33.

 

Bosch me suivit, mais lorsque je ralentis dans Santa Monica Boulevard pour m'arrêter au poste du voiturier, devant le restaurant, il poursuivit sa route. Je le vis me dépasser, puis tourner dans Doheny Drive.

J'entrai seul dans le restaurant et Craig me trouva une place dans un de mes box de coin préférés. Il y avait du monde, mais ça commençait à se calmer. Dans un box, je vis l'acteur James Wood finir son repas avec le producteur Mace Neufeld. Ils venaient souvent et Mace m'adressa un petit signe de tête. Il avait un jour essayé de prendre une option sur une de mes affaires pour un film, mais ça n'avait pas marché. Dans un autre, je vis Corbin Bernsen, l'acteur qui à mes yeux cernait le mieux le personnage de l'avocat à la télé. Et dans un autre box encore, je vis Dan Tana en personne ; il soupait avec son épouse. Je baissai les yeux sur ma nappe à carreaux. Assez de Who's Who. Il fallait que je me prépare pour Bosch. En roulant, j'avais beaucoup pensé à ce qui venait de se passer au bureau de Vincent et je voulais réfléchir à la meilleure façon de l'affronter. C'était comme de se préparer à l'interrogatoire en contre d'un témoin hostile.

Dix minutes après m'être installé, je vis enfin Bosch apparaître sur le seuil et Craig me l'amena.

– On s'est perdu ? lui demandai-je tandis qu'il se glissait dans le box.

– J'arrivais pas à trouver de place.

– Faut croire qu'ils vous paient pas assez pour que vous puissiez vous offrir le voiturier.

– Non, le voiturier, c'est génial. Mais je n'ai pas le droit de laisser un véhicule de la ville à un voiturier. Interdit par le règlement.

J'acquiesçai d'un signe de tête en me disant que c'était probablement parce qu'il avait un fusil dans le coffre.

Je décidai d'attendre que nous ayons commandé pour lancer la première passe d'armes. Je lui demandai s'il voulait jeter un coup d'oeil au menu, mais il m'annonça qu'il était prêt à commander.

Lorsque le garçon arriva, nous lui demandâmes tous les deux le steak Helen avec des spaghettis et de la sauce piquante en accompagnement.

Bosch voulut en plus une bière et moi une bouteille d'eau plate.

– Alors, repris-je, où est passé votre coéquipier ?

– Il travaille sur d'autres aspects de l'enquête.

– Ben ça fait plaisir d'apprendre qu'elle a d'autres aspects, cette enquête.

Il m'étudia un bon moment avant de répondre.

– Ce serait censé me faire marrer ? dit-il.

– Non, c'est juste une observation. De mon côté de la lorgnette, il ne semble pas se produire grand-chose.

– C'est peut-être parce que votre source s'est tarie et a foutu le camp.

– Ma source ? répétai-je. Mais je n'en ai pas, moi.

– Non, plus maintenant. J'ai deviné qui fournissait des infos à votre gars et tout ça a pris fin aujourd'hui. J'espère que vous ne lui filiez pas du fric parce que sinon, les Affaires internes vont le coffrer.

– Je sais que vous ne me croirez pas, mais je ne vois absolument pas de quoi vous voulez me parler. C'est de mon enquêteur à moi que j'obtiens mes renseignements. Et je ne lui demande pas comment il se les procure.

Il hocha la tête.

– C'est la meilleure façon de procéder, n'est-ce pas ? On s'isole et comme ça y a rien qui vous pète au nez. En attendant, si un capitaine de la police y perd son boulot et sa pension, c'est pas de pot.

Je ne m'étais pas rendu compte que la source de Cisco était si haut placée.

Le garçon nous apporta nos boissons et un panier de pain. Je bus un peu d'eau en réfléchissant à ce que j'allais dire après. Puis je reposai mon verre et regardai Bosch. Il haussa les sourcils comme s'il s'attendait à quelque chose.

– Comment saviez-vous à quelle heure j'allais quitter mon bureau ? lui demandai-je.

Il eut l'air perplexe.

– Que voulez-vous dire ?

– Ça devait être la lumière. Vous étiez dans Broadway et quand j'ai éteint, vous m'avez envoyé votre mec dans le garage.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez.

– Bien sûr que si ! La photo du mec armé qui sort du bâtiment... c'était un faux. Un coup monté, et ce coup monté, c'est vous qui l'avez chorégraphié. Vous vous en êtes servi pour enfumer votre indic et le faire sortir de son trou et après, vous avez essayé de me piéger avec.

Il hocha la tête et regarda hors du box comme s'il cherchait quelqu'un qui pourrait lui interpréter ce que j'étais en train de lui dire. Il ne jouait pas bien la comédie.

– Vous avez donc pris cette photo bidon et vous me l'avez montrée parce que vous saviez qu'elle reviendrait à l'indic par l'intermédiaire de mon enquêteur. Vous sauriez aussitôt que l'individu qui vous parlerait de ce cliché était à l'origine de la fuite.

– Je ne suis pas habilité à parler de tel ou tel aspect de l'enquête avec vous.

– Et après, vous vous en êtes servi pour essayer de me baiser.

Pour voir si je vous cachais quelque chose et pour me foutre tellement la trouille que je finirais par lâcher le renseignement.

– Je vous ai déjà dit que je ne peux pas...

– Eh bien, mais... ce n'est même pas nécessaire, Bosch. Je sais que c'est bien ça que vous avez fait. Vous savez où vous avez merdé ? Et d'un, en ne revenant pas montrer votre photo à la secrétaire de Vincent comme vous l'aviez promis. Si le type de la photo avait été vrai, vous la lui auriez montrée parce qu'elle connaît les clients de Vincent bien mieux que moi. Votre deuxième erreur ? L'arme dans la ceinture de votre tueur à gages. Vincent a été abattu avec un calibre 25... bien trop petit pour qu'on le passe dans sa ceinture. Je ne l'ai pas vu quand vous m'avez montré la photo, mais maintenant j'ai compris.

Il regarda du côté du bar au milieu du restaurant. À la télé en hauteur passaient des images de grands moments du sport. Je me penchai en travers de la table pour me rapprocher de lui.

— Alors, dites, lui lançai-je, qui c'est, le mec de la photo ? Votre coéquipier avec une moustache postiche ? Un clown lambda des Moeurs ? Vous n'avez donc rien de mieux à faire que vous foutre de moi ?

Il se pencha en arrière et continua de regarder autour de lui, ses yeux filant partout à droite et à gauche, mais ne s'arrêtant jamais sur moi. Il était en train de penser à quelque chose, je lui laissai tout le temps dont il avait besoin. Il finit par me regarder.

— Bon d'accord, dit-il, vous m'avez eu. C'était bien un coup monté. Ça doit faire de vous un avocat super-malin, maître Haller. Comme votre paternel. Je me demande bien pourquoi vous gaspillez vos talents à défendre des ordures. Vous ne feriez pas mieux de poursuivre des médecins ou de défendre de gros producteurs de tabac, enfin quoi... de faire dans ce genre de trucs pleins de noblesse ?

Je souris.

— C'est comme ça que vous voulez jouer le coup ? lui renvoyai-je. Vous vous faites piquer en train de faire les petits sournois et votre seule réaction est de dire que c'est l'autre qui l'a été ?

Il rit, son visage virant au rouge tandis qu'il se détournait de moi. Le geste me parut familier et qu'il ait parlé de mon père me le remit en mémoire. J'avais gardé un vague souvenir du rire embarrassé de mon père un soir qu'il s'était renversé sur sa chaise à la table du dîner. Ma mère l'avait accusé de quelque chose que j'étais trop jeune pour comprendre.

Bosch posa les deux bras sur la table et se pencha vers moi.

— Vous avez entendu parler des premières quarante-huit, non ?

— De quoi parlez-vous ?

– Des premières quarante-huit. Du fait que les chances de résoudre un homicide diminuent pratiquement de moitié quand on n'arrive pas à le faire dans les premières quarante-huit heures.

Il consulta sa montre avant de continuer.

– J'approche des soixante-douze et je n'ai toujours rien. Pas un suspect, pas une seule piste viable, rien. Bref, ce soir j'espérais tirer quelque chose de vous en vous foutant la trouille. Quelque chose qui m'aurait mis dans la bonne direction.

Je restai assis à le dévisager et à digérer ce qu'il venait de me dire. Je finis par retrouver ma voix.

– Vous pensiez vraiment que je savais qui avait tué Jerry et que je ne vous le disais pas ? lui demandai-je.

– C'était une possibilité à envisager.

– Allez-vous faire mettre, Bosch.

Juste à ce moment-là, le garçon arriva avec nos steaks et nos spaghettis. Les assiettes étant posées, Bosch me regarda avec quelque chose qui ressemblait à un sourire entendu sur le visage.

Le garçon nous demanda s'il pouvait nous apporter autre chose, je lui fis signe de partir sans lâcher Bosch des yeux.

– Vous n'êtes qu'un petit fils de pute plein d'arrogance, repris-je. Un fils de pute capable de rester là avec un petit sourire sur la gueule au moment même où vous m'accusez de garder des pièces à conviction ou des renseignements sur un meurtre par-devers moi. Le meurtre de quelqu'un que je connaissais, en plus.

Il baissa les yeux, prit son couteau et sa fourchette et entama son steak. Je remarquai qu'il était gaucher. Il s'enfourna un morceau de viande dans la bouche et me dévisagea en le mangeant. Il avait posé les poings de part et d'autre de son assiette, fourchette et couteau bien serrés dedans comme s'il voulait empêcher des braconniers de lui piquer sa viande. Bon nombre de mes clients qui avaient fait un tour en prison mangeaient de cette façon.

– Pourquoi ne pas se détendre, maître ? reprit-il. Il faut que vous compreniez un truc. Je n'ai pas l'habitude de me retrouver du même côté de la barricade que l'avocat de la défense, d'accord ?

Mon expérience m'enseigne que ces gens-là me dépeignent toujours sous les traits d'un crétin, de quelqu'un de corrompu, de borné... tout ce que vous voudrez. Ce qui fait qu'en ayant tout ça en tête, eh bien oui, j'ai essayé de vous blouser en espérant que ça m'aide à résoudre un meurtre. Je m'excuse à mort. Si vous voulez, je leur demande de m'emballer mon steak et je l'emporte en partant.

Je hochai la tête. Bosch savait s'y prendre pour me faire culpabiliser pour ses transgressions.

– Ce serait peut-être plutôt à vous de vous calmer, lui renvoyai-je. Tout ce que je vous dis, c'est que je me suis conduit honnêtement avec vous et ce, dès le début. J'ai même repoussé un rien les limites éthiques de ma profession. Et je vous ai dit tout ce que je pouvais vous dire quand je le pouvais. Je ne méritais pas que vous me foutiez une trouille à chier ce soir. Et vous avez sacrement de la chance que je n'aie pas flanqué une balle dans la poitrine de votre bonhomme quand il est arrivé à la porte de mon bureau. Il faisait une cible parfaitement adorable.

– Vous n'étiez pas censé avoir une arme. J'avais vérifié.

Il se remit à manger en gardant la tête baissée tandis qu'il travaillait son steak. Il avala plusieurs bouchées, puis il passa à l'assiette de spaghettis. Il ne faisait pas partie des hommes qui les tortillent avec leurs fourchettes. Il les coupa avant de s'en mettre dans la bouche. Et parla après avoir avalé.

– Bon, et maintenant que nous avons réglé la question, est-ce que vous allez m'aider ?

J'explosai de rire.

– Vous plaisantez ? Dites, vous avez entendu ce que je viens de vous dire ?

– Oui, oui, j'ai tout entendu. Et non, je ne plaisante pas. Tout compte fait, j'ai toujours un avocat mort sur les bras... votre collègue... et votre aide ne serait pas de trop.

Je commençai à entamer mon steak. Et décidai qu'il pouvait attendre que je le mange comme il m'y avait moi-même obligé.

Beaucoup sont d'avis que c'est Chez Dan Tana qu'on sert les meilleurs steaks de la ville. Et j'en fais partie – et ne fus pas déçu.

Je pris tout mon temps pour savourer ma première bouchée avant de reposer ma fourchette.

– De quel genre, cette aide ? demandai-je.

– On fait sortir l'assassin de sa tanière.

– Génial. Et côté dangers ?

– Ça dépendra d'un tas de choses. Mais je ne vais pas vous mentir. Dangereux, ça pourrait l'être. J'ai besoin que vous secouiez certains trucs, que vous obligiez cet individu à se dire qu'il y a quelque chose qui cloche dans le scénario et que vous pourriez bien représenter un danger pour lui. Et on voit ce qui se passe.

– Mais vous serez là. Pour me couvrir.

– Du début à la fin – Bon, et comment on les secoue, ces trucs ? Je pensais à un article dans le journal. J'imagine que vous avez été approché par la presse. On choisit un journaliste et on lui file l'histoire, en exclusivité. Et on y glisse quelque chose qui va obliger l'assassin à se demander ce qui se passe.

Je réfléchis et me rappelai l'avertissement de Lorna me disant de jouer comme il faut avec les médias.

– Y a un type au Times, dis-je. J'ai passé une espèce de marché avec lui pour qu'il me lâche les baskets. Je lui ai dit que quand je serais prêt à lui parler je le ferais.

– C'est parfait. On se sert de lui. (Je gardai le silence.) Alors, vous en êtes ?

Je repris ma fourchette et ne dis plus rien en coupant à nouveau dans ma viande. Du sang coula dans mon assiette. Je songeai à ma fille prête à me poser les mêmes questions que sa mère et au fait que je ne pouvais jamais y répondre. Comme qui dirait que tu travailles toujours pour les méchants. Ce n'était pas aussi simple, mais le savoir ne supprimait nullement la blessure ou la lueur que je me rappelais avoir vue dans ses yeux.

Je reposai mon couteau et ma fourchette sans avoir rien avalé.

Tout d'un coup, je n'avais plus faim.

– Oui, dis-je. J'en suis.

Le Verdict du Plomb
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