Comme pour les trois quarts des gens qui franchissent le portail de la prison d’État d’Ely, la chance ne changea pas en bien lorsque j’arrivai à destination. Je fus autorisé à passer par l’entrée des avocats et des enquêteurs. Je serrai fort la lettre d’introduction que William Schifino avait rédigée à mon intention et la montrai au capitaine de garde. On me conduisit dans une salle de détention, où j’attendis vingt minutes qu’on m’amène Brian Oglevy. Mais lorsque la porte se rouvrit, ce fut le capitaine qui entra. Et pas de Brian Oglevy.

– Monsieur McEvoy, dit-il en écorchant mon nom, je crains que nous ne soyons pas en mesure de faire ça aujourd’hui.

Je me dis soudain qu’on m’avait démasqué. Qu’on savait que j’étais un journaliste qui travaillait sur un sujet et pas du tout un enquêteur mandaté par un avocat.

– Que voulez-vous dire ? lui demandai-je. Tout était arrangé. J’ai la lettre de l’avocat. Vous l’avez vue. Il vous en a aussi faxé une autre pour vous dire que j’arrivais.

– Oui, nous avons reçu son fax et j’étais prêt à faire ce qu’il fallait, mais l’homme que vous voulez voir n’est pas disponible à cette heure. Revenez demain et vous pourrez le voir.

Je hochai la tête de colère. Tous les problèmes que j’avais rencontrés depuis ce matin-là étaient sur le point de déborder et ça risquait de chauffer avec le capitaine.

– Écoutez, lui dis-je, j’arrive de Las Vegas et j’ai roulé quatre heures pour interroger ce type. Et vous, vous me dites de faire demi-tour, de rentrer chez moi et de refaire tout ça demain ? Il n’est pas questions que je…

– Je ne vous dis pas de retourner à Las Vegas. À votre place, j’irais juste en ville et descendrais à l’hôtel Nevada. Ce n’est pas un mauvais endroit. Ils ont un petit casino et le soir, en général, ça déménage. Prenez-y une chambre, revenez demain matin et je vous aurai préparé votre gars. Ça, je peux vous le promettre.

Je hochai la tête. Je me sentais totalement impuissant. Mais je n’avais pas le choix.

– Neuf heures, répétai-je. Et vous serez là ?

– J’y serai pour tout organiser moi-même.

– Pouvez-vous me dire pour quelle raison je ne peux pas le voir aujourd’hui ?

– Non, je ne peux pas. Question de sécurité.

Je hochai une dernière fois la tête de frustration.

– Merci, capitaine. On se verra donc demain.

– On y sera.

Après avoir regagné ma voiture de location, j’entrai l’hôtel Nevada dans mon GPS, suivis l’itinéraire et y arrivai en une demi-heure. Je mis la voiture au parking et vidai mes poches avant de me décider à entrer. Il me restait deux cent quarante-huit dollars en liquide. Je savais qu’il me faudrait compter au moins soixante-quinze dollars d’essence pour regagner l’aéroport de Las Vegas. Et même en mangeant pas cher jusqu’à ce que je rentre à la maison, il m’en faudrait encore quarante de plus pour le taxi de l’aéroport à chez moi. J’estimai donc qu’il me restait environ cent dollars pour l’hôtel. Je jetai un coup d’œil à ses six étages fatigués et me dis que ça ne devrait pas poser de problème. Je quittai la voiture, attrapai mon sac et entrai.

Je pris une chambre à quarante-cinq dollars au quatrième étage. Elle était bien arrangée et propre et le lit était raisonnablement confortable. Il n’était encore que quatre heures de l’après-midi, soit bien trop tôt pour que je commence à dépenser le reste de ma fortune en alcool. Je sortis mon jetable et me mis en devoir d’en consommer des minutes. Je commençai par appeler Angela Cook, d’abord sur son portable, puis sur son fixe, mais n’obtins de réponse ni sur l’un ni sur l’autre. Je lui laissai deux fois le même message, puis je ravalai mon orgueil et rappelai Alan Prendergast. Je m’excusai pour mes éclats et mes grossièretés. Puis je tentai de lui expliquer calmement ce qui était en train de se passer et de lui dire combien j’étais sous pression. Il ne me répondit que par monosyllabes et m’informa qu’il avait une réunion dans pas longtemps. Je promis de lui envoyer un budget pour l’article dans sa nouvelle version révisée dès que je pourrais me mettre en ligne, il me répondit que rien ne pressait.

– Prendo, il faut qu’on fasse passer ce truc dans l’édition de vendredi, sinon ce sera quelqu’un d’autre qui aura l’histoire.

– Écoute, dit-il, j’en ai parlé ce matin à la réunion. On veut aller doucement sur ce coup-là. On t’a, toi, en train de cavaler dans le désert, on n’a même plus de nouvelles d’Angela et, franchement, on commence à s’inquiéter. Elle aurait dû passer. Bref, ce que je veux, c’est que tu reviennes ici dès que tu pourras. Après quoi, on s’assied tous autour d’une table et on voit ce qu’on a.

J’aurais pu me remettre encore une fois en colère vu la façon dont il me traitait, mais quelque chose de plus pressant venait de se faire jour dans ce qu’il disait d’Angela.

– Tu n’as reçu aucun message d’elle de toute la journée ? lui demandai-je.

– Pas un seul. J’ai envoyé un journaliste à son appartement pour voir si elle y était, mais personne ne lui a ouvert. Nous ne savons pas où elle est.

– Ça lui est déjà arrivé ?

– Elle s’est fait porter pâle plusieurs fois très tard le soir. Probablement la gueule de bois ou autre. Mais au moins elle appelait. Pas cette fois.

– Bon, écoute. Si quelqu’un a de ses nouvelles, tu me le fais savoir, d’accord ?

– Entendu, Jack.

– Bon, allez, Prendo. On se parle dès que je reviens.

– T’as des pièces de dix ? me demanda-t-il en guise d’offrande pour faire la paix.

– Quelques-unes, lui répondis-je. On se retrouve dès que possible.

Je refermai mon portable et songeai au fait qu’Angela manquait à l’appel. Je commençai à me demander si tout cela n’était pas lié. Mes cartes de crédit, plus aucune nouvelle d’Angela… Ça me paraissait un peu tiré par les cheveux parce que je ne voyais pas où étaient les liens, mais…

Je jetai un coup d’œil à ma chambre à quarante-cinq dollars. D’après un petit dépliant posé sur la table de nuit, l’hôtel avait plus de soixante-quinze ans d’âge et avait jadis été le bâtiment le plus haut du Nevada. À cette époque-là, l’extraction du cuivre faisait d’Ely une ville en plein boom et personne n’avait jamais entendu parler de Las Vegas. Tout cela était depuis longtemps révolu.

J’initialisai mon ordinateur et eus recours au wifi gratuit de l’hôtel pour essayer d’ouvrir mon mail. Mais mon mot de passe fut refusé au bout de trois essais et je me retrouvai coincé. Il ne faisait aucun doute que l’individu qui avait fait annuler mes cartes de crédit et mon service de portable avait aussi modifié mon mot de passe.

– C’est dément ! m’écriai-je tout haut.

Incapable d’obtenir un contact avec l’extérieur, je me concentrai sur l’interne. J’ouvris un fichier dans mon ordinateur et sortis mes notes imprimées. Et commençai à relater les événements de la journée. Il me fallut bien plus d’une heure pour achever ma tâche, mais lorsque ce fut fait, je me retrouvai avec un sujet de quelque neuf mille signes. Et l’histoire était bonne. Peut-être était-ce même la meilleure que j’aie écrite depuis des années.

Après l’avoir relue et y avoir apporté quelques corrections, je sentis que tout ce travail m’avait donné faim. Je recomptai une fois de plus mon argent et quittai ma chambre en m’assurant de bien refermer la porte derrière moi. Je traversai la salle de jeu et gagnai un bar, près des machines à sous. Je commandai une bière et un sandwich à la viande et m’assis à une table de coin avec vue sur les machines à piquer le fric des gens.

Je regardai autour de moi et me rendis compte que cet hôtel de deuxième zone respirait le désespoir et l’idée de devoir y passer douze heures de plus me déprima. Sauf que je n’avais pas beaucoup le choix. J’étais coincé et le resterais jusqu’au lendemain matin.

Je vérifiai encore un coup combien il me restait et décidai que j’avais encore assez d’argent pour me payer une deuxième bière et un rouleau de quarters pour les machines à sous bon marché. Je m’installai dans une rangée près de l’entrée et commençai à mettre des pièces dans une machine de poker électronique. Je perdis les sept premières mains avant de récolter un full. Que je fis suivre par une quinte et une suite. Je ne tardai pas à me dire que j’étais sur le point de pouvoir m’offrir une troisième bière.

C’est alors qu’un autre joueur s’installa à deux machines de moi. Je ne remarquai sa présence que lorsqu’il décida que perdre de l’argent était plus agréable en parlant.

– Z’êtes là pour le cul ? me lança-t-il, enthousiaste.

Je me tournai vers lui. Âgé d’une trentaine d’années, il arborait de gros favoris et portait un chapeau de cow-boy poussiéreux sur ses cheveux d’un blond sale, des gants de conduite automobile et des lunettes de soleil à verres réfléchissants alors qu’on était à l’intérieur.

– Je vous demande pardon ?

– Y paraît qu’il y a deux ou trois bordels en dehors de la ville. Je me demandais dans lequel y a les plus belles chattes. J’arrive juste de Sait Lake City.

– J’en sais vraiment rien, mec.

Je retournai à ma machine et tentai de me concentrer sur la question de savoir quelles cartes je devais garder ou jeter. J’avais l’as, le trois, le quatre et le neuf de pique et l’as de cœur. Je cherche le flush ou je reste prudent et garde la paire en espérant récolter un troisième as ou une deuxième paire ?

– Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, me lança M. Favoris.

Je le regardai, il hocha la tête comme pour me dire que le sage conseil était gratuit. Je vis le reflet de l’écran de ma machine dans ses verres réfléchissants. Il ne me manquait plus que d’avoir quelqu’un qui me conseille au poker à vingt-cinq cents ! Je gardai mes piques, lâchai l’as de cœur et appuyai le bouton de donne. Le dieu de la machine fut à la hauteur. Je récoltai le valet de pique et un pot de sept contre un pour mon flush. Dommage que je n’aie parié que des quarters.

J’appuyai sur le bouton de paiement et écoutai quatorze dollars du tonnerre dégringoler en pièces de vingt-cinq cents dans le réceptacle en ferraille. Je les ramassai, les versai dans un gobelet en plastique, me levai et laissai M. Favoris derrière moi.

J’apportai mes quarters au caissier et demandai des billets. Je n’avais plus guère envie de jouer avec de la petite monnaie. J’allais investir mes gains dans deux bières de plus et les emporter dans ma chambre. J’avais encore des trucs à écrire et devais me préparer pour l’interview du lendemain matin. J’allais m’entretenir avec un homme qui avait passé plus d’un an en prison pour un crime qu’il n’avait pas commis, j’en étais convaincu. Ce serait une journée magnifique, le début même du rêve de tout journaliste – celui de libérer un innocent d’un emprisonnement injuste.

J’attendis l’ascenseur dans l’entrée en tenant mes bouteilles le long du corps au cas où j’aurais enfreint quelque règlement de la maison. J’entrai dans l’ascenseur, appuyai sur le bouton et gagnai un coin du fond de la cage. Les portes commençaient à se refermer lorsqu’une main gantée passa entre elles et coupa le rayon infrarouge. Les portes se rouvrirent.

Mon pote à favoris entra dans la cage. Il leva un doigt pour appuyer sur un bouton, puis le retira.

– Hé mais, on est au même étage ! s’écria-t-il.

– Super, dis-je.

Il s’installa dans le coin en face de moi. Je savais qu’il allait dire quelque chose, mais je n’avais aucun endroit où fuir. J’attendis que ça se produise et ne fus pas déçu.

– Hé, mec, me lança-t-il, je voulais pas vous casser la baraque là-bas en bas. Mon ex disait toujours que je parlais trop. C’est peut-être pour ça que c’est mon ex.

– Vous inquiétez pas pour ça. De toute façon, j’avais encore du travail à faire.

– Parce que vous êtes ici pour le boulot, hein ? Quel genre de boulot peut bien forcer quelqu’un à venir dans ce coin perdu de la planète ?

Ça y est, ça recommence, me dis-je. L’ascenseur montait si lentement qu’il aurait été plus rapide de prendre les escaliers.

– J’ai un rendez-vous à la prison demain.

– Pigé. Vous êtes l’avocat d’un de ces mecs.

– Non. Je suis journaliste.

– On écrit, hein ? Bon, ben, bonne chance. Vous au moins, vous pourrez rentrer chez vous après, pas comme les gars là-bas.

– Ça, j’en ai de la chance !

Je m’approchai de la porte quand nous arrivâmes au quatrième étage, signal on ne peut plus clair que la conversation était terminée et que je voulais regagner ma chambre. L’ascenseur s’arrêta, les portes me semblant prendre un temps interminable avant de s’ouvrir enfin.

– Bonne nuit, lançai-je.

Je sortis vite de l’ascenseur et pris à gauche. Ma chambre se trouvait trois portes plus loin.

– Vous aussi, mon pote, me renvoya M. Favoris.

Je dus faire passer mes deux bouteilles de bière dans mon autre main pour sortir la clé de ma chambre. J’étais devant ma porte en train de la sortir de ma poche lorsque je vis M. Favoris descendre le couloir vers moi. Je tournai la tête et regardai à droite. De ce côté-là, il n’y avait que trois autres chambres avant la sortie donnant sur l’escalier. J’eus le désagréable pressentiment que ce type allait finir par venir frapper à ma porte en pleine nuit pour me demander de descendre prendre une bière ou aller chercher du cul avec lui. La première chose que j’envisageai fut de ranger mes affaires, d’appeler la réception et de changer de chambre. Il ne savait pas mon nom et ne pourrait pas me retrouver.

J’arrivai enfin à glisser la clé dans la serrure et poussai la porte. Je jetai un coup d’œil en arrière et lui adressai un dernier hochement de tête. Il eut soudain un sourire étrange en s’approchant de moi.

– Salut, Jack ! lança une voix dans ma chambre.

Je me retournai brutalement et vis une femme se lever de la chaise posée à côté de la fenêtre. Et reconnus tout de suite Rachel Walling. Elle avait l’air très business business. Je sentis M. Favoris passer dans mon dos en rejoignant sa chambre.

– Rachel ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

– Et si tu entrais et fermais la porte ?

Toujours stupéfait, je fis ce qu’elle me disait. Je fermai la porte derrière moi. Et entendis une autre porte se fermer bruyamment dans le couloir. M. Favoris venait d’entrer dans sa chambre.

Je m’avançai prudemment dans la chambre.

– Comment as-tu fait pour entrer ? demandai-je à Rachel.

– Assieds-toi et je te dis tout.

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