VII

 

 

Le morceau terminé, Marie-Anne ferma le piano et jeta un coup d’œil du côté de la fenêtre. Le temps ne s’arrangeait pas. Il pleuvait. Ce serait un bon prétexte pour ne pas aller au rendez-vous de cinq heures. Le père avait raison, ce Michel Monglat était très vulgaire. Et encore, le père n’avait rien vu. L’avant-veille, au bois des Larmes, en desserrant son étreinte, la face rouge et l’air d’avoir trop mangé, le garçon avait dit : « Ça fait du bien » et ajouté : « Encore un que les Boches n’auront pas » et ri. Après, il avait pissé contre un arbre, à trois pas de là, sans cesser de lui parler par-dessus l’épaule. Marie-Anne avait eu l’estomac serré et s’était sentie très mal à l’aise. Pourtant, l’idée qu’il pût être vulgaire ne s’était pas présentée à son esprit et il avait fallu les paroles du père pour éclairer ses souvenirs. Restait à décider s’il fallait ou non en finir avec une aventure qui dînait à peine depuis quinze jours et n’avait abouti que l’avant-veille. Renoncer était, à certains égards, humiliant. On avait l’air d’avoir essayé un type comme on essaie un ustensile et on avait laissé paraître trop de timidité, trop de scrupules, pour jouer avec avantage les femmes désinvoltes. Il avait beau être vulgaire, on ne pouvait s’empêcher de compter avec son opinion, même si on devait ne pas le revoir. La sensation de lui appartenir n’était pas seulement une illusion engendrée par un mot conventionnel. Le fait d’être obligée de cacher leur aventure la mettait vis-à-vis de Michel dans une situation d’infériorité. Et il y avait bien autre chose impossible à expliquer et qui était l’essentiel : bref, la sensation de lui appartenir.

Marie-Anne rêvait encore à ses amours lorsqu’elle entendit frapper à la porte du couloir. Songeant à Maxime Loin, elle fut prise d’un léger accès de panique, qui s’aggrava au moment même où elle ouvrait, car il lui souvint que la porte de Watrin était restée entrebâillée. Elle se trouva en face de Jourdan, le jeune professeur de lettres communiste.

— Bonjour, mademoiselle. Je viens voir M. Watrin.

— M. Watrin n’est pas là, répondit Marie-Anne en rougissant.

On entendit alors distinctement la voix de Watrin qui disait : « Tout un jour d’amour. » Jourdan, par-dessus l’épaule de la jeune fille, vit la porte de la chambre de son collègue entrouverte.

— C’est sans importance, dit-il aimablement. J’étais venu lui dire bonjour en passant. S’il rentre bientôt, il pourra d’ailleurs me trouver chez Gaigneux. Pardonnez-moi de vous avoir dérangée.

Marie-Anne, visiblement troublée, balbutia une parole de politesse et ferma la porte. Jourdan avait encore un sourire de gaieté lorsqu’il entra chez Gaigneux. Celui-ci l’accueillit dans la chambre bleue qui tirait son nom de la couleur du papier de tenture. C’était une pièce claire, spacieuse, donnant sur une large impasse plantée d’arbres. Un chromo accroché au mur représentait Staline en uniforme de maréchal. Les seuls meubles de la chambre bleue étaient un lit en bois, rustique, une chaise de paille, deux caisses recouvertes d’un morceau d’une étoffe rouge et, faisant office de table, une planche de bois blanc posée sur deux caisses. Lorsque les Gaigneux étaient venus prendre possession de leurs deux pièces, Archambaud souhaitait leur laisser l’usage du mobilier qui s’y trouvait, mais sa femme s’y était opposée fermement, et il avait obtenu à grand-peine qu’on leur abandonnât deux lits.

Jourdan retira son imperméable mouillé et s’assit sur la chaise. De la pièce voisine parvint alors aux deux hommes un bruit de galopade et de dispute qui monta aux hurlements. Gaigneux ouvrit la porte de communication et jeta d’une voix irritée :

— Vous avez fini de faire du potin ? Si je vous entends encore, je vous fais coucher. Vous ne pouvez pas vous amuser gentiment, non ?

Le tumulte s’apaisa aussitôt et lorsqu’il eut refermé la porte, les enfants recommencèrent à se chamailler, mais moins bruyamment.

— Leur mère n’est pas là, ils en profitent. Quand il pleut, on est obligé de les tenir à la maison.

— Bien sûr, approuva Jourdan qui se mit à rire sans raison apparente.

— Qu’est-ce qui te fait rire ?

— Des bêtises. Oh ! je peux bien te le dire, mais garde-le pour toi. Je ris en pensant que Watrin, avec ses airs de pêcheur de lune, s’envoie la petite Archambaud en cachette. Je trouve ça d’un comique !

— Tu es fou, dit Gaigneux en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que c’est que ces inventions ?

— Il ne s’agit pas d’inventions. Figure-toi qu’avant d’entrer chez toi, j’avais un mot à dire à Watrin. Je frappe chez Archambaud et c’est la petite qui vient m’ouvrir, rouge comme une pivoine et l’air effaré. Elle me dit que Watrin n’est pas là et pendant qu’elle parlait, je m’aperçois que la porte de la chambre de Watrin était entrebâillée. Mais attends, ce n’est pas le plus beau. Elle venait tout juste de me répondre qu’il n’était pas là quand j’entends la voix de Watrin soupirer : « Tout un jour d’amour. » Je n’invente rien. Ce sont les paroles mêmes qu’il a prononcées. La pauvre gosse ne savait plus où se fourrer.

Gaigneux fit quelques pas dans la chambre. Il paraissait calme, mais ses sourcils restaient froncés.

— Drôle de type que Watrin, conclut Jourdan. Il faut peut-être s’en méfier. Quand on parle avec lui, on a toujours l’impression qu’il est un peu des nôtres et qu’il voit les choses avec les mêmes yeux que nous. Sur le terrain de la politique, ses arguments ou ses critiques restent ceux d’un sympathisant, mais au fond, le diable sait ce qu’il a en tête. En tout cas, les Archambaud le croient bien inoffensif.

— Tout ça ne tient pas debout, dit Gaigneux.

— Qu’est-ce qui ne tient pas debout ? Qu’une petite de dix-huit ans se donne à un homme qui en a trente-cinq de plus qu’elle ? Attention. Pas de sentimentalité. Watrin n’est pas un jeune premier ? d’accord, mais il est là. Il a pour lui le facteur proximité. Les sexes s’attirent en raison directe de leur proximité. C’est une évidence que je ne m’attarderai pas à démontrer. Deuxièmement, Watrin a pour lui le facteur commodité. Pas besoin de se déranger. A certaines heures de l’après-midi, ils sont seuls dans l’appartement. La petite Archambaud évite ainsi l’inconvénient, si pénible pour une femme, de s’introduire dans une maison étrangère. Troisièmement, facteur sécurité. Les cheveux gris. L’homme d’expérience. Et si les parents viennent à savoir, c’est Watrin le vrai responsable. Quatrièmement, facteur autorité. Qui dit professeur dit un peu éducateur et si le professeur Watrin propose de se conjuguer, c’est qu’il n’y a pas de mal à ça. Cinquièmement…

— Ça va, passe la main, coupa Gaigneux avec humeur.

Jourdan fut un peu décontenancé par la rudesse du ton. Lui tournant le dos à demi, Gaigneux le regardait de côté, l’air dur et méfiant. Le jeune professeur de lettres crut percevoir dans ce regard une sorte de malveillance foncière dont le soupçon l’avait parfois effleuré. Devinant cette impression, Gaigneux tempéra son regard et ébaucha même un sourire. A vrai dire, il ne nourrissait aucun sentiment de malveillance à l’égard de son hôte. Il admirait sa science, ses lectures, son dévouement à la cause, et se sentait plutôt flatté de l’amitié confiante que lui témoignait le jeune homme. Toutefois, il n’arrivait pas à combler certaines distances qui les séparaient encore et sa sympathie était loin d’être sans mélange. Il sentait chez le jeune professeur, venu au communisme par les livres, quelque chose qui l’éloignerait toujours et qu’il appelait, faute de mieux, le genre étudiant. Ce garçon de vingt-sept ans, ce fils de petits boutiquiers parisiens qui avait dû passer son adolescence en culottes de golf, on ne pouvait douter qu’il fût sincère et désintéressé, mais on avait trop souvent l’impression que le communisme restait pour lui un jeu sérieux, une espèce de mécano à l’usage des personnes instruites. Son aisance à une certaine gymnastique des idées et son érudition marxiste, que son camarade lui enviait, ne semblaient pas coïncider avec des réalités senties. Gaigneux l’éprouvait péniblement lorsque Jour dan s’animait en parlant des travailleurs dans un style fleurant la revue littéraire et le patronage. A l’entendre, la classe ouvrière devenait une divinité mille-pattes apparaissant à la fois comme une théorie de martyrs extatiques, une armée haillonneuse de paladins assoiffés d’héroïsme et une procession d’archanges à culs roses. Dans ces moments-là, Gaigneux, de dégoût, l’aurait giflé.

— Tu parais contrarié, fit observer Jourdan.

— Moi ? Pourquoi veux-tu que je sois contrarié ? Les histoires qui se passent chez Archambaud ne me regardent pas. Tout de même, je trouve que tu vas un peu vite quand tu viens me dire que Watrin couche avec la fille. Ce n’est qu’une supposition.

— Bien sûr, je ne les ai pas vus accouplés mais enfin, il y a des signes qui ne trompent pas. D’ailleurs, je te le répète, logiquement…

— Oui, je sais, interrompit Gaigneux d’un ton impatient. Premièrement, deuxièmement, troisièmement. Mais la fille, tu la connais ? tu l’as déjà regardée ?

— Je connais surtout son frère qui est dans ma classe. Elle, je la connais moins, mais je l’ai regardée. Et alors ?

— Le gosse, lui, est un âne, mais sa sœur, il suffit de la regarder… Elle a quelque chose… Elle

Gaigneux eut un geste de la main et resta court.

— Je vois ce que tu veux dire, fit Jourdan. La sœur n’a pas une tête à coucher avec Watrin. Pour parler comme les gens bien, elle aurait une âme, une jolie petite âme qui s’imprimerait sur sa figure. Eh bien, moi, je ne marche pas. Premièrement, ni toi ni moi ne croyons à l’existence de l’âme. Deuxièmement…

— Arrête, arrête. Ne parlons plus de cette histoire-là. J’en ai plein le dos.

Gaigneux s’était mis à marcher dans la chambre. Passant auprès des caisses qui servaient de sièges, il y donna un coup de pied.

— Ce que tu es nerveux, dit Jourdan. Toi si calme d’habitude.

— C’est vrai, je me sens énervé. Je crois que c’est l’histoire de Rochard qui m’a mis en boule. Parlons plutôt de ça, tiens. Il va falloir prendre une décision. Après déjeuner, j’ai fait un saut jusqu’à la gendarmerie. Tout ce que nous a raconté Léopold est bien vrai et moi, je trouve que ce que Rochard a fait là est très grave. Jusqu’à maintenant, il s’était contenté d’exagérer. Cette fois, il a franchement dépassé la mesure. Tu ne trouves pas ?

— C’est possible, oui.

— Rochard n’est pas un type en qui on peut avoir confiance. C’est même un drôle de type, Rochard. Tu es bien de mon avis ?

— Je ne le connais pas assez pour avoir un avis, je n’ai guère fait que l’apercevoir.

Gaigneux instruisit le jeune professeur des principaux méfaits perpétrés par Rochard grâce à la crainte qu’inspirait sa qualité de communiste, et propres à discréditer le parti dans l’opinion blémontoise. Parlant de l’homme lui-même qui lui inspirait une vive répulsion, il le dépeignit sous les traits d’un coureur de filles, vaniteux, avide, dépourvu de conscience de classe, ayant le goût de la violence et de la malfaisance. Jourdan écoutait avec intérêt, mais contrairement à l’attente de Gaigneux, il ne semblait pas partager sa réprobation. L’air amusé, il avait souri aux exploits de l’employé de chemin de fer et marqué une sorte de contentement.

— Franchement, dit-il, je trouve qu’il n’est pas si mal, ce Rochard. Je le trouve même pas mal du tout.

— Tu ne vas tout de même pas me dire que tu approuves ses saloperies ?

— Saloperies… saloperies… Notre point de vue n’est pas celui du notaire ou du commissaire de police. En admettant que Rochard ait été un peu excessif, nous sommes justement, toi et moi, l’espèce d’hommes capables de le comprendre.

— Comprendre quoi ? demanda Gaigneux agacé.

— Eh bien, lui, sa violence, ce que tu appelles « es saloperies, enfin, tout ! répliqua Jourdan en s’animant. Alors, quoi, j’irais me scandaliser d’un homme qui veut secouer son joug, qui a pris conscience de l’ignominie de sa condition d’exploité ? Un homme qui a souffert, qui a saigné, un travailleur humilié qui a enfin compris la sainteté et le devoir de la vengeance, un tirailleur de la révolution, qui lutte pour faire rendre à l’égoïsme de ses oppresseurs la monnaie de ses souffrances ?

— Qu’est-ce que tu baves ? Rochard n’a jamais souffert.

— Comment, il n’a jamais souffert ?

— Je ne vois pas pourquoi il aurait souffert. Ses parents sont des cultivateurs des environs. Lui, il a trouvé la terre trop basse, il est entré aux chemins de fer. Il n’a jamais été malheureux. Même pendant l’occupation, il n’a manqué de rien. Ses parents le ravitaillaient.

— C’est quand même un prolétaire, répliqua Jourdan froissé.

Gaigneux devint rouge et dut prendre sur soi pour ne pas le traiter d’imbécile et de nom de Dieu d’étudiant. Comme il méditait une riposte mesurée, sa pensée s’échappa soudain vers le fond de l’appartement. Il aurait voulu croire qu’il n’y avait rien entre Marie-Anne et Watrin mais Jourdan, dont les commentaires lui paraissaient d’ailleurs insignifiants, avait reçu un accueil au moins singulier. Pourquoi avait-elle dit que Watrin n’était pas là et comment pouvait-on expliquer ce mensonge ? La jeune fille n’avait pas pris sur elle d’éconduire le visiteur, il fallait que Watrin lui eût donné la consigne, à moins que la situation, justement, n’imposât la réponse. Gaigneux se souvint qu’à son retour de la gendarmerie, vers deux heures, il avait rencontré Mme Archambaud dans la rue. Archambaud lui-même, le samedi après-midi, allait très souvent passer une heure ou deux à l’usine, il le savait par le fils du concierge, qui était du parti. Le frère de Marie-Anne ne devait pas être à la maison non plus. Elle restait donc seule avec Watrin. Enfin, il y avait les paroles étranges, surprises par Jourdan : « Tout un jour d’amour. » Le vieux avait sans doute voulu dire tout un après-midi. Pourtant, Gaigneux doutait encore. Il se demanda en quoi cette affaire pouvait bien lui importer. Il n’était pas amoureux. Il trouvait Marie-Anne jolie, saine, il aimait son air franc, honnête, sa façon d’être, simple, avenante et il avait plaisir à la rencontrer. Pas amoureux et pointant, il lui arrivait d’être troublé en pensant à elle. Son élégance, son maintien, l’idée surtout qu’elle était la fille de l’ingénieur principal, qu’elle jouait du piano, lui inspiraient un sentiment confus d’irritation, de tendresse, de regret ; ou même une impatience de rompre certaine barrière et d’y trouver sa récompense.

— Laisse le sentiment de côté, dit-il. Dans l’histoire de Rochard, il n’a rien à faire.

L’exorde déplut à Jourdan. S’adressant à un militant aussi scrupuleux qu’il l’était sur le choix de ses raisons et de ses expressions, l’insinuation lui paraissait injurieuse. On avait tout de même le droit d’exalter le prolétariat dans l’un de ses membres, quel qu’il fût, sans encourir le reproche de sentimentalité. Du reste, une certaine sentimentalité peut, au même titre qu’un certain romantisme, être considérée comme un excellent matériau révolutionnaire.

— Je ne retire rien de ce que j’ai dit, déclara-t-il sèchement.

— Comme tu voudras. Puisque ça te plaît de voir le prolétaire comme un veau à cinq pattes, c’est ton affaire.

Avant de poursuivre, Gaigneux se donna le temps de jouir de la tête de Jourdan. C’était agréable de voir ses yeux briller de colère et son nez renifler d’inquiétude.

— En somme, reprit-il, l’affaire de Rochard n’est pas compliquée. Pour régler un compte personnel et sans consulter personne, il monte une machine avec les gendarmes. Donc, il manque à la discipline. Mais le plus grave, c’est que Léopold a été dénoncé par un communiste autant dire par le parti, et qu’il n’a pas été arrêté. Pas besoin de te dire que les socialistes vont monter l’affaire en épingle. Encore deux ou trois réussites du même genre et le communisme est cuit à Blémont. Et si on lui en laisse les moyens, Rochard ne s’en tiendra pas là, je le connais. Tiens, pour te donner une idée du mal qu’il vient de nous faire, voilà un détail qui en dit long : Tout à l’heure, le brigadier qui m’a reçu à la gendarmerie m’a raconté qu’il avait lavé la tête à Rochard. Hein ? C’est quand même nouveau. Un brigadier de gendarmerie qui se flatte, devant moi, d’avoir engueulé un des nôtres, tu te rends compte ?

Avant de répondre, Jourdan s’accorda un temps de réflexion. Il entendait juger le cas en toute objectivité, sans obéir à d’autres considérations que celle de l’intérêt du parti, mais en nourrissant l’espoir que son opinion serait désagréable à Gaigneux.

— Il est certain, dit-il, que Rochard a commis une faute. D’autre part, on ne peut pas lui reprocher d’avoir manœuvré intentionnellement contre le parti. Peut-être même a-t-il cru vraiment le servir.

— Ça va. On n’est pas des curés. Tu dis toi-même que le dedans des âmes n’est pas notre affaire.

— D’accord. Mais faut pas se gourrer…

— Faut pas quoi ? demanda Gaigneux en feignant de n’avoir pas compris, car il supportait mal que Jourdan s’exprimât en argot ou même dans un langage un peu peuple.

Il est vrai que le jeune professeur, lorsqu’il s’efforçait ainsi de communier plus étroitement avec le prolétariat, avait l’air d’un colonel qui goûte la soupe des simples soldats. L’ironie de la question posée par Gaigneux lui fut sensible et ne manqua pas de le peiner. Abandonnant l’argot, il reprit d’un ton sec, agressif :

— C’est évident, Rochard a commis une faute. Mais ce qui plaide en sa faveur, c’est sa conduite passée, ce que tu appelles, toi, des excès ou des saloperies et que moi je considère comme des états de service. Rochard a fait la preuve qu’il appartient à cette espèce d’hommes sur laquelle le parti pourra s’appuyer quand le moment viendra d’organiser la terreur. Des gens comme toi et moi ne sommes capables que d’envoyer des fournées d’ennemis au poteau. Ce sont les Rochard qui créeront le véritable climat d’horreur indispensable à la réussite.

— Pardon ! s’écria Gaigneux avec violence. La terreur, on en recausera plus tard ! Pour le moment, la consigne est de recruter des électeurs communistes et j’estime qu’en restant au parti un jour de plus, Rochard lui fera perdre des centaines de voix à Blémont. Ce qui compte, c’est qu’un individu comme celui-là travaille contre le parti et qu’il a toujours travaillé contre.

— Pardon à mon tour. Si les communistes ont barre sur la municipalité, sur la gendarmerie, sur les juges et si les Blémontois en ont peur, veux-tu me dire à qui on le doit ? Pour ta part combien as-tu dénoncé de gens ? Tu ne réponds pas, naturellement. Tu n’as dénoncé personne ?

Combien as-tu de morts à ton actif, combien de vexations, d’abus, de spoliations ? Tu ne réponds pas non plus. Mais Rochard, lui, a dénoncé à tour de bras et sans demander avis à personne, ce qui est à retenir. Il a crevé les yeux d’un traître. Il était du peloton d’exécution. Et depuis la Libération, il n’a pas cessé d’empoisonner la vie des Blémontois. Grâce à quoi tu peux aujourd’hui aller à la gendarmerie exiger que le brigadier te fasse son rapport. Prends garde, Rochard est dans le sens de la révolution. Il est l’esprit même de la révolution et, au fond, c’est justement ce qui te gêne. Toi, tu trouverais commode d’oublier que la révolution est davantage dans l’avenir que dans le présent, tu voudrais pouvoir l’immobiliser dans un fichier. Et les Rochard qui vont de l’avant, tu les vomis parce qu’ils te dérangent. Ce qu’il te faudrait, en fait de communistes, ce seraient des employés de commerce à faux col et des gens de maison, bien repassés, avec le sourire accroché au coin de la bouche.

Il s’était levé de sa chaise et, dressé tout contre Gaigneux, le regardait au fond des yeux. Mieux que s’ils se l’étaient dit, les deux hommes, comprenaient maintenant qu’ils se haïssaient. Ils figuraient l’un pour l’autre une catégorie exécrable d’individus, l’ouvrier, les hommes lucides et courts qui ramènent tout à leur propre échelle, le professeur, les brillants écervelés sans cœur qui cherchent le frisson dans les idées et jouent du piano sur la lutte des classes. Chaque seconde de silence aggravait encore ces appréciations.

— Tu te crois en train de faire une conférence devant des étudiants, gronda Gaigneux. Facile, n’est-ce pas ? On est contre la discipline, on est pour la poésie de la révolution et pour les éclairs de génie. En face d’un public de petits crâneurs, c’est gagné. Mais moi, je ne suis pas étudiant, ça me ferait mal, et je vais te dire ce que tu as dans le ventre, Jourdan. Tu es un gosse de bourgeois pas riches, mais bourgeois quand même et qui étaient fiers de leur fils unique. A la maison, je vois ça d’ici, tu étais le jeune homme instruit qu’on écoutait comme un oracle. Le malheur, c’est que tu n’aimais rien, ni les femmes, ni l’amitié, ni rien de la vie. Sorti de chez toi, tu avais beau causer comme un oracle, y avait pas de réponse nulle part et c’était le grand vide. Alors, tu t’es accroché au communisme. Tu t’es dit que là, au moins, il n’y a pas besoin d’aimer la vie pour trouver un écho qui réponde, et d’un sens, tu as eu raison. N’empêche que tu t’es trompé, Jourdan. Aujourd’hui, quand tu parles révolution, tu trouves toujours quelqu’un pour te renvoyer la balle, mais au fond, tu n’es pas des nôtres. Et même si tu prends du galon chez nous, comme c’est probable, même si tu deviens un oracle galonné jusqu’aux épaules, tu ne seras jamais des nôtres, ah ! bon Dieu non. Mais à ce moment-là, tu t’en foutras pas mal, hein ?

Jourdan s’était senti touché plusieurs fois par les paroles de Gaigneux, mais il s’efforça de ne pas laisser deviner son irritation. Il répondit d’une voix calme, avec le sourire d’un conférencier courtois, mais conscient de disposer facilement de son adversaire :

— Tu me flanques à la figure un mélange d’impressions et de suppositions gratuites, qui a peut-être la prétention de constituer un jugement. C’est un petit jeu facile auquel les femmes adorent se livrer dans leurs papotages et tu es bien libre d’y prendre plaisir. Ce que je retiens de ton laïus, c’est l’intention et, surtout, cette aigreur que, jusqu’à maintenant, tu avais réussi à cacher plus ou moins. Je comprends du reste ton hostilité à mon égard. Pour toi qui es avant tout un Blémontois, qui t’es fait communiste contre Durand et Dupont, et qui considères le communisme comme un aspect préférable de ta petite ville natale, je représente l’élément étranger, l’homme qui apporte de l’extérieur des vues plus vastes, plus générales, qui se trouvent servir les grands intérêts du parti parce que toute espèce de particularisme en est justement absent. Ton communisme de clocher s’irrite…

— Ta gueule, dit Gaigneux.

Les dents serrées, il regardait Jourdan avec de dangereuses tentations dans les mains. Le professeur faisait très jeune homme, mince et étiré, les épaules fuyantes, le torse maigre, malgré les vacances à la montagne et les velléités sportives de son adolescence. Gaigneux, dur et râblé, était sûr de l’étendre d’une claque. Tout en se raidissant centre la tentation, il visait un coin de mâchoire. Ne s’étant jamais battu de sa vie et ne soupçannant même pas son infériorité physique, Jourdan n’avait aucune conscience du péril et se sentait en bonne position.

— Ton communisme de clocher, reprit-il avec un sourire bienveillant, s’irrite nécessairement d’une intrusion qui vient menacer de chères petites habitudes.

Gaigneux se balança comme un ours et, arrachant son regard de celui de Jourdan, alla prendre l’air à la fenêtre. A droite, en se penchant, il apercevait les ruines et la campagne, à gauche au fond de l’impasse, la maison cossue de Monglat, le marchand de vins en gros, avec sa pelouse et son jet d’eau. Cette maison était pour lui un habituel sujet de rêverie. Un commandant en retraite, sinistré, y occupait deux pièces au rez-de-chaussée, les Monglat gardant pour eux-mêmes la disposition des dix autres pièces. Ayant attiré l’attention du parti sur cet état de choses, Gaigneux s’était entendu répondre que l’injustice locale se trouvait compensée en d’autres lieux par d’importants avantages accordés au parti. Depuis ce jour et bien qu’il sût à quoi s’en tenir sur les nécessités tortueuses qu’imposait l’action politique, il ne pouvait voir la maison des Monglat sans ressentir une certaine inquiétude. Au fond, il admettait à contrecœur que l’injustice pût être un moyen de la justice.

Dans le cas de Rochard, il ne l’admettait pas.

— Allons, dit-il, d’une voix calme, en se tournant, à Jourdan, ce n’est pas de se fâcher qui mène à grand-chose. Réfléchis à Rochard posément, comme si ce n’était pas moi qui t’en parle. Je reconnais qu’après la Libération, il a pu nous être utile, mais tu reconnais bien qu’à présent, il ne s’agit plus de faire peur, qu’au contraire, il faut rassurer les gens.

— C’est entendu, il s’agit d’obtenir le plus de voix possible. Je n’ai jamais dit autre chose.

— Bon. Le communiste Rochard a dénoncé Léopold sans raison. Tout le monde a pu voir Léopold le traîner à la gendarmerie. Tout le monde le méprise et se moque de lui. Bon. Pour lui, c’est une défaite et si on ne le liquide pas, c’en est une pour le parti. Au lieu de nous amener des électeurs, une défaite nous en enlèvera. Ce n’est tout de même pas ce que tu veux ?

— Il y a une façon plus juste de voir les choses, répliqua Jourdan. Qui est-ce qui en veut à Rochard et qui se moque de lui ? Les bourgeois, les réactionnaires. Ce n’est pas chez eux que nous pouvons compter recruter des électeurs. Les gens qui viendront à nous seront des gens du peuple ayant un sentiment exigeant de la solidarité. En conservant Rochard, le parti leur démontrera qu’il sait soutenir les siens, même lorsqu’ils sont en difficulté. Voilà mon point de vue.

Gaigneux faillit répondre et s’abstint. Il se rendait compte que dans cette tête qui fonctionnait si facilement, les idées naissaient de tous les prétextes qu’on lui offrait. Prolonger la discussion, c’était le munir d’arguments pour le débat qui s’ouvrirait le soir à la réunion du comité.

— N’en parlons plus, dit-il. Je vois que tu en fais une affaire d’amour-propre.

— Tu n’as jamais rien dit d’aussi juste. En effet, je mets mon amour-propre à trouver la vérité.

Sur ces mots, Jourdan fit valoir un nouvel argument pour l’absolution de Rochard. Gaigneux n’y ayant pas répondu, il prit son chapeau et s’excusa presque cérémonieusement d’être resté aussi longtemps chez lui. Néanmoins, ils échangèrent une poignée de main.

Adossé à la porte qu’il venait de refermer sur le visiteur, Gaigneux regarda tomber la pluie. Dans la pièce voisine, les enfants jouaient bruyamment et Ariette, la dernière-née, qui était encore au berceau, se mit à pousser des cris aigus. Il aurait dû aller y jeter un coup d’œil. Sa femme était sortie en comptant sur sa surveillance. Mais il restait cloué à la porte, la tête vague, pris à l’enchantement de la pluie et oubliant la voix d’Ariette pour suivre la modulation d’une gouttière giclant sur le trottoir de l’impasse. Il s’éveilla en entendant un pas de femme sonner sur le parquet du couloir, puis sur le carrelage de la cuisine. L’idée lui vint qu’il avait soif.

Marie-Anne avait une robe jaune foncée à la taille, les bras nus, les jambes nues. Gaigneux pensa aux distances sociales qui, seules, à ce qui lui sembla, l’empêchaient de poser sa tête sur l’épaule de la jeune fille, là où s’éparpillait une grosse boucle de cheveux.

— Laissons couler une minute, dit-elle. L’eau des tuyaux est chaude.

Elle aussi venait boire un verre d’eau. Sans le vouloir, il regarda dans son corsage pendant qu’elle réglait le jet du robinet. Ils étaient très près l’un de l’autre. Gaigneux détourna les yeux, mais s’approcha encore. La manche de sa chemise touchait le bras de Marie-Anne. Elle restait penchée, la main sur le robinet, la tête tournée vers lui et les yeux baissés. Leur silence et leur immobilité, en se prolongeant, établissaient entre eux une sourde connivence. Le bruit de la pluie sur le toit de zinc de la cour se composait avec l’odeur fade de l’évier. Quand elle se redressa, il la prit aux hanches et l’attira contre lui. Marie-Anne se laissa aller. Il sentit sa gorge s’abandonner et peser sur son torse et ce fut elle qui posa sa tête sur l’épaule de l’homme. Il n’osait plus bouger.

— Lâchez-moi, dit-elle tout bas en relevant la tête.

Il la lâcha et fit un pas en arrière.

— Je crois que l’eau est fraîche, dit-elle à mi-voix.

Elle emplit deux verres et lui tendit le plus grand qu’il avala d’un trait. Buvant à petits coups, elle levait les yeux sur lui chaque fois qu’elle prenait respiration. Il essaya de prononcer son nom, mais il n’avait presque pas de voix. Ayant reposé son verre, elle lui prit la main entre les siennes, y appuya son visage et, longuement, s’y caressa la joue. Sur sa main dure, il sentait la caresse de la chair et le frôlement soyeux des boucles de cheveux qui pendaient de chaque côté de la tête penchée. Il voyait la nuque blanche et ronde où les cheveux se partageaient. Un duvet blond, enfantin, brillait dans la coulée des omoplates. Elle se redressa, essuya les larmes qui coulaient sur son visage et quitta la cuisine après lui avoir souri.