SCÈNE V
 
SOUPLIER, SEVRAIS
 

 

Durant le début de cette scène, Souplier tortille une ficelle, comme un tout petit môme.


SEVRAIS

Oui, c’est étrange, n’est-ce pas ? Chez Maucornet on nous aurait fichus à la porte de l’école. Ici, on nous ménage un rendez-vous. Comme ils sont fins ! Ah ! avec eux on peut vivre. Et comme il m’a parlé de toi ! Quand je pense que c’est l’homme qui, hier soir, nous accablait devant toute la division ! Je t’assure, je suis bouleversé.


SOUPLIER

Enfin, que s’est-il passé ?


SEVRAIS

Il s’est passé que je ne veux plus faire de choses clandestines. Et je ne veux pas tromper de Pradts, qui cherche à te rendre meilleur. J’ai eu des torts envers toi, paraît-il. Si j’en ai eu, ils me font plus de mal qu’ils ne t’en ont jamais fait. Mais qu’ils t’en aient fait un peu, c’est trop. D’abord, j’ai décidé que j’allais changer ma façon d’être avec toi, que nous serions maintenant très sérieux. Ensuite j’ai décidé d’aller voir de Pradts, de lui dire ce changement, et de lui demander d’être mon confesseur. Pour le confesseur, il a refusé. Mais pour le changement, il est d’accord. Autrement dit, on reste ensemble, au vu et au su de tous ; seulement, on est sérieux.


SOUPLIER

Et, hier soir, dans le hall, tu te souviens de ce que tu me disais ?


SEVRAIS

Oui, je me souviens.


SOUPLIER

Non, mais, tu te souviens vraiment ?


SEVRAIS

Oui, je t’ai demandé : « Après l’algarade de de Pradts, qu’est-ce que tu comptes faire ? » Tu as répondu : « Moi, je continue. » Et moi, alors, j’ai dit : « Moi, même si je n’en avais pas envie, je continuerais parce qu’on nous le défend. » Mais ensuite j’ai changé. J’ai pensé que j’avais été pour toi une occasion de désordre. Je me suis dit : « Il se perd, et il se perd par ma faute ! » Maintenant j’ai retrouvé la partie bonne de moi. Maintenant je sais ce qui est la vérité ; je veux dire : la vérité pour toi et pour moi. Je me suis réveillé la nuit dernière au milieu de la nuit, et j’ai trouvé cela. Ç’a été comme si j’avais dégagé des broussailles, et au-dessous je trouvais un puits. Je ne sais pas ce qu’il y aura entre nous dans l’avenir, mais, ce moment-là, c’est inoubliable.


SOUPLIER

Avoue quand même que toute cette histoire t’a refroidi.


SEVRAIS

Mais pas du tout ! tu ne comprends pas. Toujours des malentendus ! Tu crois que je suis refroidi à ton égard au moment même où je te donne cette preuve énorme d’amitié, de faire certains sacrifices parce que je pense qu’il est bon pour toi de changer de voie ! Crois-tu que je ne sache pas ce que je sacrifie ?


SOUPLIER

Enfin, tu as peut-être raison : ça doit être mieux ainsi. Et puis, surtout, si ça te fait plaisir…


SEVRAIS,
qui a pris doucement des doigts de Souplier le bout de ficelle (Souplier paraissant inconscient de ce geste), et le garde dans une de ses mains, mais sans jouer avec.

« Me fait plaisir » est une façon de parler ! Je crois que c’est ce qui est le mieux pour toi, et aussi pour moi.


SOUPLIER

Alors, si tu crois que c’est ce qui est le mieux… Moi, je serai avec toi comme tu voudras que je sois.


SEVRAIS

À présent, tu vas voir comme tout va changer ! Ce sera une vie nouvelle, une sorte de fraternité d’armes, comme du temps de la chevalerie… Et puis, ce soulagement de ne plus se sentir traqués ! Et de ne plus mentir ! Quand il pleuvait, je songeais : « Maintenant, il entend la pluie. » Mais aussi, chaque fois que nous venions de nous quitter à la porte de ta maison, je songeais : « Maintenant, il est en train de mentir. » Et j’ai toujours eu trop d’estime pour toi pour aimer te faire mentir.


SOUPLIER

Ça, tu sais, mes parents mentent eux aussi quand ils veulent me faire avouer quelque chose.


SEVRAIS

Laisse tes parents mentir, et nous, ne mentons plus.


SOUPLIER

Oui… Si tous les autres, à la boîte, pouvaient en faire autant !


SEVRAIS

Dimanche matin, je te parlerai de notre nouvelle vie. Depuis que j’ai pris cette décision, j’ai tant de choses à te dire !


SOUPLIER

Pas dimanche. Je suis collé.


SEVRAIS

Encore ! Pourquoi ?


SOUPLIER

J’ai fait du chahut à la gym. J’aime faire du chahut à la gym.


SEVRAIS

Ah ! ce que tu es embêtant !


SOUPLIER

Est-ce ma faute, à moi, si je suis collé !


SEVRAIS

Non, c’est la mienne ! – Écoute, je ne peux pas attendre l’autre dimanche. Huit jours, ce n’est pas possible ! Viens demain à la resserre à cinq heures moins le quart, au début de l’étude. Tu diras à ton surveillant que tu as une répétition de la schola. Moi, je répète Andromaque à trois heures. Je me rendrai libre pour quatre heures et demie, et t’attendrai à la resserre. J’ai la clef, c’est moi qui vends le chocolat. Je dirai que j’ai les comptes du chocolat à y faire. J’ai tout un plan de ce que maintenant tu dois être, de ce que nous devons être. Mais je n’y ai pas encore mis de l’ordre ; j’y réfléchirai ce soir dans mon lit, et je t’expliquerai ça demain.


SOUPLIER

Tu prétends que tu avais sur moi une mauvaise influence, et tu veux changer. Mais tu me pousses à venir à la resserre pendant l’étude, en racontant une blague à Prial…


SEVRAIS

Cela n’a aucune importance, puisque de Pradts a permis que nous nous voyions, nous a laissés ensemble dans son propre bureau, et puisque je ne te verrai demain que pour te parler de notre nouvelle ligne de conduite. On veut que j’aie de l’influence sur toi : c’est admettre que nous nous verrons autrement qu’une heure le dimanche matin, à la sortie. Ce n’est pas en te voyant une heure par semaine que je peux quelque chose sur toi. Et quand je dis une heure par semaine !… Comme tu es toujours collé… (On frappe.) Alors, entendu, demain cinq heures moins le quart ?


SOUPLIER

Oui, entendu.


SEVRAIS,
lui rendant le bout de ficelle.

Tiens, ta ficelle.

On frappe à nouveau, puis on entrebâille la porte.