CHAPITRE III

 

Bulldozer entra dans la salle, flanqué du Jongleur qui souriait toujours, assez fier de lui, s’attendant probablement à de nouvelles félicitations.

Blue s’installa sur le flanc, fixant les nouveaux arrivants d’un œil peu amène. Le Jongleur troublé par la fraîcheur de l’accueil, se racla la gorge et prit une chaise tandis que Bulldozer prenait place de l’autre côté de la table.

— Qu’est-ce que c’est que cette bagnole ? demanda Blue.

Le Jongleur nous jeta un rapide coup d’œil interrogateur avant de répondre. Il aurait bien voulu savoir quelle mouche piquait Blue. Il croisa les bras sur son abdomen.

— Une américaine, expliqua-t-il. Entièrement équipée. Blindée, avec lames à plusieurs niveaux…

Blue fronça les sourcils.

— Des lames ? souffla-t-il. Tu veux dire que t’as piqué cette caisse aux Saignants ?

— Ouais ! fit le Jongleur, en se rengorgeant. Et au beau milieu d’un de leurs camps par-dessus le marché !

J’avais envie d’applaudir. Tout ce qui pouvait nuire aux Saignants me faisait plaisir. Sans compter que voler quelque chose à ces tarés relevait de l’exploit. Y avait pas un territoire dans la Cité mieux protégé que celui du vieux La Lame. On mourait beaucoup, chez les Saignants, mais ces fumiers se reproduisaient comme des lapins. Leurs femmes, qui ne se mêlaient jamais aux combats, étaient de véritables pondoirs qui accouchaient annuellement d’un nombre surprenant de jumeaux et de triplés. On ne savait pas exactement à quoi tenait ce phénomène. À la place de Blue, je me serais attaqué aux Saignants avant d’affronter les Néons. Liquider ce clan de surineurs me semblait nettement prioritaire. Mon passé, évidemment, me rendait partial et je pouvais difficilement soutenir cette position sans qu’un marlou vienne me balancer le cadavre de ma mère en pleine poire. On me croyait revanchard. On avait tort. De cette boucherie qui m’avait donné les cheveux blancs, je ne gardais aucun souvenir. C’était complètement gommé dans ma tête. Plus rien. Pas même de vagues cauchemars où cette nuit atroce serait revenue à la surface de ma mémoire, éclatant en grosses bulles d’effroi. C’était à se demander s’il s’était un jour passé quelque chose. Non, je constatais simplement que les Saignants étaient le clan le plus dangereux et le plus agressif de la Cité et je persistais à croire qu’ils profiteraient de notre assaut contre les Néons pour s’attaquer à notre quartier. C’est dans la logique. Et Blue aurait dû le comprendre. Lui qui n’aurait sûrement pas dédaigné une pareille occasion d’agrandir le territoire des Patineurs.

Je donnai raison au Jongleur.

Blue n’était pas de cet avis.

— Ils t’ont vu ? demanda-t-il.

Le Jongleur hésita.

— J’crois pas.

— T’es sûr ou tu crois pas ?

— Ben…

Le jongleur semblait ennuyé.

— Alors ?

— J’te dis pas qu’ils aient pas entendu le roulement de mes patins, fit le Jongleur en décroisant les bras et en posant ses mains à plat sur la table. Mais j’vois pas ce qu’on en a à foutre ! Ils ne se gênent pas, eux pour nous faire savoir quand ils ont massacré quelqu’un de chez nous.

Blue grimaça.

— Ce que je veux savoir, articula-t-il en martelant chaque syllabe, c’est si les types qui gardaient cette bagnole seraient capables de te reconnaître ?

Le Jongleur haussa les épaules. Il pigeait mal la raison de cet interrogatoire et ça commençait à l’agacer.

— C’est possible, marmonna-t-il. Y en a un qui s’est couché sur le capot quand je démarrais. Il est resté accroché pendant un moment…

Il se mit à rire.

— … Ce con filait des coups de schlass dans le pare-brise, tu parles ! Faut vraiment être truffe pour s’attaquer à une blindée avec un canif !

Je ne pus m’empêcher de ricaner. Blue me jeta un regard noir.

— Enfin termina le Jongleur, il s’est cassé la gueule dans un virage. Il est p’t’être mort.

Jugeant l’exposé terminé, il fouilla dans ses poches, en retira un paquet de plastique allongé et l’envoya vers Marrant.

— Tiens Marrant, j’t’ai ramené ton tabac.

Le Marrant rafla l’objet et grommela un vague remerciement. Le silence revint dans la salle, très gênant, troublé seulement par quelques cliquetis de roulettes impatientes.

Blue poussa un soupir.

— Bien le Jongleur, tu ne quittes plus le territoire jusqu’à la prochaine réunion.

— Mais…

— Ça me semble clair, non ? explosa Blue. Et je t’interdis même d’aller patiner du côté des frontières !

Le Jongleur gonfla les joues, stupéfait par ce qu’il jugeait être une brimade injustifiée.

Blue se radoucit soudainement.

— J’veux t’avoir sous la main si j’ai besoin de toi, expliqua-t-il. Et on ne sait jamais où te trouver.

Le Jongleur, rassuré, hocha la tête.

— Ça va.

Blue se tourna vers moi.

— Tout-Gris, tu restes ici. Les autres, vous pouvez partir.

Je masquai ma déception, pas particulièrement heureux du privilège. Je regardai Marrant, Bulldozer et le Jongleur s’évacuer, non sans une pointe d’envie.

 

***

 

La Lame, installé à califourchon sur une des poutres métalliques qui éventraient le cœur du Forum, se grattait une cicatrice de la pointe d’un poignard. Songeur, le Saignant. Perché comme un vautour, quasi immobile, il regardait une nuée de mômes qui poursuivaient en riant une gisquette[11] dont le fessier bien arrondi avait fait claquer le cuir. Elle courait drôlement la gosse, et les marmots avaient vite pigé que s’ils se relayaient pas pour lui mener la chasse, ils parviendraient jamais à la coincer. L’aguicheuse, pas effarouchée, s’apercevant de la nouvelle tactique de ses poursuivants, escalada un tas de gravats, balança quelques pavetons sur la frite des garçons et fonça vers un des multiples tunnels qui s’enfonçaient dans le ventre de la Cité et dont l’entrée n’avait pas été bouchée par les explosions. Tout ce petit monde agité disparut de la vue de La Lame.

D’où il se trouvait, il ne pouvait pas apercevoir la sombre masse du Mur, mais il la sentait. Pas un être dans cette Cité qui ne naissait sans la conscience innée du Mur. Il était là, comme une armure forgée à même la peau, comme une barrière dont les prolongements invisibles leur auraient comprimé l’esprit. La Lame était persuadé que si quelqu’un ou quelque chose venait à détruire le Mur, chaque habitant de la Cité le sentirait immédiatement. Ça ne pouvait pas être autrement. Cet événement, il voulait le vivre, de toutes ses forces, et ça urgeait. Les crises se rapprochaient, lui arrachant à chaque fois davantage de viande. Il regarda d’un air fatigué les ruines épouvantables qui constituaient son territoire, les immeubles effondrés, les fenêtres sans vitres comme autant d’orbites vides, les trottoirs crevés, les cratères qui avaient fait éclater les boulevards, les amas d’ordures et cette poussière noirâtre qui recouvrait tout comme un linceul de crasse.

La Lame avait à de multiples reprises, tenté d’établir une géographie de la Cité. Pas simple. Il savait les Patineurs, avec leurs toboggans et leurs immenses esplanades, à l’est, les Bouleurs, avec leur front de métal, se tenaient au nord-est, avec pour voisins, par l’ouest, les Musuls. Les Skins, qui ne circulaient qu’en bandes importantes, et les Youves, friands d’armes à feu et de trafics en tout genre, se partageaient le sud de la Cité. Les Saignants contrôlaient le centre. Quant aux Errants, eux, ils erraient, partout, tuant et se faisant tuer, réticents à toute forme d’organisation sociale, même embryonnaire. Et entourant ce monde convulsif, le Mur et ses gardiens, les Néons. Chacun camouflant soigneusement ses positions, il était difficile d’établir une topographie plus précise des lieux. Les frontières étaient floues et sujettes à variation.

Hé ! La Lame ! gueula une voix. Amène-toi ! Y a du suif !

La Lame se pencha et frima le Saignant qui gesticulait en bas. Il dégringola de sa poutre, souple comme un singe.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Les Patineurs viennent de nous tirer une blindée, fit l’autre, essoufflé.

La Lame fronça les sourcils. Ses coutures se creusèrent.

— Les Patineurs ? T’es sûr ?

— Les types l’ont vu. Ils sont excités et ils veulent organiser des représailles.

La Lame cracha sur le sol.

— Putain ! C’était pourtant pas le moment.

 

***

 

Blue mit son fauteuil en position allongée et ferma les yeux. J’eus un instant l’impression qu’il allait s’endormir. Il était bien capable du fait. Comme tous les combattants, il savait profiter d’un quart d’heure de répit pour récupérer. Ce que moi, Tout-Gris, je n’étais jamais parvenu à faire. Sans mes huit heures d’affilée, j’avais les roulettes carrées et je patinais dans la mélasse. Blue, lui, quinze minutes suffisaient à le remettre d’aplomb.

Je me raclai la gorge, pas bonnard pour surveiller son sommeil.

— T’impatiente pas, je réfléchis, grogna Blue.

Il se dressa sur un coude.

— La Lame a demandé à venir à notre réunion.

— Quoi ?

J’avais hurlé. Le bout de mon patin heurta violemment le pied de la table. La Lame, ce monstre découpeur d’enfants, à la réunion ? La chose, vraiment, je l’envisageais pas possible. Les Saignants s’étaient toujours ouvertement moqués de notre coalition occasionnelle avec les autres clans. Ils n’allaient pas, maintenant, retourner leur cuir. Sinon pour espionner et pour préparer une de ces embrouilles dont ils avaient le secret. Je fis part de mes doutes à Blue qui m’écoutait.

Il secoua la tête.

— Non, je crois que La Lame est sincère, décida-t-il. Il sait qu’on prépare le passage et il veut être dans le coup.

Je tenais plus.

— La Lame sincère ? Parole, Blue, tu régresses ! Ce vieux salaud a passé sa vie à nous chercher des crosses. Il n’a jamais cessé de monter ses hommes contre nous. T’as déjà oublié tous leurs massacres ? Oublié quand La Lame a réussi à convaincre les Youves de nous bombarder au mortier pendant plus d’une semaine ? Le jour où il a participé à l’attaque du Champ de Mars ? Hein, Blue ? Soixante-trois gosses assassinés ! T’as quand même pas oublié ça ?

Blue poussa un grognement.

— J’ai rien oublié du tout, mais c’est le passé. Aujourd’hui, La Lame veut passer.

Je m’emportai, la rage incontrôlable.

— Tu parles comme il veut passer ! Tout ce qu’il vise, c’est notre quartier. Le Mur, il en a jamais rien eu à foutre !

Blue s’assit sur son siège, ses roulettes effleurant le sol.

— C’est décidé, Tout-Gris. La Lame participera à notre réunion et, si nous parvenons à un accord, il passera avec nous. Deux hommes de chaque clan seront présents. J’avais d’abord songé au Jongleur pour m’accompagner, mais après ce qui vient de se passer, je dois y renoncer.

Il fit une courte pause.

— C’est toi qui viendras.

Je restai sans voix. Siéger aux côtés de La Lame, ça dépassait l’entendement. Blue aurait dû le comprendre.

Blue tendit un index vers moi.

— Je compte sur toi, Tout-Gris. Oublie tes rancœurs et ne pense plus qu’à une chose. Une seule ! Ce Mur, là-bas, que nous allons franchir.

S’il avait pu deviner combien j’m’en tapais, de son Mur ! Je ne songeais plus qu’à une chose : avec quelle arme j’allais sécher cet enfoiré de Saignant.

Car Blue ignorait une chose. Je savais que c’était La Lame lui-même qui avait tué ma mère.

 

***

 

Autour de l’entrée du métro, l’ambiance était chaude. Les types affûtaient leurs couteaux et les rangs des excités grossissaient de minute en minute. Devant le spectacle, La Lame estima qu’on l’avait prévenu bien tard, comme si on avait voulu le mettre en face d’un mouvement collectif qu’il ne serait plus en mesure de contrôler. Un prétexte, pourquoi pas, pour lui faire comprendre qu’il était temps qu’il passe la main.

Penché sur un rail planté dans la façade d’un immeuble, Corso, un jeune Saignant que La Lame le jugeait beaucoup trop ambitieux, haranguait la foule.

— Par là, gueulait-il en désignant le tunnel du métro, on arrive directement sur une de leurs esplanades ! À cette heure-ci, leurs mômes doivent être en train de patiner…

— Ça suffit ! coupa La Lame.

Il avait dû faire un effort pour crier, pour couvrir la voix de Corso. Il sentit sa gorge se serrer devant l’imminence d’une nouvelle crise. Il se mordit violemment l’intérieur des joues, pouvant décemment pas cracher ses poumons devant ses hommes. On ne gouvernait pas avec la pitié. Le goût douceâtre du sang lui envahit la bouche. Son mal, infiniment patient, battit en retraite, lui laissant un répit.

Corso, le regard injecté, semblait pas heureux de l’interruption. La Lame, devant cette grimace haineuse, se savait déjà un successeur possible, il se découvrit un véritable ennemi. Dommage pour lui, il venait un poil trop tôt.

Le vieux Saignant, désinvolte, mit ses mains dans les poches de son blouson, effleurant du bout des doigts l’arme meurtrière qui lui avait donné son surnom, un triangle d’acier équilatéral dont les bords étaient aussi affûtés que le fil d’un rasoir.

— Expliquez-moi ce qui se passe, demanda-t-il, sans s’adresser particulièrement à Corso.

— Les Patineurs nous ont volé une blindée ! hurla Corso, attisant la colère des Saignants.

— Les Patineurs ? Combien étaient-ils ?

La question désorienta Corso qui marqua un temps d’hésitation.

— J’sais pas, moi, grogna-t-il. C’est Rubis qui les a vus.

La Lame se détourna et fit face à ses hommes.

— Rubis ? Où il est Rubis ?

Les premiers rangs s’écartèrent, laissant passer un Saignant dont tout le côté droit du cuir était arraché. Son épaule et sa hanche étaient à vif. Il portait un pansement rudimentaire à la main dont les doigts semblaient très enflés et prenaient une curieuse teinte violacée.

La Lame s’approcha et regarda attentivement la blessure.

— Qu’est-ce qui t’es arrivé, Rubis ?

Rubis était un timide. La querelle au sommet qui s’amorçait entre La Lame et Corso, il aurait bien voulu s’en tenir à l’écart. La position d’arbitre lui bottait pas beaucoup.

— Quand j’ai vu la bagnole démarrer, expliqua-t-il à mi-voix, j’ai foncé et je me suis jeté sur le capot. J’suis resté accroché un moment mais dans un virage ce fumier l’a largué.

— Ce fumier ? s’étonna La Lame. Tu veux dire qu’il était seul ?

Rubis hocha la tête.

— Oui. Et il se marrait de l’autre côté du pare-brise ! J’risque pas d’oublier sa tronche.

— Qu’est-ce que ça change ? gueula Corso, derrière. Il pouvait bien être seul, ou dix, ou cent, c’est du pareil au même. Ils ont besoin d’une leçon.

La Lame, sans se retourner, regardant l’ombre de son ennemi perché s’allonger sur le bitume, prononça d’une voix claire :

— J’t’ai pas donné la parole, Corso.

Instinctivement, les premiers rangs des Saignants s’arc-boutèrent pour reculer d’un pas.

Il y eut un moment de silence atterré. La Lame devina plus qu’il ne vit l’ombre du poignard prolonger la silhouette de Corso. La Lame resta dos tourné. Il regardait Rubis qui écarquillait les yeux. Il savait, le vieux Saignant, que Corso ne pouvait pas le poignarder par-derrière. C’était une question de bon sens. Un acte déloyal aurait irrémédiablement compromis son avenir de chef du clan. C’était pourtant pas l’envie qui lui manquait, à Corso, de piquer le vieux chef, là, juste entre les omoplates.

— La Lame, grogna-t-il. Retourne-toi.

La Lame s’exécuta. D’un geste souple du poignet, il balança son triangle. La plaque assassine trancha dans le cou de Corso et une pointe se ficha dans une de ses vertèbres cervicales. Un jet de sang clair éclaboussa les bottes pointues de La Lame qui tenait déjà un second triangle entre le pouce et l’index, le geste du lancer à peine esquissé. Corso, dont les yeux roulaient comme des billes, lâcha son poignard et porta les mains vers son cou mutilé. Il plaqua les paumes sur sa blessure mais l’hémorragie dégoulinait entre ses doigts, inexorable. Affolé, il perdit l’équilibre, battit l’air de ses bras et tomba lourdement sur le sol, soulevant un nuage de poussière noire.

La Lame remit le deuxième triangle à sa place, se pencha, prit le poignard de Corso dont il appuya la pointe sur le bitume. Il la brisa et jeta les deux morceaux sur le corps agonisant du jeune Saignant.

Il se releva et revint près de Rubis. Il désigna l’épaule déchirée de l’index.

Il faut faire soigner ça, Rubis.

Rubis, impressionné et flatté à la fois de l’attention que lui portait La Lame, secoua la tête.

— Et… pour la voiture ? balbutia-t-il.

Les hommes s’approchèrent pour entendre la réponse de celui qui restait leur chef.

— Blue nous la rapportera lui-même, déclara La Lame. Avec celui qui nous l’a prise.

Il se tourna vers ses hommes.

— Messieurs, nous avons quelque chose de plus important à préparer qu’une nouvelle guérilla avec les Patineurs. Je veux que vous commenciez un entraînement au combat rapproché dès cette nuit. Dans quelques jours, nous passerons !

Une rumeur sourde parcourut les rangs, puis les premiers cris d’enthousiasmes éclatèrent. La Lame, souriant, prit Rubis par son bras valide et l’entraîna plus loin, fendant la foule qui s’écarta en scandant des hourras frénétiques.

La poussière recouvrait déjà le cadavre de Corso.