17
L’avenir n’est lus ce qu’il était.
Paul Valéry
Jaffa, le 5 mai 1921
— Mort aux Juifs ! Mort aux Juifs !
Le soleil rougeoyait au-dessus du port.
Une cinquantaine d'hommes, le crâne couvert par des keffiehs, visage plein de colère, armés de pelles, de gourdins, d'armes à feu, dévalaient la rue au bout de laquelle se dressait la tour de l'horloge, vestige de l'ancienne présence ottomane.
De toutes parts, des dizaines de Palestiniens sortaient de chez eux en vociférant : « Musulmans, défendez-vous ! Défendez-vous ! Les Juifs tuent vos femmes ! »
Un couple de passants affolé se jeta dans un angle de la rue. L'un des Palestiniens, qui tenait un revolver, arriva à leur hauteur et cracha au sol :
– Yahoudi, ibn kalb ! Juif, fils de chien !
Il brandit son arme. Visa calmement la tête de l'homme. Le crâne explosa. L'Arabe visa une nouvelle fois. La femme sur le corps de son compagnon.
Les Juifs témoins de la scène se lancèrent alors dans une fuite éperdue. Trop tard. Un autre groupe d'émeutiers arrivait en sens inverse. Craquements d'os, crânes fracassés, hurlements d’effroi…
À quelques mètres, un rabbin se laissa tomber sur le sol et attendit la mort en récitant d’une voix forte le Chémâ Israël[72]. Dans sa mémoire fusèrent presque instantanément les images terrifiantes des pogroms de Kichinev, de Jitomir et de Bialystock, en Russie. À cette époque – c'était il y a moins de vingt ans –, le meurtre d'un jeune chrétien avait mis le feu aux poudres et les Juifs avaient été accusés de crime rituel. Le dernier souvenir du rabbin se figea. Un coup de pelle lui avait brisé la nuque.
Dans le quartier de Nevi Chalom, le vol et la mise à sac des boutiques juives se poursuivaient. Une maison aménagée pour accueillir à leur arrivée les nouveaux immigrants, située entre la banque ottomane et l’hôpital français, venait d'être encerclée. Cent cinquante personnes, hommes, femmes, enfants, se trouvaient à l'intérieur.
Une heure de l'après-midi sonna à l'horloge de la tour ottomane. Les Arabes lancèrent des pierres sur la façade de la maison.
– La police ! hurla une jeune fille qui tremblait de tous ses membres, tapie derrière une persienne. La police arrive !
Dans un crissement de pneus, une brigade venait de faire irruption, matraque au poing.
– Nous sommes sauvés, soupira une voix d'homme.
– Mais que font-ils ? cria la jeune fille soudain livide. C'est... ce n'est pas possible. C'est à nous que la police en veut ?
Contre toute attente, au lieu de refouler les Arabes, les agents attaquaient la porte d’entrée à coups de crosse. Le battant se brisa. Des hommes armés s’engouffrèrent dans la maison, entraînant dans leur sillage le flot de Palestiniens en furie. En quelques minutes, les chambres furent mises à sac. Mobilier, vaisselle, tout fut saccagé. Lorsque les agresseurs se retirèrent, la cour de la maison et les chambres du rez-de-chaussée baignaient dans le sang.
À la nuit tombée, on compta onze juifs tués et vingt-cinq blessés. Ces derniers, transportés à l’hôpital français Saint-Louis, furent soignés avec un admirable dévouement par les sœurs, alors que le consul de France, M. Durieux, se démenait auprès des autorités anglaises pour qu’elles mettent fin à la tragédie. En vain. Plus tard, il devait se dire que, tout compte fait, l’attitude des agents de sécurité britanniques avait été pour le moins ambiguë.
Sur la route de Jérusalem se déroulaient les mêmes scènes d’horreur. À quelques centaines de mètres de l’entrée de la ville, une famille d’immigrants installée dans une maison isolée au milieu des orangeries fut prise à partie par des paysans arabes. Quand les Palestiniens quittèrent les lieux, six cadavres jonchaient le sol. Une heure plus tard, au pied de la porte de la Miséricorde, un jeune ingénieur, originaire Riga, fut retrouvé la tête traversée d'une balle.
Dans toute la Palestine, un ouragan de feu et de sang s'était mis à souffler. Et cette terre qui, il y a peu encore, semblait proche du paradis, venait de s'affubler d'un masque haineux et grimaçant.
*
Haïfa, 6 mai 1921
Cloîtrée dans leur maison, la famille Shahid était réunie autour de la table pour le déjeuner. On avait fermé les portes à double tour, muré les fenêtres et Hussein – geste inimaginable – avait récupéré un vieux fusil, un Lebel, dont on se demandait quand et comment il avait atterri là. De toute façon, l'arme paraissait tellement rouillée qu'on pouvait douter de son efficacité.
– Baba, chuchota Samia, pourquoi les gens se battent ?
– Parce qu'ils ont perdu la raison, ma fille.
– Mais qui a commencé ? questionna Soliman. Les Juifs ou nous ?
– Quelle importance ! soupira sa mère. Eux, nous, les morts font-ils la différence ?
Hussein avala une bouchée de fèves.
– C'est à Tel-Aviv que l'affaire a éclaté. D'après les voisins, un parti ouvrier juif aurait organisé un cortège à l'occasion du 1er mai. La manifestation se déroulait dans le calme, jusqu'au moment où une poignée d'extrémistes, enfreignant l'accord singé avec les Anglais stipulant que le cortège ne devait en aucun cas sortir des limites du quartier juif, ce groupe a pénétré, brandissant des drapeaux rouges et des symboles communistes dans les rues où vivent de nombreux Arabes.
Hussein leva les yeux au ciel.
– L'intrusion de ces énergumènes criards, composés exclusivement d'immigrés de récente date, ignorants de la langue arabe, a créé chez les Palestiniens un mouvement d'affolement. Semblables à des loups affamés, ils se sont jetés sur les manifestants. En intervenant, la police n'a fait qu'aggraver la situation. Les agents, pour la plupart des chrétiens et des musulmans, trop heureux sans doute de créer l'incident dont les Juifs ne pouvaient que pâtir, se sont mis à tirer des coups de feu. C'est ainsi que tout aurait commencé.
Il conclut, la voix rauque :
– Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à Josef.
– C'est vrai ! s'inquiéta Samia. M. Marcus vit toujours à Degania avec sa fille, n'est-ce pas ?
Il opina.
– Quand donc cette histoire s'arrêtera-t-elle ? gémit Nadia. Il y a encore quelque temps, nous vivions en paix.
– Je crains malheureusement que la situation ne s'aggrave.
Hélas, il ne se trompait pas.
Le lendemain matin, à l'aube, des fellahs, armés de fusils, de sabres, de piques, de bâtons s'élancèrent contre la colonie de Petah Tikvah[73] au nord-est de Tel-Aviv. Le lieu avait été fondé par une soixantaine de pionniers venus d'Europe centrale, à l'instigation d'un dénommé Stampfer, émigré hongrois, débarqué en Palestine quelque quarante ans auparavant et qui, toute sa vie durant, avait rêvé de voir renaître Eretz Yisrael, la Terre d'Israël dans son intégrité, telle que Dieu l'avait promise à son peuple.
Cette fois les colons résistèrent et réussirent à mettre en fuite leurs assaillants. Mais le prix fut lourd : quatre colons morts, douze blessés. À Hedera, à Rehovoth, en Galilée, la région sombrait dans le feu et le sang.
Jérusalem n'était pas épargnée. Une simple querelle entre deux gamins avait déclenché un mouvement de terreur irraisonné. En quelques instants, on vit des gens courir dans tous les sens, des boutiquiers abandonner leurs magasins sans prendre la peine de les fermer. Il fallut que des crieurs publics vinssent rassurer la population.
Dieu merci, la démence n'avait pas gagné tous les Arabes. C'est ainsi qu'à Ramlh les trois ou quatre familles juives de la ville furent sauvées grâce à la protection d'amis musulmans qui plaidèrent leur cause.
À l'inverse, à Naplouse, les Palestiniens exigèrent des cent quarante familles de Samaritains[74] qui vivaient dans la région depuis des centaines d'années qu'ils quittent la ville, menaçant de les massacrer s'ils tentaient de résister.
Hussein Shahid se leva de table et se rendit sur la terrasse. Le soleil déclinait lentement, jetant des reflets mauves sur la mer.
Pourquoi, Allah ? Avant que se lève ce vent de folie, tout était si paisible sur cette terre. Pourquoi, Allah ? Que s'est-il donc passé pour que le rejet de l'autre se mette à couler dans les veines des hommes ?
Les yeux du Palestinien se brouillèrent. Le paysage avait disparu derrière ses larmes.
*
Le Caire, 20 mai 1921
Mourad se prit la tête entre les mains. Effondré.
— Ce n'est pas possible ! Je ne peux plus rester ici. Je dois rentrer en Palestine. Ma place est auprès de mes parents.
Taymour n'émit aucun commentaire. Il paraissait aussi désespéré que son ami.
– Tu as entendu les nouvelles, comme moi, reprit le Palestinien. C'est la guerre !
– Non, mon ami, non. Pas la guerre. Ce ne sont que des escarmouches entre extrémistes. D'ailleurs, le calme est revenu. Les Anglais ont renvoyé les deux camps dos à dos.
– Tu plaisantes, Taymour ? Les Anglais ? Sais-tu ce que m'a confié Ahmed qui est, comme tu t'en doutes, toujours parfaitement informé ?
– Ahmed ? De quel Ahmed parles-tu ?
– Ahmed Zulficar. Ouvre grandes tes oreilles : selon certaines sources, ce seraient les Britanniques eux-mêmes qui auraient encouragé les Palestiniens à attaquer les Juifs. Quelques jours avant que n'éclatent les émeutes, un colonel du nom de Waters Taylor, qui n’est autre que le conseiller financier de l'Administration militaire de Palestine, a rencontré en secret le grand mufti Hajj Amin Hussein et lui a dit qu'il devait saisir une occasion pour démontrer au monde combien le sionisme était impopulaire, non seulement auprès de l'Administration anglaise de Palestine, mais aussi auprès de Whitehall. Il a ajouté que si des troubles suffisamment violents se produisaient, le général Bols[75] ainsi que le général Allenby recommanderaient d'abandonner le projet d'instauration d'un foyer national juif. Et le colonel de conclure que la liberté ne pouvait s'obtenir que par la violence. Et tu me parles des Anglais ? Je les hais !
– Mourad, mon cœur, que t'arrive-t-il ?
Attirée par les éclats de voix, Mona les avait rejoints dans le salon.
– Pardonne-moi. Je me suis laissé emporter. Je suis désolé.
Taymour lui lança sur un ton de reproche :
– Tu vas être père, désormais, dois-je te le rappeler ? Tu n'as donc plus le droit de te laisser guider par des pulsions.
– Tas raison. Mais mettez-vous à ma place !
Mona vint près de son mari.
– De quoi parliez-vous ?
– Il s'est passé des choses graves en Palestine.
– Tes parents ?
– Non. Ils vont bien. Mon cousin Latif, qui est arrivé hier au Caire, m'a rassuré.
– Ton cousin ? Ici ?
– Oui. Il est venu rencontrer des nationalistes syriens et irakiens. Je pense qu'ils veulent tenter de créer un bloc unitaire.
Mona prit la main de son époux.
– Alors, ces choses graves dont tu parlais...
– Des affrontements ont opposé les Juifs et nous. D'après Latif, ce fut d'une incroyable violence. Il y a eu des dizaines de morts de part et d'autre. Et, toujours d'après Latif, nous n'en serions qu'au début.
Il essaya de maîtriser sa nervosité et enchaîna :
– Latif, nommé président d'un Congrès arabe qui s'est déroulé à Haïfa, a rédigé une déclaration au nom de tous les participants qu'il a expédiée à de nombreux ministres des Affaires étrangères, en France, en Angleterre, en Italie. Il dit clairement que, s'il n'y avait pas eu la Déclaration Balfour, jamais nous n'en serions arrivés là.
Le Palestinien arpenta le salon de long en large.
– Mais qu'ont-ils donc à vouloir vivre sur notre terre ? Le monde n'est-il pas assez vaste ! Si encore il n'y avait que les sionistes !
– Que veux-tu dire ? s'étonna Mona.
– Latif m'a raconté aussi qu'on voit un peu partout des illuminés, il m'a parlé de millénaristes allemands et américains.
– Des millénaristes ?
– Ce sont des hurluberlus qui soutiennent l'idée d'un règne terrestre du Messie, après que celui-ci aura chassé l'Antéchrist ou le diable, que sais-je ! Il paraît qu'on voit surgir ici et là des missionnaires venus du Maine, des colons luthériens, je ne sais plus ! Ce sont les mêmes ou d'autres. Sans oublier les membres d'une secte, la Communauté du Temple, dont j'avais déjà aperçu le quartier à quelques mètres de notre maison, à Haïfa. Mais qu'ont-ils tous ?
— Allons, calme-toi, insista Mona. Je t'en prie.
Mourad s'immobilisa, parut méditer un instant et s'affala sur le divan, épuisé.
*
Alep, même jour
À mesure que le soleil montait entre les minarets, la chambre à coucher se remplissait d'aube et de rumeurs.
Dounia effleura de ses lèvres le front de Jean-François et quitta le lit, offrant sa nudité à la lumière.
— Je vais faire du thé.
Irréalité. C'était bien le mot. Un mois et dix jours qu'il partageait la vie de Dounia et pas un instant où il ne s'était dit : « Je suis dans le rêve. Cela ne se peut pas. » Étrange comme un bonheur devient brûlure lorsqu'on a la prescience qu'il sera peut-être le dernier. Le jour où elle lui avait murmuré : « Ce sera la première fois », il n'avait pas saisi tout de suite le sens de la phrase. La première fois qu'elle ferait l'amour ? C'était vrai pourtant. Pour des raisons qu'il ne s'expliquait toujours pas, elle lui avait fait ce don, alors qu'elle avait pensé les semaines précédentes à le fuir. Il était l'envers de son miroir, et elle s'était donnée. Il avait perçu quelque chose de désespéré et de bouleversant dans cet acte. Gauche et tendre, louve et moineau. À un moment, alors qu'il entrait lentement en elle, son cœur s'affola et il eut la certitude de n'être plus homme, mais enfant, fœtus, la vie revenue à la vie dans le ventre de celle qu'il aimait.
Dans quelques heures, il serait en route pour Damas, puis Beyrouth, d'où il embarquerait pour Marseille. Destination finale : Paris. Et après ? La situation syrienne étant plus ou moins stable, l'Irak empêtrée dans les mailles britanniques et les 23 % de parts de la Turkish Petroleum pratiquement acquises à la Compagnie française des pétroles, il y avait de fortes chances pour que le Quai d'Orsay juge inopportun un nouveau voyage pour l'Orient ; on allait probablement lui attribuer un joli bureau, au chaud. Loin de Dounia.
Il se redressa et se cala parmi les coussins. Dounia était revenue. Elle déposa sur le lit un plateau garni d'une théière et de deux minuscules verres à anses dorées.
– Mon maître et seigneur est servi, lança-t-elle, enjouée,
– Je ne sais lequel de nous deux est seigneur et maître de l'autre, s'amusa Jean-François. Tu me manques.
– Tu n'es pas encore parti.
– Tu me manques quand même. Tu m'as toujours manqué, Dounia. Même quand nous faisons l'amour, tu me manques.
Elle lui caressa la joue tendrement.
– Tu ne veux toujours pas me suivre en France, m'épouser ?
– Non, Jean-François. Je ne suis pas prête. Patiente. J'ai besoin de temps.
– Tu devrais le savoir : le temps passe vite pour celui qui réfléchit, il est interminable pour celui qui désire.
Elle versa du thé et lui tenait l'un des verres.
– Dis-moi la vérité. Nos visions différentes du monde te font toujours hésiter ?
Elle fit non de la tête.
– Ma religion ?
Elle sourit.
– Je crois en un seul Dieu, mais je ne sais pas si Mahomet est son Prophète. Et toi, que crois-tu ?
– Je crois en un seul Dieu, mais je ne sais pas si Jésus est son fils.
– Alors, tout va bien. Nous partageons la même religion.
Il but une gorgée de thé.
– Quand ? Quand sauras-tu si tu veux être ma femme ? Quand décideras-tu de me faire une ribambelle d'enfants irako-français, aussi irrévérencieux que leurs parents ?
– Je te dirai. Je te dirai.
– Tu n'as pas oublié ? Peu m'importe le lieu où nous vivrons. La France, Bagdad, Damas ou Jupiter. Je ne t'impose rien. Seulement de t'aimer.
– Je sais. Tu m'as tout dit. Je sais.
Un court moment de silence passa.
– M'accorderas-tu une ultime faveur avant mon départ ?
Il désigna le piano.
Elle sourit.
– Toujours le même morceau ?
– Toujours.
La voix du muezzin s'éleva au moment où Dounia faisait chanter les premiers accords de l’Arabesque n° 1 de Debussy.