23.
Je demandai à Patrick de nous conduire au Pacific Dining Car, où Cisco et moi commandâmes un steak et des oeufs tandis que Lorna se contentait d'un thé au miel. Le Dining Car était un endroit où les puissants du centre-ville aimaient se retrouver avant de passer leur journée à se démener dans les tours de verre du quartier. La nourriture était trop chère, mais bonne. Le lieu inspirait confiance et faisait que le guerrier du centre-ville avait l'impression d'être un gros cogneur.
Dès que le garçon eut pris nos commandes et disparu, Lorna repoussa ses couverts de côté et ouvrit un calendrier à spirale de marque At-A-Glance[16] sur la table.
– Dépêche-toi de manger, me dit-elle. Tu as une journée chargée.
– Dis-moi.
– Bien, commençons par le facile.
Dans un sens puis dans l'autre, elle tourna deux ou trois pages du calendrier et attaqua.
– Tu as une réunion à 10 heures avec le juge Holder en son cabinet. Elle exige que tu lui fasses le point sur l'inventaire des clients.
– Elle m'avait donné une semaine ! protestai-je. On n'est que jeudi.
– Ben, peut-être, mais Michaela a appelé pour me dire que le juge voulait un point avant. Je crois qu'elle... le juge, je veux dire... a vu dans le journal que tu reprenais l'affaire Elliot. Elle craint que tu ne lui consacres tout ton temps et ne fasses rien pour les autres clients.
– Ce n'est pas vrai. J'ai soumis une requête pour Patrick pas plus tard qu'hier et jeudi, je suis allé au rendu de sentence de Reese. Et je n'ai même pas encore rencontré tous mes clients !
– T'inquiète pas, j'ai une copie papier de l'inventaire au bureau et tu pourras l'emporter avec toi. On y voit qui tu as rencontré, avec qui tu vas continuer et tous les plannings afférents.
Tu lui balances toute cette paperasse, elle ne pourra pas se plaindre.
Je souris. Lorna était la meilleure.
– Génial, dis-je. Quoi d'autre ?
– Après, à 11 heures, tu as rendez-vous avec le juge Stanton pour l'affaire Elliot. En son cabinet.
– Conférence sur l'état de la question ?
– Oui. Il veut savoir si tu seras prêt à y aller jeudi prochain.
– Non, je ne le serai pas, mais Elliot refuse qu'on procède autrement.
– Bah, le juge l'entendra dire à Elliot en personne. Il exige la présence de l'accusé.
Voilà qui était inhabituel. Les trois quarts de ces conférences sont de pure routine et très rapides. Que Stanton exige la présence d'Elliot donnait à l'affaire une importance bien plus grande.
Je songeai à quelque chose et sortis mon portable.
– Tu l'as fait savoir à Elliot ? Il se peut...
– Range ça. Il le sait et il y sera. J'ai parlé à son assistante... une certaine Madame Albrecht... ce matin, et elle sait qu'il doit y être et que le juge peut révoquer sa conditionnelle s'il ne s'y pointe pas.
J'acquiesçai. Astucieuse, la manoeuvre. Menacer la liberté d'Elliot comme moyen de s'assurer qu'il vienne au rendez-vous.
– Bien, dis-je. C'est tout ?
Je voulais passer à Cisco et lui demander ce qu'il avait réussi à trouver sur le meurtre de Vincent et si ses sources lui avaient dit quoi que ce soit sur le type de la photo de surveillance que m'avait montrée Bosch.
– Oh, que non, mon ami ! s'écria-t-elle. Et maintenant, l'affaire mystère.
– Je t'écoute.
– Hier après-midi, nous avons reçu un appel de l'assistante du juge Friedman. Elle voulait savoir s'il y avait quelqu'un qui reprenait les affaires de Vincent. Quand on l'a informée que c'était toi, elle a voulu savoir si tu étais au courant pour l'audience de 2 heures devant le juge Friedman. J'ai regardé notre nouveau planning et tu n'avais aucune audience de prévue pour aujourd'hui à 2 heures. Bref, c'est ça, le mystère. Tu as une audience à 2 heures pour une affaire que non seulement nous n'avons pas au planning, mais pour laquelle nous n'avons pas non plus le moindre dossier.
– Comment s'appelle le client ?
– Eli Wyms.
Ça ne me disait rien.
– Wren connaissait-elle ce nom ?
Lorna écarta la question d'un hochement de tête.
– Tu as vérifié du côté des affaires terminées ? Peut-être qu'on l'y aura mise par erreur.
– Non, on a vérifié. Il n'y a aucun dossier Eli Wyms dans tout le cabinet.
– Et c'est pour quoi, cette audience ? Tu l'as demandé à l'assistante ?
Elle fît oui de la tête.
– Requêtes avant procès. Wyms est accusé de tentative de meurtre sur la personne d'un gardien de la paix. Il doit aussi répondre de plusieurs autres chefs d'accusation ayant à voir avec la législation sur les armes. Il a été arrêté le 2 mai dans un parc du comté de Calabasas. Il a été mis en accusation, attaché et expédié à Camarillo pour quatre-vingt-dix jours. On a dû le trouver apte à comparaître vu que l'audience d'aujourd'hui doit décider de la date du procès et si oui ou non, on envisage une liberté sous caution.
Je hochai la tête. Il n'était pas difficile de lire entre les lignes de ce bref résumé. Pour une histoire d'armes, Wyms s'était embringué dans une confrontation avec les services du shérif qui faisaient respecter la loi dans la région non municipalisée de Calabasas.
Il avait été envoyé au centre d'évaluation psychiatrique de Camarillo, où les réducteurs de têtes avaient mis trois mois à décider s'il était cinglé ou apte à répondre des charges pesant contre lui. Les médecins avaient arrêté qu'il était apte, ce qui voulait dire qu'il savait faire la différence entre le bien et le mal quand il avait essayé de tuer un gardien de la paix, à peu près sûrement l'adjoint du shérif qui l'avait confronté.
Tel était, réduit à sa plus simple expression, le schéma des ennuis dans lesquels se trouvait Eli Wyms. Il devait y avoir plus de détails dans le dossier, sauf qu'on n'en avait pas.
– Y a-t-il quoi que ce soit le concernant dans la comptabilité des avances ?
Lorna fit non de la tête. J'aurais dû me douter qu'elle avait tout fait à fond et vérifié les comptes pour retrouver sa trace.
– Bien. Il semblerait donc que Jerry l'ait pris pro bono.
De temps en temps, certains avocats fournissent leurs services gratuitement pour des clients indigents ou très particuliers. Ils le font parfois par altruisme, mais parfois aussi parce que le client refuse de payer. Quoi qu'il en soit, qu'aucune avance n'ait été payée par Wyms pouvait s'expliquer. Mais qu'il n'y ait pas de dossier posait un tout autre problème.
– Tu sais ce que je pense ? me demanda Lorna.
– Non, quoi ?
– Je pense que Jerry avait son dossier avec lui... dans sa mallette... quand il est parti lundi soir.
– Et que l'assassin l'a embarqué avec le portable et l'ordinateur.
Elle fit oui de la tête, et moi aussi.
Tout cela se comprenait. Jerry allait passer sa soirée à préparer sa semaine, dont une audience prévue ce jeudi-là pour l'affaire Wyms. Peut-être n'avait-il plus d'idées et avait remis le dossier dans sa mallette en pensant y jeter un coup d'oeil plus tard. Ou alors, il gardait le dossier avec lui parce que celui-ci avait une importance que je ne pouvais pas encore deviner. Peut-être même l'assassin ne voulait-il que ce dossier-là et pas du tout le portable ni l'ordinateur.
— Qui est le procureur ? demandai-je.
– Joanne Giorgetti et là, j'ai sacrement d'avance sur toi. Je l'ai appelée hier, lui ai expliqué notre situation et lui ai demandé si elle ne pourrait pas nous faire une copie du dossier de l'accusation.
Elle m'a dit que ça ne posait aucun problème. Tu pourras passer la prendre après ton rendez-vous de 11 heures avec le juge Stanton et tu auras quelques heures pour te familiariser avec les détails de l'affaire avant l'audience.
Procureur de haut niveau spécialisé dans les crimes perpétrés contre les membres des forces de l'ordre, Joanne Giorgetti travaillait au bureau du district attorney. C'était aussi une amie de longue date de mon ex-femme et le coach de basket de ma fille en ligue YMCA. Elle s'était toujours montrée cordiale à mon endroit, même après que Maggie et moi nous fumes séparés. Je ne fus donc pas surpris qu'elle m'ait fait faire une copie du dossier de l'accusation.
— Tu penses à tout, Lorna, lui dis-je. Pourquoi tu ne prends pas la direction du cabinet ? Tu n'as vraiment pas besoin de moi.
Elle sourit à ce compliment et je la vis jeter un rapide coup d'oeil à Cisco. Je compris qu'elle voulait qu'il comprenne la valeur qu'elle avait pour le cabinet Michael Haller et associés.
— J'aime bien travailler en arrière-plan, dit-elle. À toi le devant de la scène.
On nous avait apporté nos plats, je versai une bonne dose de Tabasco sur mes oeufs et mon steak. Il y a des moments où une sauce bien piquante est la seule façon que j'aie de savoir que je suis encore en vie.
J'étais enfin prêt à entendre ce que Cisco avait trouvé sur l'enquête, mais il s'était mis à manger et je compris qu'il valait mieux ne pas le distraire. Je décidai d'attendre et demandai à Lorna comment ça se passait avec Wren Williams. Elle me répondit à voix basse, comme si la dame était assise à côté d'elle dans le restaurant et nous écoutait.
– Elle n'est pas d'une grande aide, Mickey. Elle a l'air de n'avoir aucune idée de la façon dont marchait le cabinet et des endroits où Jerry rangeait ses trucs. Elle aura de la chance si elle se rappelle où elle a garé sa voiture ce matin. Si tu veux vraiment savoir, je dirais qu'elle travaillait ici pour une autre raison.
J'aurais pu la lui dire – c'était celle que m'avait révélée Bosch —, mais je décidai de garder ça pour moi. Je ne voulais pas distraire Lorna avec des commérages.
Je regardai derrière elle et vis que Cisco sauçait son steak et sa sauce piquante avec un toast. Il était prêt à y aller.
– Et toi, Cisco, qu'est-ce que t'as sur le feu aujourd'hui ?
– Je travaille sur Rilz et son côté de l'équation.
– Et ça marche ?
– Je crois avoir deux ou trois trucs dont tu pourrais te servir.
Tu veux que je te raconte ?
– Pas tout de suite. Je te demanderai quand j'en aurai besoin.
Je ne voulais pas qu'il me donne des renseignements sur Rilz que je pourrais être obligé de passer à l'accusation. Pour le moment, moins j'en savais, mieux ça valait. Cisco le comprenait et acquiesça d'un signe de tête.
– J'ai aussi le debriefing de Bruce Carlin cet après-midi, enchaîna-t-il.
– Il exige deux cents dollars de l'heure, dit Lorna. Un vrai bandit de grand chemin, si tu veux mon avis.
J'écartai sa protestation d'un geste de la main.
– Paie-le. C'est une dépense qu'on ne fera qu'une fois et il a probablement des renseignements dont on pourra se servir et qui feront gagner du temps à Cisco.
– Ne t'inquiète pas, on le paie. C'est juste que ça ne me plaît pas. Il nous estampe parce qu'il sait qu'il peut y aller.
– En fait, c'est Elliot qu'il estampe, et lui, je ne pense pas que ça l'embête.
Je me tournai à nouveau vers mon enquêteur.
– As-tu du nouveau sur le meurtre de Vincent ?
Il me mit au courant de ce qu'il avait. Il s'agissait pour l'essentiel de détails du labo, ce qui me fît penser que son informateur travaillait de ce côté-là de l'équation. Il m'informa que Vincent avait été abattu de deux balles, toutes les deux dans la région temporale gauche. L'écart entre les deux blessures d'entrée faisait moins de deux centimètres et les brûlures de poudre sur la peau et les cheveux indiquaient que l'arme se trouvait à une distance comprise entre vingt-deux et trente centimètres de la victime lorsque l'assassin avait fait feu. Cela indiquait aussi que le tueur avait tiré deux coups de feu rapides et qu'il était assez doué. Il était peu probable qu'un amateur ait pu grouper ses tirs en s'y prenant aussi rapidement.
En plus de quoi, ajouta Cisco, les balles n'avaient jamais quitté le corps et n'avaient été récupérées qu'au cours de l'autopsie qui s'était déroulée tard la veille.
– Du calibre.25, dit-il.
J'avais interrogé en contre d'innombrables experts en balistique et m'y connaissais en projectiles. Une balle de calibre.25 ne pouvait sortir que d'une arme de petite taille, mais pouvait faire beaucoup de dégâts, surtout quand elle était tirée dans la voûte crânienne. Elle y ricochait, le résultat étant que le cerveau de la victime était comme passé au mixer.
– On sait la marque de l'arme ?
Je savais qu'en étudiant les rayures et les cloisons laissées sur les projectiles on pourrait déterminer avec quelle arme ils avaient été tirés. De la même façon exactement que sans même l'avoir les enquêteurs avaient pu trouver de quelle arme s'était servi l'auteur des meurtres de Malibu.
– Oui. Un Beretta Bobcat, calibre.25. Efficace et si petit qu'on pourrait presque le cacher dans sa main.
L'arme n'avait rien à voir avec celle dont on s'était servi pour tuer Mitzi Elliot et Johan Rilz.
– Ce qui nous dit quoi ?
– Que c'est l'arme d'un tueur à gages. C'est ça qu'on prend quand on sait qu'on va tirer dans la tête.
J'acquiesçai.
– C'était donc un truc préparé. L'assassin savait ce qu'il allait faire. Il attend dans le garage, il voit sortir Jerry et se dirige droit sur la voiture. La vitre s'abaisse, ou était déjà baissée, et le mec en balance deux dans le crâne de Jerry ; après quoi, il s'empare de la mallette où sont enfermés l'ordinateur, le portable et, on le pense, le dossier d'Eli Wyms.
– Exactement.
– Bon, et le suspect ?
– Le type qu'ils ont cuisiné le premier soir ?
– Non, celui-là, c'était Carlin. Et ils l'ont libéré.
Cisco parut surpris.
– Comment as-tu découvert que c'était Carlin ?
– C'est Bosch qui me l'a dit ce matin.
– Tu veux dire qu'ils auraient un autre suspect ?
J'acquiesçai.
– Il m'a montré la photo d'un type en train de sortir du bâtiment au moment de la fusillade. Il portait une arme et s'était manifestement déguisé.
Je vis son regard s'enflammer. Sa fierté professionnelle voulait que ce soit lui qui me fournisse ce genre de renseignements. Il n'aimait pas du tout que ça se passe en sens inverse.
– Bosch n'avait pas de nom, juste une photo, repris-je. Il voulait savoir si j'avais déjà vu ce mec avant ou si c'était un de nos clients.
Son regard s'assombrit : il venait de comprendre que son informateur gardait des choses pour lui. Si je lui avais parlé des appels du FBI, il est probable qu'il aurait pris la table à deux mains et l'aurait jetée par la fenêtre. Je vais voir ce que je peux trouver, dit-il en serrant les mâchoires.
Je regardai Lorna.
– Bosch m'a aussi dit qu'il repasserait ce matin pour montrer la photo à Wren.
– Je vais l'avertir.
– Assure-toi de regarder la photo toi aussi. Je veux que tout le monde soit sur le qui-vive pour ce type.
– D'accord, Mickey.
Je hochai la tête. Nous en avions terminé. Je posai une carte de crédit sur la note et sortis mon portable pour appeler Patrick. Et l'appeler me rappela quelque chose.
– Cisco, dis-je, il y a un autre truc que j'aimerais que tu fasses aujourd'hui.
Il me regarda. Il voulait désespérément quelque chose qui lui ôterait de l'idée que j'avais un meilleur informateur que lui sur le meurtre de Vincent.
– Passe chez le liquidateur de Vincent et essaie de voir s'il ne se serait pas gardé une des planches de surf de Patrick. Si c'est le cas, je veux la reprendre pour Patrick.
Il acquiesça d'un signe de tête.
– Ça, je peux faire, dit-il. Pas de problème.