CHAPITRE PREMIER

 

Starlette commençait à me débecter. Je comprenais maintenant pourquoi Blue l’avait larguée. J’aurais dû me douter. Et moi, bonne pomme, quand je l’avais vue, toute seule sur ses roulettes, au milieu de la piste du Trocade, j’avais rien trouvé de mieux que de lui proposer la botte. L’occase, le pigeon inespéré, elle avait plongé à pieds joints, me faisant croire, poussant le vice qu’elle avait grossier, que j’avais tout juste la pointure pour la mériter. C’est sans doute de l’avoir aperçue si souvent aux côtés de Blue qui m’avait trompé. La régulière du chef, évidemment elle en jetait à l’époque. Saboulé brillance, sa chevelure noire interminable qui flottait comme l’étendard des Patineurs quand elle dévalait, l’œil souligné velours, les toboggans du Champ de Mars. J’aurais parié qu’un envieux, sur un coup de folie, aurait pu décapiter Blue pour cette gonzesse.

À mourir de rire. J’en avais pourtant rêvé, et pas qu’une nuit, de la petite étoile bleue qu’elle s’était tatouée sous l’œil gauche, symbole d’amour et de soumission à Blue. Elle l’avait tellement frottée, grattée, pour s’en débarrasser après avoir été humiliée, qu’elle n’était parvenue qu’à la transformer en un chancre purulent, un cancrelat qui n’en finissait plus de suinter sur sa pommette. J’avais plus d’illusion à son sujet. Starlette, depuis qu’elle vivait avec moi, valait plus un pet de lézard. Naze complète. Y avait au moins cinq cents frangines, rien que dans le clan des Patineurs, qui la surclassaient. Et en la regardant, là, à se brosser ses longs tifs graisseux, je me demandais si c’était pas carrément la plus moche de toute la ville. Le pire, c’est que je pouvais pas me résoudre à la virer. J’étais en âge d’avoir quelqu’un à domicile pour me désinfecter les plaies. Alors… Starlette ou une autre…

Je me levais, d’humeur maussade. Starlette posa sa brosse et se détroncha[1], sans s’apercevoir que j’avais pas, mais vraiment pas, envie de lui parler.

— Tu t’en vas ?

— Oui. Je dois préparer la réunion avec Blue.

Pourquoi je me sentais obligé de lui donner des explications ?

J’pouvais quand même, moi Tout-Gris pousser la roulette sans avoir à lui rendre des comptes.

Elle hocha la tête.

— C’est pour bientôt ?

— Cinq jours.

Je répondais, docile. Je me suis demandé, un instant, si elle avait pris cette habitude de poser des questions avec Blue. Probablement pas. Ce défaut, elle l’avait sûrement contracté ici, à mon contact, qu’elle pressentait suffisamment tendre pour y passer la main. On avait jamais dû lui expliquer les dangers de l’eau qui dort.

— Et Blue veut faire passer les Patineurs ? insista-t-elle.

J’avançai vers elle, mauvais.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

Elle se mit à me regarder, silencieuse. L’espace d’une seconde, j’eus l’impression de retrouver la Starlette flamboyante, celle qui d’un regard, comme un tisonnier porté au rouge, vous mettait le désir à jour, celle qui trônait à la droite de Blue. Ce n’était qu’une impression, fugitive, comme une flammèche sur un tas de cendre. Bien vite, elle reprit sa brosse et sa tronche d’Errante. À gerber.

— Rien, Tout-Gris, lâcha-t-elle du bout des lèvres. Absolument rien.

Je restai un moment immobile, au milieu de la pièce, à la frimer[2] se démêler les crins, sans conviction, mécanique. J’aurais bien voulu savoir à quoi elle pensait en sacrifiant à cette interminable cérémonie capillaire, mais ce dont j’étais certain, c’est que ça ne servait à rien de lui demander. Pas simple. Je le regrettais le temps béni des mères du clan.

— J’y vais, murmurai-je, gauche.

J’avais vraiment pas besoin d’ajouter ça. Ce sentiment de maladresse, ajouté à la rogne, je décidai d’arrêter de gamberger au sujet de Starlette et je me cassai, claquant violemment la porte, comme si le courant d’air pouvait gommer l’embrouille naissante.

 

***

 

SOYEZ VIGILANTS

 

Blue rampa à l’intérieur du blockhaus. Il se déplaçait terriblement vite, le ventre râpant le béton, sa puissante musculature soulignée de cicatrices roulant sous sa peau. On l’aurait bien imaginé, Blue, caïman. Capable de rester des heures parfaitement immobile, véritable tronc mort, et de fondre, meurtrier, sur un adversaire. Il dirigeait pas le clan des Patineurs pour que dalle. Son sceptre, il en avait pas hérité. Il s’était battu pour ça. Et salement. La seule et unique chance qu’il avait eue, finalement, c’est de n’avoir point succombé à ses blessures. Preuve que Starlette savait raccommoder la tripaille meurtrie.

Blue se dressa lentement sur les coudes et amena son visage à hauteur de la meurtrière. D’abord, il ne vit rien, si ce n’est une dizaine de rangées parallèles de barbelés et le Mur sinistre qui se dressait derrière.

 

AU-DELÀ DE CE MUR, PAS DE FUTUR.

 

Le premier Néon apparut dans mon champ de vision. Il marchait lentement, péniblement, en sautillant à chaque pas, comme si la position verticale ne lui était pas naturelle. Blue l’observa attentivement. C’était un Néon semblable à tous les autres, à demi nu, velu, le visage aussi grossièrement taillé que les hommes du Néanderthal et une tête de mort collée sur le dessus de son crâne. Sur ces joues, la double trace phosphorescente de sa caste. Celui-là portait sa lance sur l’épaule et ne semblait guère attentif à ce qui se passait autour de lui.

Il circulait entre la première et la seconde rangée de barbelés. À un jet de hache. Blue aurait pu le descendre, là, tout de suite. Mais Blue savait mieux que personne combien cette apparente lourdeur des Néons était trompeuse. Il n’existait pas pire combattant.

Les Néons étaient des guerriers. Ils naissaient, croissaient et se multipliaient avec la seule volonté d’empêcher tout étranger d’approcher leur Mur. Car c’était leur Mur. Forcément. Il ne venait pas à l’esprit de Blue qu’on puisse défendre avec tant d’opiniâtreté le Mur des autres. Par contre, ce qu’ils protégeaient, ces géants de guerre, ce qu’ils dissimulaient derrière ce rideau de béton, ça personne ne le savait. Des clans autrement plus structurés et puissants que les Patineurs s’y étaient aventurés. En vain. Les Néons, jusqu’ici, avaient repoussé toutes les attaques.

On racontait que les Musuls, il y a une vingtaine d’années, régnants alors en maîtres absolus sur la Cité, sans l’ombre d’un partage, avaient livré aux Néons un combat qui avait duré six jours et six nuits. Ils s’en retirèrent éreintés, ayant perdu dans cette guerre le plus clair de leurs forces. La Cité, libérée du joug des Musuls, avait alors éclaté en une multitude de clans divers qui se partagèrent les quartiers. La guérilla qui suivit la défaite des Musuls, chacun cherchant à grignoter le territoire de l’autre, dura, elle, plus de cinq longues années, faisant davantage de morts que toutes les insurrections qu’avait connues cette Cité depuis sa fondation.

C’est durant cette sanglante période que Blue s’imposa comme chef des Patineurs. Blue était un chef de guerre. Il était né dans un berceau de violence, et, s’il avait été à l’origine de la première trêve entre clans, il n’en avait pas moins imposé à ses hommes un état permanent de coup de force. Avec les Patineurs, trois autres clans parmi les dominateurs avaient accepté la paix. Les Skins, les Youves et les Bouleurs établirent en compagnie de Blue les limites de leurs quartiers respectifs. Hormis quelques brèves échauffourées, l’accord fut respecté. On se tuait bien encore un peu, mais tout cela restait dans les limites du raisonnable.

La réunion des représentants des quatre clans devint annuelle. On y décida, entre autres choses, de la protection des Krishies, inoffensifs et passablement débiles, mais qui offraient l’avantage, jugé d’importance, d’approvisionner la Cité en nourriture. Leur massacre, devenu un jeu pour les gosses, devait cesser. Ce fut fait. On laissa les Krishies élever leurs troupeaux et chanter en paix. Blue, on le sentait à sa façon d’en parler sans discontinuer, radotant même sans que jamais personne n’ose pourtant l’interrompre, était particulièrement fier de sa réussite.

Bien que quelques clans, et non parmi les moindres, persistent à se tenir à l’écart de ces réunions au sommet, Blue, orgueilleux, prétendait qu’il les en avait exclus. Peut-être même, finalement, qu’il y croyait… Fallait vraiment être né de la dernière baston pour croire que Blue avait pu, un jour, imposer quoi que ce soit aux Musuls, repliés désormais et toujours féroces, aux Saignants, ces malades du surin qui lui avaient taillé, à lui, Blue, un joli relief sur l’abdomen, ou aux Errants, qui, bien que ne formant pas réellement un clan, n’en demeuraient pas moins dangereux.

Toutes ces tribus, aussi différentes qu’elles puissent être, tant dans leurs mœurs que dans leur physique, avaient cependant un espoir commun : passer le Mur. Franchir. Passer.

Même les Errants, réputés tueurs isolés, et dont on recensait difficilement le nombre et la puissance, sinon lorsqu’ils s’amusaient à déglinguer les mômes du haut des toits avec leurs flingues à laser, s’attaquaient régulièrement aux Néons, se contentant, apparemment, d’en réduire les effectifs en attendant mieux.

Ce mieux-là, dont tout habitant rêvait lorsque le petit jour grisaillait les tours éventrées de la Cité, Blue venait de décider de s’y attaquer. Jamais les Patineurs n’avaient été aussi forts. Pour Blue et les siens, plus aucun doute, le moment était venu de se frotter aux Néons. Guerrier lui-même, il appréhendait mieux que quiconque la difficulté de la tâche. Lancer ses troupes à l’assaut du Mur, contre les Néons, c’était aller au-devant d’une abominable débâcle, laissant les Patineurs affaiblis, à la merci des Saignants, à l’affût du moindre relâchement, ou des Musuls, qui pouvaient bien un jour se réveiller. Le danger était de taille. Mais passer…

 

***

 

SOYEZ VIGILANTS

 

Le mot d’ordre des Néons. Inscription répétitive sur des kilomètres de béton. Comme si ces fumiers risquaient de l’oublier…

Blue fixait toujours le Néon. Un instant, le gardien lui fit face. Blue se mit à frissonner. Il lui sembla que les orbites vides de la tête de mort l’observaient, que le couvre-chef macabre allait révéler à son porteur la présence d’un étranger. Le Néon hésita, puis reprit sa ronde, d’un pas lent et mesuré.

Blue hypnotisé par le crâne, se secoua. L’idée revint dans son esprit, envahissante, coulant de nouveau dans ses veines comme une rivière un instant détournée par un barrage de fortune.

Passer !

Pour cela, il n’existait qu’une solution. La réunion des chefs devait se tenir dans cinq jours. Il faudrait absolument convaincre les trois autres clans de participer à l’assaut, de s’unir aux Patineurs. Le projet semblait extravagant, mais pas pour Blue. Avec les Skins, les Youves et les Bouleurs, Blue pouvait réunir une armée encore plus puissante que celle qu’avait possédée les Musuls. Et qui sait, face à cette coalition ; les autres décideraient-ils de s’y joindre ? Alors, et seulement alors, les Néons livreraient-ils leur secret…

Blue quitta son poste d’observation et rampa vers la sortie du blockhaus. Depuis quelques mois maintenant, de nombreux espions Patineurs surveillaient ainsi les abords du Mur, observaient les rondes des Néons, répertoriaient les concentrations d’hommes. Blue ne voulait rien laisser au hasard.

Il s’extirpa, grimaçant de l’entrée du blockhaus aux trois quarts bouchées.

Il vit d’abord le bout pointu et métallisé de leurs boots. Leur uniforme de cuir noir moulant, ensuite. Et pour finir, leurs sales tronches d’adolescents assassins. Seigneur ! Ces types ne devaient pas savoir ce qu’était la flotte.

Les Saignants ricanaient. L’un d’eux, qui mâchonnait ce qui avait dû être le manche sculpté d’un couteau, s’approcha du Patineur. Blue se mit à trembler. Pas de peur, non, mais de rage impuissante. Se faire suriner, là, comme un vulgaire Krishie, et si près de l’aboutissement de son grand projet, c’était réellement trop stupide.

— Alors, P’tite roulette ? se marra le Saignant. On s’promène ?

Blue garda le silence. Il tenta de se relever mais l’autre le repoussa sèchement du bout de sa botte. Il ne riait plus. Son visage marbré de crasse était déformé par la haine.

— T’es un ringard, Blue ! grogna-t-il. Un minable ! N’importe lequel de nos gosses pourrait te tailler une boutonnière. Et ça s’rait même pas un entraînement sérieux !

Il cracha entre les mains de Blue.

— Une vraie croix ! lâcha-t-il, méprisant.

Il se retourna, dégoûté par le manque de réaction du Patineur.

— Allez, amène-toi P’tite roulette, ordonna-t-il finalement. Le chef veut te causer.

Blue masqua sa surprise. Ça signifiait quoi, au juste, cette convocation ? Ils avaient tout de même pas l’intention de le prendre en otage. Aussi estimé qu’il était des Patineurs, ils n’auraient pas cédé un pouce de terrain aux Saignants pour lui sauver la peau. Alors ?

Il se releva. Deux des Saignants, le front barré par leurs bananes luisantes de graisse, s’approchèrent à leur tour et glissèrent une cagoule sur la tête de Blue. Cette précaution, curieusement, rassura le Patineur. Ils ne voulaient pas qu’il sache à quel endroit ils l’emmenaient, c’était donc, à l’évidence, parce qu’ils avaient l’intention de le relâcher.

Blue était de plus en plus perplexe.