’avais compris. Je fis oui de la tête.
Il se pencha en arrière et montra les trois jauges numériques de température installées au-dessus de la grande baie vitrée de la salle des serveurs.
– Nous maintenons la ferme à seize degrés Celsius et disposons de tout ce qu’il nous faut côté énergie et backup de refroidissement. Pour ce qui est du risque incendie, nous avons un système de protection trois étapes. Nous avons le VESDA standard avec…
– Le… VESDA ? demandai-je.
– Very Early Smoke Détection Alarm[27] avec détecteurs lasers de fumées. En cas d’incendie, il déclenche toute une série d’alarmes puis fait démarrer le système d’extinction sans eau.
Il nous montra une rangée de réservoirs haute pression alignés sur le mur du fond.
– Là ! Vous voyez les réservoirs de C02 ? Ils font partie du système. En cas d’incendie, du gaz carbonique se répand dans la salle et éteint le feu sans endommager l’électronique ou les données clients.
– Et les employés ? demandai-je.
Il se pencha de nouveau en arrière de façon à me voir derrière Rachel.
– Très bonne question, monsieur McEvoy. Le système d’alarme en trois étapes laisse soixante secondes au personnel pour se sauver. De plus, le protocole d’accès à la salle des serveurs exige que toute personne qui y pénètre porte un respirateur avec redondance WCS.
De la poche de sa blouse de laborantin, il sortit un masque semblable aux deux accrochés dans le caisson près de la porte.
– WCS ? demandai-je.
– Worst Case Scénario, dit Rachel. Le scénario catastrophe.
Carver remit le masque dans sa poche.
– Voyons, que pourrais-je vous dire encore ? reprit-il. Nous construisons nos propres racks à serveurs à façon dans un atelier rattaché à la salle d’équipement, ici dans le bunker. Nous avons en stock de multiples serveurs avec toute l’électronique nécessaire et sommes capables de répondre sur-le-champ à tous les besoins de nos clients. Nous pouvons remplacer n’importe quelle pièce de la ferme moins d’une heure après la panne. Ce que vous voyez ici est une infrastructure réseau absolument fiable et sécurisée. Avez-vous, l’un ou l’autre, des questions à poser sur cet aspect de nos installations ?
Je n’en avais aucune, étant presque complètement largué côté technologie. Mais Rachel, elle, hocha la tête comme si elle comprenait tout ce qu’on venait de lui raconter.
– Et donc, une fois encore, c’est une question de personnes, dit-elle. Quelle que soit la façon dont on construit le piège à souris, c’est toujours aux personnes qui le font fonctionner qu’il faut s’attacher.
Carver porta la main à son menton et acquiesça d’un signe de tête. Il regardait dans la salle des serveurs, mais je voyais le reflet de son visage dans le verre épais.
– Que diriez-vous de passer dans mon bureau pour discuter de cet aspect de la question ?
Nous fîmes le tour des postes de travail pour rejoindre son bureau. Chemin faisant, je jetai un coup d’œil au carton toujours posé sur le fauteuil du box vide. Il donnait l’impression d’être surtout rempli d’affaires personnelles – des magazines, un roman de William Gibson, un paquet de cigarettes American Spirit, un mug Star Trek plein de stylos, de crayons et de briquets jetables. J’aperçus aussi plusieurs clés USB, un jeu de clés et un iPod.
Carver nous ouvrit la porte de son bureau, puis la referma derrière nous. Nous prîmes les deux sièges posés devant la table en verre qui lui servait de bureau. Devant lui se trouvait un écran de surveillance de vingt pouces monté sur un bras pivotant ; il le poussa de côté afin de pouvoir nous voir. Il y avait un deuxième écran plus petit sous le plateau en verre de son bureau. On y voyait l’image vidéo de la salle des serveurs. Je remarquai que Mizzou venait juste d’entrer dans la ferme et qu’il remontait une des allées créées par les rangées de tours.
– Où êtes-vous descendus ? nous demanda Carver en passant derrière son bureau.
– Au Mesa Verde, répondis-je.
– C’est pas mal. Le brunch du dimanche est génial.
Il s’assit.
– Bien, et maintenant vous voulez que nous parlions individus, reprit-il en regardant Rachel droit dans les yeux.
– C’est ça même. Nous avons bien aimé la visite, mais franchement, ce n’est pas pour ça que nous sommes venus. Tout ce que Mme Chavez et vous nous avez montré se trouve sur votre site Web. Nous sommes surtout venus pour nous faire une idée des gens avec qui nous travaillerions… des gens auxquels nous confierions nos données. Nous sommes déçus de ne pas avoir pu rencontrer Declan McGinnis et, franchement, ça nous a passablement défrisés. On ne nous a toujours pas donné une explication crédible au lapin qu’il nous a posé.
Carver leva les mains en l’air comme s’il se rendait.
– Yolanda n’est pas autorisée à parler des problèmes de personnel, dit-il.
– Oui, bon, mais j’espère que vous comprenez notre position. Nous sommes venus ici pour établir des relations avec quelqu’un et la personne qui était censée nous accueillir n’est pas là.
– Je comprends parfaitement, dit-il. Mais en ma qualité de directeur de cette société, je puis vous assurer que le problème Declan n’affecte en rien notre fonctionnement. Il s’est contenté de prendre quelques jours de congé, tout simplement.
– Et c’est ce qui nous trouble : c’est la troisième explication divergente qui nous est donnée. Cela ne nous laisse pas une bonne impression.
Carver hocha la tête et respira bruyamment.
– Si je pouvais vous en dire plus, croyez bien que je le ferais, dit-il. Mais il faut comprendre que c’est la confidentialité et la sécurité que nous vendons ici. Et ça, ça commence avec notre personnel. Si cette explication ne vous satisfait pas, je crains que notre firme ne soit pas ce que vous cherchez.
Il avait tracé la ligne jaune à ne pas franchir. Rachel capitula.
– Très bien, monsieur Carver. Parlez-nous donc des gens qui travaillent pour vous. Les documents que nous sommes susceptibles de stocker dans vos installations sont plus que sensibles. Comment vous y prenez-vous pour assurer l’intégrité des lieux ? Je regarde vos deux… comment les appelez-vous ? vos ingénieurs serveurs ?… je les regarde et je dois dire qu’à mes yeux, c’est très exactement le genre d’individus dont vous devez protéger ces installations.
Il eut un grand sourire et hocha la tête.
– Pour être honnête, Rachel… je peux vous appeler Rachel ?
– C’est comme ça que je m’appelle.
– Pour être honnête donc, lorsque Declan est ici et que je sais que nous allons avoir une visite, en général j’envoie ces deux-là fumer dehors. Cela dit, ces deux jeunes sont en réalité ce qu’il y a de mieux et de plus intelligent pour ce travail. Je vous le dis comme je le pense. Il ne fait aucun doute que certains de nos employés ont fait leur part de piratage et de polissonneries avant de venir travailler ici. Et si tel est le cas, c’est parce que parfois il faut avoir un renard astucieux pour en attraper un autre, à tout le moins pour savoir comment il pense. Cela dit, tendances et casier judiciaire, tous nos employés ont été soumis à examen et approuvés, y compris pour ce qui est de leur caractère et de leur structuration psychologique.
« Si c’est ça qui vous inquiète, nous n’avons encore jamais eu d’employés qui aient enfreint les protocoles de notre société ou se soient introduits dans les données de nos clients sans autorisation. Nous ne nous contentons pas de voir si tel ou tel individu est apte à l’emploi que nous lui proposons ; nous le surveillons de près après validation. On pourrait dire que nous sommes notre meilleur client. Toute frappe effectuée sur un clavier d’ordinateur dans cette maison étant immédiatement enregistrée, nous pouvons voir ce que fait x ou y en temps réel, et ce qu’il a fait à n’importe quel moment antérieur. Nous faisons régulièrement ce type de contrôles de façon aléatoire.
Rachel et moi acquiesçâmes à l’unisson. Mais nous savions quelque chose que Carver ou bien ignorait ou bien nous cachait habilement. Quelqu’un avait tapé dans les données clients. Un tueur avait traqué sa proie dans les champs numériques de la ferme.
– Qu’est-il arrivé au type qui travaillait là-bas ? demandai-je en indiquant la salle d’un geste brusque du pouce. Je crois qu’ils l’ont appelé Fred. On dirait qu’il est parti et il y a ses affaires dans une caisse. Pourquoi est-il parti sans prendre ses effets personnels ?
Carver hésita avant de répondre. Je vis tout de suite qu’il faisait attention.
– Vous avez raison, monsieur McEvoy. Il n’a pas encore pris ses affaires. Mais il le fera et c’est pour ça que nous les lui avons mises dans un carton.
Je remarquai que pour lui j’étais toujours « monsieur McEvoy » alors qu’il appelait déjà Rachel par son prénom.
– Bon, mais alors… il a été licencié ? Qu’a-t-il fait ?
– Non, il n’a pas été licencié. Il a laissé tomber pour des raisons que nous ignorons. Il ne s’est pas montré vendredi soir et à la place il m’a envoyé un mail pour m’informer qu’il arrêtait pour pouvoir démarrer autre chose. Voilà, c’est tout. Ces gamins sont très demandés. Pour moi, Freddy aura été débauché par un concurrent. Nous payons bien nos employés, mais il y a toujours quelqu’un pour payer mieux.
Je hochai la tête comme si j’en étais entièrement d’accord, mais je songeai au contenu du carton et à d’autres choses. Le FBI qui débarque et pose des questions sur le site trunkmurder vendredi et voilà Freddy qui dégage sans même revenir chercher son iPod ?
Et McGinnis ? J’allais demander si sa disparition pouvait avoir un lien avec le départ soudain de Freddy, mais fus interrompu par le bourdonnement de la serrure du sas.
L’écran sous le bureau en verre de Carver afficha aussitôt l’image du sas et je vis que Yolanda Chavez était en train de revenir nous chercher. Rachel se pencha en avant et, sans le vouloir, adopta un ton précipité pour poser sa question.
– Comment s’appelle Freddy ?
Comme s’ils avaient une zone tampon d’une ampleur bien déterminée entre eux, Carver se renversa en arrière sur une distance égale à celle à laquelle Rachel s’était, elle, penchée en avant. Elle se conduisait toujours en agent spécial : on pose des questions directes et on attend des réponses claires à cause de la puissance du Bureau.
– Pourquoi voulez-vous donc savoir son nom ? Il ne travaille plus ici.
– Je ne sais pas. C’est juste que je…
Elle était coincée. Il n’y avait pas de bonne réponse à la question, à tout le moins pour Carver. À elle seule, cette demande jetait un doute sur nos motivations. Mais, juste à ce moment-là, nous eûmes la chance de voir Chavez passer la tête à la porte.
– Alors, ça marche ? demanda-t-elle.
Carver ne lâchait pas Rachel des yeux.
– Ça marche très bien, dit-il. Avez-vous d’autres questions auxquelles je pourrais répondre ?
Toujours à faire machine arrière, Rachel me regarda et je fis non de la tête.
– Je crois avoir vu tout ce que j’avais besoin de voir, dis-je. J’apprécie beaucoup cette visite et les renseignements qui m’ont été fournis.
– Oui, merci beaucoup, renchérit Rachel. Votre installation est très impressionnante.
– Bon, eh bien je vais vous faire remonter à la surface et vous laisser entre les mains d’un responsable de l’ouverture des comptes si vous le désirez.
Rachel se leva et se tourna vers la porte. Je repoussai ma chaise en arrière et me levai à mon tour. Je remerciai Carver à nouveau et lui tendis la main par-dessus sa table.
– Content d’avoir fait votre connaissance, Jack, me dit-il. J’espère que nous nous reverrons un jour.
J’acquiesçai. J’étais enfin passé sur la liste des gens qu’on appelle par leur prénom.
– Moi aussi, dis-je.