38
LE VIEUX-PORT, comme un gigantesque U, encadre la passe. Aux extrémités de ses digues, deux forts – il se souvenait des noms : fort Saint-Nicolas, fort Saint-Jean – montent la garde. En arrière, des bâtiments serrés forment un rempart. Ce jour-là, à l’intérieur de la rade, les mâts des bateaux évoquaient des épingles piquées dans la surface des eaux – laque sombre, figée, dont les plis absorbaient la lumière plus qu’ils ne la reflétaient. Au-dessus, le ciel saignait. Le jour avait crevé la nuit et provoquait une hémorragie éblouissante. C’était un paysage noir et rouge, violent, qui fit baisser les yeux à Janusz.
Il n’osait plus avancer. À cet instant, il repéra sur sa droite un groupe de clochards sous des arcades. Allongés, ils étaient alignés comme les victimes d’une catastrophe naturelle. Janusz s’approcha et les regarda mieux. Ils ressemblaient à des tas de chiffons, parfois planqués sous des cartons, parfois cernés par des sacs crasseux. Ils paraissaient avoir gelé dans la nuit. Pourtant, ils toussaient, buvaient, crachaient… Les cadavres bougeaient encore.
Janusz s’assit près de celui qui ouvrait la rangée. Il sentit le froid du bitume lui pénétrer les os, la puanteur du mec le cerner comme un étau. L’homme lui lança un regard éteint. Visiblement, il ne le reconnaissait pas.
Janusz posa son cubi près de lui. Une vague curiosité s’alluma dans les yeux de l’autre. Il s’attendait à ce qu’il lie connaissance pour téter du litron mais l’autre cracha :
— Casse-toi de là, c’est ma place.
— Le bitume est à tout le monde, non ?
— Tu vois pas que je bosse ?
Janusz ne comprit pas tout de suite. L’homme était pieds nus. Une jambe repliée sous lui, il exhibait un seul pied qui ne possédait plus que deux orteils. Avec ces deux survivants, il agrippait les bords d’une boîte de biscuits en fer qu’il raclait sur le sol au passage des badauds.
— Une p’tite pièce pour un alpiniste qu’a perdu ses orteils sur l’Everest… Z’avez pas une p’tite pièce ? grognait-il. C’est l’froid qu’a eu ma peau…
L’histoire était originale. De temps à autre, par miracle, un passant lui lançait de la petite monnaie. Janusz constata qu’il n’était pas le seul à « bosser ». Les autres faisaient tous la manche, se relevant tour à tour, marchant jusqu’aux colonnes des arcades, interpellant les passants qui cherchaient à les éviter. Mi-lèche-culs, mi-hostiles, ils prenaient une voix de courtisan ou au contraire un ton agressif. Ils servaient des « monsieur », des « s’il vous plaît », des « merci » d’une voix éraillée, doucereuse, alors que tout leur être suintait la haine et le mépris.
Janusz revint à son voisin. Une barbe énorme, grouillante de poux, un bonnet sans couleur. Entre les deux, des fragments de peau couperosés, durcis, gaufrés par le froid. Des veines violacées serpentaient à la surface comme des rivières coulant d’une même source – la picole. L’ensemble ne composait pas un visage. Plutôt un agglomérat d’os fracassés, de chairs bouffies, de croûtes et de cicatrices.
— Tu veux ma photo ?
Janusz tendit son cubitainer. Sans un mot, le gars attrapa la poignée, ouvrit le robinet avec les dents et s’envoya une longue, très longue rasade. Puis il partit d’un rire, rassasié. Il considéra son voisin avec plus d’attention. Il paraissait s’interroger, à travers la brûlure de l’alcool. Dangereux ? Pas dangereux ? Tox ? Fou ? Pédé ? Ex-taulard ?
Janusz ne bougeait pas. Ces quelques secondes étaient son examen de passage. Il était sale, pas rasé, hirsute, mais ne portait ni sac, ni maison portative comme les autres. Et ses mains et son visage étaient bien trop frais pour faire illusion.
— C’est quoi ton nom ?
— Victor.
Il attrapa le cubi et fit semblant d’en boire une rasade. Rien que l’odeur du pinard faillit le faire vomir à nouveau.
— Moi, c’est Bernard. Tu viens d’où ?
— De Bordeaux, fit Janusz sans réfléchir.
— J’viens du Nord. Ici, on vient tous du Nord. La rue, vaut mieux la vivre au soleil…
Janusz visualisa Marseille comme un Katmandou des clochards. Une destination finale, un terminus sans espoir ni objectif mais à l’abri des hivers trop rudes. Pour l’instant, l’échappée était ratée. La température ne devait pas dépasser zéro. Toujours trempé de vin et de vomi, Janusz grelottait. Il allait poser une nouvelle question quand il ressentit un chatouillement dans l’entrejambe. Il eut un réflexe de la main et se fit mordre. Un rat s’échappa de ses cuisses.
Bernard éclata de rire :
— Putain le con ! Y t’a pas raté ! Y en a plein à Marseille. C’est nos potes !
Il attrapa le cubi et s’envoya une nouvelle goulée, à la santé des millions de rats de Marseille. Il s’essuya la bouche et se renfrogna dans son silence.
Janusz lança une première sonde :
— On s’est déjà vus, non ?
— J’sais pas. Ça fait combien d’temps qu’t’es à Marseille ?
— Je viens de revenir mais j’étais là à Noël.
Bernard ne répondit pas. Il gardait un œil sur les passants. Si l’un d’entre eux se risquait sous les arcades, il agitait aussitôt sa boîte, comme un réflexe. Au-delà des voûtes, la rumeur du port montait avec le jour.
— La cloche, reprit Bernard, t’es tombé dedans y a longtemps ?
— Y a un an, improvisa Janusz. Pas moyen de trouver du boulot.
— On en est tous là, ricana l’autre avec férocité.
Janusz comprit le sarcasme. Des victimes de la société. Tous les grands marginaux devaient invoquer la même excuse mais personne n’y croyait. Bernard avait même une façon de rire qui signifiait l’inverse : c’était la société qui était leur victime.
— T’as quel âge ? risqua Janusz.
— Dans les 35.
Victor lui en aurait donné 50.
— Et toi ?
— 42.
— La vache, la vie t’a pas fait de cadeau.
Janusz prit cela pour un compliment. Il était plus convaincant qu’il ne le pensait. D’ailleurs, il se sentait à chaque seconde un peu plus dégradé, un peu plus souillé. Quelques jours au grand air, à boire de la vinasse et à rester le cul par terre avec ces monstres, il deviendrait l’un d’eux.
L’autre engloutit encore une goulée. De nouveau, il retrouva une sorte de gaieté agressive. Janusz comprenait le principe. On vivait pour ces gorgées d’alcool qui enjolivaient, le temps d’un rot, le désastre d’une vie. De goulée en goulée, de litron en litron, on sombrait enfin dans l’abrutissement. Puis on se réveillait et on repartait pour un tour.
Janusz se leva et fit quelques pas vers les arcades. Ostensiblement, il s’exposa au regard des autres. Pas la moindre lueur de reconnaissance dans leurs yeux. Pas le moindre geste de la main. Il faisait fausse route. Il n’avait jamais appartenu à ce groupe.
Il revint s’asseoir auprès de Bernard :
— Y a pas grand monde ce matin…
— Tu veux dire de la cloche ?
— Ouais.
— Tu rigoles ou quoi ? On est d’jà trop. Pour faire la manche, faut se trouver un coin solo. J’vais pas tarder à me casser, d’ailleurs. (Il s’énerva d’un coup, d’une manière absurde.) Faut bien bosser, merde !
Dans la journée, il ne trouverait donc que des clochards isolés, tentant de grappiller quelques pièces aux passants.
— Où tu dors en ce moment ? relança-t-il.
— À la Madrague ! L’Unité d’Hébergement d’Urgence. Nous, on l’appelle l’Uche. En ce moment, on est près de 400 chaque soir. Bonjour l’ambiance !
Quatre cents clochards sous le même toit. Il ne pouvait pas rêver mieux, c’est-à-dire pire. Il y en aurait bien un qui le reconnaîtrait et lui donnerait des informations sur Victor Janusz. Bernard agita le cubi d’un air dépité.
— T’as pas des ronds pour qu’on s’en achète un autre ?
— P’t’être, ouais.
— Alors, j’t’accompagne.
Il tenta de se lever mais tout ce qu’il réussit à faire, ce fut de lâcher un pet sonore. Janusz se sentit traversé par un éclair de haine. Après la peur, l’appréhension, le dégoût, il éprouvait maintenant une aversion féroce pour ces êtres dégénérés.
Il s’arrêta sur la violence de son sentiment. Avait-il une raison intime de détester les clochards ? Jusqu’où allait cette haine ? Pouvait-elle constituer un mobile pour tuer ?
— Y a un ED pas loin, fit Bernard, enfin debout.
Troublé, Janusz lui emboîta le pas. Il se répétait en marchant les quelques mots qu’il avait écrits à Anaïs Chatelet.
Je ne suis pas un assassin.