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QUAND Jacques Reverdi apprit qu’une visite médicale « monstre » était organisée dans la prison pour détecter d’éventuels cas de SRAS, il sut que c’était le coup de chance qu’il attendait. Mais il ne voyait pas comment profiter, concrètement, de l’occasion. Il y avait réfléchi durant quatre jours sans trouver de réponse.
Maintenant, le 23 avril, à onze heures du matin, il attendait son tour, dans l’immense file d’attente, et n’avait toujours pas la moindre idée.
En réalité, à cet instant, il s’en foutait.
Parce que depuis deux jours, il était encore sous le choc.
Le choc du visage.
Il n’avait jamais compris le mépris qui planait sur le critère physique, lorsqu’il s’agissait de juger une femme. Comme si elle devait avant tout être un génie, une sainte, une mère, dégoulinante de qualités morales. Comme si l’apprécier, l’adorer pour son visage, son corps, son apparence, était une injure. Les femmes elles-mêmes voulaient toujours être aimées pour leur « beauté intérieure ».
Pures conneries.
Le don de Dieu, le seul, était la beauté physique. Le visage, surtout. Le miracle de l’harmonie, de l’équilibre, s’y concentrait. Et intimait le silence. Pas un mot, pas un souffle… Il fallait admirer, c’était tout. Le reste n’était que scories, souillures, pollution. Tout ce qu’on appelait « échange », « partage », « connaissance de l’autre » n’était que mensonges. Pour une raison simple : dès qu’une femme parlait, elle mentait. Elle ne pouvait s’exprimer autrement. C’était sa nature ancestrale. La gangue difforme, repliée, sournoise dont elle ne pouvait s’extraire.
Il avait toujours choisi ses compagnes pour leur beauté. Croiser un visage dans la rue : c’était à la fois aussi simple et difficile que cela. Ensuite, ce n’était que stratégie, calcul, manipulation. Dès qu’il parlait à son « élue », il commençait lui-même à mentir. Il pénétrait dans le cercle abject de la relation humaine. Alors même que ces femmes croyaient le découvrir, le cerner, elles ne faisaient que s’éloigner de lui, s’enfonçant dans le piège qu’il leur tendait.
Une chanson de Georges Brassens lui revint en tête.
Je veux dédier ce poème
À toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets…
« Les Passantes. » Ces vers l’avaient toujours obsédé. Ils lui semblaient résumer l’essence même de sa Quête. Ce drame intime et éternel, qui consiste à laisser filer un beau visage dans un train, dans la foule, dans une rue, alors même qu’un irrésistible élan vous pousse vers lui. Seul cet éblouissement premier compte. L’étincelle primordiale.
Voilà pourquoi, alors qu’il s’apprêtait à extirper des confessions à Élisabeth, et à en tirer quelque maigre plaisir, il avait été subjugué par la photographie.
Il ne s’attendait pas à cela – pas du tout.
Plus qu’un visage, les traits d’Élisabeth étaient une révélation.
Sous des boucles brunes, l’expression était fine, acérée, soutenue par de hautes pommettes et de forts sourcils. En même temps, il émanait une douceur, une tendresse de la partie inférieure de la figure. La bouche surtout, lèvres ourlées et claires, exprimait une sensualité mutine, presque amusée.
Mais c’étaient les yeux qui captivaient l’attention. Des iris noirs, à la précision de quartz, cernés d’un anneau scintillant (peut-être un liséré d’or, mais la photo, un polaroïd, était en noir et blanc), et légèrement asymétriques. Cet étrange décalage dans l’axe des pupilles était irrésistible. Il traversait directement les habituels filtres de la perception, les préjugés, les habitudes, et faisait voler en éclats tout repère, toute protection. On se retrouvait nu face à ce regard et on se sentait fondre, capituler, touché déjà au plus profond de soi.
« Touché », c’était le mot exact.
Une blessure en soi-même ne cessait plus de s’ouvrir. Un désir, déjà douloureux. Un appel, une anxiété… Si Jacques avait croisé cette « passante » sur les plages de Koh Surin ou parmi les ruines d’Angkor, il l’aurait immédiatement choisie. Jamais il ne l’aurait laissée devenir une de ces « espérances d’un jour déçues ». Et elle aurait constitué sa plus belle proie. À elle seule, elle balayait toutes celles qu’il avait sélectionnées.
Ce visage changeait tout.
Désormais, Jacques avait décidé de jouer le jeu de la confession.
Et même au-delà.
Dans la file d’attente, une bousculade éclata.
Des hommes s’agitèrent, des cris retentirent. Reverdi sortit de ses pensées. C’était peut-être le coup de chance qu’il attendait. Il fendit la mêlée et découvrit un homme à terre, secoué de tremblements, cambré sur l’asphalte. Ses lèvres moussaient d’écume sanglante. Ses yeux étaient révulsés. « Épilepsie », pensa Jacques. Le type n’allait pas tarder à bouffer sa langue.
« Poussez-vous ! » hurla-t-il en malais. Il ôta son tee-shirt et le roula sous la nuque de l’homme, qui tressautait sur le bitume. Il attrapa la cuillère qu’il gardait toujours sur lui et l’enfonça dans la bouche du malade. Il dut s’y prendre à plusieurs fois. Puis il cala son instrument contre le palais. L’air put passer de nouveau dans l’œsophage.
Enfin, il tourna le corps sur le côté pour éviter que le type ne s’étouffe avec ses vomissements. Il était hors de danger. La crise allait passer. À cet instant, il reconnut l’épileptique : un Indonésien, un tueur de femmes surnommé « Vitriol », parce qu’il utilisait de l’acide pour les défigurer.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Jacques se tourna vers la voix. Un visage, barré d’un masque hygiénique vert pâle, apparut dans la foule. Il s’écarta. Le médecin ausculta l’Indonésien, dont les spasmes ralentissaient déjà. Il effectua les mêmes gestes que Reverdi, vérifia sa nuque, sa gorge.
Il abaissa son masque chirurgical. C’était le vieux médecin de la prison, un Indien du nom de Gupta. Il demanda à la cantonade :
— Qui a fait ça ?
Reverdi fit un pas en avant et dit en malais :
— Moi. Il faut lui injecter du Valium.
Le docteur fronça les sourcils. C’était un vieillard au teint de cirage, aux cheveux plaqués sur le front. Il passa à l’anglais :
— Tu es médecin ?
— Non. J’ai fait du secourisme.
Gupta jeta un regard à l’Indonésien qui vomissait par brèves secousses. La cuillère brillait encore au fond de sa gorge, telle une pièce à conviction :
— D’où tu viens ? Europe ?
— France.
— Tu es là pour quoi ?
— Vous êtes bien le seul à ne pas le savoir. Meurtre.
Le toubib hocha la tête, comme s’il se souvenait maintenant d’un « prisonnier spécial ». Deux infirmiers arrivèrent : ils embarquèrent Vitriol sur une civière. Le toubib se leva à son tour, remit son masque et dit à Jacques :
— Toi, tu viens avec moi.
Reverdi connaissait bien l’infirmerie : c’était ici qu’il venait chercher ses médicaments, avant chaque déjeuner. Le lieu se résumait à un bloc en préfabriqué, dont les murs étaient recouverts de lattes de bois noir. À l’intérieur, il y avait trois pièces : une grande salle comportant des lits de fer, un cabinet de consultation, au fond, et, sur la gauche, un réduit où étaient entreposées les « archives » – des kilos de dossiers jaunis par les saisons sèches et les moussons successives.
D’ordinaire, cette baraque était l’endroit le plus calme de la prison. Seuls quelques éclopés gémissaient sur leurs lits, en attendant d’être transférés à l’Hôpital Central. Aujourd’hui, c’était la foule : on se pressait entre les murs branlants, on jouait des coudes, on s’agitait, au point que tout le bâtiment menaçait de verser dans un sens ou un autre. Des médecins déguisés en cosmonautes avaient aménagé des « salles de consultation » autour de chaque lit, où s’agglutinaient des détenus hésitants, effrayés, sous le contrôle de gardiens en armes, qui ne semblaient pas plus rassurés. Tout le monde paraissait redouter un ennemi invisible, qui menaçait d’attaquer d’un instant à l’autre : le SRAS.
— Suis-moi, souffla Gupta derrière son masque.
Ils tranchèrent la foule. Le médecin avait une démarche étrange, il roulait des épaules, à mi-chemin entre le voyou et le bossu. Reverdi le suivait, dominant la foule d’une tête. Il entendit un toubib qui râlait face aux veines invisibles d’un drogué. Un autre qui hurlait parce qu’il venait d’être éclaboussé par une gerbe d’hémoglobine.
La visite médicale semblait se résumer à une monstrueuse prise de sang. Il coulait à flots. Dans les flacons, les tuyaux, les veines. Des dizaines de récipients étaient remplis, étiquetés, emportés dans des casiers à trous. Reverdi fut pris de nausée. Il ne pouvait supporter la vue de ce sang – l’exact contraire de sa Quête. Un sang d’hommes. Un sang impur.
Gupta ouvrit une porte coulissante. Reverdi pénétra, avec soulagement, dans le cabinet paisible. Un solide bureau de chêne, des dossiers en pagaille, une toise de bois, une balance, un panneau de lecture portant des lettres de toutes tailles. Un vrai dispensaire de province.
Le médecin enleva une pile de dossiers de la chaise qui faisait face au bureau :
— Assieds-toi.
Gupta s’installa à son tour et abaissa de nouveau son masque. Son visage brun était partagé entre l’épuisement et la mauvaise humeur. Jacques songea à un encreur qui aurait trop servi, et qui porterait la marque de plusieurs tampons différents.
— Tu es là pour quoi au juste ?
— Pour rien.
Gupta soupira :
— J’ai de la chance de vivre dans cet univers d’innocents.
— Je n’ai pas dit que j’étais innocent.
Le vieil homme l’observa avec attention. Il reprit :
— Quel est le motif d’accusation ?
— Le meurtre d’une femme. Une Européenne. À Papan. Jacques Reverdi : vous n’avez jamais entendu prononcer ce nom ?
— Je n’ai aucune mémoire, soupira-t-il. Ici, c’est plutôt un atout. D’ailleurs, ce que tu as fait hors de ces murs ne me concerne pas.
Il croisa ses mains et conserva de nouveau le silence quelques secondes. Un silence nerveux, électrique. Ses talons ne cessaient de trépigner sous la table. De l’autre côté de la porte, le brouhaha paraissait augmenter.
— Je connais bien l’épileptique de tout à l’heure… Vitriol. Il est sous traitement mais il revend ses comprimés. Tu sais que tu lui as sauvé la vie ?
— Tant mieux.
— Ou tant pis. Il a tué plus de vingt femmes. Mais encore une fois, là n’est pas la question. Tu es en préventive ?
— Oui.
— Pas de boulot en atelier, donc ?
— Non.
— En cas d’épidémie de SRAS, tu accepterais de nous aider ?
— Aucun problème.
— Tu n’as pas peur d’être contaminé ?
— Je suis déjà mort. Cent pour cent de chances d’être condamné.
— Très bien. Enfin, je veux dire…
La rumeur, de l’autre côté de la porte, montait encore. Un médecin gueulait parce qu’une série de flacons pleins venaient de s’écraser par terre. Jacques pensa au sang – tout ce sang extirpé des veines, qui brillait de sa lumière sombre…
Par association d’idées, il songea à la lettre d’Élisabeth. Ses confessions avaient été une autre bonne surprise. Elle s’exprimait avec intelligence, originalité. Cette manière d’évoquer son propre sang : les noms de couleur, les comparaisons avec les tableaux… Il en avait éprouvé une subtile excitation. Ces images sollicitaient tous ses sens et, il devait l’avouer, il s’était masturbé plusieurs fois en lisant et relisant ces mots enchanteurs.
— Ho, je te parle !
Jacques se redressa sur sa chaise. Gupta s’était levé et avait remis son masque.
— Tu commences demain, dit-il d’une voix étouffée. Je m’occupe de la paperasse. Dans tous les cas, SRAS ou pas, on a besoin de monde ici.
— Reverdi se leva à son tour. À ce moment, il aperçut ce qu’il cherchait, inconsciemment, depuis son entrée dans ce bureau : une prise de téléphone.
Malgré lui, il sourit.
Le coup de chance qu’il attendait était donc survenu.
— Je serai heureux de me rendre utile, murmura-t-il.