SGANARELLE.
Vous vous moquez, monsieur Gorgibus; n'est-ce pas assez que je lui pardonne? je ne le veux jamais voir.
GORGIBUS.
Mais, monsieur, pour l'amour de moi.
SGANARELLE.
Je ne vous saurois rien refuser: dites-lui qu'il descende.
Pendant que Gorgibus entre dans la maison par la porte, Sganarelle y rentre par la fenêtre.
GORGIBUS, à la fenêtre.
Voilà votre frère qui vous attend là-bas: il m'a promis qu'il fera tout ce que vous voudrez.
SGANARELLE, à la fenêtre.
Monsieur Gorgibus, je vous prie de le faire venir ici; je vous conjure que ce soit en particulier que je lui demande pardon, parce que sans doute, il me ferait cent hontes, cent opprobres devant tout le monde.
Gorgibus sort de sa maison par la porte, et Sganarelle par la fenêtre.
GORGIBUS.
Oui-da, je m'en vais lui dire... Monsieur, il dit qu'il est honteux et qu'il vous prie d'entrer, afin qu'il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer; je vous supplie de ne me pas refuser, et de me donner ce contentement.
SGANARELLE.
Il n'y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction: vous allez entendre de quelle manière je vais le traiter. (A la fenêtre.) Ah! te voilà, coquin!—Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu'il n'y a pas de ma faute.—Pilier de débauche, coquin, va, je t'apprendrai à venir avoir la hardiesse d'importuner monsieur Gorgibus, de lui rompre la tête de tes sottises!—Monsieur mon frère...—Tais-toi, te dis-je.—Je ne vous désoblig...—Tais-toi, coquin!
GROS-RENÉ.
Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent?
GORGIBUS.
C'est le médecin et Narcisse son frère; ils avoient quelque différend, et ils font leur accord.
GROS-RENÉ.
Le diable emporte! ils ne sont qu'un.
SGANARELLE, à la fenêtre.
Ivrogne que tu es, je t'apprendrai à vivre! Comme il baisse la vue! il voit bien qu'il a failli, le pendard! Ah! l'hypocrite, comme il fait le bon apôtre!
GROS-RENÉ.
Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu'il fasse mettre son frère à la fenêtre.
GORGIBUS.
Oui-da... Monsieur le médecin, je vous prie de faire paroître votre frère à la fenêtre.
SGANARELLE, de la fenêtre.
Il est indigne de la vue des gens d'honneur, et puis je ne le saurois souffrir auprès de moi.
GORGIBUS.
Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m'avez faites.
SGANARELLE, de la fenêtre.
En vérité, monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi, que je ne vous puis rien refuser. Montre-toi, coquin! (Après avoir disparu un moment, il se remontre en habit de valet.) Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. ((Il disparoît encore, et reparoît aussitôt en robe de médecin[9].) Eh bien, avez-vous vu cette image de la débauche?
GROS-RENÉ.
Ma foi, ils ne sont qu'un; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble.
GORGIBUS.
Mais faites-moi la grâce de le faire paroître avec vous, et de l'embrasser devant moi à la fenêtre.
SGANARELLE, de la fenêtre.
C'est une chose que je refuserois à tout autre qu'à vous, mais, pour vous montrer que je veux tout faire pour l'amour de vous, je m'y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu'il vous demande pardon de toutes les peines qu'il vous a données.—Oui, monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de monsieur Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n'aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s'est passé.
Il embrasse son chapeau et sa fraise, qu'il a mis au bout de son coude.
GORGIBUS.
Eh bien, ne les voilà pas tous deux?
GROS-RENÉ.
Ah! par ma foi, il est sorcier.
SGANARELLE, sortant de la maison, en médecin.
Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends; je n'ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu'il me fait honte; je ne voudrois pas qu'on le vît en ma compagnie, dans la ville où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre serviteur, etc.
Il feint de s'en aller, et, après avoir mis bas sa robe, rentre dans la maison par la fenêtre.
GORGIBUS.
Il faut que j'aille délivrer ce pauvre garçon; en vérité, s'il lui a pardonné, ce n'a pas été sans le bien maltraiter.
Il entre dans sa maison, et en sort avec Sganarelle en habit de valet.
SGANARELLE.
Monsieur, je vous remercie de la peine que vous avez prise, et de la bonté que vous avez eue, je vous en serai obligé toute ma vie.
GROS-RENÉ.
Où pensez-vous que soit à présent le médecin?
GORGIBUS.
Il s'en est allé.
GROS-RENÉ, qui a ramassé la robe de Sganarelle.
Je le tiens sous mon bras. Voilà le coquin qui faisoit le médecin, et qui vous trompe. Cependant qu'il vous trompe et joue la farce chez vous, Valère et votre fille sont ensemble, qui s'en vont à tous les diables.
GORGIBUS.
Oh! que je suis malheureux! mais tu seras pendu, fourbe, coquin!
SGANARELLE.
Monsieur, qu'allez-vous faire de me pendre? Écoutez un mot, s'il vous plaît. Il est vrai que c'est par mon invention que mon maître est avec votre fille; mais, en le servant, je ne vous ai point désobligé: c'est un parti sortable pour elle, tant pour la naissance que pour les biens. Croyez-moi, ne faites point un vacarme qui tourneroit à votre confusion, et envoyez à tous les diables ce coquin-là avec Villebrequin. Mais voici nos amans.
SCÈNE XVI.—VALÈRE, LUCILE, GORGIBUS, SGANARELLE.
VALÈRE.
Nous nous jetons à vos pieds.
GORGIBUS.
Je vous pardonne, et suis heureusement trompé par Sganarelle, ayant un si brave gendre. Allons tous faire noces, et boire à la santé de toute la compagnie.
FIN DU MÉDECIN VOLANT.
LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ
COMÉDIE
Le jeune Poquelin sortait du collége des jésuites et des leçons de Gassendi. Frais émoulu de ses classes, il riait, avec Bernier et Chapelle, du Ferio Darii Bamalipton et de l'inutile parlage des docteurs scolastiques; il leur préférait, au grand scandale de sa famille, Tabarin et Guillot Gorju.
Le canevas qui nous est parvenu sous le titre de la Jalousie du Barbouillé n'est qu'une imitation servile de ces farces qui éveillaient son génie. L'art y manque; l'incisive vigueur de Molière s'y annonce. On y voit la bourgeoise dominant son mari de toute la force de sa finesse et de toute l'autorité de son sang-froid: la femme de Georges Dandin apparaît. Pour but de sa colère et de sa satire, Molière a déjà choisi la formule inutile de la science et les vaines draperies de la rhétorique.
Sans doute cette facétie fut l'une des premières que représenta la troupe des enfants de famille dirigée par Molière, et qui, sous le nom de l'Illustre théâtre, alla s'établir à la porte de Nesle.
«J'ai ouï dire à des gens agez, raconte Perrault, qu'ils avoient veu le théâtre de la comédie de Paris de la même structure et avec les mêmes décorations que celui des danseurs du pont Neuf; que la comédie se jouoit en plein air et en plein jour; que le bouffon de la troupe se promenoit par la ville avec un tambour pour avertir qu'on alloit commencer. Les pièces qui nous restent de ce temps-là sont de la mesme beauté que le lieu où l'on en faisoit la représentation. Ensuite on les joua à la chandelle, et le théâtre fut orné de tapisseries qui donnoient des entrées et des sorties aux acteurs par l'endroit où elles se joignoient l'une à l'autre.
»Ces entrées et ces sorties estoient fort incommodes, et mettoient souvent en désordre les coeffures des comédiens, parce que, ne s'ouvrant que fort peu en haut, elles retomboient rudement sur eux quand ils entroient ou quand ils sortoient. Toute la lumière consistoit d'abord en quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries; mais comme elles n'éclairoient les acteurs que par derrière et un peu sur les côtés, ce qui les rendoit presque tout noirs, on s'avisa de faire des chandeliers avec deux lattes mises en croix portant chacun quatre chandelles, pour mettre au-devant du théâtre. Ces chandeliers, suspendus grossièrement avec des cordes et des poulies apparentes, se haussoient et se baissoient sans artifice et par main d'homme, pour les allumer et les moucher. La symphonie estoit d'une flute et d'un tambour, ou de deux méchans violons au plus.»
Telle était, à peu de chose près, la mise en scène des jeunes acteurs de la porte de Nesle. Par économie, probablement, le chef de la troupe, Poquelin, se couvrait ou se barbouillait le visage de farine, comme le faisait Gros-Guillaume, le Fariné de l'hôtel de Bourgogne. Il ne serait pas impossible que deux autres canevas ou farces jouées par sa troupe à Paris, et dont le titre seul nous est parvenu, le Docteur pédant (18 juin 1660), et la Jalousie du Gros-René (15 avril 1663), fussent identiques, sauf le titre, à la Jalousie du Barbouillé.
Le persécuteur des faux docteurs, des faux médecins, des avocats, des scolastiques, de tous ceux qui sacrifient aux mots la réalité de la vie, prend déjà les armes.
Il n'a que vingt ans: la guerre commence.
- PERSONNAGES
- LE BARBOUILLÉ,[10] mari d'Angélique.
- LE DOCTEUR.
- ANGÉLIQUE, fille de Gorgibus.
- VALÈRE, amant d'Angélique.
- CATHAU, suivante d'Angélique.
- GORGIBUS, père d'Angélique.
- VILLEBREQUIN.
- LA VALLÉE.
SCÈNE I.—LE BARBOUILLÉ, seul.
Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes! J'ai une femme qui me fait enrager: au lieu de me donner du soulagement, et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt fois le jour; au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens. Ah! pauvre Barbouillé, que tu es misérable! Il faut pourtant la punir. Si tu la tuois... l'intention ne vaut rien, car tu serois pendu. Si tu la faisois mettre en prison... la carogne en sortiroit avec son passe-partout. Que diable faire donc? Mais voilà monsieur le docteur qui passe par ici, il faut que je lui demande un bon conseil sur ce que je dois faire.
SCÈNE II.—LE DOCTEUR, LE BARBOUILLÉ.
LE BARBOUILLÉ.
Je m'en allois vous chercher pour vous faire une prière sur une chose qui m'est d'importance.
LE DOCTEUR.
Il faut que tu sois bien malappris, bien lourdaud, et bien mal morigéné, mon ami, puisque tu m'abordes sans ôter ton chapeau, sans observer rationem loci, temporis et personæ. Quoi! débuter par un discours mal digéré, au lieu de dire: Salve, vel salvus sis, doctor doctorum eruditissime. Eh! pour qui me prends-tu, mon ami?
LE BARBOUILLÉ.
Ma foi, excusez-moi, c'est que j'avois l'esprit en écharpe, et je ne songeois pas à ce que je faisois; mais je sais bien que vous êtes galant homme.
LE DOCTEUR.
Sais-tu bien d'où vient le mot galant homme?
LE BARBOUILLÉ.
Qu'il vienne de Villejuif ou d'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère.
LE DOCTEUR.
Sache que le mot galant homme vient d'élégant: prenant le g et l'a de la dernière syllabe, cela fait ga, et puis, prenant l, ajoutant un a et les deux dernières lettres, cela fait galant, et puis, ajoutant homme, cela fait galant homme. Mais, encore, pour qui me prends-tu?
LE BARBOUILLÉ.
Je vous prends pour un docteur. Or çà, parlons un peu de l'affaire que je veux vous proposer; il faut que vous sachiez...
LE DOCTEUR.
Sache auparavant que je ne suis pas seulement une fois docteur, mais que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et dix fois docteur: 1o parce que, comme l'unité est la base, le fondement et le premier de tous les nombres, aussi, moi, je suis le premier de tous les docteurs, le docte des doctes; 2o parce qu'il y a deux facultés nécessaires pour la parfaite connoissance de toutes choses, le sens et l'entendement; et, comme je suis tout sens et tout entendement, je suis deux fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
D'accord. C'est que...
LE DOCTEUR.
3o Parce que le nombre de trois est celui de la perfection, selon Aristote; et, comme je suis parfait et que toutes mes productions le sont aussi, je suis trois fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Eh bien, monsieur le docteur...
LE DOCTEUR.
4o Parce que la philosophie a quatre parties, la logique, la morale, la physique et la métaphysique; et, comme je les possède toutes quatre, et que je suis parfaitement versé en icelles, je suis quatre fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Que diable, je n'en doute pas. Écoutez-moi donc.
LE DOCTEUR.
5o Parce qu'il y a cinq universaux[11], le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident, sans la connoissance desquels il est impossible de faire aucun bon raisonnement; et, comme je m'en sers avec avantage et que j'en connois l'utilité, je suis cinq fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Il faut que j'aie bonne patience.
LE DOCTEUR.
6o Parce que le nombre de six est le nombre du travail; et, comme je travaille incessamment pour ma gloire, je suis six fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Oh! parle tant que tu voudras!
LE DOCTEUR.
7o Parce que le nombre de sept est le nombre de la félicité; et, comme je possède une parfaite connoissance de tout ce qui peut rendre heureux, et que je le suis en effet par mes talens, je me sens obligé de dire de moi-même: O ter quaterque beatum! 8o parce que le nombre de huit est le nombre de la justice à cause de l'égalité qui se rencontre en lui, et que la justice et la prudence avec lesquelles je mesure et pèse toutes mes actions me rendent huit fois docteur; 9o parce qu'il y a neuf Muses, et que je suis également chéri d'elles; 10o parce que, comme on ne peut passer le nombre de dix sans faire une répétition des autres nombres, et qu'il est le nombre universel, aussi, quand on m'a trouvé, on a trouvé le docteur universel, je contiens en moi tous les autres docteurs. Ainsi tu vois par des raisons plausibles, vraies, démonstratives et convaincantes, que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix fois docteur.
LE BARBOUILLÉ.
Que diable est ceci? je croyois trouver un homme bien savant, qui me donneroit un bon conseil, et je trouve un ramoneur de cheminées, qui, au lieu de me parler, s'amuse à jouer à la mourre[12]. Un, deux, trois, quatre...; ah, ah, ah! Oh bien! ce n'est pas cela; c'est que je vous prie de m'écouter, et croyez que je ne suis pas un homme à vous faire perdre vos peines, et que, si vous me satisfaites sur ce que je veux de vous, je vous donnerai ce que vous voudrez, de l'argent, si vous en voulez.
LE DOCTEUR.
Eh! de l'argent?
LE BARBOUILLÉ.
Oui, de l'argent, et toute autre chose que vous pourriez demander.
LE DOCTEUR, troussant sa robe derrière son cul.
Tu me prends donc pour un homme à qui l'argent fait tout faire, pour un homme attaché à l'intérêt, pour une âme mercenaire? Sache, mon ami, que, quand tu me donnerois une bourse pleine de pistoles, et que cette bourse seroit dans une riche boîte, cette boîte dans un étui précieux, cet étui dans un coffre admirable, ce coffre dans un cabinet curieux, ce cabinet dans une chambre magnifique, cette chambre dans un appartement agréable, cet appartement dans un château pompeux, ce château dans une citadelle incomparable, cette citadelle dans une ville célèbre, cette ville dans une île fertile, cette île dans une province opulente, cette province dans une monarchie florissante, cette monarchie dans tout le monde; et que tout le monde où seroit cette monarchie florissante, où seroit cette province opulente, où seroit cette île fertile, où seroit cette ville célèbre, où seroit cette citadelle incomparable, où seroit ce château pompeux, où seroit cet appartement agréable, où seroit ce cabinet curieux, où seroit ce coffre admirable, où seroit cet étui précieux, où seroit cette riche boîte dans laquelle seroit enfermée la bourse pleine de pistoles, que je me soucierois aussi peu de ton argent et de toi que de cela.
Il s'en va.
LE BARBOUILLÉ.
Ma foi, je m'y suis mépris: à cause qu'il est vêtu comme un médecin, j'ai cru qu'il lui falloit parler d'argent; mais, puisqu'il n'en veut point, il n'y a rien de plus aisé que de le contenter: je m'en vais courir après lui.
Il sort.
SCÈNE III.—ANGÉLIQUE, VALÈRE, CATHAU.
ANGÉLIQUE.
Monsieur, je vous assure que vous m'obligerez beaucoup de me tenir quelquefois compagnie: mon mari est si mal bâti, si débauché, si ivrogne, que ce m'est un supplice d'être avec lui, et je vous laisse à penser quelle satisfaction on peut avoir d'un rustre comme lui.
VALÈRE.
Mademoiselle, vous me faites trop d'honneur de me vouloir souffrir. Je vous promets de contribuer de tout mon pouvoir à votre divertissement; et, puisque vous témoignez que ma compagnie ne vous est point désagréable, je vous ferai connoître, par mes empressemens, combien j'ai de joie de la bonne nouvelle que vous m'apprenez.
CATHAU.
Ah! changez de discours, voyez porte-guignon[13] qui arrive.
SCÈNE IV.—LE BARBOUILLÉ, VALÈRE, ANGÉLIQUE, CATHAU.
VALÈRE.
Mademoiselle, je suis au désespoir de vous apporter de si méchantes nouvelles; mais aussi bien les auriez-vous apprises de quelque autre; et, puisque votre frère est fort malade...
ANGÉLIQUE.
Monsieur, ne m'en dites pas davantage; je suis votre servante, et vous rends grâce de la peine que vous avez prise.
LE BARBOUILLÉ.
Ma foi, sans aller chez le notaire, voilà le certificat de mon cocuage. Ah, ah! madame la carogne, je vous trouve avec un homme, après toutes les défenses que je vous ai faites, et vous me voulez envoyer de Gemini en Capricorne[14].
ANGÉLIQUE.
Eh bien, faut-il gronder pour cela? Ce monsieur vient de m'apprendre que mon frère est bien malade: où est le sujet de querelle?
CATHAU.
Ah! le voilà venu; je m'étonnois bien si nous aurions longtemps du repos.
LE BARBOUILLÉ.
Vous vous gâtez, par ma foi, toutes deux, mesdames les carognes: toi, Cathau, tu corromps ma femme; depuis que tu la sers, elle ne vaut pas la moitié de ce qu'elle valoit.
CATHAU.
Vraiment oui, vous la baillez bonne.
ANGÉLIQUE.
Laisse là cet ivrogne; ne vois-tu pas qu'il est si soûl qu'il ne sait ce qu'il dit?
SCÈNE V.—GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, CATHAU, LE BARBOUILLÉ.
GORGIBUS.
Ne voilà pas encore mon maudit gendre qui querelle ma fille!
VILLEBREQUIN.
Il faut savoir ce que c'est.
GORGIBUS.
Eh quoi! toujours se quereller! vous n'aurez pas la paix dans votre ménage?
LE BARBOUILLÉ.
Cette coquine-là m'appelle ivrogne. (A Angélique.) Tiens, je suis bien tenté de te bailler une quinte major[15], en présence de tes parents.
GORGIBUS.
Au diable l'escarcelle, si vous l'aviez fait.
ANGÉLIQUE.
Mais aussi c'est lui qui commence toujours à...
CATHAU.
Que maudite soit l'heure où vous avez choisi ce grigou!
VILLEBREQUIN.
Allons, taisez-vous! la paix!
SCÈNE VI.—GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, CATHAU, LE BARBOUILLÉ, LE DOCTEUR.
LE DOCTEUR.
Qu'est ceci? quel désordre! quelle querelle! quel grabuge! quel vacarme! quel bruit! quel différend! quelle combustion! Qu'y a-t-il, messieurs? qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Çà, çà, voyons s'il n'y a pas moyen de vous mettre d'accord; que je sois votre pacificateur, que j'apporte l'union chez vous.
GORGIBUS.
C'est mon gendre et ma fille qui ont eu bruit ensemble.
LE DOCTEUR.
Et qu'est-ce que c'est? voyons, dites-moi un peu la cause de leur différend.
GORGIBUS.
Monsieur...
LE DOCTEUR.
Mais en peu de paroles.
GORGIBUS.
Oui-da: mettez donc votre bonnet.
LE DOCTEUR.
Savez-vous d'où vient le mot bonnet?
GORGIBUS.
Nenni.
LE DOCTEUR.
Cela vient de bonum est, bon est, voilà qui est bon, parce qu'il garantit des catarrhes et fluxions.
GORGIBUS.
Ma foi, je ne savois pas cela.
LE DOCTEUR.
Dites donc vite cette querelle.
GORGIBUS.
Voici ce qui est arrivé.
LE DOCTEUR.
Je ne crois pas que vous soyez homme à me tenir longtemps, puisque je vous en prie. J'ai quelques affaires pressantes qui m'appellent à la ville; mais, pour remettre la paix dans votre famille, je veux bien m'arrêter un moment.
GORGIBUS.
J'aurai fait en un moment.
LE DOCTEUR.
Soyons donc bref.
GORGIBUS.
Voilà qui est fait incontinent.
LE DOCTEUR.
Il faut avouer, monsieur Gorgibus, que c'est une belle qualité que de dire les choses en peu de paroles, et que les grands parleurs, au lieu de se faire écouter, se rendent le plus souvent si importuns, qu'on ne les entend point. Virtutem primam esse puta compescere linguam. Oui, la plus belle qualité d'un honnête homme, c'est de parler peu.
GORGIBUS.
Vous saurez donc...
LE DOCTEUR.
Socrate recommandait trois choses fort soigneusement à ses disciples: la retenue dans les actions, la sobriété dans le manger, et de dire les choses en peu de paroles. Commencez donc, monsieur Gorgibus.
GORGIBUS.
C'est ce que je veux faire.
LE DOCTEUR.
En peu de mots, sans façon, sans vous amuser à beaucoup de discours, tranchez-moi d'un apophthegme, vite, vite, monsieur Gorgibus, dépêchons, évitez la prolixité.
GORGIBUS.
Laissez-moi donc parler.
LE DOCTEUR.
Monsieur Gorgibus, touchez là, vous parlez trop; il faut que quelque autre me dise la cause de leur querelle.
VILLEBREQUIN.
Monsieur le docteur, vous saurez que...
LE DOCTEUR.
Vous êtes un ignorant, un indocte, un homme ignare de toutes les bonnes disciplines, un âne en bon français. Eh quoi! vous commencez la narration sans avoir fait un mot d'exorde! Il faut que quelque autre me conte le désordre. Mademoiselle, contez-moi un peu le détail de ce vacarme.
ANGÉLIQUE.
Voyez-vous bien là mon gros coquin, mon sac à vin de mari?
LE DOCTEUR.
Doucement, s'il vous plaît; parlez avec respect de votre époux, quand vous êtes devant la moustache d'un docteur comme moi.
ANGÉLIQUE.
Ah! vraiment oui, docteur! Je me moque bien de vous et de votre doctrine, et je suis docteur quand je veux.
LE DOCTEUR.
Tu es docteur quand tu veux? Ouais! Je pense que tu es un plaisant docteur. Tu as la mine de suivre fort ton caprice: des parties d'oraison, tu n'aimes que la conjonction; des genres, que le masculin; des déclinaisons, le génitif; de la syntaxe, mobile cum fixo; et enfin de la quantité, tu n'aimes que le dactyle, quia constat ex una longa et duabus brevibus. Venez çà, vous, dites-moi un peu quelle est la cause, le sujet de votre combustion.
LE BARBOUILLÉ.
Monsieur le docteur...
LE DOCTEUR.
Voilà qui est bien commencé: monsieur le docteur, ce mot a quelque chose de doux à l'oreille, quelque chose plein d'emphase: monsieur le docteur!
LE BARBOUILLÉ.
A la mienne volonté...
LE DOCTEUR.
Voilà qui est bien... à la mienne volonté! La volonté présuppose le souhait, le souhait présuppose des moyens pour arriver à ses fins, et la fin présuppose un objet. Voilà qui est bien... à la mienne volonté!
LE BARBOUILLÉ.
J'enrage!
LE DOCTEUR.
Otez-moi ce mot, j'enrage; voilà un terme bas et populaire.
LE BARBOUILLÉ.
Eh! monsieur le docteur, écoutez-moi, de grâce!
LE DOCTEUR.
Audi, quæso, auroit dit Cicéron.
LE BARBOUILLÉ.
Oh! ma foi, si se rompt, si se casse, ou si se brise, je ne m'en mets guère en peine; mais tu m'écouteras, ou je te vais casser ton museau doctoral. Eh! que diable donc est ceci?
LE BARBOUILLÉ, ANGÉLIQUE, GORGIBUS, CATHAU, VILLEBREQUIN, voulant dire la cause de la querelle, et LE DOCTEUR disant que la paix est une belle chose, parlent tous à la fois. Au milieu de tout ce bruit, le Barbouillé attache le Docteur par le pied et le fait tomber; le Docteur se doit laisser tomber sur le dos: le Barbouillé l'entraîne par la corde qu'il lui a attachée au pied, et, pendant qu'il l'entraîne, le Docteur doit toujours parler, et compter par ses doigts toutes ses raisons, comme s'il n'étoit point à terre.—Le Barbouillé et le Docteur disparoissent.
GORGIBUS.
Allons, ma fille, retirez-vous chez vous, et vivez bien avec votre mari.
VILLEBREQUIN.
Adieu, serviteur et bonsoir.
Villebrequin, Gorgibus et Angélique s'en vont.
SCÈNE VII.—VALÈRE, LA VALLÉE.
VALÈRE.
Monsieur, je vous suis obligé du soin que vous avez pris, et je vous promets de me rendre dans une heure à l'assignation que vous me donnez.
LA VALLÉE.
Cela ne peut se différer; et, si vous tardez d'un quart d'heure, le bal sera fini dans un moment: vous n'aurez pas le bien d'y voir celle que vous aimez, si vous n'y venez tout présentement.
VALÈRE.
Allons donc ensemble de ce pas.
Ils s'en vont.
SCÈNE VIII.—ANGÉLIQUE, seule.
Cependant que mon mari n'y est pas, je vais faire un tour à un bal que donne une de mes voisines. Je serai revenue auparavant lui, car il est quelque part au cabaret; il ne s'apercevra pas que je suis sortie. Ce maroufle-là me laisse toute seule à la maison, comme si j'étais son chien.
Elle s'en va.
SCÈNE IX.—LE BARBOUILLÉ, seul.
Je savois bien que j'aurois raison de ce diable de docteur et de sa fichue doctrine. Au diable l'ignorant! j'ai bien envoyé toute sa science par terre. Il faut pourtant que j'aille un peu voir si ma bonne ménagère m'aura fait à souper.
Il entre.
SCÈNE X.—ANGÉLIQUE, seule.
Que je suis malheureuse! j'ai resté trop tard, l'assemblée est finie; je suis arrivée justement comme tout le monde sortoit; mais il n'importe, ce sera pour une autre fois. Je m'en vais cependant au logis comme si de rien n'étoit. Ouais! la porte est fermée! Cathau, Cathau!
SCÈNE XI.—LE BARBOUILLÉ, à la fenêtre, ANGÉLIQUE.
LE BARBOUILLÉ.
Cathau, Cathau! Eh bien, qu'a-t-elle fait, Cathau? et d'où venez-vous, madame la carogne, à l'heure qu'il est, et par le temps qu'il fait?
ANGÉLIQUE.
D'où je viens? ouvre-moi seulement, et je te le dirai après.
LE BARBOUILLÉ.
Oui, ah! ma foi, tu peux aller coucher là d'où tu viens, ou, si tu l'aimes mieux, dans la rue; je n'ouvre point à une coureuse comme toi. Comment diable! être toute seule à l'heure qu'il est! Je ne sais si c'est imagination, mais mon front m'en paroît plus rude de moitié.
ANGÉLIQUE.
Eh bien, pour être toute seule, qu'en veux-tu dire? Tu me querelles quand je suis en compagnie: comment donc faut-il faire?
LE BARBOUILLÉ.
Il faut être retirée à la maison, donner ordre au souper, avoir soin du ménage, des enfants; mais, sans tant de discours inutiles, adieu, bonsoir, va-t'en au diable, et me laisse en repos.
ANGÉLIQUE.
Tu ne veux pas m'ouvrir?
LE BARBOUILLÉ.
Non, je n'ouvrirai pas.
ANGÉLIQUE.
Eh! mon pauvre petit mari, je t'en prie, ouvre-moi, mon cher petit cœur.
LE BARBOUILLÉ.
Ah! crocodile! ah! serpent dangereux! tu me caresses pour me trahir.
ANGÉLIQUE.
Ouvre, ouvre donc!
LE BARBOUILLÉ.
Adieu, vade retro, Satanas!
ANGÉLIQUE.
Quoi! tu ne m'ouvriras pas?
LE BARBOUILLÉ.
Non.
ANGÉLIQUE.
Et tu n'as point de pitié de ta femme qui t'aime tant?
LE BARBOUILLÉ.
Non, je suis inflexible; tu m'as offensé, je suis vindicatif comme tous les diables; c'est-à-dire bien fort, je suis inexorable.
ANGÉLIQUE.
Sais-tu bien que, si tu me pousses à bout et que tu me mettes en colère, je ferai quelque chose dont tu te repentiras?
LE BARBOUILLÉ.
Et que feras-tu, bonne chienne?
ANGÉLIQUE.
Tiens, si tu ne m'ouvres, je m'en vais me tuer devant la porte: mes parents, qui sans doute viendront ici auparavant de se coucher, pour savoir si nous sommes bien ensemble, me trouveront morte, et tu seras pendu.
LE BARBOUILLÉ.
Ah, ah, ah, ah, la bonne bête! et qui y perdra le plus de nous deux? Va, va, tu n'es pas si sotte que de faire ce coup-là.
ANGÉLIQUE.
Tu ne le crois donc pas? Tiens, tiens, voilà mon couteau tout prêt; si tu ne m'ouvres, je m'en vais tout à cette heure m'en donner dans le cœur.
LE BARBOUILLÉ.
Prends garde, voilà qui est bien pointu.
ANGÉLIQUE.
Tu ne veux donc pas m'ouvrir?
LE BARBOUILLÉ.
Je t'ai déjà dit vingt fois que je n'ouvrirai point; tue-toi, crève, va-t'en au diable, je ne m'en soucie pas.
ANGÉLIQUE, faisant semblant de se frapper.
Adieu donc... Aïe! je suis morte!
LE BARBOUILLÉ.
Seroit-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là? il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir.
ANGÉLIQUE.
Il faut que je t'attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour.
LE BARBOUILLÉ.
Eh bien, ne savois-je pas bien qu'elle n'étoit pas si sotte? Elle est morte, et si elle court comme le cheval de Pacolet[16]... Ma foi, elle m'avoit fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner du pied; car, si je l'eusse trouvée en vie, après m'avoir fait cette frayeur-là, je lui aurois apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m'en vais me coucher cependant. Oh! oh! je pense que le vent a fermé la porte. Hé! Cathau, Cathau, ouvre-moi.
ANGÉLIQUE.
Cathau, Cathau! Eh bien, qu'a-t-elle fait, Cathau? et d'où venez-vous, monsieur l'ivrogne? Ah! vraiment, va, mes parens, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin, infâme, tu ne bouges du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s'ils ont besoin de quelque chose, à croquer le marmot tout le long du jour!
LE BARBOUILLÉ.
Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête!
SCÈNE XII.—GORGIBUS, VILLEBREQUIN, ANGÉLIQUE, LE BARBOUILLÉ.
GORGIBUS.
Qu'est ceci? toujours de la dispute, de la querelle et de la dissension!
VILLEBREQUIN.
Eh quoi! vous ne serez jamais d'accord?
ANGÉLIQUE.
Mais voyez un peu, le voilà qui est soûl, et revient, à l'heure qu'il est, faire un vacarme horrible; il me menace.
GORGIBUS.
Mais aussi ce n'est pas l'heure de revenir. Ne devriez-vous pas, comme un bon père de famille, vous retirer de bonne heure, et bien vivre avec votre femme?
LE BARBOUILLÉ.
Je me donne au diable si j'ai sorti de la maison: demandez plutôt à ces messieurs qui sont là-bas dans le parterre; c'est elle qui ne fait que de revenir. Ah! que l'innocence est opprimée!
VILLEBREQUIN.
Çà, çà, allons, accordez-vous; demandez-lui pardon.
LE BARBOUILLÉ.
Moi, pardon! j'aimerois mieux que le diable l'eût emportée. Je suis dans une colère que je ne me sens pas.
GORGIBUS.
Allons, ma fille, embrassez votre mari, et soyez bons amis.
SCÈNE XIII.—LE DOCTEUR, à la fenêtre, en bonnet de nuit et en camisole; LE BARBOUILLÉ, VILLEBREQUIN, GORGIBUS, ANGÉLIQUE.
LE DOCTEUR.
Eh quoi! toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des différends, des combustions, des altercations éternelles! Qu'est-ce? qu'y a-t-il donc? On ne sauroit avoir du repos.
VILLEBREQUIN.
Ce n'est rien, monsieur le docteur; tout le monde est d'accord.
LE DOCTEUR.
A propos d'accord, voulez-vous que je vous lise un chapitre d'Aristote, où il prouve que toutes les parties de l'univers ne subsistent que par l'accord qui est entre elles?
VILLEBREQUIN.
Cela est-il bien long?
LE DOCTEUR.
Non, cela n'est pas long; cela contient environ soixante ou quatre-vingts pages.
VILLEBREQUIN.
Adieu, bonsoir, nous vous remercions.
GORGIBUS.
Il n'en est pas besoin.
LE DOCTEUR.
Vous ne le voulez pas?
GORGIBUS.
Non.
LE DOCTEUR.
Adieu donc, puisque ainsi est; bonsoir: latine bona nox.
VILLEBREQUIN.
Allons-nous-en souper ensemble, nous autres.
FIN DE LA JALOUSIE DU BARBOUILLÉ.
L'ÉTOURDI
OU LES CONTRE-TEMPS
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A LYON, EN 1653, ET A PARIS SUR LE THÉÂTRE DU PETIT-BOURBON, LE 3 NOVEMBRE 1658.
La France était en feu; le mouvement de la Fronde emportait dans un tourbillon confus princes, parlements et seigneurs, les femmes, les protestants et les catholiques. C'était le temps des ruses, des trames, des doubles et triples fourberies, des changements de parti les plus imprévus et des catastrophes les plus étourdies; l'époque où Mazarin fuyait à Sedan après avoir épousé secrètement Anne d'Autriche et préparé, avec cette rare finesse dont tout le monde riait et qui se riait de tous, le gouvernement de Louis XIV.
Molière avait quitté Paris à la tête de sa petite troupe, mécontent de sa famille, qui maudissait le comédien nomade. Ici commence pour lui une odyssée provinciale qui n'a point laissé de traces. Comme le jeune héros de sa première œuvre, il échappe aux vieillards chagrins, fuit les vieux penards qui veulent «brider sa jeunesse,» fait librement trotter son bidet comme Lélie, et, poussé par son humeur inquiète, porte ses pas en divers lieux[17]. Il vit à peu près comme Shakespeare, jetant la plume au vent et très-amoureux du hasard, des événements et des nouveautés de caractères. Laborieux aussi, au courant de la belle littérature contemporaine, il lit et relit les facéties du seizième siècle, même les satires du treizième; il aime Rabelais, Noël du Fail, l'Arioste, Cervantès; surtout il feuillette l'immense bibliothèque de comédies italiennes, filles de la Renaissance et sœurs jumelles de ces académies qui, dès le commencement du siècle précédent, avaient couvert la Péninsule, depuis Venise jusqu'à Rome. Il n'avait pas d'autres modèles. Le goût populaire était exécrable; le Menteur de Corneille, traduit de l'espagnol d'Alarcon, et représenté en 1642, avait ouvert une nouvelle voie que personne n'avait suivie. Frappé de la supériorité du Menteur, Molière n'osait pas se hasarder sur cette trace. Il connaissait peu le monde; pendant son voyage à Narbonne il avait seulement entrevu la cour. Les tours d'adresse de Scaramouche amusaient encore les plus difficiles. En courant la province dans cette situation peu favorable au travail de l'esprit, il essaya sa première comédie, comédie d'intrigues et d'aventures: ce fut l'Étourdi.
Le personnage qui en occupe le centre, emprunté à l'Emilia de «l'Aveugle de l'Adriatique,» Grotto, ingénieux dramaturge du seizième siècle[18], est le génie même de l'intrigue dans un rang subalterne. Valet à tout faire, dont le type remonte jusqu'à l'esclave antique, qui tient une grande place dans le théâtre italien moderne, Sicilien comme les Mazzarini, ce petit-fils de Dave et cet aïeul de Figaro aime la ruse pour la ruse et respecte profondément sa mission.
En face de ce maître fripon, digne des galères, supérieur dans son ordre, et qui rappelle le Sbratta de Bernardino Pino da Cagli, un garçon généreux et honnête dérange, par les maladresses de sa loyauté, les escroqueries et les ruses du fourbe qui veut le servir.
Ce personnage de l'Étourdi appartient tout entier à l'Innavertito du comédien Nicolo Barbieri, qui l'a esquissé avec grâce et vigueur. La plupart des ressorts subsidiaires du drame, l'esclave achetée par un amant, le valet qui feint d'avoir été chassé par son maître et qui entre au service du rival, la bague qui sert de signe de reconnaissance pour livrer l'esclave, tous ces détails sont de l'Innavertito. L'inexpérience de la jeunesse se trahit par plus d'un défaut de composition et de style: tels sont l'épisode du valet Ergaste, qui ne tient pas à l'action, le dénoûment romanesque emprunté maladroitement à Cervantès, la suture grossière des diverses parties de l'œuvre, l'expression emphatique et confuse des sentiments de l'amour, enfin la nullité des deux personnages de femmes. Le théâtre reste toujours vide; l'intérêt de cœur n'est pas même indiqué; les archaïsmes et les provincialismes surabondent.
Mais il y a dans toute l'œuvre un air vif et charmant d'aventure qui va bien à l'époque de Louis XIII et qui s'effacera sous Louis XIV; rien ne ressemble davantage à une brillante et leste gravure de Callot.
Représentée à Lyon en 1653 pour la première fois, la pièce avait eu beaucoup de succès en province. Le 3 novembre 1658, elle fut jouée sur le théâtre du Petit-Bourbon, que le roi venait de concéder à Molière, en partage avec la troupe italienne, à laquelle la troupe nouvelle dut payer un droit. «Cette salle, dit un contemporain, est de dix-huit toises de longueur sur huit de largeur, au bout de laquelle il y a encore un demi-rond de sept toises de profondeur sur huit et demi de large, le tout en voûte semée de fleurs de lis. Son pourtour est orné de colonnes avec leurs bases, chapiteaux, architraves, frises et corniches d'ordre dorique, et entre icelles corniches, des arcades en niches. En l'un des bouts de la salle, directement opposé au dais de Leurs Majestés, étoit élevé un théâtre de six pieds de hauteur, de huit toises de largeur et d'autant de profondeur.» L'Étourdi obtint un succès si brillant à Paris, que le jeune Quinault, contemporain et rival de Molière, se plut à l'imiter et à le versifier quelques années plus tard.
Au fond de l'œuvre se trouve cachée et comme en germe la pensée secrète du futur contemplateur. Deux types, l'un de générosité étourdie, l'autre de fourberie vigilante, luttent ensemble et se déjouent l'un l'autre. Donnée profonde et douloureuse! Lélie n'est pas seulement étourdi, il est loyal, il est plein de cœur: c'est ce qui le perd. M. Sainte-Beuve a eu raison de le dire: «Molière est plus triste que Pascal.»