3. Confessions à un mari trompé
Inverness, 9 mai 1968
Le pont sur le Ness était noir de monde, les habitants d'Inverness hâtant le pas pour rentrer chez eux avant l'heure du thé. Roger marchait devant moi, ses larges épaules offrant un rempart efficace contre la bousculade autour de nous.
Je serrais les livres contre mon sein, tentant de calmer les battements précipités de mon cœur. La tête me tournait à force de réfléchir aux implications des recherches dans lesquelles nous nous étions lancés. Je n'aurais su dire laquelle des deux éventualités me faisait le plus peur : découvrir que Jamie était mort à Culloden, ou apprendre qu'il y avait survécu.
Les larges lattes du pont sonnaient creux sous mes talons. Les livres me paraissaient de plus en plus lourds et je ne cessais de basculer ma charge de droite à gauche pour soulager la tension dans mes épaules.
— Hé, regardez où vous allez ! s'écria Roger.
Il me tira brusquement de côté, juste à temps pour éviter un ouvrier qui fonçait tête baissée sur sa bicyclette, manquant de m'écraser contre le garde-fou du pont.
— Désolé ! cria-t-il un peu tard en agitant la main.
Il disparut en zigzaguant entre deux groupes d'écoliers en route vers leur goûter. Je tendis le cou pour voir si j'apercevais le presbytère au loin. Nous étions presque arrivés.
Roger et moi avions passé l'après-midi à la bibliothèque du centre des Monuments et Sites historiques. Brianna, elle, était partie au bureau du recensement des clans highlanders afin de prendre des copies d'une série de documents que Roger avait commandées.
— C'est vraiment gentil à vous de vous donner autant de mal, Roger, lançai-je en haussant la voix pour me faire entendre par-dessus le vacarme qui régnait sur le pont.
— Mais non ! protesta-t-il. C'est pure curiosité de ma part. Vous connaissez les historiens : mettez-les sur une piste et ils ne peuvent plus la lâcher.
Effectivement, je connaissais les historiens pour avoir vécu vingt ans auprès de l'un d'entre eux. Frank non plus n'avait pas pu lâcher la piste que je lui avais indiquée, mais sans jamais avoir l'envie de résoudre le mystère. Deux ans s'étaient écoulés depuis sa mort. À présent, c'était notre tour, à Brianna et à moi.
— Vous avez eu des nouvelles du Pr Linklater ? demandai-je.
Nous venions de quitter le pont. Bien qu'il fût tard dans l'après-midi, le soleil était encore haut dans le ciel. Il diffusait une lumière rosée à travers le feuillage des tilleuls qui bordaient les quais, projetant un treillis d'ombres ciselées sur les eaux grises du Ness.
Roger fit non de la tête, plissant les yeux pour se protéger du vent.
— Cela ne fait qu'une semaine que je lui ai écrit. Ne vous inquiétez pas, si je n'ai toujours pas de ses nouvelles lundi prochain, je lui passerai un coup de fil.
Il m'adressa un sourire malicieux.
— Il ne faut surtout pas bousculer les vieux chercheurs, expliqua-t-il. Je lui ai écrit que je faisais des recherches sur plusieurs officiers jacobites et que j'avais été très inspiré par son passionnant ouvrage. Puis je lui ai demandé s'il existait une liste des jacobites qui s'étaient retrouvés dans la vieille maison de Leanach juste après la bataille de Culloden, s'il possédait des informations sur le seul survivant des exécutions, et si, le cas échéant, il aurait l'amabilité de me les communiquer ainsi que les références de ses sources.
Je changeai une énième fois les livres de côté.
— Vous connaissez Linklater ? demandai-je.
— Non. Mais j'ai rédigé ma lettre sur du papier à en-tête de Balliol Collège et j'ai fait une allusion très diplomatique à mon ancien directeur de recherche, M. Cheesewright, qui, lui, le connaît bien.
Roger me lança un clin d'œil et je pouffai de rire. Ses beaux yeux verts pétillaient, contrastant avec son teint olivâtre. Il pouvait toujours prétendre qu'il n'était motivé que par sa curiosité d’historien, je savais bien qu'il était animé par autre chose de plus profond, cette chose s'appelant Brianna. Je savais également que celle-ci était loin d'être indifférente à son charme. Mais s'en rendait-il seulement compte ?
De retour dans le bureau du révérend, je laissai tomber mon fardeau de bouquins sur la table et m'effondrai dans la bergère près de la cheminée pendant que Roger allait nous chercher de la limonade à la cuisine.
Je repris peu à peu mon souffle tout en buvant à petites gorgées la boisson aigre et sucrée. Mon cœur, lui, battait toujours aussi vite. Je lançai un regard angoissé vers l'impressionnante pile de livres que nous avions rapportés. Le sort de Jamie était-il inscrit quelque part en ces pages ? Et si oui... mes paumes en devinrent moites et je manquai de m'étrangler. « On se calme, me sermonnai-je. Attendons d'abord de voir ce que nous allons trouver. »
Roger parcourait les étagères de la bibliothèque, cherchant d'autres documents qui pourraient nous servir. Excellent historien amateur, le révérend Wakefield avait également été un incorrigible ramasse-tout : lettres, journaux, pamphlets, tracts, livres anciens et modernes, tous étaient écrasés les uns contre les autres ou entassés pêle-mêle sur les rayonnages.
Roger hésita puis saisit une pile de livres posés sur un guéridon. C'étaient les ouvrages de Frank, un remarquable travail de recherche à en croire les éloges dithyrambiques des jaquettes.
— Vous avez lu celui-ci ? demanda-t-il en me montrant un volume intitulé Les Jacobites.
— Non.
Je m'éclaircis la gorge avant de répéter :
— Non. Je n'en ai jamais eu le courage.
Après mon retour, j'avais obstinément fui tout ce qui avait trait au passé des Highlands, une attitude compliquée par le fait que le XVIIIe siècle écossais était l'une des spécialités de Frank. Obligée de vivre désormais sans Jamie, j'avais soigneusement évité tout ce qui aurait pu me faire penser à lui. C'était absurde de ma part, car rien ne pouvait me l'ôter de l'esprit, surtout avec la présence de Brianna qui me le rappelait quotidiennement.
Néanmoins, pour ne pas retourner le couteau dans la plaie, j'avais toujours refusé de lire quoi que ce soit traitant de Bonnie Prince Charlie, ce jeune homme à la futilité catastrophique, et de ses partisans.
— Je vois, dit Roger. Je pensais que vous sauriez peut-être s'il y avait quelque chose dans ce livre qui pourrait nous être utile...
Il hésita, rougissant à vue d'œil,
— Est-ce que... euh... votre mari... je veux dire Frank... est-ce que vous lui avez raconté... euh... ?
Il était trop embarrassé pour achever sa question.
— Naturellement ! m'indignai-je. Qu'est-ce que vous croyez ? Qu'après trois ans d'absence inexpliquée j'ai fait irruption dans son bureau et que je lui ai demandé : « Chéri, qu'est-ce qu'il y a pour le dîner ? »
— Non, bien sûr que non ! se hâta-t-il de répondre.
Il détourna les yeux, regardant par la fenêtre d'un air contrit. J'eus honte de m'être laissé emporter et tentai de me racheter.
— Excusez-moi, Roger. Votre question était tout à fait pertinente. C'est juste que... c'est un sujet encore un peu douloureux.
J'étais à la fois surprise et affligée de découvrir que la plaie était encore vive à ce point. Je reposai mon verre sur la table. Si notre mission prenait une telle tournure, il allait me falloir quelque chose de plus fort que cette limonade.
— Oui, dis-je enfin. Je lui ai tout raconté. Je lui ai parlé des menhirs, de Jamie... de tout.
Roger resta silencieux un moment. Il retourna le livre entre ses mains et contempla la photographie au dos de la couverture, où le beau visage fin et brun de Frank souriait à la postérité.
— Il vous a crue ? demanda-t-il sans me regarder.
— Non. Du moins pas tout de suite. Il a d'abord pensé que j'étais devenue folle, il m'a même obligée à consulter un psychiatre.
Je laissai échapper un petit rire nerveux, puis serrai les dents en repassant dans ma tête ce souvenir amer.
— Et après ? insista-t-il.
Il avait retrouvé un teint normal et ses yeux brillaient de curiosité.
— ... Il a fini par vous croire ? Je fermai les yeux.
— Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais su.
Un parfum étrange flottait dans les couloirs du petit hôpital d'Inverness, comme un mélange de désinfectant au phénol et d'amidon.
Incapable de réfléchir de manière cohérente, je refoulai de mon mieux toutes les sensations qui m'envahissaient. Ce retour au bercail était mille fois plus terrifiant que mon séjour dans le passé. Là-bas, j'avais été protégée, d'abord par le fait que je ne comprenais pas ce qui m'arrivait, ensuite parce que j'avais vécu avec l'espoir constant de pouvoir rebrousser chemin. Cette fois, je ne savais que trop où j'étais et qu'il n'y avait pas d'échappatoire. Jamie était mort.
Médecins et infirmières s'efforçaient de me parler gentiment, de me nourrir et de me faire boire, mais il n'y avait plus rien d'autre en moi que terreur et chagrin. À force de m'interroger, ils avaient réussi à m'arracher mon nom, mais pas un mot de plus.
Je restais allongée sur les draps blancs, les yeux fermés, les mains croisées sur mon ventre comme pour le protéger. Je revoyais en pensée encore et encore les dernières images qui s'étaient imprimées sur ma rétine avant de traverser le grand menhir : la pluie tombant sur la lande, le visage de Jamie. J'étais terrifiée à l'idée que, si je regardais à présent autour de moi, ces souvenirs s'effaceraient à jamais, laissant la place aux silhouettes des infirmières ou au vase de fleurs sur ma table de chevet. Je pressai les doigts contre la base de mon pouce, trouvant un étrange réconfort à palper la petite cicatrice en forme de « J ». Jamie l'y avait laissée à ma demande, la dernière fois qu'il avait posé les mains sur ma chair.
Je restai ainsi prostrée pendant de longues journées. Je rêvais parfois, revivant les dernières heures du soulèvement jacobite ; revoyant le soldat mort dans les bois, reposant pour l'éternité sous un manteau de champignons bleu vif, Dougal MacKenzie agonisant dans le grenier de Culloden House ; les Highlanders vêtus de haillons, dormant dans les tranchées boueuses, leur dernier sommeil avant le massacre.
Je me réveillais en criant ou en gémissant, arrachée à mes rêves par un parfum acre de désinfectant et un brouhaha de paroles qui se voulaient réconfortantes mais que je ne pouvais comprendre, étourdie comme je l'étais par les hurlements de ma mémoire, pour me rendormir presque aussitôt, les poings serrés.
Puis un jour, j'ouvris les yeux, et Frank était là. Il se tenait sur le seuil de la chambre, lissant ses cheveux bruns en arrière, l'air hésitant.
Je m'enfonçai dans mon oreiller, le dévisageant longuement, incapable de parler. Il ressemblait tant à ses ancêtres, Jack et Alex Randall, avec leurs traits fins et nobles, leur port altier, leurs cheveux noirs et raides... Mais il y avait quelque chose de différent chez Frank, quelque chose que je n'arrivais pas à définir. Ses traits tirés n'exprimaient ni l'angoisse sourde ni la violence. Ils n'avaient ni la spiritualité exaltée d'Alex ni la glaciale arrogance de Jonathan. Son visage respirait l'intelligence et la lassitude. Il était également mal rasé et avait des poches sous les yeux. Il avait sans doute conduit toute la nuit pour arriver jusqu'à moi.
— Claire ?
Il s'approcha lentement du lit, m'observant d'un air incrédule.
Je hochai faiblement la tête et lui répondis d'une voix cassée :
— Bonjour, Frank.
Il s'assit sur le bord du lit et me prit la main, que je laissai pendre mollement dans la sienne.
— Tu... tu vas bien ? dit-il après une longue minute de silence.
— Je suis enceinte.
Dans mon esprit confus, cela me paraissait primordial. Je n'avais pas encore réfléchi à ce que je lui dirais si je le revoyais un jour, mais, dès que je l'avais aperçu sur le pas de la porte, tout était devenu clair. Je devais lui annoncer que j'étais enceinte. Il repartirait alors et me laisserait de nouveau seule avec le souvenir de Jamie et la sensation encore brûlante de sa paume contre la mienne.
Ses traits se contractèrent légèrement mais il ne lâcha pas ma main.
— Je sais, se contenta-t-il de dire. Ils m'ont déjà prévenu.
Il prit une profonde inspiration avant de poursuivre :
— Claire, que t'est-il arrivé ?
Je tentai tant bien que mal de rassembler mes pensées. Je n'avais aucune envie d'en parler, mais je lui devais une explication. Non pas que je ressentisse de la culpabilité, pas encore, mais plutôt une notion de devoir. Cet homme avait été mon mari.
— Je... j'ai rencontré un homme, je l'ai épousé, je l'ai aimé.
Devant son expression ahurie, j'ajoutai :
— Je suis désolée. Je n'ai pas pu l'empêcher.
Il resta pris de court. Il ouvrit grande la bouche, puis la referma. Sa main se resserra convulsivement sur la mienne, me faisant grimacer de douleur. Je la retirai vivement.
— Que... que veux-tu dire ? balbutia-t-il d'une voix de fausset. Où étais-tu pendant tout ce temps, Claire ?
Il se releva, me surplombant.
— Tu te souviens de la dernière fois que nous nous sommes vus ? demandai-je. Je partais pour Craigh na Dun, le cromlech au sommet de la colline aux fées.
— Oui, et alors ?
La colère et le doute se bousculaient dans son regard.
— Eh bien... dis-je en humectant mes lèvres, je suis passée à travers une brèche dans le menhir principal et je me suis retrouvée en 1743.
— Ne plaisante pas avec moi, Claire !
— Parce que tu crois que j'essaie d'être drôle ?
L'idée me parut si absurde que je me mis à rire malgré moi, sans trop savoir pourquoi.
— Arrête !
Mon fou rire cessa aussitôt. Deux infirmières apparurent sur le pas de la porte comme par enchantement. Elles faisaient sans doute le guet dans le couloir. Frank se pencha sur moi et me saisit le bras.
— Écoute-moi bien, Claire, siffla-t-il entre ses dents. J'exige que tu me dises où tu étais et ce que tu as fait !
— Mais c'est ce que je suis en train de faire ! Lâche-moi ! m'écriai-je en tentant de me dégager. Je viens de te le dire : j'ai traversé le menhir et j'ai atterri deux cents ans plus tôt. Puis j'ai rencontré ce salaud de Jack Randall, ton ancêtre !
Frank tressaillit.
— Qui ?
— Jack Randall. Une belle ordure, oui ! un sale pervers !
Frank n'en revenait pas, pas plus que les deux infirmières derrière lui. J'entendis un bruit de pas précipités dans le couloir accompagné de murmures étouffés.
— J'ai dû épouser Jamie pour échapper à Jack puis... il faut dire qu'on ne lui avait pas demandé son avis, à Jamie... puis je me suis mise à l'aimer. C'était plus fort que moi. Je serais restée avec lui si je l'avais pu, mais c'est lui qui m'a renvoyée à cause de Culloden et du bébé et...
Je m'interrompis quelques instants en voyant un médecin jouer des coudes entre les deux infirmières pour parvenir jusqu'à mon lit.
— Frank, repris-je. Je ne sais pas comment te dire... Je n'ai pas voulu que ça se passe ainsi. J'ai tout fait pour revenir, je te le jure ! mais je n'ai pas pu. À présent, il est trop tard.
Les larmes commençaient à s'accumuler au coin de mes yeux et à rouler le long de mes joues. Je pleurais pour Jamie, pour moi-même et pour l'enfant que je portais... mais aussi un peu pour Frank. Je reniflai et déglutis, essayant de me reprendre, et me redressai sur mon lit.
— Écoute, repris-je entre deux hoquets. Je comprends très bien que tu ne veuilles plus jamais entendre parler de moi. Je ne t'en veux absolument pas. Alors, va-t'en. Allez, pars !
Son expression avait changé, passant de la colère contenue à la perplexité. Il se rassit sur le bord du lit, ne semblant pas avoir remarqué le médecin en train de prendre mon pouls. Je fus soudain envahie par une panique absurde, me sentant prise au piège entre ces deux hommes. Je m'efforçai de me calmer et de maîtriser le débit de mes paroles.
— James Alexander Malcolm MacKenzie Fraser, articulai-je lentement, tout comme Jamie lorsqu'il s'était présenté à moi la première fois, le jour de notre mariage.
Ce souvenir fit resurgir les larmes et je m'essuyai les yeux contre mes épaules, ayant les deux mains prises.
— ... C'était un Highlander. Il a été t-t-tué à Culloden. Ce fut inutile, les sanglots reprirent de plus belle. Les larmes ne soulageaient en rien ma peine, constituant uniquement une réponse-réflexe à l'insoutenable douleur qui me tenaillait. Je me penchai en avant, me recroquevillant autour du minuscule embryon de vie dans mon ventre, tout ce qui me restait désormais de Jamie Fraser.
Frank et le médecin échangèrent un regard déconcerté dont je fus à peine consciente. Naturellement, pour eux, Culloden évoquait un passé lointain. Pour moi, cela s'était déroulé deux jours plus tôt.
— Nous devrions peut-être laisser Mme Randall se reposer un peu, proposa le médecin. Je crois qu'elle en a grandement besoin.
Frank lui lança un regard surpris.
— Je ne vous le fais pas dire, docteur, lâcha-t-il d'un ton sec. Mais il faut pourtant que je sache... qu'est-ce que c'est que ça, Claire ?
En caressant ma main, il venait de découvrir l'alliance que Jamie m'avait offerte le jour de nos noces : un large anneau d'argent orné d'un entrelacs dans les boucles duquel était ciselés de petits chardons stylisés.
— Non ! m'écriai-je en croyant qu'il voulait me l'enlever. Je lui arrachai ma main et la serrai contre mon sein, la protégeant de ma main droite qui, elle, portait l'alliance en or de Frank.
— Non ! répétai-je. Tu n'as pas le droit de la toucher ! Je te l'interdis, elle est à moi !
— Voyons, Claire, laisse-moi voir...
Entre-temps, le médecin avait contourné le lit pour s'approcher de Frank. Il se pencha vers lui et lui marmonna quelque chose à l'oreille dont je crus comprendre quelques bribes : « Évitez de la contrarier pour le moment... le choc, vous comprenez… » Frank se leva à contrecœur et fut diplomatiquement poussé vers la porte par le médecin, qui fit un léger signe de tête aux deux infirmières en passant.
Encore secouée par les vagues de chagrin, je sentis à peine la morsure de la seringue. J'entendis à peine les dernières paroles de Frank avant qu'il ne sorte de la chambre :
— D'accord, Claire... mais je saurai la vérité tôt ou tard ! Enfin, des ténèbres apaisantes m'engloutirent et je sombrai dans un long, très long sommeil sans rêves.
Roger inclina la carafe et remplit le verre à moitié. Puis il le tendit à Claire avec un petit sourire.
— La grand-mère de Fiona disait sans cesse : « Bois donc du whisky, c'est bon pour c'que t'as. »
— J'ai connu des remèdes plus désagréables. Claire prit le verre en lui retournant son sourire. Roger se servit à son tour puis vint s'asseoir à son côté.
— J'ai tout fait pour le dissuader de rester, vous savez, dit-elle brusquement. Je veux parler de Frank. Je lui ai dit qu'entre nous plus rien ne serait jamais comme avant, qu'il me croie ou non. Je lui ai proposé de divorcer. Je voulais qu'il parte et qu'il m'oublie... qu'il reprenne la nouvelle vie qu'il avait entrepris de reconstruire après ma disparition.
— Mais il n'a rien voulu entendre, déduisit Roger.
Le soleil s'était pratiquement couché et il commençait à faire frais dans la pièce. Il se pencha en avant et actionna l'interrupteur du vieux radiateur électrique caché dans la cheminée.
— Pourquoi ? reprit-il. Parce que vous étiez enceinte ? Elle sursauta, ne s'étant pas attendue à une question aussi directe, puis sourit.
— Oui, je pense que c'était ça. Il m'a annoncé que seule une ordure abandonnerait une femme enceinte sans ressources. Surtout une femme qui n'a plus tout à fait sa tête. En fait, je n'étais pas complètement démunie. Mon oncle Lamb m'avait laissé un peu d'argent. Mais Frank n'était pas une ordure non plus.
Son regard se posa sur les étagères. Les ouvrages de son mari y étaient rangés, côte à côte.
— C'était un homme d'une grande intégrité, dit-elle doucement. Et puis... je crois qu'il savait, ou qu'il se doutait, qu'il ne pourrait jamais avoir d'enfants. Un coup dur pour un homme passionné par l'histoire et la généalogie. Il était un peu obsédé par les questions de descendance, vous voyez...
— Oui, je comprends, fit Roger. Mais... quand même, ce ne devait pas être évident pour lui... après tout, c'était l'enfant d'un autre homme.
— Oh, il a eu du mal à s'y faire. Mais comme il ne croyait pas, ou ne pouvait pas croire, ce que je lui racontais au sujet de Jamie, c'était comme si l'enfant était de père inconnu. Il a fini par se convaincre que j'ignorais aussi l'identité de l'homme qui m'avait mise enceinte et que j'avais inventé cette histoire de toutes pièces à la suite d'un grave traumatisme psychologique. Tant que personne ne connaissait l'identité du père biologique de Brianna, personne ne pouvait affirmer que l'enfant n'était pas de lui. Ce n'était pas moi qui allais le contredire.
Elle prit une longue gorgée de whisky qui lui fit monter les larmes aux yeux et les essuya avant d'achever :
— Pour être sûr que personne ne viendrait la réclamer, il m'a emmenée à l'étranger. À Boston. On venait de lui offrir un poste là-bas, où personne ne nous connaissait. C'est là que Brianna est née.
Un braillement insistant me réveilla en sursaut. Je m'étais recouchée à six heures trente du matin, après m'être levée cinq fois dans la nuit pour vérifier si le bébé allait bien. J'entrouvris des yeux brumeux. Le réveil marquait sept heures. Une voix gaie et un bruit d'eau résonnaient dans la salle de bains. C'était Frank qui chantait Rule Britannica sous la douche.
Je restai couchée, épuisée, me demandant si j'aurais la force de supporter les cris du bébé en attendant que Frank sorte de la douche et m'apporte Brianna. Comme si elle avait lu dans mes pensées, celle-ci augmenta le volume de ses cris de plusieurs décibels, les ponctuant de longues inspirations d'une sonorité alarmante. Je rejetai les couvertures et bondis hors du lit, propulsée par le même genre de panique qui m'avait animée lors des raids aériens sur Londres pendant la guerre.
Je chancelai le long du couloir glacé jusqu'à la chambre d'enfant, où Brianna, âgée de trois mois, vociférait à tue-tête, couchée sur le dos, le visage rougi par l'effort. Exténuée par le manque de sommeil, je ne me souvins pas tout de suite que je l'avais laissée sur le ventre quelques heures plus tôt.
— Ma chérie ! m'émerveillai-je soudain. Tu t'es retournée toute seule !
Affolée par sa propre audace, Brianna agita ses petits poings et hurla de plus belle.
Je la soulevai, et lui tapotai le dos, murmurant au sommet de son crâne duveteux :
— Oh, ma petite chérie ! Tu es si maligne !
— Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?
Frank venait d'émerger de la salle de bains, se séchant les cheveux, une serviette nouée autour de la taille.
— Il lui est arrivé quelque chose ?
Il s'approcha, l'air inquiet. Tout au long de ma grossesse, nous avions gardé nos distances, Frank se montrant irritable et moi terrifiée à l'idée de ce qui se passerait entre nous lorsque l'enfant de Jamie Fraser paraîtrait. Mais dès que l'infirmière lui avait déposé le bébé dans les bras en disant « Voici la petite merveille à son papa », son expression était passée de la méfiance à l'émerveillement. Une semaine plus tard, Brianna lui appartenait corps et âme.
Je me tournai vers lui en souriant :
— Elle s'est retournée ! Sans l'aide de personne !
— Vraiment ?
Ses traits s'illuminèrent.
— Ce n'est pas un peu tôt ?
— Si. Le Dr Spock a dit qu'elle ne serait pas capable de le faire avant un mois encore, au moins !
— Qu'est-ce qu'il en sait, ce Dr Spock ? Viens là, ma beauté. Donne un bisou à papa qui est si fier de sa petite chérie.
Il souleva le petit corps emmitouflé dans sa grenouillère rose et déposa un baiser sur le bourgeon de son nez. Brianna éternua, ce qui nous fit éclater de rire.
Je m'arrêtai subitement, m'apercevant que c'était la première fois que je riais depuis près d'un an. Plus encore, c'était la première fois que j'étais détendue en présence de Frank.
Il dut s'en rendre compte. Son regard croisa le mien au-dessus du crâne de Brianna. Ses yeux noisette étaient emplis d'une grande tendresse. J'esquissai un sourire, les lèvres légèrement tremblantes, soudain consciente qu'il était pratiquement nu, ses épaules dégoulinantes d'eau et son torse luisant à la lumière.
Une odeur de brûlé nous parvint presque simultanément, nous arrachant brutalement à cette charmante scène de famille.
— Le café !
Me fourrant Brianna dans les mains, il se précipita vers la cuisine, laissant tomber sa serviette à mes pieds. La vue de ses fesses nues et blanches me fit sourire. Je le suivis d'un pas plus lent, berçant Brianna contre moi.
Il se tenait devant l'évier, enveloppé dans un nuage de vapeur grise qui s'élevait de la cafetière carbonisée.
— Tu veux du thé, peut-être ? proposai-je.
Je calai Brianna sur ma hanche et fouillai de ma main libre dans un placard.
— J'ai bien peur qu'il n'y ait plus d'orange pekoe, je ne trouve que des sachets de Lipton.
Frank fit la grimace. Anglais jusqu'à la moelle, il aurait préféré boire l'eau de la cuvette des W.-C. plutôt que du thé en sachet. Ce dernier avait été laissé par Mme Grosman, la femme de ménage, qui estimait que les feuilles de thé faisaient trop de saletés.
— Tant pis, grogna-t-il. Je m'arrêterai quelque part sur le chemin de la fac pour prendre un café. Oh, à propos, n'oublie pas que nous avons le recteur et sa femme à dîner ce soir. Mme Hinchcliffe apportera un cadeau pour Brianna.
— Ah, c'est vrai ! dis-je sans enthousiasme.
J'avais déjà rencontré les Hinchcliffe et n'étais pas pressée de renouveler l'expérience. Réprimant un soupir, je passai le bébé sur l'autre hanche et cherchai un stylo dans un des tiroirs afin de rédiger une liste de courses.
Brianna enfouit son nez dans le décolleté de ma robe de chambre en émettant des petits bruits voraces.
— Ne me dis pas que tu as encore faim ! m'exclamai-je. Je t'ai nourrie il n'y a pas deux heures.
Mes mamelons commençaient à s'humidifier en réaction à ses sollicitations et je m'assis pour dégrafer le haut de ma chemise de nuit.
— D'après Mme Hinchcliffe, il ne faut pas nourrir l'enfant chaque fois qu'il le demande, observa Frank. Il devient pourri gâté si on ne respecte pas un horaire strict.
Ce n'était pas la première fois que j'entendais l'opinion de Mme Hinchcliffe sur la meilleure façon d'élever un enfant.
— Dans ce cas, elle sera pourrie gâtée, n'est-ce pas ? rétorquai-je sans le regarder.
La petite bouche rose se referma sur mon sein et se mit à téter avec appétit. Mme Hinchcliffe m'avait également déjà fait remarquer que l'allaitement était à la fois vulgaire et peu hygiénique. Personnellement, ayant vu bon nombre de bébés du XVIIIe siècle téter joyeusement leur mère, je n’étais pas de cet avis.
Frank poussa un soupir résigné mais se garda de faire d'autres commentaires. Il reposa la cafetière et se tourna vers le couloir.
— Je serai à la maison vers six heures. Tu veux que je te rapporte quelque chose pour ce soir ? Ça t'évitera d'avoir à sortir.
Je lui souris.
— Non, merci, je me débrouillerai.
Il hésita un moment tandis que je calais Brianna plus confortablement sur mes genoux, sa nuque reposant dans le creux de mon bras. Quand je relevai la tête, je le vis qui m'observait attentivement, les yeux fixés sur mon sein dénudé.
Je laissai mon regard glisser plus bas et constatai que ce spectacle ne lui était pas indifférent. Je penchai aussitôt la tête vers le bébé pour cacher mon embarras.
— Au revoir, lui dis-je sans relever la tête.
Il se tint immobile un instant, puis se pencha vers moi et déposa un baiser sur ma joue. Son corps nu si près de moi dégageait une chaleur troublante.
— À plus tard, Claire, murmura-t-il.
Il ne revint dans la cuisine qu'une fois sur le point de partir. Entre-temps, j'avais fini de nourrir Brianna et remis un semblant d'ordre dans mes émotions.
Je n'avais pas vu Frank nu depuis mon retour. Il s'habillait toujours dans la salle de bains ou dans le dressing. Il n'avait pas non plus cherché à m'embrasser avant le baiser pudique de ce matin. Mon obstétricien ayant qualifié ma grossesse de « délicate », il n'avait pas été question pour lui de partager mon lit, même si j'y avais été disposée, ce qui n’avait pas été le cas.
J'aurais dû voir venir ce qui venait de se passer. Les premiers temps, absorbée par ma douleur puis par la torpeur de la grossesse, j'avais écarté de mon esprit toute considération n'ayant pas directement trait à mon gros ventre. Après la naissance de Brianna, j'avais vécu de tétée en tétée, ne connaissant que de brefs moments de paix où j'évitais soigneusement de penser, me contentant de puiser un réconfort physique dans le contact chaud et sensuel de mon enfant contre ma peau.
Frank dorlotait lui aussi Brianna. Il jouait souvent avec elle et s'endormait dans son grand fauteuil, le bébé couché sur son ventre, la petite joue rebondie écrasée contre son torse, tous les deux ronflant à l'unisson. Mais Frank et moi évitions toutefois de nous toucher ou d'aborder tout sujet qui ne soit directement lié à l'organisation de notre vie familiale et à l'enfant.
Brianna était notre seul point de convergence, un point où nous nous rejoignions tout en conservant une distance prudente. Apparemment, Frank ne s'en satisfaisait plus.
Je pouvais accéder à ses désirs, physiquement du moins. Une semaine plus tôt, j'étais allée consulter mon gynécologue pour un bilan de santé. Après un petit clin d'œil et une tape sur les fesses, il m'avait assuré que je pouvais reprendre des « relations » avec mon époux quand je le voudrais.
Je savais que Frank n’avait pas été chaste et pur depuis ma disparition. À l'approche de la quarantaine, il était toujours mince et musclé. Avec ses cheveux bruns et ses traits racés, c'était un homme très séduisant. Lors des cocktails, les femmes se pressaient autour de lui comme des abeilles autour d'un pot de miel, émettant des petits gloussements d'excitation.
J'avais notamment remarqué une jolie brune lors d'une soirée donnée par le département d’histoire. Elle se tenait dans un coin, buvant plus que de raison et observant Frank d'un œil langoureux. Plus tard dans la soirée, en larmes et passablement éméchée, elle avait dû être raccompagnée chez elle par deux amies, qui avaient lancé tour à tour des regards réprobateurs vers Frank puis vers moi qui me tenais à ses côtés, dans ma robe de femme enceinte.
Cependant, il avait été discret. Il rentrait toujours à la maison le soir et prenait soin de n'avoir jamais de rouge à lèvres sur ses cols. À présent, il voulait reprendre sa place. Il était en droit de l'exiger. Après tout, n'étais-je pas tenue moi aussi au devoir conjugal ?
Il y avait toutefois un hic. Ce n'était pas Frank que j'appelais au plus profond de mon sommeil. Ce n'était pas son corps lisse et svelte qui hantait mes rêves en me réveillant en sursaut, moite et pantelante, le cœur battant au souvenir vague d'un corps viril contre le mien. C'était le corps d'un fantôme.
— Jamie, murmurais-je, Oh, Jamie...
Au petit matin, je retrouvais mes larmes, prisonnières du fin duvet de Brianna, formant une constellation de petites perles et de diamants épars.
La journée fut infernale de bout en bout. Brianna avait un érythème fessier dû à ses couches, ce qui la rendait irritable. Toutes les quinze minutes, je devais me précipiter toutes affaires cessantes pour la prendre dans mes bras. Quand elle ne tétait pas, elle hurlait, s'interrompant de temps à autre pour vomir, laissant des traces poisseuses sur mes vêtements. Je changeai trois fois de chemisier avant onze heures du matin.
Mon soutien-gorge d'allaitement, un engin de torture à ouverture frontale, était froid et m'irritait la peau. Vers midi, alors que je m'efforçais de faire le ménage d'une main tout en portant Brianna calée sur ma hanche, tâche on ne peut plus malaisée, j'entendis un bruit étrange sous le plancher et le chauffage s'arrêta.
— Non, ça ne peut pas attendre la semaine prochaine, expliquai-je par téléphone au réparateur.
Je lançai un regard par la fenêtre. La brume glaciale de février menaçait de filtrer sous la porte et de nous congeler sur place.
— Il fait huit degrés dans la maison et j'ai un bébé de trois mois !
Le bébé en question était assis dans son siège, emmitouflé sous les couvertures, hurlant comme un chat échaudé. Agacée par les tergiversations de mon interlocuteur, j'approchai le combiné à quelques centimètres de la bouche beuglante de l'enfant pendant quelques secondes.
— Vous saisissez le problème ? dis-je en reprenant le téléphone.
— D'accord, madame, fit une voix résignée à l'autre bout du fil. Je passerai chez vous cet après-midi, entre midi et six heures.
— Entre midi et six heures ? Vous ne pouvez pas être un peu plus précis ? C'est qu'il faut que je sorte faire des courses, protestai-je.
— Vous n'êtes pas la seule à avoir des ennuis de chaudière, madame, lâcha-t-il avant de raccrocher.
Je jetai un coup d'œil à la pendule : onze heures et demie. Impossible de faire les courses en une demi-heure.
Aller au supermarché avec un bébé revenait à se lancer dans une expédition de quatre-vingt-dix minutes minimum dans les recoins les plus sombres de la jungle de Bornéo, nécessitant un attirail conséquent et une très grande dépense d'énergie.
Serrant les dents, j'appelai le supermarché de luxe qui livrait à domicile, passai ma commande, puis repris Brianna dans mes bras. Entre-temps, celle-ci avait viré au rouge aubergine et dégageait une odeur fortement nauséabonde.
— Ouïe ouïe ouïe ! ça m'a l'air bien douloureux, ma chérie. Tu te sentiras mieux quand ce sera nettoyé, n'est-ce pas ?
Je lui parlais doucement tout en essuyant la diarrhée verdâtre de son petit derrière rouge vif. Elle arqua les reins, cherchant à fuir la serviette humide, et ses cris redoublèrent. Je lui passai une couche de vaseline avant de lui mettre des langes propres. La fourgonnette du change de langes ne passerait pas avant le lendemain et la maison empestait l'ammoniaque.
— C'est bon, ma chérie, c'est fini, voilà.
Je la hissai sur mon épaule, lui tapotant le dos. Ses cris ne diminuèrent pas pour autant. Je ne pouvais guère le lui reprocher, ses pauvres fesses étaient pratiquement à vif. En temps normal, il aurait fallu la coucher nue sur une serviette, mais sans chauffage c'était hors de question. Nous portions toutes les deux un chandail et un épais manteau, ce qui rendait les tétées d'autant plus compliquées car il me fallait plusieurs minutes pour extirper un sein des nombreuses couches de vêtements pendant que Mademoiselle me témoignait bruyamment son impatience.
Brianna n'arrivait pas à dormir plus de dix minutes d'affilée et, par conséquent, moi non plus. Vers quatre heures, nous parvînmes à plonger dans un semblant de sommeil pour être réveillées un quart d’heure plus tard par l'arrivée fracassante du réparateur de chaudière, qui, ne prenant pas la peine de lâcher sa clé anglaise, tambourinait à la porte avec son outil.
Tenant d'une main le bébé contre mon épaule, je me mis à préparer le dîner, accompagnée par les cris de Brianna et par un vacarme épouvantable en provenance de la cave.
— Je ne vous promets rien, mais au moins vous aurez du chauffage ce soir, ma petite dame, lança le réparateur un peu plus tard, le front maculé d'une traînée de cambouis.
Il se pencha pour inspecter Brianna, plus ou moins calme, qui suçait son pouce sur mon épaule.
— Alors, il est bon, ce pouce, mademoiselle ? demanda-t-il.
Puis il crut bon de m'informer :
— Vous savez, on dit qu'il ne faut pas laisser les enfants téter leur pouce, ça leur déforme les dents et, après, y a plus qu'à leur payer un appareil dentaire.
— Vraiment ? rétorquai-je sèchement. Je vous dois combien ?
Une demi-heure plus tard, le poulet farci reposait dans son plat sur un lit d'ail, de brins de romarin et de zestes de citron. Un peu de jus de citron sur sa peau préalablement beurrée et je n'avais plus qu'à le mettre au four avant de préparer Brianna et de m'habiller pour le dîner. La cuisine semblait avoir été visitée par des cambrioleurs amateurs : les placards étaient grands ouverts et des ustensiles de cuisine jonchaient toutes les surfaces planes. Je refermai quelques portes, y compris celle de la cuisine, en espérant que cela dissuaderait Mme Hinchcliffe de mettre son nez partout.
Frank avait acheté une nouvelle robe à Brianna. C’était un très beau vêtement, mais je contemplai les couches de dentelle qui bordaient le col avec quelque inquiétude. Elles me paraissaient aussi inconfortables que délicates.
— Bah, on va quand même l'essayer, proposai-je à Brianna. Papa sera content que sa fille chérie soit belle ce soir. Essaie de ne pas baver dessus, d'accord ?
Brianna répondit en fermant les yeux, en se raidissant et en poussant fortement avec un grognement, évacuant encore un peu plus de liquide verdâtre.
— Bravo ! m'exclamai-je.
Il fallait à présent changer ses draps mais, au moins, cela n'aggraverait pas l'irritation de sa peau. Après avoir nettoyé les dégâts, je lui mis une couche propre et sortis la robe rose, essuyant précautionneusement la bave de son visage avant de la passer par-dessus sa tête. Elle cligna les yeux et émit un gargouillis confiant en agitant ses petits poings.
Comprenant le message, je me penchai sur elle et soufflai dans son nombril, ce qui la fit babiller de plaisir. Je répétai l'opération plusieurs fois puis m'attelai à la tâche délicate de lui enfiler le reste de la robe.
Brianna ne sembla guère apprécier. Elle commença à se plaindre tandis que j'essayais d'engouffrer ses petits bras potelés dans les manches ballon. Puis elle renversa la tête en arrière et poussa un cri perçant.
— Qu 'y a-t-il ? demandai-je, étonnée.
J'avais appris à reconnaître les différents sons qu'elle émettait et leur signification, mais ce cri-là était différent, chargé de peur et de douleur.
— Que se passe-t-il, ma chérie ?
Elle hurlait furieusement, de grosses larmes coulant sur ses joues. Je la retournai sur le ventre et lui tapotai le dos, pensant qu'elle avait une nouvelle crise de colique, mais elle ne cherchait pas à se recroqueviller comme cela aurait dû être le cas. Elle se débattait violemment et, en la retournant à nouveau pour la soulever, j'aperçus une longue griffure rouge dans le gras de son bras. Une épingle était restée dans la robe et lui avait écorché la peau lorsque je lui avais passé une manche.
— Oh, mon bébé, mon bébé ! m'écriai-je, horrifiée. Pardonne-moi, je suis désolée. Mais oui, maman t'aime, c'est fini, c'est fini.
Comment n'avais-je pas pensé à vérifier la robe ? Et quel était le crétin qui pliait des robes de bébé avec des épingles ? Déchirée entre le remords et la colère, j'achevai d'enfourner Brianna dans sa robe, lui essuyai le menton et l'emportai dans la chambre où je la posai sur un des lits jumeaux tandis que je passais en hâte une jupe décente et un chemisier propre.
La sonnette de l'entrée retentit au moment où j'enfilais mes bas. Un talon était filé mais il était trop tard pour y remédier. Je glissai de force mes pieds dans mes escarpins en crocodile trop étroits, saisis Brianna au vol et filai vers l'entrée.
C'était Frank, les bras trop chargés de paquets pour atteindre les clés dans sa poche. Je lui pris le plus gros de son fardeau, de ma main libre, et le déposai sur la table de l'entrée.
— Tu as préparé le dîner, chérie ? demanda-t-il. Je nous ai acheté une nouvelle nappe et un jeu de serviettes, les nôtres sont un peu défraîchies. Et du vin, naturellement. Il brandit une bouteille en souriant, puis il contempla ma tenue et son sourire disparut.
— Bon sang, Claire ! Tu ne pourrais pas faire un petit effort, pour une fois ? Tu passes toutes tes journées à ne rien faire à la maison, ne me dis pas que tu n'as pas trouvé quelques minutes pour t'arranger un peu...
— Eh bien non, justement ! m'écriai-je.
Brianna profita de cet instant de tension pour se remettre à hurler. Je la lui fourrai dans les bras en vociférant de plus belle :
— Figure-toi que non !
Puis je lui arrachai sa bouteille des mains, et répétai en frappant du pied :
— Non, non et non !
Je balançai le beaujolais au bout de mon bras et il eut juste le temps d'esquiver. En revanche, je ne ratai pas le chambranle de la porte. La bouteille explosa avec fracas, projetant une pluie rouge sang.
Je jetai le goulot brisé dans le massif d'azalées qui bordait le perron et dévalai l'allée de la maison. Arrivée au niveau de la rue je croisai les Hinchcliffe, éberlués, qui arrivaient avec une demi-heure d'avance, sans doute dans l'espoir de me surprendre en flagrant délit d'incompétence ménagère. Je leur souhaitai mentalement une excellente soirée.
Je conduisis sans but précis un long moment, le chauffage de la voiture me soufflant sur les pieds, jusqu'à ce que la jauge à essence commence à pointer vers le rouge. Je n'avais aucune envie de rentrer à la maison, pas encore. Un café ouvert toute la nuit ? On était vendredi soir, il n'était pas loin de minuit. Je me souvins soudain que je connaissais un endroit où aller, après tout. Je fis demi-tour vers la banlieue où nous habitions, et mis le cap sur l'église de Saint Findbar.
À cette heure tardive, le grand portail de l'église était fermé afin d'éviter vandalismes et cambriolages. Toutefois, pour les fidèles noctambules, il y avait un code près d'une des portes latérales. Je connaissais la combinaison.
J'avançai silencieusement dans la nef et m'arrêtai devant le registre ouvert sous la statue de saint Findbar pour y enregistrer mon passage.
— Saint Findbar ? avait dit Frank, incrédule, quand je lui avais parlé de cette église. Je n'ai jamais entendu parler d'un saint affublé d'un nom pareil !
— Peuh ! avais-je rétorqué, ravie de pouvoir enfin lui en remontrer. C'est un évêque irlandais qui a vécu au XIIe siècle.
— Ah, un Mandais, tout s'explique ! avait-il répondu en levant les yeux au ciel. Mais ce que je ne m'explique pas, avait-il ajouté avec une certaine hésitation, c'est pourquoi... ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi cette soudaine ferveur religieuse ? L'adoration perpétuelle ? Tu n'as jamais été particulièrement dévote, pas plus que moi. Tu ne vas jamais à la messe. Le père Beggs me demande toujours de tes nouvelles.
— Je ne sais pas trop, Frank. C'est juste que... j'en aie besoin. Il n'y a que là que... je me sens vraiment en paix.
Il avait ouvert la bouche pour dire quelque chose puis s'était ravisé.
De fait, l'endroit était paisible. Le parking devant l'église était vide, mis à part le véhicule de l'adorateur de service. À l'intérieur, je signai le registre puis m'avançai, toussant avec tact pour prévenir le fidèle de ma présence. Je m'agenouillai derrière lui, un homme trapu dans un coupe-vent jaune. Après quelques minutes, il se leva, se signa devant l'autel, puis redescendit l'allée centrale après m'avoir saluée d'un léger signe de tête.
La porte se referma et je me retrouvai seule, avec le Saint Sacrement posé sur l'autel. Il était flanqué de deux grands cierges qui se consumaient lentement sans que leur flamme vacille. Je fermai les yeux, écoutant le silence.
Tous les événements de la journée défilèrent dans ma tète dans une succession incohérente d'images et d'émotions. Peu à peu, je cessai de grelotter et mon corps se détendit.
Bientôt, comme chaque fois que je venais dans ce lieu, je cessai de penser. J'ignorais si cette capacité à faire le vide dans ma tête venait de l'impression d'éternité dégagée par ce sanctuaire ou simplement de la fatigue, mais ma culpabilité à l'égard de Frank s'estompa, tout comme le deuil de Jamie. Même l'impérieux instinct maternel qui étouffait généralement mes autres émotions battit en retraite. Je n'entendais plus que les battements de mon cœur, réguliers et réconfortants dans la pénombre de la chapelle.
— Seigneur, murmurai-je, veillez sur l'âme de James, votre humble serviteur.
« ... et sur la mienne », ajoutai-je en silence.
Je restai là sans bouger, le regard perdu dans la flamme des cierges et l'aura dorée de la châsse, jusqu'à ce qu'un crissement de semelles sur les dalles de marbre, suivi du craquement d'une génuflexion, m'informe qu'un nouvel adorateur venait prendre la relève. Il en venait un chaque heure, nuit et jour. Le Saint Sacrement n'était jamais laissé seul.
Je restai encore quelques minutes, puis me glissai hors de la rangée de bancs. Après un bref signe de croix devant l'autel, je me tournai vers la sortie. Un autre homme était assis au fond de l'église, sa silhouette se confondant dans l'ombre de la statue de saint Antoine. En me voyant approcher, il se redressa. Puis il se leva et vint à ma rencontre.
— Qu'est-ce que tu fiches ici ? chuchotai-je, agacée. Frank lança un regard vers l'adorateur, déjà plongé dans sa contemplation, puis me prit le bras et me guida vers la sortie.
J'attendis qu'il eût refermé la porte derrière nous avant de me dégager et de lui faire face.
— Qu'est-ce que ça signifie ? Pourquoi m'as-tu suivie ?
— J'étais inquiet, répondit-il simplement.
Il indiqua le parking pratiquement vide, où sa grosse Buick était garée près de ma petite Ford.
— Le quartier n'est pas très sûr. Une femme seule ne devrait pas traîner dans ce coin à une heure pareille. Je suis juste venu te raccompagner, rien d'autre.
Il ne dit pas un mot sur les Hinchcliffe ou sur le dîner. Mon agacement se dissipa un peu.
— Ah ! fis-je. Qu'as-tu fait de Brianna ?
— J'ai demandé à la voisine de tendre l'oreille au cas où elle se mettrait à pleurer. Mais cela m'étonnerait, elle avait l'air profondément endormie. Allez, viens, il fait froid.
Je grelottais dans mon chemisier en soie. L'air glacé qui soufflait de la baie dessinait des volutes blanchâtres dans le halo des réverbères et déposait sur l'asphalte un fin manteau de givre.
— On se retrouve à la maison, conclus-je.
Une fois chez nous, j'allai droit dans la chambre de Brianna pour vérifier si tout allait bien. Elle dormait profondément mais son sommeil était agité. Elle tournait et retournait sa petite tête rousse, sa bouche s'ouvrant et se refermant sans cesse comme celle d'un poisson hors de l'eau.
— Elle a faim, murmurai-je à Frank.
Il était entré derrière moi et contemplait avec adoration l'enfant par-dessus mon épaule.
— Je vais l'allaiter avant de me coucher, décidai-je. Ça lui évitera peut-être de nous réveiller à l'aube demain matin.
— Je vais te préparer une boisson chaude, proposa-t-il. Il sortit silencieusement de la chambre tandis que je soulevais la petite masse chaude et endormie.
Elle ne téta qu'un seul sein. Repue, ses lèvres molles bordées de blanc se détachèrent lentement et elle renversa lourdement sa tête contre mon bras. J'eus beau la secouer doucement et l'appeler pour l'inciter à téter l'autre sein, elle ne voulut rien entendre ; aussi, je capitulai et la recouchai dans son lit. Elle émit un petit rot de contentement pendant que je la bordais et replongea presque aussitôt dans un profond sommeil.
— Elle est parée pour la nuit ? chuchota Frank derrière moi.
Avec un sourire attendri, il rabattit la petite couverture brodée de lapins jaunes. Quant à moi, je me laissai retomber dans le rocking-chair, mentalement et physiquement trop épuisée pour me lever. Frank s'approcha derrière moi et posa la main sur mon épaule.
— Il est mort, n'est-ce pas ?
J'allais rétorquer « Je te l'ai déjà dit », puis me ravisai. Je hochai la tête, me balançant doucement, contemplant le berceau et son petit occupant.
Mon sein droit était encore gorgé de lait. Bien qu'éreintée, je ne pouvais me coucher dans cet état. Avec un soupir résigné, j'allai chercher mon tire-lait, cet appareil en caoutchouc aussi laid que ridicule. Il était inconfortable au possible et me faisait me sentir comme une vache passée à la trayeuse, mais c'était toujours mieux que de se réveiller au beau milieu de la nuit avec des crampes mammaires et les draps trempés de lait. Je fis signe à Frank d'aller se coucher.
— Je te rejoins dans quelques minutes, il faut d'abord que je...
Au lieu de quitter la pièce, il me prit la pompe des mains sans mot dire et la déposa sur la table. Ses doigts flottèrent quelques instants dans l'air, hésitants, puis vinrent se poser sous la courbe enflée de mon sein.
Il baissa la tête et ses lèvres se refermèrent doucement sur le téton. Je gémis, sentant le picotement du lait qui se précipitait vers le mamelon. Je posai la main sur sa nuque, le pressant doucement contre moi.
— Plus fort, murmurai-je.
Sa bouche était douce, suçant doucement, rien à voir avec les gencives dures du bébé qui se refermaient habituellement sur mon sein comme un piège à loup, exigeantes et avides, aspirant goulûment la fontaine lactée.
Frank s'agenouilla devant moi, ses lèvres esquissant une prière fébrile. Était-ce ainsi que Dieu se sentait en voyant ses adorateurs prosternés devant lui ? Était-il lui aussi rempli de tendresse et de compassion ? Mon esprit submergé par la fatigue me donnait l'impression de tout voir au ralenti, comme si nous étions sous l'eau. Les mains de Frank se déplacèrent lentement, telles des algues marines ondoyant dans le courant, glissant sur ma chair, me soulevant avec la puissance d'une vague et me déposant délicatement sur le tapis de la chambre d'enfant. Je fermai les yeux, et me laissai emporter par la marée.
Les gonds rouillés de la grille du presbytère grincèrent, annonçant le retour de Brianna Randall. Aussitôt, Roger bondit et se précipita dans le vestibule, attiré par le bruit des voix féminines.
— Une livre de bon beurre. J'ai pris soin de le préciser, comme vous me l'aviez recommandé, disait Brianna à Fiona. Cela dit, je n'ai jamais entendu quelqu'un demander du mauvais beurre à son crémier !
Elle tendit plusieurs paquets à la jeune gouvernante, riant et parlant tout à la fois.
— Pourtant, si vous l'avez acheté chez ce vieux voleur de Wickelow, c'est sûrement ce qu'il vous a donné, quoi que vous lui ayez demandé ! répliqua Fiona. Ah, fantastique, vous avez trouvé la cannelle ! Je vais vous faire des scones, vous allez adorer ! Vous voulez que je vous montre comment on les fait ?
— Volontiers, mais pas avant d'avoir dîné. J'ai une faim de loup !
Brianna se haussa sur la pointe des pieds, humant l'air qui venait de la cuisine.
— Qu'est-ce qu'il y a ce soir ? Du haggis[1] ?
— Du haggis ! s'exclama Fiona. Non, mais je rêve ! Il n'y a vraiment qu'une Sassenach[2] pour vouloir du haggis au printemps ! On n'en mange qu'à l'automne, quand on tue les moutons.
— Ah, je suis une Sassenach ? demanda Brianna d'un air ravi.
— Pour ça, oui ! Une vraie dinde de Sassenach. Mais je vous aime bien quand même.
Fiona pouffa de rire. Brianna la dépassait d'une bonne tête. Âgée de dix-neuf ans, Fiona était une jolie brune pulpeuse. Brianna, elle, faisait penser à une icône médiévale avec sa silhouette tout en longueur, ses traits sévères, son nez droit et fin et sa longue chevelure de feu. Elle semblait droit sortie d'une enluminure dont les couleurs vives auraient traversé un millénaire sans s'altérer.
Roger prit soudain conscience de la présence de Claire Randall près de lui. Elle contemplait sa fille avec un mélange d'amour, de fierté et d'autre chose... de la nostalgie peut-être ? Il lui vint soudain à l'esprit que Brianna devait tenir sa haute taille et sa crinière de Viking de son père, tout comme sa forte présence physique.
C'était vraiment une fille remarquable, pensa-t-il avec attendrissement. Elle ne disait ni ne faisait rien de plus extraordinaire qu'une autre, et pourtant, on ne pouvait échapper à son charme. Il y avait en elle une sorte de force magnétique qui attirait dans son orbite tous ceux qu'elle approchait.
Lui, en tout cas, était piégé. Elle se tourna vers lui avec un sourire et, sans même avoir conscience de s'être approché, il se retrouva suffisamment près d'elle pour distinguer les petites taches de rousseur sur ses pommettes et sentir l'odeur de tabac de pipe qui s'attardait dans ses cheveux après son expédition dans les boutiques.
— Bonsoir, susurra-t-il. Tu as trouvé quelque chose d'intéressant au bureau de recensement des clans ou étais-tu trop occupée à jouer les garçons de courses pour Fiona ?
— C'est charmant ! s'indigna-t-elle faussement. D'abord, on me traite de Sassenach, puis de garçon de courses. Mais qu'est-ce que vous dites aux gens quand vous voulez être aimables, vous les Écossais ?
— Chérrrie, répondit Roger en prenant son meilleur accent de highlander.
— On dirait un bull-terrier en colère, observa Claire. Tu as trouvé quelque chose à la bibliothèque, Bree ?
— Plein de choses, répondit Brianna en déposant une épaisse liasse de photocopies sur la table. J'ai eu le temps de parcourir la plupart des textes pendant qu'ils me faisaient les photocopies et j'en ai trouvé un qui m'a paru particulièrement intéressant.
Elle extirpa une feuille du lot et la tendit à Roger. C'était un extrait d'un livre de contes et légendes des Highlands. L'histoire en question était intitulée Le Fût brisé.
— Des contes et légendes ? s'étonna Claire. Quel rapport avec nos recherches ?
— Pourquoi pas ? dit Roger en lisant rapidement le texte. Jusque vers le milieu du XIXe siècle, l'histoire des Highlands se transmettait principalement par voie orale. Dans leurs récits, les gens ne faisaient pas de distinction entre les aventures du petit peuple, la vie des personnages historiques, et les histoires de fantômes, d'elfes et autres lutins. La plupart du temps, les universitaires chargés de transcrire ces histoires sur le papier ignoraient leur véritable origine. Encore aujourd’hui, il est difficile de faire la part des choses entre le mythe et la réalité, et derrière les légendes se cache souvent une réalité historique.
Il tendit la photocopie à Claire.
— ... Celle-ci, par exemple, pourrait bien décrire un événement qui s'est réellement produit. Elle raconte l'origine du nom d'un lieu-dit des Highlands.
Claire lissa ses mèches folles derrière ses oreilles et se pencha sur la feuille, plissant les yeux pour déchiffrer le texte à la lumière pâle du plafonnier. Fiona, que ces vieux papiers n'intéressaient pas, disparut dans sa cuisine pour s'occuper du dîner.
— » Le Fût brisé, » lut Claire à voix haute. Ce lieu-dit, désignant une formation rocheuse particulière à proximité d'un ruisseau, doit son nom à l'histoire d'un laird jacobite et de son serviteur. Le laird, l'un des rares survivants du massacre de Culloden, fut contraint de se cacher durant sept ans dans une grotte située sur ses terres, pendant que l'armée anglaise passait les Highlands au peigne fin, à la recherche des jacobites ayant participé au soulèvement de 1745. Le laird était protégé par ses loyaux métayers qui turent sa présence et le nourrirent secrètement. Par mesure de sécurité, ils ne le nommaient jamais par son nom, l'appelant simplement « Gribonnet ».
« Un jour, alors qu'il poussait un fût de bière sur le sentier qui menait à la grotte, un jeune palefrenier tomba sur une patrouille de dragons anglais qui le questionnèrent. Préférant sacrifier sa charge plutôt que de la remettre aux soldats et de trahir son maître, le courageux garçon la lança au loin. Le fût dévala la pente abrupte et se fracassa dans le ruisseau en contrebas. »
Claire releva les yeux, arquant les sourcils d'un air interrogateur.
— Et alors ? Nous savons... ou plutôt nous croyons savoir que Jamie a survécu à Culloden, mais il n'était pas le seul. Qu'est-ce qui vous fait penser que ce laird pourrait être Jamie ?
— À cause de « Gribonnet », bien sûr ! répondit Brianna comme si cela coulait de source.
— Comment ça ? demanda Roger, perplexe. Brianna saisit une mèche de ses cheveux et la lui agita sous le nez.
— » Gribonnet » ou « bonnet gris » ! s'impatienta-t-elle. Il portait un bonnet pour cacher ses cheveux roux ! Vous m'avez dit vous-mêmes que les Anglais l'appelaient Jamie le Rouge. Tout le monde savait qu'il était roux, c'est pour ça qu'il devait cacher ses cheveux !
Roger la regarda, médusé. La chevelure flamboyante de Brianna flottait sur ses épaules.
— Tu as peut-être raison, dit Claire, les yeux brillants d'espoir. Il était aussi roux que toi.
Elle tendit la main pour caresser les boucles cuivrées de sa fille, souriant avec tendresse.
— Je sais, dit Brianna. C'est à ça que je pensais tout en lisant cette histoire. J'essayais d'imaginer à quoi il pouvait ressembler.
Elle s'interrompit pour s'éclaircir la gorge.
— Je pouvais presque le voir, reprit-elle, tapi dans la bruyère, le soleil dans ses cheveux. Tu as dit qu'il avait vécu longtemps dans les bois avec des hors-la-loi. Il savait donc se cacher, en ayant éventuellement recours à des techniques de camouflage.
La voyant émue, Roger décida qu'il était temps d'intervenir.
— Exact ! lança-t-il. Brianna, tu as fait un merveilleux travail de déduction. Il ne nous reste plus qu'à essayer de le vérifier grâce à d'autres recherches. Si nous pouvions retrouver le lieu-dit du Fût brisé sur une carte.
— Tu me prends pour une gourde ? plaisanta Brianna. J'y ai déjà pensé, c'est pour ça que je suis arrivée si tard. J'ai demandé au bibliothécaire de me sortir toutes ses cartes des Highlands.
Elle extirpa une autre photocopie de la liasse et pointa un doigt triomphal vers le coin en haut à gauche de la feuille.
— Regardez. C'est si petit que cela n'apparaît pas sur la plupart des cartes, mais celle-ci l'indiquait. Juste là... vous avez le village de Broch Mordach qui, d'après maman, se trouve tout près du domaine de Lallybroch, et là...
Son doigt se déplaça de quelques millimètres vers la gauche, montrant un point microscopique.
— ... Vous le voyez ? Il est rentré chez lui, à Lallybroch... et c'est là qu'il s'est caché.
— N'ayant pas de loupe, dit Roger en se redressant, je te crois sur parole si tu me dis que c'est écrit «Fût brisé».
Il lui adressa un sourire radieux.
— Félicitations, Brianna. Je crois bien que tu l'as retrouvé. Du moins, jusque-là.
Brianna sourit à son tour, les yeux humides.
— Oui, dit-elle doucement.
Elle caressa les deux photocopies du bout des doigts avant d'ajouter :
— ... Mon père.
Claire l'étreignit, puis s'écarta en lui tenant les mains.
— Tu as peut-être les cheveux de ton père, mais tu as hérité de la cervelle de ta mère ! Allons célébrer cette découverte avec l'excellent dîner de Fiona.
— Bravo, répéta Roger tandis qu'ils suivaient tous les deux Claire vers la salle à manger.
Il posa la main sur la taille de la jeune fille.
— Tu peux être fière de toi.
— Merci, répondit-elle, le visage de nouveau grave et pensif.
— Qu'y a-t-il ? demanda Roger. Il y a quelque chose qui te chiffonne ?
— Non, pas vraiment.
Elle se tourna vers lui, le front soucieux.
— C'est juste que... je me demandais comment ce devait être pour lui. Tu t'imagines vivant caché dans une grotte pendant sept ans ? Et après... qu'est-il devenu ?
Roger se pencha vers elle et déposa un baiser sur son front.
— Je n'en sais rien, chérie. C'est ce que nous allons tâcher de découvrir.