46.
Cisco m'appela chez moi à 22 heures. Il était à Hollywood, tout près, et pouvait me rejoindre dans l'instant. Il était déjà en possession de certains renseignements sur le juré numéro sept.
Je raccrochai et informai Patrick que j'allais m'installer sur la terrasse pour discuter en privé avec Cisco. Je passai un pull – il y avait de la fraîcheur dans l'air —, m'emparai du dossier dont je m'étais servi plus tôt au tribunal et sortis attendre mon enquêteur.
Le Strip rougeoyait tel un haut-fourneau de l'autre côté des collines. Une année que j'étais plein aux as, j'avais acheté cette maison à cause de sa terrasse et de la vue qu'elle offrait sur la ville.
Depuis, elle ne cessait de m'enchanter, que ce soit le jour ou la nuit. Depuis, elle ne cessait de me faire planer et de me dire le vrai. Le vrai étant que tout était possible, que tout pouvait arriver, en bien ou en mal.
– Hé, patron.
Je sursautai et me retournai. Cisco avait grimpé les marches et s'était approché dans mon dos sans que je l'entende. Il avait dû franchir la colline par Fairfax Avenue, arrêter son moteur et descendre jusque chez moi en roue libre. Il savait que j'aurais été en colère s'il avait réveillé tout le quartier.
– Me fous pas la trouille comme ça, mec ! lui dis-je.
– Qu'est-ce qui te rend si nerveux ?
– J'aime pas qu'on s'approche de moi par-derrière. Viens t'asseoir ici.
Je lui montrai la petite table et les fauteuils disposés sous l'auvent, devant la baie vitrée de la salle à manger. Ces meubles de jardin n'étaient pas confortables et je ne m'en servais pratiquement jamais. J'aimais contempler la ville de ma terrasse et planer, et la seule façon d'y arriver était de rester debout.
Le dossier que j'avais apporté se trouvait sur la table. Cisco tira un fauteuil à lui et s'apprêtait à s'y asseoir lorsqu'il s'arrêta et de la main nettoya les cochonneries que le smog avait accumulées sur le siège.
– Putain, mec, ça t'arrive jamais de passer ça au jet ?
– Tu as mis un tee-shirt et des jeans, Cisco. Assieds-toi.
Il le fit et je le vis jeter un coup d'oeil à la salle à manger à travers le store translucide. La télé était allumée et Patrick y regardait la chaîne des sports extrêmes. Des types faisaient des sauts périlleux à motoneige.
– C'est un sport ? me demanda Cisco.
– Pour Patrick, faut croire que oui.
– Comment ça se passe avec lui ?
– Bien. Il ne doit rester ici que deux ou trois semaines. Tu me dis un peu pour le numéro sept ?
– On passe aux choses sérieuses, d'accord.
Il sortit un petit carnet de sa poche revolver.
– T'as pas de la lumière ici ?
Je me levai, gagnai la porte et tendis la main à l'intérieur pour allumer la lumière de la terrasse. Je jetai un coup d'oeil à l'écran et y découvris une équipe médicale penchée sur un pilote de motoneige qui semblait avoir raté son saut périlleux et reçu son engin de cent cinquante kilos sur la tête.
Je fermai la porte et me rassis en face de Cisco. Il étudiait quelque chose dans son carnet.
– Bien, dit-il. Le juré numéro sept… Je n'ai pas pu lui consacrer beaucoup de temps, mais j'ai quand même trouvé deux ou trois trucs que j'aimerais te communiquer tout de suite. Il s'appelle David McSweeney et j'ai l'impression que tout ce qu'il a porté sur sa fiche R est faux.
La fiche R est la feuille que tout juré potentiel doit remplir pour pouvoir prendre part au processus de sélection du jury. On y trouve son nom, sa profession, le code postal de son adresse et une liste de questions de base destinées à aider les avocats à décider si oui ou non ils veulent de lui dans le jury. Dans le cas présent, le nom avait été masqué, mais tous les autres renseignements se trouvaient sur la feuille que j'avais confiée à Cisco pour démarrer.
– Donne-moi des exemples, lui dis-je.
– Eh bien, d'après le code postal porté sur la feuille, il habiterait à Palos Verdes. Ce n'est pas vrai. Je l'ai suivi du tribunal jusqu'à un appartement en retrait de Beverly, là-bas, de l'autre côté des collines, derrière l'immeuble de CBS.
Il tendit la main vers le sud, en gros vers le croisement de Beverly Boulevard et de Fairfax Avenue, où se trouvent les studios de télévision de la chaîne CBS.
– J'ai demandé à un ami de passer à l'ordinateur les plaques du pick-up qu'il conduisait pour rentrer chez lui et ça m'a donné un certain David McSweeney à Beverly, à l'adresse exacte où je l'ai vu s'arrêter. Après quoi, j'ai demandé à mon gars de vérifier son permis de conduire et de m'envoyer sa photo par mail. Je l'ai regardée sur mon portable et c'est bien McSweeney.
Le renseignement était intéressant, mais la manière dont Cisco menait son enquête sur ce juré m'inquiétait. Nous avions déjà bousillé une de nos sources dans l'enquête sur Vincent.
– Cisco, lui dis-je, va y avoir tes empreintes tout partout sur ce truc. Et je t'ai dit qu'il n'était pas question que ça nous pète dans le nez.
– Cool, mec. Des empreintes, y en a pas. C'est pas mon type qui va se porter volontaire pour dire qu'il a effectué des recherches pour mon compte. Les flics n'ont absolument pas le droit de se livrer à des enquêtes en dehors du service. Il y perdrait son boulot. Et si jamais y avait un mec qui farfouillait, y aurait quand même pas besoin de s'inquiéter parce que mon gars ne se sert pas de son terminal et n'entre pas son mot de passe quand il fait ce genre de trucs pour moi. Il a piqué le mot de passe d'un vieux lieutenant. Bref, y a pas d'empreintes, d'accord ? Aucune trace. On est tranquilles sur ce coup-là.
J'acquiesçai à contrecoeur. Des flics qui embrouillent d'autres flics ? Pourquoi donc cela ne me surprenait-il pas ?
– Bien, dis-je. Quoi d'autre ?
– Eh bien... et d'un, il a été arrêté et il a coché la case où il est marqué que ça ne lui était jamais arrivé.
– Et c'était pour quoi, cette arrestation ?
– En fait, il y en a eu deux. La première pour agression à main armée en 97 et la seconde pour fraude en 99. Pas de condamnations, mais c'est tout ce que je sais pour l'instant. Dès que le tribunal rouvrira, je pourrai t'en dire plus si tu veux.
Je voulais effectivement en savoir plus – surtout sur la manière dont des arrestations pour fraude et agression à main armée avaient pu se terminer par une absence de condamnation —, sauf que si Cisco sortait les dossiers de l'affaire, il devrait montrer une pièce d'identité et que ça laisserait une trace.
– Pas si tu es obligé de signer pour sortir les dossiers. On laisse tomber pour l'instant. Tu as autre chose ?
– Oui, comme je te dis, pour moi tout ça, c'est du bidon. Sur la feuille, il dit être ingénieur chez Lockheed. Et pour autant que je sache, ce n'est pas vrai. J'ai appelé Lockheed et ils n'ont pas de David McSweeney dans leurs annuaires. Ce qui fait qu'à moins que ce type ait un boulot où il n'y a pas besoin d'un téléphone, je ne vois...
Il leva les mains avec les paumes en l'air comme pour me dire que la seule explication à tout cela était le mensonge.
– Je n'ai pu y passer que la soirée, mais tout ce sur quoi je tombe est faux et y a des chances pour que le nom de ce type le soit aussi.
– Ce qui voudrait dire ?
– Eh bien mais, officiellement, on ne connaît pas son nom, n'est-ce pas ? Il a été noirci sur la feuille.
– A h oui.
– J'ai donc suivi le juré numéro sept et l'ai identifié sous le nom de David McSweeney, mais qui peut dire que c'est bien ce nom qui a été noirci sur la feuille, hein ? Tu vois ce que je veux dire ?
Je réfléchis un instant avant d'acquiescer d'un signe de tête.
– Tu es en train de me dire que ce McSweeney pourrait s'être approprié le nom d'un juré, voire sa convocation, et se faire passer pour lui au prétoire ?
– Exactement. Quand on reçoit une convocation et qu'on se présente au guichet des jurés, tout ce qu'on vous demande, c'est un permis de conduire pour le comparer au nom porté sur la liste. Et ces employés-là, c'est pas les mieux payés du tribunal, Mick. Il ne serait pas très difficile de leur faire prendre un faux permis pour un vrai et se faire faire un faux permis, on sait tous les deux comme c'est facile.
J'acquiesçai à nouveau. La plupart des gens n'ont pas envie de faire partie d'un jury. Il avait lui trouvé un moyen d'en faire partie. Du sens du devoir poussé à l'extrême.
– Si tu pouvais, Dieu sait comment, me trouver le nom que ce juré numéro sept a donné au tribunal, je pourrais le vérifier et je te parie que j'arriverais à trouver un mec qui a effectivement ce nom et bosse chez Lockheed, reprit Cisco.
Je fis non de la tête. Je ne pourrais pas avoir ce nom sans laisser une trace, lui répondis-je.
Il haussa les épaules.
– Bon, alors, qu'est-ce que c'est que cette histoire, Mick ? Tu ne vas pas me dire que l'avocat de l'accusation nous a collé un infiltré dans le jury !
Je réfléchis un instant à la question de savoir si j'allais le lui révéler, puis je décidai de m'en abstenir.
– Pour l'instant, il vaut mieux que je ne te le dise pas.
– On baisse le périscope ?
Ce qui voulait dire que nous prenions possession du sous-marin mais en le compartimentant de façon à ce que si l'un d'entre nous déclenchait une fuite, tout le bâtiment ne coule pas.
– C'est mieux comme ça, repris-je. As-tu vu ce type avec quelqu'un d'autre ? Des amis ou connaissances qui pourraient nous intéresser ?
– Ce soir, je l'ai suivi jusqu'au Grove, où il a retrouvé quelqu'un devant un café au Marmelade, un des restaurants de l'endroit.
C'était une femme. Ça ressemblait fort à une rencontre fortuite, comme s'ils s'étaient tapés par hasard l'un dans l'autre et qu'ils s'étaient assis pour se remettre à jour du passé. En dehors de ça, non, je n'ai toujours pas de comparses. Sauf que je n'ai suivi ce type qu'à partir de 5 heures, quand le juge a libéré les jurés.
J'acquiesçai d'un signe de tête. Il m'avait déjà trouvé beaucoup de choses en peu de temps. Plus que ce à quoi je m'attendais.
– Tu t'es beaucoup approché de lui et de la femme ?
– Non, pas beaucoup. Tu m'avais dit de prendre toutes mes précautions.
– Ce qui fait que tu ne pourrais pas me donner le signalement de la dame. Je t'ai juste dit que je ne m'étais pas beaucoup approché, Mick. Mais je peux te la décrire. J'ai même une photo d'elle dans mon appareil photo.
Il dut se lever pour pouvoir glisser son énorme main dans les poches de devant de son jean. Il en sortit un petit appareil photo noir qui n'attire pas l'attention et se rassit. Puis il l'alluma et regarda l'écran à l'arrière. Il appuya enfin sur quelques boutons du dessus et me tendit l'appareil par-dessus la table.
– Les photos commencent ici, mais tu peux les faire défiler jusqu'à celles de la bonne femme.
Je pris l'appareil et fis défiler une série de clichés numériques montrant le juré numéro sept à divers moments de la soirée. Sur les trois derniers il était assis en face d'une femme au Marmalade.
Elle avait des cheveux d'un noir de jais qui lui masquaient le visage. Et les photos manquaient de piqué parce qu’elles avaient été prises de loin et sans flash.
Je ne reconnus pas la femme. Et rendis l'appareil à Cisco.
– Bien, Cisco, lui dis-je, tu as fait du bon boulot. Tu peux laisser tomber.
– Comme ça ?
– Oui, pour reprendre ça, dis-je en lui glissant le dossier en travers de la table.
Il acquiesça d'un signe de tête et sourit d'un air rusé en le prenant.
– Alors, qu'est-ce que tu as raconté au juge lors de votre petit entretien ?
J'avais oublié qu'il était présent dans la salle, où il attendait de pouvoir commencer à suivre le juré numéro sept. Je lui ai dit avoir compris que tu avais mené les premières recherches avec l'anglais comme langue par défaut et avoir alors tout repris de façon à avoir aussi les résultats en français et en allemand.
J'avais même refait un tirage de l'article dimanche de façon à avoir une date récente sur le papier.
– Joli coup. Sauf que ça me fait passer pour un con.
– Il fallait bien que je trouve quelque chose. Si je lui avais dit que tu avais trouvé l'article il y a une semaine et que je m'étais assis dessus depuis, on ne serait pas là à avoir cette conversation. Parce que je serais probablement en taule pour outrage à magistrat. En plus de quoi, le juge trouve que le couillon de l'affaire, c'est Golantz qui n'a pas été foutu de trouver l'article avant la défense.
Cela parut l'apaiser. Il leva le dossier en l'air.
– Et donc, qu'est-ce que tu veux que je fasse de ça ? me demanda-t-il.
– Où est la traductrice dont tu t'es servi pour la sortie d'imprimante ?
– Probablement dans son dortoir de Westwood. C'est une étudiante que j'ai trouvée sur le Net.
– Eh bien, appelle-la parce que tu vas avoir besoin d'elle ce soir.
– J'ai comme l'impression que Lorna va pas trop apprécier. Moi avec une Française de vingt ans...
– Lorna ne parle pas français et comprendra. Ils ont quoi ? Neuf heures d'avance sur nous là-bas, à Paris ?
– Oui, neuf ou dix. J'ai oublié.
– Bon, d'accord, ce que je veux, c'est que tu retrouves la traductrice et que vous commenciez à passer des coups de fil dès minuit. Tu appelles tous les gendarmes, si c'est comme ça qu'on appelle les mecs qui ont bossé sur cette affaire de drogue et tu m'en amènes un ici par avion. L'article en mentionne au moins trois. Tu peux commencer par là.
– Quoi ? Tu crois qu'un de ces mecs va sauter dans un avion juste comme ça pour nous aider ?
– Je les vois assez bien se poignarder dans le dos pour décrocher leur billet d'avion. Dis-leur que le gagnant fera le voyage en première classe et qu'on lui filera une chambre à l'hôtel où descend Mickey Rourke.
– Ouais, et c'est quoi, cet hôtel ?
– J'en sais rien, mais j'ai entendu dire que Rourke, c'était quelqu'un là-bas, en France. Ils le prennent quasiment pour un génie. Bon, bref, ce que je te dis, c'est de leur chanter la chanson qu'ils ont envie d'entendre et ce, quelle qu'elle soit. Et on paie ce qu'il faut. Si on en a deux qui veulent venir, on en amène deux, on voit ce qu'ils ont dans le ventre et on prend le meilleur comme témoin. Tout ce que je veux, c'est que tu m'en ramènes un.
– C'est à Los Angeles qu'on est, Cisco. Y a pas un flic au monde qui n'aurait pas envie de découvrir cette ville et de s'en retourner chez lui raconter à tout le monde ce qu'il a vu.
– D'accord, je te trouve quelqu'un à mettre dans l'avion. Mais... et s'il ne peut pas partir tout de suite ?
– Tu le fais démarrer aussi vite que possible et tu m'avertis. Je peux faire durer les choses au tribunal. Le juge veut tout expédier à toute vitesse, mais je serai en mesure de ralentir le processus si j'en ai besoin. Disons jusqu'à mardi ou mercredi prochains, maximum. Débrouille-toi pour m'avoir quelqu'un d'ici là.
– Tu veux que je te rappelle dans le courant de la nuit quand ce sera prêt ?
– Non, j'ai besoin de dormir pour être frais et dispo demain. J'ai perdu l'habitude d'être constamment sur le qui-vive au prétoire et je suis lessivé. Je vais me coucher. Appelle-moi simplement dans la matinée.
– D'accord, Mick.
Il se leva et j'en fis autant. Il me donna une claque dans le dos avec le dossier et se le cala dans le creux des reins avec sa ceinture de jean. Puis il descendit les marches tandis que je gagnais le bord de la terrasse pour le regarder enfourcher son cheval garé le long du trottoir, le mettre en roue libre et commencer à glisser en silence vers Laurel Canyon Boulevard via Fareholm Drive.
Alors, je relevai la tête, regardai la ville et pensai aux mesures que j'étais en train de prendre, à ma situation personnelle et à la tromperie à laquelle je venais de me livrer devant le juge. Je ne m'attardai pas trop là-dessus et n'en éprouvai absolument aucune honte. Je défendais un homme que je croyais innocent des meurtres dont on l'accusait, mais complice de ce qui les avait déclenchés. J'avais un infiltré dans le jury, infiltré dont la présence avait un lien direct avec l'assassinat de mon prédécesseur.
Et j'avais un inspecteur qui surveillait mes arrières et à qui je ne disais pas tout ; sans même parler du fait que je ne pouvais pas être sûr que pour lui ma sécurité personnelle compte plus que son désir de dénouer l'affaire.
J'avais tout ça devant moi et je ne me sentais ni coupable ni épouvanté par quoi que ce soit. J'étais le mec qui fait un saut périlleux avec sa motoneige de cent cinquante kilos. Ce n'était peut-être pas un sport, mais qu'est-ce que c'était dangereux et, oui, cela faisait ce que j'avais été incapable de faire depuis plus d'un an : me dérouiller entièrement et faire à nouveau courir mon sang dans mes veines.
Et me donner un sacré élan.
Enfin, j'entendis le bruit des tuyaux d'échappement de la Panhead de Cisco. Il était descendu sans bruit jusqu'au bas de Laurel Canyon avant de mettre les gaz. Profond fut le rugissement de son moteur tandis qu'il s'enfonçait dans la nuit.