8

 

En sortant de Pschorr Haus, je me rendis à la Maison de la Patrie qui, en plus du cinéma où j’avais rendez-vous avec Bruno Stahlecker, abritait un nombre considérable de cafés. L’endroit était très couru des touristes, mais je le trouvais un peu trop démodé à mon goût. Les longs couloirs sinistres, la peinture argentée, les bars avec leurs orgues miniatures et leurs circuits de trains modèle réduit me paraissaient appartenir à l’Europe surannée des jouets mécaniques et des music-halls qui s’extasiait devant les lutteurs de foire en justaucorps et les canaris savants. La seconde particularité du lieu était qu’il était le seul bar en Allemagne avec une entrée payante. Stahlecker en était encore tout contrarié.

— J’ai dû payer deux fois, me dit-il. Une fois à l’entrée, et une autre fois pour mon billet de cinéma.

— Tu aurais dû leur sortir ton laissez-passer de la Sipo. Ça ne t’aurait rien coûté. C’est bien son seul avantage, non ?

Stahlecker fixait obstinément l’écran.

— Très drôle, dit-il. C’est quoi cette connerie que tu m’as amené voir ?

— Attends, on n’en est qu’aux actualités. Alors, tu as trouvé quelque chose ?

— J’aimerais d’abord connaître le fin mot de ta petite sauterie d’hier soir, dit-il.

— Parole d’honneur, Bruno. C’était la première fois que je voyais ce gamin.

Stahlecker soupira d’un air las.

— Ce Kolb était un acteur de seconde zone, expliqua-t-il. Deux ou trois petits rôles dans des films, deux ou trois spectacles avec une troupe de cabaret. Ce n’était pas le nouveau Richard Tauber. Je me demande pourquoi ce type voulait te tuer. À moins que tu sois devenu critique et que tu l’aies descendu dans ton journal…

— Je m’y connais autant en théâtre qu’un épagneul en chant grégorien, fis-je.

— Mais tu sais pourquoi il a essayé de te tuer, non ?

— Le seul rapport que je vois concerne une femme que j’avais rencontrée dans la soirée. Comme je travaille pour son mari, elle a cru que j’étais chargé de l’espionner. Alors, elle m’a fait venir chez elle hier soir, m’a demandé de la laisser tranquille et m’a traité de menteur quand je lui ai dit que je me fichais pas mal de savoir avec qui elle couchait. Elle a fini par me mettre dehors. Je suis rentré chez moi, et c’est là que l’autre branque s’est pointé à ma porte avec son flingue en m’accusant d’avoir violé la femme. Nous avons fait une petite valse ensemble, et le coup est parti. Mon hypothèse est que le gosse en pinçait pour elle et qu’elle le savait.

— Je vois. Elle l’aurait mis au défi de lui prouver son attachement ?

— C’est mon avis. Mais ça ne nous mène pas très loin.

— Je suppose que tu ne vas pas me donner le nom de cette dame, ni celui de son mari ? (Je fis non de la tête.) Non, c’est bien ce que je pensais.

Le film commençait. Il s’appelait Pour un ordre nouveau. C’était un exemple typique des patrioteries indigestes que les arsouilles du ministère de la Propagande étaient capables de produire un jour de déprime. Stahlecker n’avait pas l’air enthousiaste.

— Allons plutôt boire un verre, proposa-t-il. Je ne crois pas que je supporterai cette merde jusqu’au bout.

Nous allâmes au Wild West Bar du rez-de-chaussée, où une troupe de cow-boys donnaient une représentation des Verts pâturages de mon ranch. Les murs étaient couverts de prairies en trompe l’œil avec troupeaux de bisons et bandes d’Indiens. Nous nous accoudâmes au comptoir et commandâmes deux bières.

— Tout ceci n’a évidemment rien à voir avec l’affaire Pfarr, n’est-ce pas, Bernie ?

— J’ai été engagé par la compagnie d’assurances pour déterminer les causes du sinistre, un point, c’est tout, fis-je.

— Très bien. Mais si j’ai un conseil à te donner, c’est de laisser tomber. Libre à toi de m’envoyer au diable, mais je tenais à te le dire. Pardonne-moi cette expression vu les circonstances, mais tu risques de te brûler les doigts dans cette histoire.

— Bruno, rétorquai-je, tu peux aller te faire foutre. Je suis payé au pourcentage.

— Ne viens pas me reprocher de ne pas t’avoir prévenu quand tu te retrouveras en KZ.

— Je te le promets. Maintenant, accouche.

— Bernie, tu fais autant de promesses qu’un débiteur à son créancier. (Il soupira et secoua la tête.) Enfin, voilà de quoi il retourne.

« Paul Pfarr était un type ambitieux. Après son diplôme de droit qu’il obtient en 1930, il est nommé au tribunal de Stuttgart puis de Berlin. En 1933, comme beaucoup d’autres, il se fait Violette de Mars et adhère aux SA, avant de devenir en 1934 juge assesseur au tribunal de police de Berlin, chargé, ce qui est savoureux, des affaires de policiers corrompus. La même année, il est recruté par les SS, puis, en 1935, entre à la Gestapo, qui lui confie la surveillance des associations, des syndicats et bien sûr du DAF. À la fin de l’année dernière, il est muté au ministère de l’Intérieur où le service qu’il dirige, sous les ordres directs de Himmler, enquête sur les cas de corruption parmi les serviteurs du Reich.

— Tiens, ils se sont donc aperçus que ça existait ?

— Il semble que Himmler voie toute cette corruption d’un mauvais œil. Paul Pfarr était chargé de s’occuper plus particulièrement du DAF, où la corruption est endémique.

— C’était donc le chouchou de Himmler ?

— Exact. Mais il se trouve que celui-ci déteste voit ses employés se faire tuer encore plus qu’il ne déteste la corruption. C’est pourquoi, il y a deux jours, le Reichskriminaldirektor a réuni une équipe spécialement chargée d’enquêter sur la mort de Paul Pfarr. On y trouve une brochette impressionnante : Gohrmann, Schild, Jost, Dietz. S’ils te trouvent dans leurs pattes, Bernie, tu ne dureras pas plus longtemps qu’une vitre de synagogue.

— Ils ont une piste ?

— Je sais une seule chose : c’est qu’ils cherchent une fille. Pfarr aurait eu une maîtresse. Malheureusement, je ne connais pas son nom. Et en plus de ça, elle a disparu.

— Tu veux que je te dise quelque chose ? dis-je. La disparition fait fureur en ce moment. Tout le monde s’y met.

— C’est ce qu’on m’a dit. J’espère que tu n’aimes pas être à la mode, rétorqua-t-il.

— Moi ? Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je suis un des seuls à ne pas porter d’uniforme dans cette ville. Comment pourrais-je être à la mode ?

De retour à Alexanderplatz, j’entrai chez un serrurier à qui je demandai de me refaire un jeu de clés du bureau de Jeschonnek à partir des empreintes que j’avais prises. J’avais eu recours à lui de nombreuses fois, et il ne posait jamais de questions. Ensuite, j’allai récupérer mon linge chez le teinturier et montai à mon bureau.

Je n’en avais pas refermé la porte que surgit devant mes yeux un laissez-passer de la Sipo. Au même instant, j’aperçus la crosse d’un Walther entre les pans d’une veste de flanelle grise.

— C’est vous le fouille-merde ? dit un inconnu. On vous attendait pour causer.

Ses cheveux couleur moutarde avaient dû être coiffés par un tondeur de mouton, et il avait le nez en forme de bouchon de champagne. Sa moustache s’étalait comme les bords d’un sombrero. Son comparse était un spécimen de la race pure, avec le menton et les pommettes proéminentes d’une affiche électorale prussienne. Leurs yeux étaient comme des moules dans la saumure, ils fronçaient le nez comme si quelqu’un venait de lâcher un vent ou de raconter une blague particulièrement vulgaire.

— Si j’avais su, je serais allé voir deux films de plus, dis-je en récoltant le regard inexpressif de celui à la coiffure de mouton.

— Je vous présente le Kriminalinspektor Dietz, dit-il.

Le nommé Dietz, qui devait lui être supérieur en grade, était assis sur le bord de mon bureau, les jambes ballantes, son visage affichait une expression fort déplaisante.

— Vous m’excuserez si je ne vais pas chercher mon carnet d’autographes, dis-je en rejoignant Frau Protze près de la fenêtre.

Ma nouvelle secrétaire renifla et enfouit son nez dans un mouchoir qu’elle tira de sa manche.

— Je suis désolée, Herr Gunther, me dit-elle à travers le tissu. Dès qu’ils ont fait irruption dans le bureau, ils ont commencé à tout mettre sens dessus dessous. Quand je leur ai dit que je ne savais pas où vous étiez, ni à quelle heure vous deviez rentrer, ils sont devenus grossiers. Je n’aurais jamais cru que des policiers pouvaient se comporter d’une façon si désagréable.

— Ce ne sont pas des policiers, lui dis-je. Plutôt des biceps en costume. Vous feriez mieux de rentrer chez vous. Nous nous verrons demain.

— Merci, Herr Gunther, dit-elle entre deux hoquets, mais je ne pense pas que je reviendrai. Je ne suis pas faite pour ce travail, je suis désolée.

— Ça ne fait rien, faites comme bon vous semble. Je vous enverrai ce que je vous dois.

Elle hocha la tête, me contourna et sortit précipitamment de la pièce. La tête de mouton ricana et referma la porte d’un coup de pied. J’ouvris la fenêtre.

— Ça ne sent pas très bon ici, dis-je. Peut-on savoir ce que vous faites, à part terroriser les veuves et piquer le fric qui traîne dans les tiroirs ?

Dietz sauta de mon bureau et s’approcha de la fenêtre.

— J’ai entendu parler de toi, Gunther, dit-il en regardant les voitures qui passaient en bas. Comme tu as été flic, je suppose que tu connais la limite que je ne peux pas dépasser. Mais avant ça, je peux faire des tas de choses. Je pourrais te piétiner la gueule jusqu’à ce soir sans même te dire pourquoi. Alors épargne-nous tes conneries, dis-nous ce que tu sais sur Paul Pfarr et ensuite on te laissera tranquille.

— Je sais en tout cas qu’il ne balançait pas ses mégots n’importe où, dis-je. Si vous n’aviez pas mis mon bureau à sac, j’aurais pu vous montrer une lettre de la compagnie d’assurances Germania me demandant de procéder à une enquête sur les causes de l’incendie avant de faire jouer les clauses du contrat.

— On l’a trouvée, cette lettre, fit Dietz. On a trouvé ça aussi, ajouta-t-il en sortant mon arme de sa poche et en la pointant sur mon crâne en manière de plaisanterie.

— J’ai un permis de port.

— Bien sûr, dit-il en souriant, puis il renifla le canon et dit à l’adresse de son collègue : Tu sais quoi, Martins ? À mon avis ce pistolet a été nettoyé tout récemment.

— J’ai les mains propres, dis-je. Je peux vous montrer mes ongles si vous ne me croyez pas.

— Un Walther PPK 9 mm, dit Martins en allumant une cigarette. La même arme qui a tué le pauvre Pfarr et sa femme.

— Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire, fis-je en allant vers le placard à liqueurs.

Je constatai avec soulagement qu’ils n’avaient pas touché à mon whisky.

— C’est vrai, reprit Dietz. On avait oublié que tu avais encore des amis à l’Alex, hein ?

Je me versai un verre, de quoi boire trois gorgées.

— Je croyais qu’on s’était débarrassé de tous ces réactionnaires, dit Martins.

Je considérai la gorgée qui restait au fond du verre :

— Je vous offrirais bien à boire, dis-je, mais ça m’embêterait d’avoir à jeter les verres à la poubelle après.

J’avalai le restant de whisky.

Martins jeta son mégot et fit deux pas dans ma direction, les poings fermés.

— Ce connard a une gueule aussi grande qu’un pif de youpin, éructa-t-il.

Dietz resta immobile, appuyé à la fenêtre, me tournant le dos. Quand il se retourna, il avait les yeux rouges.

— Tu vas me faire perdre patience, tête de mule, dit-il.

— Je ne vous comprends pas, dis-je. Vous avez vu la lettre de l’assurance. Si vous pensez que c’est un faux, téléphonez-leur.

— C’est ce qu’on a fait.

— Alors pourquoi ce cirque ?

Dietz s’approcha de moi et me regarda des pieds à la tête comme si j’étais une crotte de chien, puis il prit ma dernière bouteille de bon whisky, la soupesa et la balança contre le mur au-dessus de mon bureau. Elle se brisa avec le bruit d’une cantine pleine de couverts dévalant un escalier, tandis qu’une puissante odeur d’alcool envahissait la pièce. Dietz réajusta sa veste après sa petite démonstration.

— Nous sommes venus te faire comprendre ton intérêt : tiens-nous informés de ce que tu fais, Gunther. Si tu découvres quoi que ce soit, le plus petit indice, tu ferais mieux de nous avertir. Si j’apprends que tu nous as dissimulé le moindre détail, je t’expédierai tellement vite en KZ que tu en auras les oreilles qui siffleront. (Il se pencha vers moi et je sentis l’odeur de sa transpiration.) Compris, tête de mule ?

— Ne pointe pas ton menton trop loin, Dietz, fis-je, sinon je vais me sentir obligé de te le faire rentrer.

— J’aimerais voir ça, dit-il en souriant. J’aimerais beaucoup te voir essayer. (Il se tourna vers son partenaire.) Allons-y. Sortons avant que je lui éclate les valseuses.

Je finissais de remettre de l’ordre dans mon bureau lorsque le téléphone sonna. C’était Müller, du Berliner Morgenpost. Il s’excusait de ne pas pouvoir me fournir autre chose sur Hermann Six que le résumé des chroniques mondaines.

— Eddie, tu te paies ma tête ou quoi ? Ce type est millionnaire. La moitié de la Ruhr lui appartient. Il se mettrait un doigt dans le cul qu’il trouverait du pétrole. Quelqu’un a certainement découvert des trucs intéressants sur lui.

— C’est vrai, à un moment donné, une journaliste a fait pas mal de recherches sur les gros patrons de la Ruhr comme Krupp, Vœgler, Wolff ou Thyssen. Mais elle a perdu son boulot quand le gouvernement a résolu le problème du chômage. Je vais voir si je peux te trouver son adresse.

— Merci, Eddie. Et sur les Pfarr, tu as appris quelque chose ?

— J’ai eu la confirmation qu’elle allait beaucoup dans les villes d’eaux. Nauheim, Wiesbaden, Bad Homburg, elle a fait trempette partout. Elle a même écrit un article à ce sujet pour Die Frau. Elle était très intéressée par la médecine non traditionnelle. En revanche, je n’ai rien trouvé sur son mari.

— Merci pour ces tuyaux passionnants, Eddie. La prochaine fois, je lirai les potins dans les journaux. Ça t’évitera de chercher.

— Tu trouves que ça ne vaut pas 100 marks, hein ?

— Même pas 50. Trouve-moi cette journaliste et rappelle-moi. Je raccrochai, fermai mon bureau et allai chercher mon jeu de clés et ma boîte de pâte chez le serrurier. Ça vous paraîtra peut-être romanesque, mais j’utilise cette pâte à modeler depuis des années et, sauf si je peux voler l’original de la clé, c’est le meilleur moyen de pouvoir ouvrir les portes. Je ne possède pas de passe capable d’ouvrir n’importe quelle serrure, et à la vérité, ce serait inutile avec les verrous modernes : il n’existe pas d’outil miracle. Ce truc est bon pour les cinéastes amateurs de l’UFA. La plupart du temps, un cambrioleur se contente de scier la tête du verrou, ou bien il perce une série de trous tout autour et enlève un morceau entier de la foutue porte. Ces réflexions me firent penser que j’allais devoir me renseigner sur les artistes capables d’avoir ouvert le coffre des Pfarr. Si les choses s’étaient effectivement passées comme ça. Cela voulait dire qu’il était grand temps d’aller donner sa leçon de chant à certain individu scrofuleux.

Neumann vivait dans un véritable dépotoir sur Admiralstrasse, tout près de Kottbusser Tor. Je me cloutais bien que je ne le trouverais pas chez lui, mais j’essayai tout de même. C’est peu de dire que Kottbusser Tor était un quartier défraîchi : au numéro 43 d’Admiralstrasse, les rats portaient des boules Quies et les cafards étaient tuberculeux. Neumann vivait dans une cave qui donnait derrière, sur la cour. C’était humide. C’était sale. L’odeur était nauséabonde et Neumann n’était pas là.

La concierge était une pute en fin de carrière. Ses cheveux paraissaient aussi naturels qu’un défilé au pas de l’oie dans Wilhelmstrasse, et elle devait avoir la main enfouie dans un gant de boxe lorsqu’elle s’était appliqué son rouge à lèvres. Ses seins ressemblaient à l’arrière train de deux chevaux de trait épuisés. Peut-être avait-elle encore des clients, mais j’en aurais été plus étonné que de voir un Juif acheter du porc dans une boucherie de Nuremberg. Debout sur le seuil de sa loge, nue sous un peignoir crasseux aux pans ouverts, elle ralluma un mégot éteint.

— Je cherche Neumann, dis-je en m’efforçant d’ignorer les deux gants de toilette et la barbe de boyard qu’on exhibait à mon intention : la queue me grattait rien que d’y penser. Je suis un de ses amis.

Elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire et, décidant sans doute que j’en avais assez vu comme ça, referma son peignoir dont elle noua la ceinture.

— Vous êtes flic ? fit-elle en connaisseuse.

— Non, je vous ai dit que j’étais un de ses amis. Elle croisa les bras et s’appuya au chambranle.

— Neumann n’a pas d’amis, dit-elle en examinant ses ongles avant de lever les yeux vers moi, et pour le coup, je ne pus la contredire. À part moi, peut-être, parce que ce pauvre type me fait pitié. Si vous étiez vraiment son ami, vous lui auriez déjà conseillé d’aller voir un docteur. Il est malade de la tête, vous savez.

Elle tira une dernière bouffée de sa cigarette et la balança par-dessus mon épaule.

— Il n’est pas dingue, dis-je. Il a juste un peu tendance à parler tout seul. C’est une manie bizarre, rien de plus.

— Si vous appelez pas ça être dingue, alors je me demande ce qu’il vous faut.

Il y avait aussi du vrai là-dedans.

— Savez-vous quand il doit rentrer ? lui demandai-je.

Elle haussa les épaules. Sa main striée de veines bleues et couverte de bagues en toc saisit ma cravate. Elle tenta un sourire engageant et ne réussit qu’à faire la grimace.

— Peut-être que vous aimeriez l’attendre ici, dit-elle. Avec 20 marks vous pourriez attendre un sacré long moment, vous savez.

Je récupérai ma cravate, sortis mon portefeuille et exhibai un billet de 5 marks.

— C’aurait été avec plaisir, je vous assure, lui dis-je. Malheureusement je suis très pressé. Veuillez dire à Neumann que j’aimerais lui parler. Je m’appelle Gunther, Bernhard Gunther.

— Merci, Bernhard. Vous êtes un vrai gentleman.

— Auriez-vous une idée de l’endroit où il se trouve ?

— Pas plus que vous. Il peut être n’importe où. (Elle haussa les épaules et secoua la tête.) S’il est fauché, il sera au X Bar ou au Rucher. S’il a quelques sous, il aura été grignoter un morceau au Femina ou au café Casanova. (Je m’engageai dans l’escalier.) Si vous ne le trouvez dans aucun de ces endroits, alors essayez au champ de courses.

Elle sortit sur le palier et descendit quelques marches à ma suite. Une fois dans ma voiture, je poussai un soupir de soulagement. Il est toujours délicat de se dépêtrer d’une racoleuse. Elles n’aiment pas voir une bonne occasion leur filer sous le nez.

Je n’accorde pas grande confiance aux experts, et encore moins aux dépositions de témoins. Au fil des années, je suis devenu, concernant mes enquêtes, adepte de la bonne vieille méthode de la preuve indirecte ; elle consiste à démontrer que tel individu a fait telle chose parce qu’il est du genre à la faire. Cette méthode repose naturellement sur l’obtention du plus grand nombre de renseignements possible.

Entretenir un informateur comme Neumann demande confiance et patience. Or, si Neumann n’accorde pas facilement la première, la seconde n’est pas mon fort, surtout avec lui. Neumann est le meilleur informateur que j’aie jamais eu, et ses tuyaux sont généralement fiables. J’étais prêt à tout pour le protéger. Mais ça ne voulait pas dire que lui-même était fiable. Comme tous les indics, il aurait vendu sa propre sœur. Il est très difficile de gagner leur confiance, et plus prudent de ne jamais leur accorder la vôtre.

Je commençai par aller voir au X Bar, un club de jazz illégal dont l’orchestre glissait des morceaux américains au beau milieu de la soupe aryenne ayant l’aval des autorités. Les musiciens se livraient à ces acrobaties avec suffisamment de finesse pour ménager les consciences nazies qu’aurait pu choquer cette musique dite inférieure.

En dépit de son comportement parfois étrange, Neumann était l’individu le plus anonyme et le plus passe-partout qui soit. Cela en faisait un excellent informateur. Il fallait vraiment le chercher pour le remarquer, mais ce soir-là, il n’était pas plus au X Bar qu’à l’Allaverdi ou au Rucker, au cœur du quartier chaud.

La nuit n’était pas encore tombée, mais les fourgueurs de drogue avaient déjà fait leur apparition. Ceux qui étaient pris à vendre de la cocaïne étaient expédiés illico en KZ, et pour ma part, plus ils en prendraient, mieux ce serait ; mais je savais par expérience que ce n’était pas facile de les coincer. Les vendeurs ne transportaient jamais la coke sur eux. Ils la cachaient dans une ruelle ou une entrée d’immeuble proche. Certains d’entre eux se faisaient passer pour des invalides de guerre vendant des cigarettes ; d’autres, véritables invalides de guerre vendant des cigarettes, étaient reconnaissables au brassard jaune à trois points noirs institué à leur intention durant la République de Weimar. Ce brassard ne conférait cependant aucun droit particulier. En principe, seule l’Armée du Salut avait l’autorisation officielle de vendre de menus objets aux coins de rues, mais les lois contre le vagabondage n’étaient appliquées nulle part avec fermeté, sauf dans les quartiers résidentiels visités par les touristes.

— Ssigares ! Ssigarettes !

Ceux qui connaissaient ce « code de la coke » manifestaient leur désir d’acheter en reniflant bruyamment, mais se retrouvaient souvent chez eux avec un sachet de sel ou d’aspirine.

Le Femina, dans Nürnberger Strasse, était l’endroit idéal pour trouver des femmes, à condition de les aimer rubicondes, bien enveloppées, et d’être prêt à dépenser 30 marks pour l’une d’entre elles. Les tables étant reliées par téléphone, les choses étaient grandement facilitées pour les timides, et comme c’était le cas de Neumann, il y venait dès qu’il avait un peu d’argent. Il pouvait commander une bouteille de sekt et inviter une fille à sa table sans avoir à bouger de sa chaise. Un système de pneumatiques était même mis à la disposition de la clientèle, permettant d’expédier de petits cadeaux d’un bout à l’autre de la salle. À part l’argent, tout ce dont un homme avait besoin au Femina, c’était d’une bonne vue.

Je m’assis dans un coin et parcourus le menu. À côté de la carte des boissons figurait une liste des cadeaux que l’on pouvait acheter auprès des serveurs pour les expédier par pneumatique : un poudrier, 1,5 mark ; un étui à boîte d’allumettes, 1 mark ; un flacon de parfum, 5 marks. Mais, à mon avis, l’argent liquide était probablement le meilleur cadeau à faire à la fille qui avait retenu votre attention. Aucune trace de Neumann, mais je décidai de rester un peu au cas où il arriverait. Je fis signe au garçon et commandai une bière.

Le café, ayant aussi des prétentions de cabaret, était animé par une chanteuse aux cheveux orange et à la voix nasillarde, relayée par un comédien chétif dont les sourcils se rejoignaient. Les clients du Femina n’avaient pas l’air de beaucoup apprécier le spectacle : ils riaient pendant les chansons et chantaient quand le comédien débitait ses sketches.

Autour de moi, les faux-cils battaient avec tant de véhémence pour attirer mon attention que j’avais l’impression d’être en plein courant d’air. À quelques tables de la mienne, une femme obèse agita ses doigts boudinés dans ma direction et, prenant mon ricanement pour un sourire, fit mine de s’extirper de son siège. Je laissai échapper un grognement.

— Monsieur ? s’empressa aussitôt un serveur.

Je tirai un billet froissé de ma poche, le posai sur son plateau puis détalai sans même attendre la monnaie.

Une chose me déprime encore plus que de passer la soirée en compagnie d’une femme laide, c’est de la retrouver en face de moi le lendemain matin.

Je pris ma voiture en direction de Potsdamer Platz. Il faisait doux et sec, mais les roulements de tonnerre qui déchiraient le ciel pourpre annonçaient que ce temps clément n’allait pas durer. Je me garai sur Leipziger Platz, devant l’hôtel Palast, où je pénétrai pour appeler l’Adlon.

Benita me dit que Hermine lui avait bien transmis mon message, et que, une demi-heure après mon coup de fil, un homme avait demandé à parler à la princesse indienne. C’est tout ce que je voulais savoir.

J’allai prendre un imperméable et une lampe torche dans ma voiture. Dissimulant la torche sous les pans du vêtement, je parcourus les cinquante mètres qui me séparaient de Potsdamer Platz, dépassai la Compagnie des tramways berlinois et le ministère de l’Agriculture, et me dirigeai vers Columbus Haus. Il y avait des lumières aux cinquième et septième étages, mais le huitième était plongé dans l’obscurité. Je jetai un coup d’œil à travers les épaisses portes vitrées. Un gardien lisait un journal derrière son bureau et, plus loin dans le couloir, une femme passait le carrelage à la cireuse électrique. Il commença à pleuvoir au moment où je tournais dans Hermann Gœring Strasse et prenais l’étroite ruelle menant au parking souterrain situé derrière Columbus Haus.

Deux voitures seulement y étaient garées, une DKW et une Mercedes. Il était peu probable que l’une ou l’autre appartienne au gardien ou à la femme de ménage. Leurs propriétaires devaient encore être au travail dans les bureaux de l’immeuble. Derrière les voitures, une porte métallique grise marquée « service » était éclairée par une ampoule fixée au-dessus. La porte, dépourvue de poignée, était verrouillée. Je présumai qu’il s’agissait d’une fermeture automatique qu’on ouvrait par un loquet de l’intérieur, et avec une clé de l’extérieur. À mon avis, il y avait de grandes chances pour que la femme de ménage quitte l’immeuble par cette porte.

J’actionnai distraitement les poignées de portières des deux voitures. La Mercedes n’était pas verrouillée. Je m’assis derrière le volant et tâtonnai à la recherche de la manette des phares. Les deux puissantes ampoules trouèrent l’obscurité comme les projecteurs d’un meeting à Nuremberg. J’attendis. Au bout de quelques minutes, désœuvré, j’ouvris la boîte à gants. J’en sortis une carte routière, un sachet de bonbons à la menthe et une carte d’adhérent du Parti avec ses timbres de cotisation à jour. Il était au nom de Henning Peter Manstein. Son numéro de membre du Parti était relativement bas, ce qui contredisait la jeunesse du visage figurant sur le cliché de la page 9. Il y avait un véritable trafic pour se procurer des numéros d’adhésion les plus anciens possibles, et il ne faisait aucun doute que c’est par ce moyen que Manstein s’était procuré le sien. Un numéro ancien était en effet essentiel pour une ascension politique rapide. Manstein était, lui aussi, une Violette de Mars jeune et affamée.

Un quart d’heure passa avant que je n’entende s’ouvrir la porte de service. Je bondis hors de la voiture. Si c’était Manstein qui arrivait, j’aurais intérêt à courir vite. Une flaque de lumière inonda le sol du garage lorsque la porte s’ouvrit, et je vis apparaître la silhouette de la femme de ménage.

— Retenez la porte ! criai-je en éteignant les phares de la Mercedes. J’ai oublié quelque chose dans mon bureau. Vous tombez bien, je n’avais pas envie de faire le tour à pied.

Elle s’immobilisa, embarrassée, retenant la porte pendant que je m’approchais. Lorsque je fus à sa hauteur, elle s’effaça.

— Eh bien, moi, je viens tous les jours à pied de Nollendorf Platz. Je n’ai pas les moyens d’avoir une voiture.

Je lui adressai un sourire niais, comme celui que devait avoir Manstein.

— Merci beaucoup, dis-je.

Je m’adressai à mi-voix des reproches pour ma distraction. La femme hésita un instant, puis se décida à me confier la porte. Je pénétrai à l’intérieur et laissai le panneau se refermer. J’entendis le clic sonore de la fermeture automatique.

Après avoir franchi deux autres portes pourvues de hublots à la hauteur des yeux, je débouchai dans un long couloir violemment éclairé dans lequel s’alignaient des piles de cartons. Il y avait bien un ascenseur tout au bout, mais il m’aurait été impossible de l’utiliser sans alerter le gardien. Je m’assis sur les marches, ôtai mes chaussettes et mes chaussures, que je remis dans l’ordre inverse, chaussettes par-dessus les chaussures. C’est un vieux truc de cambrioleur destiné à étouffer le son des semelles de cuir sur une surface dure. Je me relevai et entamai la longue ascension.

Lorsque j’atteignis le huitième étage, mon cœur battait à tout rompre en raison de l’effort, mais aussi de la respiration silencieuse que je m’étais imposée. Je m’immobilisai quelques instants au coin de l’escalier, l’oreille aux aguets, mais aucun bruit ne parvenait des bureaux contigus à celui de Jeschonnek. À l’aide de ma torche, j’éclairai les deux extrémités du couloir, m’approchai de sa porte et m’agenouillai pour repérer un éventuel fil électrique indiquant la présence d’une alarme. Il n’y en avait pas. J’essayai une des deux clés, puis l’autre. Celle-ci tournant presque, je la ressortis de la serrure et en polis les bords à l’aide d’une petite lime. La porte s’ouvrit à la seconde tentative. J’entrai et verrouillai derrière moi au cas où le gardien ferait une ronde. Je dirigeai le faisceau de ma torche sur le bureau du secrétaire, sur les photos au mur, et enfin sur la porte menant au bureau privé de Jeschonnek. La clé l’ouvrit sans aucune résistance. Bénissant mentalement mon serrurier, je me dirigeai d’abord vers la fenêtre. L’enseigne au néon fixée sur le toit de Pschorr Haus baignait la pièce d’une lumière rougeâtre, de sorte que ma torche se révélait inutile. Je l’éteignis.

Je m’assis au bureau et me demandai ce que je devais chercher. Les tiroirs n’étaient pas fermés à clé, mais ils ne contenaient rien d’intéressant. Je ressentis une vive excitation en tombant sur un carnet d’adresses relié de cuir rouge. Toutefois, le parcourant de bout en bout, je ne reconnus qu’un seul nom, celui de Hermann Gœring, mais par l’intermédiaire de Gerhard von Greis, avec une adresse dans Derfflingerstrasse. Me souvenant que Weizmann, le brocanteur juif, avait mentionné que le gros Hermann utilisait parfois un agent pour acheter des pierres précieuses, je recopiai l’adresse de von Greis sur un bout de papier et je le mis dans ma poche.

Le placard à fichiers n’était pas fermé non plus, mais je n’y trouvai rien. Il ne renfermait que des catalogues de pierres précieuses et semi-précieuses, des horaires de la Lufthansa, de nombreux formulaires de change, quelques factures et contrats d’assurances, dont un de la compagnie Germania.

Pendant ce temps, dans un coin de la pièce, le gros coffre inexpugnable me regardait faire, se moquant de mes tentatives dérisoires pour percer les secrets de Jeschonnek, en admettant qu’il en ait eu. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi le bureau n’était pas équipé d’une alarme : il aurait fallu un plein camion de dynamite pour ouvrir ce coffre. Il ne me restait plus grand-chose à inspecter, à part la corbeille à papiers. J’en vidai le contenu sur le bureau : un emballage de chewing-gum Wrigley, le Beobachter du jour, deux souches de tickets du théâtre Lessing, un bon de caisse des grands magasins KDW et plusieurs bouts de papier roulés en boule. Je les repassai du flanc de la main. Sur l’un d’eux figurait le numéro de l’hôtel Adlon, avec dessous les mots « princesse Mushti » suivis d’un point d’interrogation, le tout biffé plusieurs fois ; à côté, je lus mon propre nom. Un autre numéro de téléphone était inscrit à côté de mon nom, entouré d’un entrelacs de lignes qui le faisait ressembler à quelque enluminure d’un parchemin médiéval. Ce numéro, à part le fait qu’il était de la partie occidentale de la ville, m’intriguait. Je décrochai le téléphone.

— Quel numéro, je vous prie ? fit l’opératrice.

— J 1-90-33.

— Je vous passe la communication dans un instant.

Il y eut un bref silence, puis je perçus une sonnerie au bout du fil.

J’ai en général une excellente mémoire des visages et des voix, mais il m’aurait fallu plusieurs minutes pour reconnaître l’intonation cultivée et le léger accent de Francfort qui caractérisaient celle de mon interlocuteur. Il m’épargna lui-même cet effort en déclinant son nom après avoir récité son numéro.

— Désolé, marmonnai-je en déformant ma voix. Je dois avoir fait une erreur.

Mais en reposant l’appareil, je savais que j’avais tapé dans le mille.