28. Le gardien des vertus
— Tu crois qu'il y a un rapport entre l'homme que Petit Ian a suivi et la mise en garde de sir Percival ?
Je soulevai un des couvre-plats sur le plateau du dîner qu'on venait d'apporter et humai un délicieux fumet de pigeon parfumé aux truffes.
— Cela ne m'étonnerait pas, répondit Jamie en mordant à pleines dents dans un petit pain. Il y a plusieurs gangs de contrebandiers qui ont de bonnes raisons de vouloir me nuire. À la façon dont cet homme se comportait, je dirais qu'il s'agissait probablement d'un dégustateur de vin, quelqu'un qui peut déceler, rien qu'à l'odeur, l'origine d'un vin et son millésime. Ce genre de compétences est très recherché.
Il cessa de mâcher et ajouta d'un air songeur :
— Celui ou ceux qui me voulaient du mal n'ont pas lésiné sur les moyens pour lancer un tel limier à mes trousses.
Je me versai un verre de vin et l'agitai sous mon nez.
— Tu veux dire qu'il aurait pu te suivre à la trace grâce à l'eau-de-vie ?
— Plus ou moins. Tu te souviens de mon cousin Jared ?
— Bien sûr, comment pourrais-je l'oublier ? Il est toujours en vie ?
Après la désastreuse défaite de Culloden et les massacres qui avaient suivi, il était réconfortant d'apprendre que Jared, riche marchand de vin émigré à Paris, avait survécu.
— Ils devront l'enfermer dans un de ses tonneaux et le jeter à la Seine pour se débarrasser de lui, fit Jamie en riant. Non seulement il est en vie, mais il pète le feu ! Où crois-tu que je me procure l'eau-de-vie française que j'importe en Écosse ?
Je n'eus pas le temps de répondre car de longs doigts maigres s'avancèrent vers le plat rempli de petits feuilletés croustillants. Jamie les chassa d'une chiquenaude.
— Pas pour toi, mon garçon ! Tu ne dois pas manger de mets aussi riches tant que tu es encore barbouillé. Je vais te faire monter du pain et du lait.
— Mais, mon oncle, j'ai très faim ! gémit Petit Ian. Purgé par sa confession, l'adolescent avait retrouvé tous ses esprits, ainsi que son appétit. Jamie lui adressa un regard résigné.
— Tu me jures que tu ne vas plus me vomir dessus ?
— Je te le jure, oncle Jamie.
Avec un soupir, Jamie poussa le plat vers lui et reprit ses explications.
— Jared m'envoie une eau-de-vie de second ordre qu'il produit lui-même en Moselle, gardant les meilleures bouteilles pour ses clients parisiens, plus exigeants.
— Mais les bouteilles que tu revends en Écosse sont identifiables ? demandai-je.
— Seulement pour un spécialiste, un « nez », comme on dit. Or le marin n'a goûté l'eau-de-vie que dans deux endroits, le Chien de fusil et le Sanglier bleu, qui sont deux tavernes d’High Street qui s'approvisionnent exclusivement chez moi. Je vends également aux autres tavernes mais je ne suis pas leur seul fournisseur. Cela dit, le fait qu'il ait demandé après Jamie Roy dans les tavernes ne me préoccupe pas outre mesure. Ce qui est inquiétant, c'est qu'il ait pu retrouver ma trace jusqu'à l'imprimerie. Ceux avec qui je négocie sur les docks de Burntisland ne me connaissent que sous le nom de Jamie Roy. J'ai toujours pris soin qu'aucun d'entre eux n'entende parler de M. Alec Malcolm, l'imprimeur.
— Pourtant, sir Percival sait que tu fais de la contrebande et il t'a appelé Malcolm, objectai-je.
— La moitié des hommes qui traînent dans les ports de la région d'Édimbourg sont des contrebandiers, Sassenach. Sir Percival sait effectivement que j'en suis un, mais il ignore que je suis Jamie Roy, et encore moins Jamie Fraser. Il croit que je fais entrer clandestinement des rouleaux de soie et de velours provenant de Hollande, parce que c'est avec ça que je le paie. Il fit une moue sournoise.
— En fait, je les obtiens du tailleur qui habite au coin de la rue, en échange d'eau-de-vie. Sir Percival raffole des étoffes précieuses, et sa femme encore plus. Mais s'il apprend que j'importe de l'alcool, il va sûrement devenir beaucoup plus gourmand.
— Peut-être qu'un des taverniers lui a parlé de toi ? suggérai-je. Ils te connaissent sans doute.
— Oui, mais uniquement comme vendeur. C'est Fergus qui se charge de traiter avec les tavernes et il prend soin de ne jamais venir à l'imprimerie. On se rencontre ici, en cachette. Personne ne s'interrogerait sur les motivations qui poussent un homme à fréquenter un bordel, n'est-ce pas ?
Il me vint soudain une idée.
— Si n'importe qui peut entrer dans cette maison sans qu'on lui pose de questions, peut-être que le marin borgne vous a aperçus ici, toi et Fergus ? insinuai-je. À moins qu'il n'ait eu ta description par une des filles ? Après tout, tu ne passes pas inaperçu.
Si ce n'étaient pas les roux qui manquaient à Édimbourg, tous n'étaient pas aussi grands que Jamie et peu d'entre eux paradaient dans les rues avec l'arrogance inconsciente d'un guerrier désarmé.
— Mmmoui... c'est bien possible, répondit Jamie, méditatif. Je vais demander à Jeanne de se renseigner auprès des filles pour savoir si un marin borgne à queue-de-cheval est venu ici récemment.
Il s'étira longuement en bâillant, avant d'ajouter :
— Ensuite, Sassenach, on pourra peut-être se coucher, qu'en dis-tu ? Somme toute, j'ai eu une journée assez chargée.
Mme Jeanne arriva quelques instants plus tard, accompagnée de Fergus qui lui ouvrit la porte avec la familiarité d'un frère ou d'un cousin. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il se sente chez lui dans cette maison. Né dans un bordel parisien, il y avait passé les dix premières années de sa vie, dormant dans un placard sous l'escalier quand il n'était pas en train de gagner son pain quotidien en faisant les poches des passants dans la rue.
— J'ai vendu toute la cargaison d'eau-de-vie à MacAlpine, milord, rapporta-t-il à Jamie. À vrai dire, je l'ai un peu bradée. Je suis désolé, j'ai pensé qu'il valait mieux s'en débarrasser au plus tôt.
— Tu as eu raison, confirma Jamie. Qu'as-tu fait du corps ?
Fergus esquissa un sourire malicieux, ses traits fins et sa lourde mèche brune lui donnant un air de pirate distingué.
— Notre intrus a fini lui aussi dans la cave de MacAlpine, milord, répondit-il... dans un déguisement de circonstance.
— En quoi l'as-tu déguisé ? m'étonnai-je.
— En fût de crème de menthe, milady.
Ses yeux noirs pétillaient de malice. Il était décidément très beau, et le crochet qui lui servait de main ne faisait qu'accentuer son allure romantique.
— Personne n'a dû boire de crème de menthe à Édimbourg depuis au moins un siècle, observa Mme Jeanne avec un soupir nostalgique. Ces Écossais mal dégrossis ne sont pas habitués aux liqueurs raffinées du monde civilisé. Je n'ai jamais vu un client commander autre chose que du whisky, de la bière ou de l'eau-de-vie.
— Précisément, madame, confirma Fergus.
— Mais quelqu'un finira bien par ouvrir ce fût tôt ou tard, m'inquiétai-je. Ne serait-ce que l'odeur...
— Exact, milady, répondit Fergus qui avait décidément réponse à tout. Heureusement, la crème de menthe a une très forte teneur en alcool. En outre, la cave de MacAlpine n'est qu'un lieu de transit pour le voyage de notre ami vers le repos éternel. Il partira pour les docks dès demain, avant de s'embarquer pour une très longue traversée. Il s'agit uniquement de ne pas encombrer la maison de Mme Jeanne en attendant son départ.
Levant les yeux au ciel, Mme Jeanne adressa une remarque à sainte Agnès que je ne compris pas puis se tourna pour sortir.
— J'interrogerai les filles au sujet de ce marin dès demain quand elles seront plus calmes, promit-elle. En attendant...
— En parlant de détente, intervint Fergus, vous pensez que Mlle Sophie est occupée ce soir ?
La mère maquerelle lui adressa un sourire attendri.
— Depuis qu'elle vous a vu entrer tout à l'heure, mon coquin, elle a sûrement fait son possible pour rester disponible !
Elle aperçut Petit Ian, affalé sur le sofa comme un épouvantail vidé de sa paille.
— Dois-je trouver également une chambre pour le jeune homme ? demanda-t-elle.
Jamie contempla son neveu.
— Vous n'aurez qu'à faire monter un matelas dans ma chambre, ordonna-t-il. Il dormira avec nous.
— Oh non ! s'exclama Petit Ian. Tu as sûrement envie de rester seul avec ta femme, n'est-ce pas, mon oncle ?
— Quoi ? fit Jamie sans comprendre. L'adolescent hésita, me lançant un bref regard embarrassé.
— C'est que... vous voulez sans doute... euh... toi et elle... euh... Mmphm...
En bon Highlander, il parvint à mettre dans ce dernier grognement une dose considérable d'expressivité.
Jamie se frotta le menton, faisant un gros effort pour ne pas rire.
— C'est très touchant de ta part, mon garçon. Je suis flatté que tu aies une si haute opinion de ma virilité pour penser que je sois encore capable de faire autre chose que dormir après une journée pareille. Mais je crois que je serai capable de résister à mes pulsions charnelles pendant une nuit, malgré le charme de ta tante.
— Bruno m'a dit qu'il n'y avait pas beaucoup de clients ce soir, intervint Fergus. Pourquoi ne pas le mettre...
— Parce qu'il n'a que quatorze ans ! coupa Jamie, scandalisé.
— Presque quinze ! corrigea Petit Ian, se redressant sur le sofa.
— C'est largement suffisant, opina Fergus. Tes frères n'étaient guère plus âgés que toi quand je les ai amenés ici la première fois. Et ils se sont acquittés honorablement de leur tâche.
— Tu as fait quoi ! glapit Jamie.
Il dévisagea son protégé avec incrédulité.
— Il fallait bien que quelqu'un s'en charge ! se défendit Fergus. En temps normal, c'est au père de le faire, mais M. Ian, avec tout le respect que je lui dois, s'est toujours défilé. C'est qu'il faut une certaine expérience en la matière, voyez-vous.
Petit Ian hochait vigoureusement la tête comme un jouet mécanique.
Fergus se tourna vers Mme Jeanne et lui demanda sur le ton d'un gourmet qui consulte la carte d'un grand restaurant :
— Que pensez-vous de Dorcas ? Ou Pénélope, peut-être ?
— Non, non, non, fit-elle d'un air connaisseur. Il faut que ce soit Mary. Je n'en vois pas d'autre.
— La petite blonde ? Ma foi, vous avez tout à fait raison. Elle sera parfaite. Faites-la monter.
Mme Jeanne avait disparu avant que Jamie ait pu se remettre du choc.
— Mais... mais... ce garçon ne peut... croassa-t-il.
— Mais si, je peux ! se récria Petit Ian. Enfin, je crois. Son visage ne pouvait devenir plus rouge, mais ses oreilles étaient pourpres d'excitation, les événements traumatisants de la journée complètement oubliés.
— Mais... je ne peux pas... te laisser...
Jamie s'interrompit, fixant son neveu d'un air ahuri. Puis il leva les bras au ciel dans un geste de reddition exaspérée.
— Qu'est-ce que je vais dire à ta mère ?
Au même moment, la porte s'ouvrit derrière lui. Une petite jeune fille se tenait sur le seuil, dodue et douce comme une poule faisane dans sa chemise en soie bleue, son visage lunaire rayonnant sous un fin nuage de cheveux blonds. En l'apercevant, Petit Ian se figea sur place, osant à peine respirer.
Puis il sembla revenir à lui. Il se tourna lentement vers Jamie et lui déclara d'une voix haut perchée et sur un ton doucereux :
— Tu n'auras qu'à ne rien lui dire, oncle Jamie.
Il se racla la gorge puis, se tournant vers moi, ajouta d'une voix plus virile :
— Bonne nuit, ma tante.
Sur ce, il nous salua d'un signe de tête formel, et marcha d'un pas résolu vers la porte.
— Je ne sais pas si je dois étrangler Fergus ou le remercier, maugréa Jamie.
Il était assis sur le bord du lit, en train de déboutonner sa chemise. Je laissai tomber ma robe sur le tabouret et vins m'agenouiller devant lui pour défaire la boucle de sa ceinture.
— Il ne pensait pas à mal, le défendis-je.
— Mouais... Ces maudits Français n'ont décidément aucun sens moral, grommela-t-il.
Il tendit les mains derrière sa nuque pour dénouer le ruban qui retenait ses cheveux. Ces derniers retombèrent sur ses épaules, encadrant ses pommettes saillantes et son long nez droit. Il me fit penser à un de ces anges sévères de la Renaissance italienne.
— N'est-ce pas l'archange Michel qui a chassé Adam et Ève du Paradis terrestre ? demandai-je en faisant rouler ses bas le long de ses chevilles.
Il se mit à rire doucement.
— Pourquoi, c'est à lui que je te fais penser ? Moi, le gardien des vertus, et Fergus, le serpent du mal ?
Il glissa les mains sous mes aisselles. Ses avant-bras étaient couverts de cloques et, s'il avait pu nettoyer la plupart des traces de suie, il avait encore une longue traînée noire sous la mâchoire.
— Relève-toi, Sassenach, ça me gêne de te voir à genoux devant moi.
— Laisse-toi faire, protestai-je. Tu as eu une rude journée, même si tu n'as tué personne.
Il abandonna toute tentative pour me redresser et posa la joue sur le haut de ma tête en soupirant :
— Je n'ai pas été tout à fait sincère avec ce garçon.
— Ah non ? Pourtant, tu as su trouver les mots qu'il fallait pour l'apaiser. Ce que tu as dit lui a fait du bien.
— J'espère. Les prières l'aideront peut-être. En tout cas, elles ne lui feront pas de mal. Mais je ne lui ai pas tout dit.
— Que voulais-tu lui dire d'autre ?
Je relevai la tête et embrassai ses lèvres. Il sentait la fumée et la transpiration.
— Lorsqu'un homme a une mort sur la conscience, Sassenach, le seul remède, c'est une femme. De préférence la sienne mais, à défaut, n'importe laquelle. Elle seule peut l'apaiser. Mes doigts dénouèrent les lacets de sa braguette.
— C'est pour ça que tu l'as laissé partir avec la petite Mary ? demandai-je.
Il haussa les épaules, puis souleva les fesses du lit pour que je puisse tirer sur ses culottes.
— Je ne pouvais pas l'empêcher, mais c'est sans doute aussi bien ainsi, si jeune soit-il. Au moins, il ne sera pas hanté par l'image de ce marin toute la nuit.
— Effectivement, il y a peu de chances ! dis-je en riant. Et toi ?
— Moi ?
Il baissa les yeux vers moi en haussant les sourcils.
— Oui, toi. Tu n'as tué personne, mais tu n'as pas envie de... Mmphm... ?
Un large sourire illumina son visage et toute ressemblance avec l'austère archange Michel se dissipa aussitôt.
— Ma foi, je ne dirais pas non, miaula-t-il. Mais tu promets de ne pas me malmener ?