II

 

 

L’après-midi avait été chaude. A l’usine, Archambaud avait été obsédé par le désir d’avaler un demi de bière. Le patron, dans son cabinet, réunissait en conférence les ingénieurs et les principaux chefs de service. Sans en avoir le titre ni les appointements, Archambaud était en fait le directeur technique de l’entreprise. Les autres ingénieurs ne discutaient pas plus sa compétence que son autorité. Au cours de cette réunion, un projet d’aménagement d’ateliers sur lequel il était déjà d’accord avec le patron, avait été écarté à l’instigation de Leroi. Pareil fait ne s’était pas produit depuis plus de dix ans. Leroi était un jeune ingénieur sorti de Centrale pendant l’occupation et entré tout récemment à l’usine. Il appartenait à une famille des environs et venait d’épouser la fille d’un gros commerçant du chef-lieu. L’un de ses deux frères, déporté, était mort à Buchenwald, l’autre était journaliste à Paris. Leroi, qui avait peut-être moins d’ambition que de légèreté, parlait avec une assurance et une autorité que son expérience professionnelle ne justifiait nullement. On ne lui connaissait pas d’étiquette politique ni même d’orientation et il semblait peu probable qu’il eût été un résistant bien actif, car il n’en parlait pas et, pourtant, le personnage ne se recommandait ni par la discrétion ni par la modestie. Dans un autre temps, aucun de ses collègues ne l’aurait pris au sérieux, mais il avait derrière lui le mort de Buchenwald et le journaliste de Paris, et ses moindres propos sonnaient comme les trompettes de la Résistance. Il avait suffi que Leroi s’élevât contre le projet d’aménagement en s’appuyant sur des considérations hors de propos, et le patron le suivait aussitôt avec un empressement presque obséquieux et les autres, après quelques observations timides, se cantonnaient dans un silence d’acquiescement.

Le soir » au sortir de l’usine, en pédalant vers la ville, Archambaud ne songeait qu’à la réunion. Il y trouvait plusieurs sujets d’amertume et d’abord son échec personnel. En tant qu’homme de métier, il souffrait aussi à l’idée qu’une amélioration, indiscutablement nécessaire au rendement de l’entreprise, eût été sacrifiée à de vagues prestiges politiques. Mais ce qui l’affectait le plus profondément, c’était le souvenir visuel du moment culminant de la réunion, alors que les ingénieurs et chefs de service, gênés par sa présence et son regard, humiliés de leur propre faiblesse, cédaient à contrecœur, mais sans résistance, à des arguments qu’ils savaient sans valeur. Ces hommes consciencieux, capables de tenir tête au patron, Archambaud les avait vus humbles et soumis, le visage et le regard marqués par on ne savait quel mensonge. Pourtant, leur conduite sous l’occupation ne prêtait pas à commentaire et aucun d’entre eux ne se trouvait dans le cas du patron qui avait, lui, pas mal de choses à se faire pardonner. Archambaud, malgré son dépit, ne se résignait pas à croire qu’ils avaient eu peur de Leroi, mais ne parvenait pas non plus à trouver le mot convenable pour désigner le sentiment auquel ils avaient pu obéir. Soudain, il s’avisa qu’en face de Leroi, il avait lui-même une attitude assez surprenante et qu’il lui arrivait d’écouter ses bavardages avec une complaisance qu’il n’aurait pas eue pour un autre collègue. Il finit par se demander à quel sentiment peu avouable il obéissait lui aussi en feignant de s’intéresser à des discours qui non seulement l’ennuyaient, mais l’irritaient la plupart du temps.

Devant sa maison, des enfants jouaient à la guerre dans les ruines. Ceux qui étaient surpris à découvert par une rafale de mitraillette s’écroulaient loyalement et restaient une minute immobiles, le visage figé dans une grimace. Ces recherches de réalisme s’appuyaient vraisemblablement sur une expérience vécue du bombardement qui avait fait plus de trois cents victimes. En descendant de bicyclette, Archambaud s’intéressa à un petit de huit à dix ans qui venait de s’affaisser sur un tas de pierres, comme blessé à mort, et qui gémissait : « Je suis foutu, les copains, achevez-moi. » Les copains se consultèrent avec des mines soucieuses et l’un d’eux, prenant un morceau de bois passé dans sa ceinture, fit sauter la cervelle du petit.

En passant dans le couloir, il s’arrêta une minute au seuil de la cuisine où sa femme et Maria Gaigneux préparaient les repas du soir dans un silence absolu. Les visages étaient durs, les gestes nerveux. Le mutisme des deux cuisinières semblait ne présager rien de bon. Comme il échangeait quelques mots avec sa femme, Maria leva sur l’ingénieur un regard plein de haine, qui lui fut pénible. Peu capable de les éprouver pour son compte, Archambaud était toujours surpris de découvrir chez les autres des sentiments de haine ou de malveillance.

En entrant dans la salle à manger, il embrassa Marie-Anne et, après avoir ôté sa veste et chaussé des espadrilles, s’assit sur le lit pour ne pas la gêner dans ses allées et venues. Tandis qu’elle mettait le couvert, il suivait ses mouvements d’un regard critique, car ils lui paraissaient manquer d’économie. Par exemple, elle prenait les assiettes plates dans un buffet, les mettait en place et, au lieu de passer aux assiettes creuses, allait chercher les verres dans un autre meuble.

— Ton frère n’est pas encore rentré ?

— Mais si, il est dans la chambre. Il travaille.

En mettant le couvert, elle cherchait immédiatement une disposition de la table qui fût satisfaisante pour l’œil. Peu lui importait de gagner du temps.

— Je croyais que tu voulais faire du théâtre ?

— Mais je n’ai pas changé d’avis, répondit Marie-Anne que la question du père surprenait.

Archambaud, par la pensée, remit entièrement le couvert et ne put se défendre de faire appel à une équipe d’ouvriers spécialisés dont chacun avait une attribution. Leur besogne terminée, ils allaient se faire payer à la cuisine où Gaigneux les exhortait à se montrer exigeants, si bien que Mme Archambaud se voyait obligée de leur donner deux cents francs. Le couvert avait été mis dans un temps record, mais c’était très cher.

— Dis-moi, ce fils Monglat, tu l’aimes ? Tu ne me réponds pas.

— Je ne sais pas.

— Je lui trouve l’air bien avantageux, bien vulgaire aussi, dans le genre distingué et omniscient. Je sais qu’il a une auto et qu’il va assez souvent à Paris. Il t’a sans doute promis de t’y emmener ?

Marie-Anne plongeait dans le buffet jusqu’aux épaules pour se dispenser de répondre. Le père attendit qu’elle en fût sortie et, de nouveau, posa sa question. La jeune fille nia faiblement.

— Il t’a dit aussi qu’il connaissait des directeurs de théâtre ?

— Il a beaucoup de relations. Samedi dernier, il a déjeuné avec le ministre de l’Éducation nationale.

— J’en doute, répliqua le père tout en songeant qu’une pareille rencontre n’avait rien d’invraisemblable, ni même de bien singulier.

— Il a connu son cousin dans la Résistance.

— Crois-moi, mon enfant, ce n’est pas sous les auspices d’un quelconque petit trafiquant de sous-préfecture comme il y en a cent mille aujourd’hui, que tu peux faire carrière au théâtre.

A vrai dire, Archambaud ignorait absolument quels étaient, pour une jeune fille, les moyens les plus rapides de se faire une place au théâtre. Rien ne prouve, pensait-il, qu’un petit multimillionnaire de province, frotté à la Résistance, ne soit pas capable de fabriquer une actrice.

— Va, il n’y a que le travail qui mène à quelque chose. Cet automne, tu t’installeras à Paris chez ta tante Elise et tu commenceras tes études. Si tu as une vocation solide, tu réussiras, mais à condition de ne compter que sur ton effort. Quant au jeune Monglat…

L’arrivée de Pierre en bras de chemise et pieds nus mit fin à l’entretien. Il venait de travailler d’arrache-pied sur une dissertation ayant pour sujet : « L’esprit de Résistance dans les tragédies de Corneille. » Il avait une tache d’encre sur le nez.

— J’ai mes six pages bien tassées, dit-il avec satisfaction. Rien que sur Horace, j’en ai pondu deux.

Il était particulièrement content de ces deux pages-là, ayant comparé le maréchal Pétain à Camille et le général de Gaulle au jeune Horace. La complaisance avec laquelle il en cita plusieurs phrases finit par agacer sa sœur qui porta sur sa composition un jugement défavorable. Froissé, il répliqua que peu lui importait l’opinion d’une cruche qui s’était fait recaler quatre fois au baccalauréat. Sur quoi Marie-Anne l’accusa d’avoir flatté bassement son professeur de français, lequel était notoirement communiste. Pierre, en effet, dans sa dissertation, à côté du maréchal et du général, avait introduit Marcel Cachin sous les traits du vieil Horace, sans autre nécessité apparente que celle de tirer à la ligne.

Témoin de la dispute, Archambaud, lui aussi, soupçonnait son fils de n’avoir pas été tout à fait désintéressé dans cette réincarnation du vieil Horace. En sa qualité de père et d’éducateur, il lui incombait de dénoncer la flatterie en général comme une pratique des plus détestables, mais au moment d’ouvrir la bouche, il fut retenu par la pensée qu’il n’avait aucune raison d’ordre pratique sur laquelle appuyer sa condamnation et, lorsqu’il se ressaisit, il avait laissé passer le temps utile.

Le ton de la dispute était devenu très vif et les jeunes gens échangeaient des paroles blessantes. Le regard de Marie-Anne était animé, mais celui du garçon avait un éclat douloureux et haineux. Comme elle lui en faisait la remarque et en tirait des conclusions quant à son caractère, Pierre, furieux, prit à deux mains la tête de sa sœur et lui ébouriffa les cheveux. Marie-Anne lui ayant appliqué une gifle, il se jeta sur elle et l’empoigna à bras-le-corps.

— Attention, bon Dieu, fit le père. Vous allez casser la vaisselle.

Pierre poussa sa sœur sur le lit où ils roulèrent l’un sur l’autre. Plus jeune qu’elle et plus petit, il était pourtant le plus fort. Toutefois, elle se débattait avec vigueur et ne s’avouait pas vaincue. Le père, qui s’était poussé prudemment vers le traversin, n’en reçut pas moins une claque sur l’oreille. Cependant, on frappait à la porte du couloir.

— Allons, restez tranquilles, voilà le professeur.

Archambaud mit pied à terre et les enfants, rouges, les yeux encore animés, se levèrent à leur tour. Un homme grand et mince, aux cheveux argentés, entra dans la salle à manger. C’était le professeur Watrin, qui enseignait les mathématiques dans les grandes classes du collège de Blémont. Sinistré, il était lui aussi logé dans l’appartement des Archambaud. Il y occupait la plus petite pièce, celle où l’on ne pouvait accéder qu’en passant par la salle à manger et, grâce à sa discrétion et à sa courtoisie, cette servitude n’avait rien de pesant. Il s’arrêta auprès d’Archambaud et sourit aux jeunes gens.

— Ces animaux-là étaient en train de se battre sur le lit, dit le père. J’ai même encaissé un coup sur l’oreille.

Watrin eut un rire jeune, au timbre frais. Même lorsqu’il était sérieux, son visage maigre, ses yeux pâles avaient toujours une expression d’étonnement joyeux, d’honnêteté un peu crédule. Avec émerveillement, il regarda les enfants, la table mise et, par la porte-fenêtre, un rectangle de ciel bleu où noircissait un nuage.

— Quelle journée ! dit-il. J’aurai passé mon après-midi dans les champs. J’ai corrigé un paquet de copies, couché dans l’herbe.

Il eut un rire heureux, gagna la porte de sa chambre et, l’ayant poussée, s’effaça pour laisser le passage à Archambaud. C’était un usage établi qu’au retour de l’usine, l’ingénieur allât le retrouver dans sa chambre ou attendît le moment de l’y accompagner. Il aimait la société de Watrin, l’étrange indépendance de son esprit qui semblait ne tenir à rien en s’intéressant néanmoins à tout avec une ferveur presque troublante, et la bonne grâce avec laquelle il accueillait ses confidences ou ses inquiétudes. Ni dans son bureau de l’usine, ni dans sa famille, ni ailleurs, il n’éprouvait la sensation de détente et de liberté, qu’il goûtait dans cette petite chambre où le lit-cage, l’armoire de pensionnaire, la table de travail, la table de toilette et le poêle de fonte ne laissaient pas quatre pieds carrés de parquet à découvert.

Abandonnant la chaise à Archambaud, le professeur s’était assis sur le lit. Avec tendresse, il parla de ses déambulations dans la campagne, de l’odeur de l’herbe dans les prairies du bord de l’eau, de l’ombre d’un pommier criblée de taches de soleil.

Archambaud, qui n’écoutait pas, le coupa au milieu d’une phrase.

— Watrin, il faut que je vous raconte quelque chose. Figurez-vous qu’à l’usine, cet après-midi, nous avions conférence…

Il dit l’intervention de Leroi, l’obséquiosité du patron, le consentement silencieux des ingénieurs et chefs de service et leurs regards honteux.

— Mais non, s’écria-t-il en réponse à une question du professeur. Ils n’ont pas été compromis. Simplement, ils ont été maréchalistes pour la plupart et, du reste, sans tapage. Maréchalistes, ce n’est même pas le mot. Sans avoir fait œuvre de collaborateur, ils ont cru à l’utilité de la collaboration et du gouvernement de Vichy et je suis persuadé qu’ils y croient encore. Leurs raisons, vous les connaissez, ce sont les miennes.

— Vous me les avez encore exposées hier soir, dit Watrin. Elles me paraissent valables.

— Valables ou non, peu importe. Le fait est qu’ils y croient ou qu’ils y ont cru. Faut-il penser qu’ils se sentent une mauvaise conscience et qu’ils ont peur de Leroi ? Le personnage est bien inoffensif. Est-ce qu’ils auraient honte devant lui ? Alors, quoi, honte de leurs convictions ? Mais moi qui crois encore dur comme fer à ce que j’ai cru sous l’occupation, je n’en ai pas honte… Et pourtant… Écoutez, Watrin, en toute honnêteté, je dois reconnaître qu’en face de Leroi et d’autres, je ne me sens pas non plus tout à fait dans mon assiette. Mais je n’ai ni peur ni honte. Comment expliquez-vous ça ?

— Ce doit être simplement un peu d’hypocrisie de votre part, répondit Watrin.

— Hypocrite ? Je serais un hypocrite ?

— Je ne dis pas que vous soyez un hypocrite, mais il y a des époques où le meurtre devient un devoir, d’autres qui commandent l’hypocrisie. Le monde est très bien fait. L’homme a en lui des dons qui ne risquent pat ; de se perdre.

Watrin parlait ainsi sans ombre d’ironie. Le ton était d’une gravité un peu attendrie.

— Vous êtes un homme mystérieux, dit Archambaud. Il y a des gens indifférents à tout, qui voient du même regard le meilleur et le pire. Mais vous, on dirait que c’est avec les yeux de l’amour et de l’admiration que vous voyez tout. Entre parenthèses, ce doit être bien agréable.

— C’est un grand bonheur, murmura Watrin.

— Vous devriez me passer votre recette. Je ne sais pas ce que j’ai, mais depuis un temps, ça bringuebale dans ma cervelle.

— J’essaierai de vous la passer.

Le jour baissait dans la petite chambre qu’éclairait une fenêtre étroite donnant sur les ruines et sur la campagne. Marie-Anne ouvrit la porte et vint déposer sur la table du professeur une assiette de soupe. Il s’était levé et s’empressait de faire place nette, rejetant livres et cahiers sur le lit, si bien qu’il ne resta plus sur la table qu’un globe terrestre aux couleurs vives, monté sur un pied de bois. Autant par paresse que par discrétion, Watrin s’abstenait d’utiliser la cuisine dont il avait, lui aussi, la jouissance. Il se contentait d’improviser des repas froids, acceptant toutefois, sur les instances de Mme Archambaud, qu’on lui servit une soupe chaude au déjeuner et au dîner.

— Vous m’ouvrez des horizons, dit Archambaud en se levant. Je vais peut-être y voir un peu plus clair.

A la table familiale, le père ne se mêla guère à la conversation. Méditant les paroles du professeur, il oubliait Leroi et découvrait un aspect nouveau de la vie quotidienne à Blémont. A son esprit surgissaient des images de la ville, une rue, un carrefour, un coin des ruines, la gare, la poste, l’intérieur d’une boutique, le comptoir d’un café. Dans chacun de ces décors, un groupe de Blémontois s’entretenait du prix de la viande, de la guerre au Japon, des bons de textile, de la rareté du savon, de la reconstruction, ou de tout autre objet tenant à l’actualité. Quel que fût le groupe et selon son importance, Archambaud y distinguait toujours un ou deux individus ou davantage, remarquables par leurs regards faux, leurs sourires complaisants, et qui paraissaient heureux d’être tolérés par les autres. Parfois, il se voyait lui-même attentif à ne pas laisser deviner ses vraies pensées et se tirant d’affaire par un silence, un hochement de tête ou un sourire donnant à entendre, sans équivoque pour l’interlocuteur, qu’il se rangeait à son avis.

Les jeunes gens parlèrent de Gary Cooper, de Micheline Presle, puis de Jean Marais. Mme Archambaud aimait beaucoup Jean Marais. Marie-Anne fit à son sujet des réserves sévères. Appelé à donner son opinion, le père déclara qu’il trouvait l’acteur excellent, mais on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il prenait Jules Berry pour Jean Marais. La nuit était tombée. On avait donné la lumière. Après le repas, selon son habitude, Archambaud enfila sa veste et alla prendre l’air dans la rue.