16
DE LONGS BÂTIMENTS de bois cendré, dans le style Bahamas, ouvraient le terrain de golf. Structures en mélèze, bardage et toiture en Red Cedar. Les vallons verdoyants enveloppaient ces lignes grises comme un complément de programme.
Anaïs se gara sur le parking, glissant sa Golf entre les 4 × 4 Porsche Cayenne et les Aston Martin. Sortant de sa caisse, elle eut envie de cracher sur ces carrosseries lustrées ou de péter un ou deux rétroviseurs. Elle haïssait le golf. Elle haïssait la bourgeoisie. Elle haïssait Bordeaux. À se demander pourquoi elle était revenue. Mais c’est toujours bon d’alimenter sa haine. De la nourrir comme on nourrit un fauve. Cette énergie négative la maintenait debout.
Elle marcha jusqu’au Club-House. En franchissant le seuil, elle imagina soudain tomber nez à nez avec son père. Elle appréhendait toujours cette éventualité. Encore une raison qui aurait dû l’éloigner de cette ville.
Elle lança un coup d’œil dans les salons et la boutique d’équipement. Pas de visage familier. Elle craignait aussi, dans ces milieux privilégiés, d’être reconnue comme la fille Chatelet. Personne dans les hautes sphères de Bordeaux n’avait oublié le scandale associé à ce nom.
Elle rejoignit le bar. Elle était étonnée, avec ses jeans et ses bottes à bouts ferrés, que personne ne l’ait encore foutue dehors. Les golfeurs – des hommes pour la plupart – étaient accoudés au comptoir de bois verni. Ils portaient tous l’uniforme réglementaire. Pantalons à carreaux. Polos de mailles serrées. Chaussures à clous. Les marques s’affichaient avec obscénité. Ralph Lauren. Hermès. Louis Vuitton…
Elle se présenta au barman, montrant discrètement sa carte, et expliqua ce qui l’amenait. L’homme appela le chef des caddies. Un dénommé Nicolas selon le badge épinglé sur son pull vert. Le Dr David Thiaux était en plein parcours. Anaïs sortit avec le caddie. Elle s’apprêtait à prendre une mini-voiture quand on leur signala que le toubib venait de rentrer au vestiaire. Anaïs se fit guider.
— C’est là, fit Nicolas en stoppant devant une villa en bois, posée au pied d’un tertre. Mais c’est réservé aux hommes.
— Accompagnez-moi.
Ils entrèrent dans le repaire des mâles. Crépitements de douche, brouhaha de voix graves, effluves de sueur et de parfum. Des hommes se rhabillaient, debout devant leur casier à porte en bois. D’autres sortaient de la douche, ruisselants, bite en berne. D’autres encore se recoiffaient ou s’enduisaient de gel hydratant.
Anaïs eut l’impression de pénétrer, physiquement, dans l’antre de la toute-puissance masculine. On devait parler ici fric, pouvoir, politique, victoires sportives. Et bien sûr sexe. Chacun devait évoquer ses maîtresses, ses prouesses, ses satisfactions, au même titre que ses scores sur le green. Pour l’instant, personne ne faisait attention à elle.
Elle s’adressa à Nicolas :
— Où est Thiaux ?
Le caddie désigna un homme qui achevait de boucler sa ceinture. Grand, massif, la cinquantaine grisonnante. Anaïs s’approcha et sentit un nouveau trouble l’envahir. Le mec ressemblait à son père. Même visage large, bronzé, magnifique. Même gueule de propriétaire foncier, qui aime sentir ses terres sous ses pieds.
— Docteur Thiaux ?
L’homme sourit à Anaïs. Son malaise s’approfondit. Les mêmes yeux d’iceberg, qui n’offrent leur transparence que pour mieux vous couler.
— C’est moi.
— Anaïs Chatelet. Capitaine de police à Bordeaux. Je voudrais vous parler de Philippe Duruy.
— Philippe, oui, je vois très bien.
Il cala son talon sur le banc pour lacer sa chaussure. Il paraissait indifférent au raffut et à l’agitation autour de lui. Anaïs laissa filer quelques secondes.
L’homme passa à la deuxième chaussure :
— Il a des ennuis ?
— Il est mort.
— Overdose ?
— Exactement.
Thiaux se redressa et hocha la tête avec lenteur, d’un air fataliste.
— La nouvelle n’a pas l’air de vous surprendre.
— Avec ce qu’il s’envoyait dans les veines, il n’y a pas de quoi s’étonner.
— Vous lui prescriviez du Subutex. Il essayait d’arrêter ?
— Il avait ses périodes. Lors de sa dernière visite, il en était à 4 milligrammes de Sub. Il semblait en bonne voie mais je n’avais pas trop d’espoir. La preuve…
Le médecin enfila son loden.
— Quand avez-vous vu Philippe pour la dernière fois ?
— Il faudrait que je consulte mon agenda. Il y a deux semaines environ.
— Que savez-vous sur lui ?
— Pas grand-chose. Il venait au dispensaire pour sa prescription mensuelle. Il laissait son chien dehors et ne racontait pas sa vie.
— Le dispensaire ? Vous ne le receviez pas à votre cabinet ?
Il ferma ses boutons de bois et boucla son sac de sport.
— Non. Je tiens une permanence tous les jeudis, dans le quartier Saint-Michel. Un CMP. Centre médico-psychologique.
Anaïs avait déjà du mal à imaginer ce bourgeois accueillir dans son cabinet un zonard crasseux comme Philippe Duruy. Elle éprouvait plus de difficulté encore à le visualiser dans une salle en PVC, à attendre les grands marginaux du quartier.
Il parut lire dans ses pensées :
— Ça vous étonne, hein, qu’un médecin comme moi assure une permanence dans un dispensaire. C’est sans doute pour me racheter une conscience.
Il avait dit cela sur un ton ironique. Anaïs était de plus en plus irritée par ce personnage. Le brouhaha autour d’elle aggravait la situation. Ces ondes funestes de mâles triomphants, heureux d’être ensemble, savourant leur force et leur fortune, lui bourdonnaient aux oreilles.
Thiaux enfonça le clou :
— Pour vous, flics de gauche, nous sommes la source de tous les maux. Quoi qu’on fasse, on a toujours tort. Nous agissons toujours par intérêt ou par hypocrisie bourgeoise.
Il se dirigea vers la sortie, adressant quelques signes de salut au passage. Anaïs le rattrapa :
— Philippe Duruy, il ne vous a jamais parlé de sa famille ?
— Je ne pense pas qu’il avait de la famille. En tout cas, il n’a jamais dit un mot là-dessus.
— Ses amis ?
— Non plus. C’était un nomade. Un solitaire. Il cultivait ce style. Le genre silencieux et fermé. Qui voyage en quête de musique et de défonce.
Thiaux franchit le seuil. Anaïs lui emboîta le pas. Il était à peine 16 heures et la nuit tombait déjà. Le cri d’un corbeau succéda aux voix des hommes. Elle frissonna dans son blouson.
— Mais il était basé à Bordeaux, non ?
— Basé, c’est un grand mot. Disons que, chaque mois, il revenait me voir. C’est donc qu’il était dans le coin, oui.
Le toubib rejoignit le parking et sortit ses clés de voiture. Le message était clair : il n’avait pas l’intention de s’éterniser auprès d’Anaïs.
Elle le rattrapa encore :
— Il ne vous a jamais parlé de son passé ? De ses origines ?
— Vous n’avez pas une idée très claire des échanges entre un médecin de dispensaire et un toxico comme Duruy. C’est bonjour-bonsoir et basta. J’effectue un bilan de santé, je signe l’ordonnance, le gars disparaît. Je ne suis pas un psy.
— Il en voyait un au CPM ?
— Je ne crois pas, non. Philippe ne cherchait aucune aide. La rue, c’était son choix.
— Il avait des problèmes de santé, à part la drogue ?
— Il avait contracté une hépatite C il y a quelques années. Il ne suivait aucun traitement, aucun régime. Du pur suicide.
— Vous savez comment il a plongé dans l’héroïne ?
— Parcours classique, je pense. Cannabis. Raves. Ecstasy. On commence à prendre de l’héroïne pour éviter les mauvaises descentes d’ecsta, le dimanche matin, et on se réveille accro le lundi. Toujours le même gâchis.
Le médecin était arrivé devant une Mercedes noire classe S. Pour la première fois, il parut frappé de lassitude. Durant quelques secondes, il baissa la garde. Immobile devant sa voiture, clés en main. La seconde suivante, il avait retrouvé son maintien et appuyait sur la télécommande.
— Je ne comprends pas vos questions. Si Philippe est mort d’une OD, où est le problème judiciaire ?
— Duruy est mort d’une overdose mais c’est un meurtre. On lui a injecté une dose létale d’héroïne. Une héroïne très pure. Puis on lui a écrasé le visage avec une tête de taureau qu’on lui a enfoncée jusqu’aux épaules.
Thiaux venait d’ouvrir son coffre. Il devint tout pâle. Anaïs savourait le spectacle. La belle assurance du toubib fondait dans la pénombre.
— C’est quoi ? Un tueur en série ?
De nos jours, tout le monde a ces mots à la bouche. Comme s’il s’agissait d’un phénomène social bien connu, entre chômage et suicide professionnel.
— Si c’est une série, elle vient de commencer. Il vous parlait de ses dealers ?
Il fourra son sac dans le coffre et le referma d’un coup sec.
— Jamais.
— La dernière fois que vous l’avez vu, vous a-t-il parlé d’un dealer différent ? D’une héroïne d’une exceptionnelle qualité ?
— Non. Au contraire, il paraissait plus que jamais décidé à arrêter la dope.
— Vous ne l’avez pas revu depuis ? Dans un autre contexte ?
Thiaux ouvrit sa portière.
— Pas du tout.
— On vérifiera, fit-elle en carrant ses mains dans les poches.
Elle regretta aussitôt ces derniers mots. Des paroles de flic. Des paroles de con. Le toubib n’était pas suspect. Cette phrase visait seulement à l’inquiéter. Tous les flics connaissent cette démangeaison du pouvoir.
Le médecin s’appuya sur l’encadrement de sa portière :
— Vous faites tout pour être désagréable, mademoiselle, mais vous m’êtes tout de même sympathique. Vous êtes une gamine qui en veut au monde entier, comme tous ceux que je vois chaque semaine au dispensaire.
Anaïs croisa les bras. Le ton compatissant, elle aimait moins encore.
— Je vais vous confier un secret, dit-il en se penchant vers elle. Savez-vous pourquoi j’assure cette permanence au dispensaire alors que je reçois dans mon cabinet la clientèle la plus huppée de Bordeaux ?
Anaïs restait immobile, tapant du pied, se mordant la lèvre. Parfaite dans sa posture de petit animal revêche.
— Mon fils est mort d’une overdose à l’âge de 17 ans. Je n’avais même jamais soupçonné qu’il puisse fumer un joint. Ça vous suffit comme raison ? Je ne peux rien rattraper ni rien effacer. Mais je peux aider quelques mômes en souffrance et c’est toujours ça de gagné.
La portière claqua. Anaïs regarda la Mercedes disparaître sous la masse des arbres et se fondre dans la nuit. Un souvenir lui revint. La voix de Coluche. Son sketch à propos des flics : « Oui, je sais, j’ai l’air un peu con. » La phrase lui fit l’effet d’une sentence personnelle.