15.
Bosch arriva tôt le lendemain matin. Seul. En guise d'offrande pacifique, il me tendit une tasse de café supplémentaire qu'il avait emportée avec lui. Je ne bois plus de café – j'essaie d'éviter tout ce qui pourrait induire une dépendance dans ma vie –, mais je la lui pris quand même en me disant que respirer de la caféine m'aiderait peut-être à démarrer. Il n'était encore que 7 h 45 du matin, mais j'étais dans le bureau de Jerry Vincent depuis déjà plus de deux heures.
Je conduisis Bosch à la réserve. Il avait l'air encore plus fatigué que moi et je suis sûr qu'il portait le costume que je lui avais vu la veille.
– La nuit a été longue ? lui demandai-je.
– Oh oui !
– On cherchait des pistes ou des nanas ?
C'était une question que j'avais entendu un inspecteur poser un jour à un collègue en guise de salutation dans un couloir de tribunal. Puis je songeai que c'en était peut-être une qu'on ne pose qu'à des confrères de la police parce qu'elle n'eut pas l'heur de beaucoup lui plaire. Il me gratifia d'une espèce de bruit guttural et tout fut dit.
Dans la réserve, je lui dis de prendre un siège et de s'asseoir. Il y avait déjà un bloc-notes grand format sur la petite table, mais plus aucun dossier. Je pris l'autre siège et posai ma tasse de café.
– Et donc..., lançai-je en m'emparant du bloc-notes.
– Et donc... ? répéta Bosch lorsque j'en restai là.
– Et donc hier, j'ai vu le juge Holder dans son cabinet et concocté un plan qui va nous permettre de vous donner ce dont vous avez besoin sans vous filer les dossiers.
Il fit non de la tête.
– Quoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ? lui demandai-je.
– Vous auriez dû me dire ça hier soir à Parker Center. Ça m'aurait évité de perdre mon temps.
– Je croyais que vous apprécieriez.
– Ça ne va pas marcher.
– Comment le savez-vous ? Comment pouvez-vous en être sûr ?
– Sur combien d'homicides avez-vous travaillé, Haller ? Et combien d'entre eux avez-vous résolus ?
– Bon, d'accord, un point pour vous. Les homicides, c'est votre domaine. Mais je suis capable de lire un dossier et de voir ce qui a pu constituer une menace véritable contre Jerry Vincent.
Sans doute à cause de mon expérience d'avocat de la défense au criminel, je serais même capable de déceler une menace que vous, vous louperiez parce que vous n'êtes qu'inspecteur de police.
– Que vous dites.
– Que je dis, oui.
– Écoutez, ce n'est que l'évidence que j'essaie de vous montrer.
L'enquêteur, c'est moi. Et c'est moi qui devrai étudier ces dossiers parce que moi, je sais ce que je cherche. Je ne tiens pas à vous insulter, mais pour ça, vous n'êtes qu'un amateur. Et là, je suis dans la position de devoir accepter ce que veut me donner un amateur et croire qu'il n'y a rien d'autre d'intéressant dans ces dossiers. Ce n'est pas comme ça que ça marche. Les éléments de preuve, je n'y crois pas, à moins que ce ne soit moi qui les trouve.
– Encore une fois, vous avez raison, inspecteur, mais ça ne peut pas se passer autrement. C'est la seule manière de procéder qu'ait validée le juge Holder et que je vous dise : vous avez même de la chance d'avoir ça. Vous aider en quelque façon que ce soit ne l'intéressait absolument pas.
– Vous seriez donc en train de me dire que vous êtes allé au charbon pour moi ?
Il avait dit ça sur le ton sarcastique de celui qui n'y croit pas, comme s'il y avait une espèce d'impossibilité mathématique à ce qu'un avocat de la défense aide un inspecteur de police.
– Exactement ! lui renvoyai-je, plein de défi. Oui, je me suis battu pour vous. Comme je vous l'ai dit hier, Jerry Vincent était un ami. Et j'aimerais bien vous voir arrêter le type qui l'a descendu.
– Et vous craignez sans doute aussi pour vos fesses.
– Je ne le nie pas.
– À votre place, moi aussi, je serais inquiet.
– Bon, écoutez : vous la voulez, cette liste, ou vous ne la voulez pas ?
Je levai le bloc-notes en l'air comme si je taquinais un chien avec un jouet. Il tendit la main, je reculai la mienne, et regrettai aussitôt mon geste. Je le lui tendis à nouveau. Échange bien maladroit que celui-là, comme celui où nous nous étions serré la main la veille.
– Il y a onze noms sur cette liste, lui dis-je, avec un bref résumé de la menace adressée à Jerry Vincent. Nous avons de la chance que Jerry les ait trouvées assez importantes pour faire un rapport sur chacune d'elles. Je n'ai jamais rien fait de pareil.
Il ne réagit pas. Il lisait la première page du bloc-notes.
– Je les ai hiérarchisées, repris-je.
Il me regarda et je compris qu'il était à nouveau prêt à me mordre pour avoir osé jouer à l'inspecteur. Je levai la main pour l'arrêter.
– Pas du point de vue de votre enquête à vous, précisai-je. Du point de vue de l'avocat que je suis, moi. Du point de vue de quelqu'un qui se serait mis dans la peau de Jerry Vincent, aurait analysé ces menaces et déterminé celles qui l'auraient inquiété le plus. Tenez, comme la première sur la liste. Celle de James Demarco. Ce mec se fait foutre en taule pour détention d'armes et pense que Jerry a merdé dans sa défense. Pour un mec comme ça, trouver une arme dès sa sortie de prison ne pose aucun problème.
Bosch hocha la tête et baissa à nouveau les yeux sur le bloc-notes. Et parla sans le lâcher du regard.
– Vous avez autre chose pour moi ? me demanda-t-il.
– Que voulez-vous dire ?
Il me regarda et agita le bloc-notes de haut en bas comme si celui-ci était aussi léger qu'une plume et que les informations qu'il contenait ne pesaient pas plus.
– Je vais passer ces noms à l'ordi et je verrai où se trouvent tous ces mecs, dit-il. Il se peut que votre porte-flingue soit effectivement sorti de taule et cherche à se venger. Mais toutes ces affaires sont closes. Il est plus que vraisemblable que si ces menaces avaient été réelles, il y a longtemps qu'elles auraient été mises à exécution. Même chose pour celles qu'il a reçues quand il était procureur. Bref, tout ça, c'est de la vaine agitation, maître.
– De la vaine agitation ? Alors que certains de ces mecs l'ont menacé au moment même où on les conduisait en prison ? Et qu'il y en a peut-être en liberté ? Alors que l'un d'eux est peut-être sorti et a décidé de passer à l'acte ? Qu'il a peut-être même ordonné un contrat de l'intérieur de la prison ? Ce ne sont pas les possibilités qui manquent, inspecteur, et l'on ne devrait pas les rejeter comme s'il ne s'agissait que d'une « vaine agitation » ! Je ne comprends pas votre attitude, inspecteur.
Il sourit et hocha de nouveau la tête. Cela me rappela mon père lorsqu'il était sur le point de dire au petit môme de cinq ans que j'étais que j'avais compris quelque chose de travers.
– En fait, je me fiche pas mal de ce que vous pensez de mon attitude, dit-il. Nous vérifierons vos pistes. Mais c'est quelque chose de plus récent que je cherche. Quelque chose qui se trouve dans un dossier d'affaire en cours.
– Oui, mais là, je ne peux pas vous aider.
– Bien sûr que si. Ces affaires, vous les avez toutes, maintenant.
Et j'imagine que vous êtes en train de les étudier et de faire connaissance avec tous vos nouveaux clients. Et un jour vous allez tomber sur quelque chose, voir ou entendre un truc qui ne colle pas, qui ne vous paraît pas juste, peut-être même qui va vous flanquer un rien la trouille. Et c'est là que vous m'appellerez.
Je le dévisageai sans répondre.
– On ne sait jamais, reprit-il. Ça pourrait vous éviter de...
Il haussa les épaules et ne termina pas sa phrase, mais le message était clair. Il essayait de me foutre la trouille afin de m'obliger à coopérer nettement plus que le juge Holder m'avait autorisé à le faire et que moi-même je m'en sentais.
– Une chose est de partager des renseignements concernant des menaces contenues dans des dossiers d'affaires closes, lui dis-je.
C'en est une tout autre de le faire pour des affaires en cours. En plus de quoi, je sais que vous me demandez bien plus que de vous signaler des menaces. Vous pensez que Jerry est tombé sur quelque chose ou qu'il savait quelque chose qui l'a fait tuer.
Il ne me lâcha pas des yeux et acquiesça d'un signe de tête. Je fus le premier à détourner le regard.
– Et si on parlait renvoi d'ascenseur, inspecteur ? Que savez-vous que vous ne me dites pas ? Qu'est-ce qu'il y avait de si important dans son téléphone portable ? Et dans son porte-documents ?
– Je ne peux pas vous parler d'une enquête en cours.
– Vous le pouviez hier, quand vous m'avez posé votre question sur le FBI.
Il me regarda et cligna des paupières.
– Je ne vous ai rien demandé sur le FBI.
– Oh, allons, inspecteur ! Vous m'avez demandé si Jerry Vincent avait des affaires « fédérales ». Pourquoi auriez-vous fait un truc pareil si pour vous, ce meurtre n'avait absolument aucun lien avec les autorités fédérales ? Et moi, je me dis que c'est du FBI qu'il s'agit.
Il hésita. J'eus l'impression d'être tombé juste et qu'il se retrouvait acculé. Lui parler du Bureau ne pouvait que lui faire croire que je savais quelque chose. Bref, pour avoir il allait falloir que lui aussi il donne.
– Ce coup-ci, c'est à vous d'y aller en premier, lui précisai-je.
Il hocha la tête.
– Bon, d'accord, dit-il enfin. L'assassin de Jerry Vincent lui a pris son téléphone... sur lui ou dans sa mallette.
– D'accord. Et... ?
– Et hier, juste avant de vous voir, j'ai eu la liste de ses appels.
Et le jour où il a été tué, Jerry en avait reçu trois du Bureau. Et deux autres quatre jours plus tôt. Il avait donc quelqu'un à qui il parlait au Bureau. Ou alors, c'était eux qui lui parlaient.
– Qui ça, eux ? Je ne peux pas vous le dire. Tous les appels qui sortent du Bureau portent le numéro du standard. Tout ce que je sais, c'est qu'il recevait des appels du Bureau, mais je n'ai pas de noms.
– Ils étaient longs, ces appels ?
Il hésita. Il ne savait pas trop ce qu'il pouvait divulguer. Il regarda le bloc-notes qu'il avait à la main et je le vis décider, bien à contrecœur, de partager plus de choses avec moi. Il allait être sacrement en colère quand je n'aurais, moi, rien à lui offrir en échange.
– Non, ils étaient courts, dit-il enfin.
– Courts comment ?
– Pas plus d'une minute chacun.
– Mauvais numéro ?
Il fit non de la tête.
– Ça ferait trop d'appels. Non, le FBI lui voulait quelque chose.
– Quelqu'un du Bureau qui suivrait l'enquête ?
– Pas encore.
Je réfléchis et haussai les épaules à mon tour.
– Bah, peut-être que ça se fera et là, vous le saurez.
– Oui, mais peut-être qu'ils n'en feront rien. Ce n'est pas leur genre, si vous voyez ce que je veux dire. Et maintenant, à vous.
Qu'est-ce que vous avez de fédéral ?
– Rien. J'ai eu confirmation que Vincent n'avait aucune affaire de niveau fédéral.
Je le regardai s'étrangler de colère en comprenant que je l'avais joué.
– Vous êtes en train de me dire que vous n'avez trouvé aucun lien fédéral dans aucune de vos affaires ? Pas même une carte de visite d'un mec du Bureau au cabinet ?
– C'est ça même. Rien du tout.
– Il court une rumeur selon laquelle un grand jury fédéral s'intéresserait à la corruption dans les tribunaux d'État. Vous en avez entendu parler ?
– Je me suis mis au vert pendant un an, lui dis-je en faisant non de la tête.
– Ben merci pour le coup de main !
– Écoutez, inspecteur, je ne comprends pas. Pourquoi ne pouvez-vous pas les appeler et leur demander qui passait des coups de fil à la victime ? Ce n'est pas comme ça qu'on devrait procéder quand on enquête ?
Il sourit comme s'il avait affaire à un gamin.
– S'ils ont envie que je sache quelque chose, ils viendront me voir. Si je les appelle, ils me mèneront en bateau, rien de plus. Si c'est bien d'une enquête pour corruption qu'il s'agit ou s'ils avaient quelque chose d'autre sur le feu, les chances qu'ils s'en ouvrent à un flic local évoluent entre zéro et pas grand-chose. Et si c'est à cause d'eux qu'il est mort, on passe au zéro absolu.
– Comment pourraient-ils être responsables de sa mort ?
– Je vous l'ai dit : ils n'arrêtaient pas d'appeler. Ils voulaient quelque chose. Ils lui mettaient la pression. Quelqu'un d'autre était peut-être au courant et se disait qu'il représentait un danger.
– Ça fait beaucoup de conjectures pour cinq coups de fil qui ne totalisent même pas cinq minutes de parlote.
Il tint le bloc-notes en l'air.
– Ça n'en fait pas plus qu'il n'y en a sur cette liste.
– Et le portable ?
– Quoi « le portable » ?
– Si c'est bien de ça qu'il s'agit, quelque chose dans son ordinateur ?
– Vous me dites ?
– Comment voulez-vous que je vous le dise alors que je n'ai aucune idée de ce qu'il pouvait y avoir dedans ?
Il encaissa et se leva.
– Bien, bonne journée, maître, dit-il.
Et il partit, le bloc-notes à la main. Je me retrouvai à me demander s'il m'avait averti de quelque chose ou s'il s'était foutu de moi tout le temps qu'il était resté dans la pièce.