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UNE SEMAINE PLUS TARD, il avait changé d’avis. Renata l’avait appelé près de dix fois. Elle avait monté sa proposition financière jusqu’à cinquante mille euros. Un chiffre extraordinaire : pour ses autres livres, Marc n’avait jamais touché plus de dix mille euros. Une telle somme donnait la mesure des espoirs de l’éditrice.

Mais l’argent n’avait rien à voir avec sa décision.

Durant ces quelques jours, il s’était de nouveau plongé dans l’actualité de Reverdi, qui ressuscitait depuis le suicide de Wong-Fat. Il avait lu tous les articles. Il avait contacté les correspondants et les journalistes qu’il connaissait à Kuala Lumpur – sans dire un mot de son propre passage en Malaisie.

Il avait même constitué un « sous-dossier » consacré à Jimmy et obtenu les détails de son acte décisif. L’avocat était retourné chez son père, dans les hauteurs des Cameron Highlands, le dimanche 8 juin. Il s’était pendu dans le local des stocks – Marc pouvait imaginer le réduit rempli de papillons, de scarabées, de scorpions. Un lieu de cauchemar pour une mort sordide. Il n’avait pas laissé un mot – et nul n’avait pu retrouver le dossier qu’il avait préparé pour la défense de Jacques Reverdi.

Au fil de ces lignes, Marc avait aussi appris que le chef de la sécurité de Kanara, un dénommé Raman, avait été assassiné quelques jours plus tôt. Selon les journalistes malais, de forts soupçons pesaient sur Reverdi mais aucune preuve n’avait pu être apportée. Un autre geste de colère ? Non : à ce moment, Jacques n’avait aucune raison de se douter de la trahison d’Élisabeth. En revanche, Marc se souvenait que, le 3 juin, il avait prévenu Élisabeth qu’il allait y avoir du « grabuge » dans la prison. Il savait donc que le meurtre de Raman serait commis. Parce qu’il en était l’auteur ?

Mais l’information capitale était ailleurs. Jacques Reverdi ne marchait pas vers la mort : il y courait. Il avait refusé de prendre un nouvel avocat et, selon les journalistes du News Straits Times et du Star, il avait sombré dans un mutisme complet, que personne n’expliquait. Il ne fréquentait plus que les personnalités religieuses de la prison – imams et prêcheurs musulmans. Dans le même temps, l’enquête préliminaire s’achevait. Sur sa complète culpabilité.

Marc n’avait donc plus rien à craindre du monstre. Aucun risque non plus qu’il découvre, d’une manière ou d’une autre, la supercherie du visage. Plongé dans son silence, entouré de rigoristes de l’islam, Reverdi était désormais, et pour toujours, coupé du monde extérieur.

Dès lors, il décida d’aller au bout de son projet.

Et se mit au travail, tout l’été.

D’abord, dans son atelier.

Puis dans une maison du sud de la France, prêtée par Renata.

Ses notes, précises, brûlantes, lui permirent d’avancer à grande vitesse. Plus de vingt pages par jour. Marc écrivait dans une transe perpétuelle. Parfois, il s’arrêtait et relisait : il s’effrayait lui-même. Au fil des chapitres il s’identifiait au tueur. Il s’attardait sur les détails violents et sadiques des crimes. Le ton utilisé atteignait la vérité d’un journal intime. Dans ces moments-là, il se souvenait de Patang, de sa crise, de sa quête de prostituées à travers les rues…

Pourtant, malgré cette identification, Marc éprouvait une déception. Il n’avait pas saisi l’essentiel – l’essence même de la pulsion criminelle. Sa jouissance. Il avait franchi, d’une certaine façon, la Ligne noire. Mais en dépit de cette réussite, il demeurait étranger à ce désir de destruction, cette soif de souffrance. Il s’était simplement rapproché de l’horreur, sans la comprendre, ni l’éprouver. Il ne goûtait toujours pas le plaisir du mal, l’érection du sang.

N’aurait-il pas dû s’en réjouir ?

Il en ressentait une étrange amertume, au contraire. Il n’avait pas achevé sa mission. Il n’avait pas été aussi loin qu’il aurait dû, au nom de Sophie.

À la fin juillet, il avait en main une première version.

Durant deux mois, il avait été totalement indifférent à la réalité. Ni la chaleur qui écrasait l’Europe, ni la disparition de Marie Trintignant, morte sous les coups de son amant, ne lui avaient tiré la moindre attention.

Marc évoluait désormais dans un autre monde.

Il écrivait « Sang noir » – l’histoire d’un tueur apnéiste.

Il avait conservé, dans ses grandes lignes, l’intrigue du synopsis.

L’aventure d’un journaliste solitaire, qui remonte la piste d’un tueur en série à travers l’Asie. Il s’était démarqué de l’histoire officielle de Jacques Reverdi mais en avait conservé deux éléments clés, qui tendaient un pont direct avec le tueur réel : tout se passait en Asie du Sud-Est et son meurtrier était un professeur de plongée, ancien apnéiste.

Il avait respecté les étapes de sa propre enquête. Le Chemin de Vie. Les Jalons d’Éternité. La Chambre de Pureté. Le Sang Noir. Pour les décors, les sensations, Marc n’avait eu qu’à recopier son carnet de bord – des notes dictées par les pays eux-mêmes. Il avait seulement changé les noms et les lieux.

À titre de touche personnelle, il avait resserré le suspense en inventant un contrepoint dramatique. Parallèlement à l’investigation du héros, le tueur maintenait prisonnière une jeune touriste, qu’il s’apprêtait à sacrifier. Le livre alternait les deux points de vue, les deux histoires, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent au moment de l’affrontement final.

La seule vraie faiblesse du livre était l’événement que Marc avait dû inventer de toutes pièces : le traumatisme du tueur. Il ignorait pourquoi Jacques Reverdi était devenu ce prédateur sans pitié, assoiffé de sang noir. Tout comme il ignorait ce que signifiait la petite phrase : « CACHE-TOI VITE, PAPA ARRIVE ! » Ou pourquoi les feuilles de bambou déclenchaient sa pulsion meurtrière.

Encore une fois, il était parti des miettes du réel. Il avait imaginé que le meurtrier, adolescent, avait découvert le corps de sa mère saignée à blanc – ce qui était le cas pour Jacques. Mais il avait ajouté, dans son livre, qu’elle n’était pas tout à fait morte.

Le futur tueur était confronté à une moribonde, qui lui révélait l’identité de son père, un être atroce, tout en lui caressant le visage de ses mains ensanglantées. Des mains noirâtres, légères, dont le contact avait provoqué le double traumatisme du sang noir et du frôlement des feuilles.

Lorsqu’il relut son premier jet, Marc fut satisfait. Ce n’était pas de la grande littérature mais dans ses transes, notamment dans les passages de violence, il s’était surpassé. Finissait-il par écrire comme Reverdi ? Ou comme Élisabeth, rendue visionnaire par son maître ?

Il travailla encore. Il traversa la canicule sans la sentir. Il entendit vaguement parler des milliers de morts, victimes de la chaleur. Il vit, dans les journaux, les images des cadavres placés dans les entrepôts frigorifiques de Rungis. Il n’éprouvait qu’indifférence. Sa tête était entièrement prisonnière de son roman. Il écrivait, transpirait, maigrissait, et s’incarnait, totalement, dans ses pages.

Au début du mois de septembre, il avait achevé l’œuvre. Un pavé de quatre cents pages, qu’il décida de porter en personne à Renata Santi. Il se sentait léger – au sens figuré comme au sens propre : il avait perdu sept kilos. Et, malgré son teint hâlé, il était complètement affaibli, exsangue.

La fournaise avait légèrement reculé mais elle demeurait présente dans la ville, au fond de la pollution, comme la lente respiration d’un animal brûlant.

Lorsque le taxi quitta les rues étroites du quartier de la place Saint-Georges et atteignit le boulevard Haussmann, le visage de Khadidja l’accueillit encore sur les murs de la ville.

C’était la campagne la plus longue de l’histoire de la publicité.

 

La Ligne noire
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