63. Hors des ténèbres
Le lendemain matin, rassérénés par une nuit de sommeil et un petit déjeuner de biscuits et de bananes plantains, nous reprîmes la route vers la mer d'un cœur vaillant, même Ian, qui cessa de boiter de manière ostentatoire après cinq cents mètres de marche. Au moment où nous allions nous engager dans la gorge qui descendait vers la plage, un spectacle inattendu nous arrêta.
— Sei... Seigneur, ce... ce sont eux ! balbutia Petit Ian. Les pirates !
Il tourna les talons, s'apprêtant à courir en sens inverse, mais Jamie le retint par le bras.
— Ce ne sont pas les pirates mais les esclaves, dit-il. Regarde !
Peu habitués à manipuler de gros vaisseaux, les esclaves évadés des plantations de Yallahs River avaient mis plus de temps que nous pour rejoindre Hispaniola. Ayant découvert la crique déserte, ils ne s'étaient pas embarrassés de manœuvres inutiles et avaient foncé droit sur la plage. La Bruja gisait sur le flanc, sur les bas-fonds, sa quille profondément enchâssée dans le sable. Un groupe très agité s'affairait tout autour, de l'eau jusqu'à la taille, aidant les derniers à descendre. Certains détalaient vers la plage en hurlant, d'autres filaient à couvert dans la jungle.
Un bref regard vers la mer nous expliqua la raison de cet empressement. Une tache blanche était visible au loin, grossissant à vue d'œil.
— Un vaisseau de guerre, dit Lawrence calmement.
Jamie jura dans sa barbe en gaélique et Petit Ian lui lança un regard choqué.
— On file d'ici tout de suite, décréta Jamie.
Il fit volte-face et me poussa en avant, mais Lawrence l'arrêta :
— Attendez ! dit-il en mettant une main en visière. Il y a un autre bateau là-bas. Plus petit.
La goélette du gouverneur venait d'apparaître à l'angle de la baie, gîtant dangereusement, ses voiles gonflées par un vent de trois quarts.
Jamie hésita une fraction de seconde, évaluant nos chances puis il me tira dans l'autre sens.
— À la plage, vite !
Le temps d'atteindre le croissant de sable, la petite chaloupe de la goélette s'approchait déjà sur les bas-fonds, Raeburn et MacLeod maniant les rames avec vaillance. Après notre course folle, j'étais à bout de souffle et mes genoux tremblaient. Jamie me souleva de terre et se mit à courir dans les vagues, talonné de près par Lawrence et Petit Ian, haletants comme des phoques.
Une centaine de mètres plus loin, j'aperçus Gordon perché sur la proue du navire. Il pointait son mousquet sur nous et je compris que nous étions suivis. Le coup partit en projetant un petit nuage de fumée blanche, puis Meldrum, juste derrière lui, mit en joue à son tour et tira. Les deux hommes se relayèrent ainsi pour nous couvrir tandis que nous progressions à grands coups de rames. Enfin, des mains amies se tendirent et nous hissèrent à bord tandis que les autres remontaient la chaloupe hors de l'eau.
— Gare à vos têtes !
À la barre, Innes hurlait ses ordres tandis que la baume changeait de bord et que les voiles se gonflaient à nouveau. Jamie m'aida à me mettre debout et me guida jusqu'à la banquette. Puis il se laissa tomber à mon côté, pantelant.
— Seigneur Jésus ! haleta-t-il. Je croyais vous avoir dit de filer, Duncan !
— Garde ton souffle, MacDubh, rétorqua Innes. Tu n'en as déjà plus beaucoup comme ça.
Il lança un ordre à MacLeod, qui hocha la tête et s'affaira auprès des écoutes. La goélette vira à nouveau de bord et mit le cap sur le grand large, filant droit vers le vaisseau de guerre, à présent suffisamment proche pour que je discerne le marsouin souriant sous son beaupré.
MacLeod cria quelque chose en gaélique, qu'il accompagna d'un geste sans ambiguïté. Accompagnés par le cri de triomphe d'Innes, nous passâmes littéralement sous le nez du Porpoise, à savoir sous son bâton de foc, si près que je pus distinguer les visages ahuris penchés au-dessus du bastingage.
Je lançai un regard à la baie derrière nous, vers laquelle le Porpoise se dirigeait toujours. La goélette ne pouvait espérer semer l'énorme vaisseau de guerre en pleine mer mais dans des contacts rapprochés comme celui-ci, elle était légère et infiniment plus manœuvrable.
— C'est le navire des esclaves qui les intéresse, commenta Meldrum en suivant mon regard. On les a vus qui pourchassaient la Bruja à trois miles de la côte. On s'est dit que, pendant qu'ils étaient occupés, on avait peut-être le temps de revenir dans la crique et vous prendre au vol.
— Bonne idée ! approuva Jamie qui se remettait lentement. J'espère que le Porpoise a suffisamment à faire pour le moment pour ne pas se soucier de nous.
Un cri d'alarme de Raeburn nous indiqua malheureusement que ce n'était pas le cas. Derrière nous, je vis l'éclat des canons en cuivre sur le pont arrière du Porpoise, des « chasseurs de poupe », que les marins venaient de débâcher.
Nous étions loin, mais pas encore suffisamment. Innes poussa de toutes ses forces sur la barre et la goélette se mit à décrire des zigzags entre les vagues. Les deux chasseurs de poupe tirèrent en même temps. Une grande gerbe d'eau s'éleva au nord-ouest, à une vingtaine de mètres de la proue. Je déglutis nerveusement. Je n'avais pas imaginé que les canons puissent avoir une aussi longue portée. Un seul boulet de douze kilos s'écrasant sur le pont suffirait à nous couler.
Innes jura entre ses dents, à moitié couché sur sa barre. Son bras manquant lui donnait une étrange silhouette de guingois. Notre route devint encore plus erratique et les trois coups suivants ratèrent leur cible. Puis nous entendîmes une détonation plus violente et je me tournai juste à temps pour voir le flanc de la Bruja exploser dans une gerbe d'éclats de bois.
Une pluie de boulets s'abattit sur la plage. L'un d'eux atterrit en plein milieu d'un groupe de fuyards, faisant voler dans les airs des corps et des fragments humains qui retombèrent sur le sable, le maculant de traînées rouges. Plusieurs membres arrachés flottaient dans les vagues tels les débris d'un naufrage.
— Sainte Marie mère de Dieu ! souffla Petit Ian. Livide, il se signa sans pouvoir détacher les yeux de la scène d’horreur sur la plage. Là-bas, le bombardement se poursuivait de plus belle. Deux autres coups atteignirent la Bruja, ouvrant un trou béant dans sa coque. Plusieurs boulets finirent leur course sur le sable, mais deux autres fauchèrent encore des dizaines de silhouettes en fuite. Puis nous contournâmes le dernier bras de terre et mîmes le cap vers le grand large, la plage et son carnage sortant de notre champ de vision.
— «Priez pour nous, humbles pécheurs, Seigneur... » Petit Ian acheva sa prière dans un murmure puis se signa.
Une fois hors de danger, le silence retomba sur le pont. Jamie demanda à Innes d'aller droit vers Eleuthera, puis ce dernier et MacLeod se plongèrent dans des conciliabules pour décider de la meilleure route à suivre. Les autres étaient encore trop atterrés par ce qu'ils venaient de voir, et trop soulagés d'y avoir échappé, pour avoir envie de parler.
Le ciel était dégagé et une brise fraîche et vive nous poussait gaillardement. Au coucher du soleil, Hispaniola avait disparu derrière la ligne d’horizon et les îles Turques se dessinaient déjà sur notre gauche.
Je mangeai ma ration de biscuits, bus une tasse d'eau, puis me recroquevillai sur le pont entre Petit Ian et Jamie. Innes, roulé en boule sous le foc, s'assoupit progressivement tandis que MacLeod et Meldrum se relayaient à la barre.
Un cri me réveilla le lendemain matin. Je me redressai sur un coude, les yeux bouffis et les membres raides après avoir dormi à même le pont humide. Jamie était debout, ses cheveux rabattus en arrière par la brise matinale.
— Quoi ? demandai-je, hagarde. Que se passe-t-il ?
— Je n'arrive pas à le croire ! dit-il en fixant la poupe. C'est encore ce foutu bateau !
Je me relevai tant bien que mal. Effectivement, loin derrière nous, on apercevait de minuscules voiles blanches.
— Comment peux-tu être sûr que c'est le Porpoise ? demandai-je. On ne voit rien à cette distance.
— Toi et moi peut-être pas, admit-il, mais Innes et MacLeod, si. Ils me jurent que ce sont ces vampires d'Anglais. Le sang des esclaves ne leur a sans doute pas suffi. Ils ont dû deviner où nous allions. Après en avoir terminé avec ces malheureux sur Hispaniola, ils ont décidé de se lancer à nos trousses.
Il se laissa retomber sur la banquette avec un soupir.
— Il n'y a pas grand-chose à faire, hormis prier pour qu'ils ne nous rattrapent pas. Innes dit qu'on peut les semer après Cat, si on y arrive avant la nuit.
À mesure que les heures s'écoulaient, nous restâmes hors de portée des canons du Porpoise, mais Innes paraissait de plus en plus inquiet.
La mer entre Cat et Eleuthera était peu profonde et parsemée de récifs coralliens. Un gros vaisseau de guerre ne pourrait jamais nous suivre dans ce dédale. D'un autre côté, nous ne pourrions plus changer rapidement de cap et zigzaguer pour éviter ses puissants canons. Une fois engagés entre les bancs de sable et les écueils, nous serions aussi vulnérables qu'un pigeon d'argile dans un stand de tir.
Finalement, après moult discussions, les hommes décidèrent de mettre le cap vers l'est, et la haute mer. Nous ne pouvions nous risquer à ralentir et nous avions encore une chance, quoique faible, de semer le Porpoise pendant la nuit.
À l'aube, toute trace de terre avait disparu. Hélas, ce n'était pas le cas du Porpoise. Il ne s'était pas rapproché mais, le vent augmentant à mesure que le soleil grimpait dans le ciel, il déploya des voiles supplémentaires et se mit à gagner du terrain. Nous portions déjà toute notre voilure et n'avions aucun endroit où nous réfugier. Il n'y avait rien d'autre à faire que filer droit devant... et espérer.
À mesure que les heures passaient, la silhouette du Porpoise grandissait derrière nous. Au début de la matinée, le ciel commença à se couvrir et le vent redoubla d'intensité. Cela n'arrangeait guère notre affaire car, avec sa grande surface de voilure, notre poursuivant avait l'avantage.
Vers dix heures, il s'était suffisamment rapproché pour tenter une première salve. Le coup tomba loin derrière nous, mais c'était néanmoins inquiétant. Innes plissa les yeux vers la poupe, évaluant la distance qui nous séparait du Porpoise, puis il serra les dents et s'arc-bouta de plus belle sur sa barre. Il ne servait à rien de virer de bord pour le moment. Il valait mieux poursuivre notre route tout droit le plus longtemps possible et attendre la dernière minute pour essayer de zigzaguer entre les boulets, quand il n'y aurait plus aucune autre solution.
À onze heures, le Porpoise n'était plus qu'à sept cents mètres de nous. Les détonations sourdes des canons de son pont avant retentissaient toutes les dix minutes, soit le temps nécessaire aux canonniers pour recharger et ajuster leur tir. En fermant les yeux, je pouvais imaginer Erik Johansen, le front dégoulinant de sueur et maculé de poudre, penché sur la pièce d'artillerie, une mèche à la main. J'espérais qu'Annekje avait été laissée sur Antigua avec ses chèvres.
À onze heures et demie, il commença à pleuvoir et la mer s'agita. Une soudaine bourrasque nous prit de flanc et la goélette gîta brusquement, au point que le bastingage à bâbord se retrouva à moins de cinquante centimètres au-dessus de l'eau. Projetés sur le pont par la secousse, nous nous désenchevêtrâmes tant bien que mal tandis qu'Innes et MacLeod redressaient adroitement la barre. Lançant un regard derrière moi, comme je le faisais malgré moi toutes les cinq minutes, je vis les matelots du Porpoise affaler les cacatois.
— C’est bon signe ! me hurla MacGregor dans l'oreille. Ça va les ralentir !
Vers midi et demi, le ciel avait viré au vert violacé et le vent sifflait de plus belle. Le Porpoise avait encore abaissé des voiles et, malgré cela, un de ses huniers fut arraché. Le grand carré de toile blanc se déchira avec fracas et tournoya dans les airs, battant follement des, ailes tel un albatros. Notre poursuivant avait cessé de nous canonner, incapable de viser une si petite cible n'apparaissant que par intermittence entre les creux.
Le soleil ayant disparu derrière les nuages, je n'avais plus aucun moyen d'évaluer l'heure, mais la tempête éclata un peu plus tard. Le vacarme était assourdissant. Avec force grimaces et gesticulations, Innes fit comprendre aux hommes qu'ils devaient affaler les dernières voiles. En conservant la moindre surface portante, ne seraient-ce que quelques ris, nous risquions de voir notre mât arraché du pont.
Je m'agrippai de mon mieux au bastingage, serrant la main de Petit Ian. Jamie était accroupi derrière nous nous tenant par l'épaule. Une pluie aveuglante nous fouettait le visage, tombant presque à l'horizontale. Elle était si dense que je distinguai à peine une forme à l'horizon que je pris pour Eleuthera.
La houle atteignait des proportions vertigineuses, avec des crêtes qui s'élevaient à plus de douze mètres. La goélette les grimpait à toute allure, montant encore et toujours, puis paraissait comme suspendue dans le vide quelques instants, avant de piquer du nez et de plonger dans le gouffre suivant, nous faisant remonter l'estomac dans la gorge. Dans l'étrange luminosité qui régnait autour de nous, le visage de Jamie était livide, ses cheveux plaqués contre son crâne.
Il faisait pratiquement nuit quand cela se produisit. En dépit du ciel noir, une lueur irréelle bordait la ligne d’horizon, soulignant les contours fantasmagoriques du Porpoise, juste derrière nous. Une nouvelle rafale de pluie nous cingla de biais, puis nous fit tournoyer au somme d'une énorme lame.
Alors que nous nous préparions à une nouvelle plongée dans les abîmes, Jamie me serra le bras et tendit le doigt derrière nous. Le mât de misaine du Porpoise semblait bizarrement courbé, sa pointe obliquant vers le gauche. Avant que je n'aie eu le temps de comprendre ce qui était en train de se passer, il se brisa en deux et sa partie supérieure tomba à pic dans la mer, entraînant espars et gréements.
Le vaisseau de guerre décrivit un tour complet autour de cette ancre impromptue, se présentant de flanc au pied de la vague suivante. Un mur d'eau s'éleva au-dessus du navire, et le Porpoise parut aspiré vers les cieux. Il tournoya de nouveau sur la crête du rouleau puis sa proue piqua droit dans la vague suivante. Sa poupe se souleva hors de l'eau, tandis que ses trois mâts volaient en éclats comme de simples brindilles.
Les trois vagues suivantes achevèrent le travail, engloutissant le vaisseau et son malheureux équipage sous nos yeux effarés. Les événements se produisirent avec une telle rapidité qu'aucun marin n'eut la moindre chance d'y échapper. Il y eut une sorte de grand bouillonnement au cœur du creux suivant, puis, plus rien.
Le bras de Jamie était dur comme de l'acier trempé sous mes doigts. Tous les hommes avaient les yeux rivés sur l'endroit où le Porpoise venait de disparaître, la figure décomposée par l'horreur. Tous, sauf Innes, couché sur sa barre, qui négociait d'un air concentré chaque nouvelle vague.
Une nouvelle lame se forma le long du bastingage et grandit sous mes yeux, prenant peu à peu des proportions et une force gigantesques. Elle nous surplomba bientôt et resta comme suspendue là, au-dessus de moi. Le grand mur d'eau était aussi limpide et cristallin que du verre. Je pouvais y voir des débris de bateau et des cadavres de marins, les membres écartés dans un ballet grotesque. Le corps de Thomas Léonard resta figé un instant à moins de trois mètres de mon visage, sa bouche grande ouverte dans une expression de surprise, ses longs cheveux pris sous son col aux insignes dorés.
Puis la vague se rabattit. Je fus arrachée au pont et précipitée dans le chaos. Aveugle, sourde, suffoquée, je tournoyai dans l'espace solide, les bras et les jambes écartelés par la pression du courant.
Je ne vis plus rien. Tout n'était plus que violence et sensations. Je ne sentais ni le poids de mes vêtements ni la traction de la corde... si celle-ci était encore nouée autour de ma taille. Je perçus une vague chaleur entre mes cuisses, aussi distincte dans le froid ambiant qu'un nuage gris dans un ciel d'azur. « De l'urine », pensai-je. Mais la mienne ou celle d'un autre ? À moins que ce ne fût le dernier contact d'un autre corps, aspiré comme moi dans le ventre de la vague.
Mon crâne heurta une surface dure et je me retrouvai en train de cracher mes poumons à plat ventre sur le pont de la goélette, miraculeusement toujours entière. Je me redressai à quatre pattes, toussant et suffoquant. Ma corde était toujours en place, serrant si fort ma taille que je crus d'abord que j'avais les côtes broyées. Je tirai vainement dessus, essayant de respirer, puis Jamie apparut, un bras autour de moi, l'autre cherchant sa dague à sa ceinture.
— Ça va ? hurla-t-il.
— Non !
Mon râle se perdit dans le vacarme. Je secouai la tête, tentant vainement de dénouer la corde.
Le ciel était vert-pourpre, une couleur que je n'avais jamais vue auparavant. Jamie trancha le nœud qui m'étouffait, écartant les mèches trempées qui lui masquaient la vue.
Délivrée, je pris une grande inspiration. Le bateau était ballotté dans tous les sens, se balançant d'avant en arrière. Jamie se plaqua sur le pont et se mit à ramper vers le grand mât à trois mètres de distance, me traînant derrière lui. Mes vêtements avaient beau avoir été gorgés d'eau quelques instants plus tôt, le vent violent les rabattait sur mon visage, déjà à moitié secs, me fouettant les joues.
Le bras de Jamie était dur comme fer sous mes aisselles. Je m'accrochai à lui, essayant d'aider notre avancée en poussant des pieds sur les lattes glissantes du pont. Des vagues plus petites balayaient le pont à intervalles réguliers, nous aspergeant.
Des mains se tendirent vers nous et nous tirèrent vers le mât. Innes avait abandonné la barre depuis longtemps, l'attachant au bastingage. En relevant la tête, je vis un éclair transpercer le ciel, imprimant l'image d'une toile d'araignée lumineuse sur mes rétines.
Il était impossible de parler... et inutile. Raeburn, Ian, Meldrum et Lawrence étaient agglutinés autour du grand mât. Tous solidement attaché. Même si la situation sur le pont était terrifiante, personne n’avait envie de s’enfermer dans la petite cabine pour être bringuebalé dans tous les sens dans le noir sans savoir ce qui se passait
J'étais assise sur le pont, les jambes étalées devant moi, adossée au mât et la corde autour de ma poitrine. D'un côté, le ciel était devenu gris plomb, de l'autre, d'un vert profond et lumineux. Les éclairs s'abattaient au hasard sur la surface de la mer, projetant des éclats de brillance sur l'étendue noire. Le rugissement du vent était tel qu'il couvrait même le tonnerre qui semblait rouler dans le lointain, comme des coups de canon étouffés.
Puis la foudre frappa près du navire, l'éclair et le tonnerre éclatant simultanément, si près que j'entendis le grésillement de l'eau bouillonnante. Une odeur acre d'ozone flotta dans l'air. La silhouette mince d'Innes se détacha contre le ciel et, l'espace d'un instant, on aurait cru un squelette noir.
Entre les mouvements chaotiques du bateau et l'aveuglement provoqué par les éclairs, on aurait dit qu'il avait à nouveau deux bras, comme si son membre amputé avait surgi du monde des fantômes pour venir le retrouver, à la frontière de l'éternité.
«Voyons voir... Les lombaires avant les dorsales, les dorsales avant les cervicales... » La voix de Joe Abernathy fredonna doucement dans mes oreilles et j'eus une atroce vision des membres arrachés que j'avais vus sur la plage près de la carcasse de la Bruja, s'animant dans une danse macabre, se mettant à gigoter et tressauter pour s'unir et ne former plus qu'un seul corps.
Il y eut un autre coup de tonnerre tout près et je me mis à hurler, non pas par réaction au bruit mais terrorisée par un autre éclair dans ma mémoire : je revis un crâne que j'avais retourné entre mes mains, avec deux grandes orbites creuses où avaient brillé autrefois des yeux verts comme des émeraudes.
Jamie cria quelque chose dans mon oreille mais je ne l'entendis pas. Mes cheveux, comme mes jupes, claquaient au vent. Mes mèches hirsutes tiraient sur mon cuir chevelu. À mesure qu'elles séchaient, je sentais l'électricité statique crépiter chaque fois qu'elles effleuraient mes joues. Je devinai les hommes s'agitant autour de moi et je levai le nez comme eux. Les espars et les gréements de la goélette étaient nimbés d'une aura bleue phosphorescente : des feux de Saint-Elme.
Une boule de feu tomba sur le pont et roula vers nous. Jamie lui donna un coup de pied. Elle rebondit avec délicatesse et disparut derrière le bastingage, laissant derrière elle une odeur de brûlé.
Je me tournai vers Jamie pour voir s'il allait bien et vis ses cheveux dressés à la verticale sur sa tête, enveloppés de flammes bleutées. Son crâne fumait comme celui d'un démon. Il se passa les doigts sur le visage et des étincelles bleu vif coururent sur ses joues. Puis il baissa les yeux vers moi et me prit la main. Une décharge nous traversa mais il ne lâcha pas prise.
Je n'aurais su dire combien de temps dura la tempête : des heures ou des jours. Nos bouches séchées par le vent devinrent poisseuses du fait de la soif. Le ciel passa du gris au noir, mais il était impossible de savoir si nous étions la nuit ou le jour.
La pluie, quand elle arriva, nous parut un cadeau du ciel. Elle se déversa en trombe, comme un déluge tropical, frappant l'eau en faisant un vacarme plus fort encore que celui du vent. Mieux encore, elle se mua bientôt en grêle. Les grêlons mitraillaient mon crâne mais peu m'importait. Je rassemblai les petits grains de glace dans mes mains puis les avalai à demi fondus pour soulager ma gorge en feu.
Meldrum et MacLeod rampèrent sur le pont pour recueillir les grêlons dans des seaux, des pots et tout ce qui pouvait contenir un peu d'eau.
Je dormais par à-coups, la tête contre l'épaule de Jamie, pour me réveiller chaque fois en entendant encore le vent hurler. Ayant passé depuis longtemps le stade de la terreur, je me contentais d'attendre. Que nous survivions ou non n'avait plus d'importance, si seulement le raffut voulait bien cesser.
De temps à autre, les ténèbres s’éclaircissaient vaguement, mais nous ne pouvions savoir si c'était sous l'effet du soleil ou de la lune. Je dormis, me réveillai, me rendormis encore.
Enfin, je me réveillai à nouveau pour découvrir que le vent avait diminué. La mer était encore agitée et le bateau se balançait toujours comme une coquille, nous soulevant puis nous laissant retomber avec une régularité qui retournait les tripes, mais le bruit était moins intense. Au moins, je pus entendre MacGregor crier à petit Ian de lui passer une tasse d'eau. Les visages des hommes étaient gercés et leurs lèvres crevassées jusqu'au sang par le vent, mais ils souriaient.
— C'est fini, dit Jamie dans mon oreille d'une voix rauque. La tempête est passée.
En effet. Au-dessus de nos têtes, le manteau de nuages était déchiré par endroits, laissant entrevoir des fragments de ciel bleu pâle. Ce devait être le petit matin, juste après l'aube, mais je n'en étais pas sûre.
Si l'ouragan s'était éloigné, le vent était toujours puissant et un courant rapide nous entraînait à une vitesse prodigieuse. Meldrum reprit la barre à Innes et, se penchant sur la boussole, laissa échapper un cri de surprise. La boule de feu qui avait roulé sur le pont ne nous avait rien fait, mais, dans son boîtier intact, la boussole n'était plus qu'une masse de métal fondu.
— Stupéfiant ! fit Lawrence, impressionné.
— Oui, mais pas très pratique, rétorqua Innes. Il leva les yeux au ciel.
— Il paraît que vous êtes doué pour la navigation astronomique, monsieur Stern ? demanda-t-il.
Après un certain temps passé le nez tourné vers les dernières étoiles de l'aube, Jamie, Innes et Stern purent déterminer que nous nous dirigions plus ou moins vers le nord-est.
Lawrence se pencha sur la carte.
— Il faut virer vers l'ouest, déclara-t-il. Nous ignorons où nous sommes, mais toutes les terres se trouvent à l'ouest. On finira bien par apercevoir une côte.
Après un dernier regard dubitatif à la carte, Innes hocha la tête. Rudimentaire, elle indiquait une poignée d'îles qui parsemaient la mer des Caraïbes comme des miettes de poivre moulu.
— Mouais... opina-t-il. Nous voguons vers le large depuis je ne sais combien de temps. La coque est toujours entière, mais c'est tout ce que je peux affirmer. Quant au mât et aux voiles, je ne sais pas s'ils tiendront encore longtemps.
Il semblait pour le moins sceptique.
— Dieu seul sait où on va accoster ! soupira-t-il.
— Peu importe, tant que c'est de la terre ferme, rétorqua Jamie. Ce n'est pas le moment de faire les difficiles.
Innes lui lança un coup d'œil amusé, un petit sourire au coin des lèvres.
— Ah oui ? Et moi qui croyais que tu étais enfin devenu un vrai marin ! Ça fait au moins deux jours que tu n'as pas dégobillé !
— C'est parce que je n'ai rien avalé depuis deux jours, répliqua Jamie. Je me fiche que la première île qu'on apercevra soit anglaise, française, espagnole ou hollandaise. Tout ce que je demande, Duncan, c'est qu'on y trouve de quoi manger.
Innes se passa la main sur la bouche et déglutit péniblement. Malgré nos gorges sèches, la seule mention de nourriture nous faisait tous saliver.
— Je ferai de mon mieux, MacDubh, promit-il.
— Terre ! Terre !
Le cri s'éleva enfin, cinq jours plus tard, d'une voix rendue si éraillée par le vent et la soif que ce ne fut qu'un faible croassement, néanmoins rempli de joie. Je me précipitai sur le pont, mes pieds glissant sur les barreaux de l'échelle. Tous se tenaient devant le bastingage, observant une silhouette bossue se dressant à l'horizon. Elle était encore loin, mais c'était indubitablement de la terre, ferme, solide et distincte.
— Où sommes-nous, à votre avis ? demandai-je. J'étais si enrouée que personne ne m'entendit. Mais peu importait. Même si nous nous dirigions droit vers les casernes d'Antigua, je m'en fichais éperdument.
Les vagues couraient autour de nous en formant de grosses bosses grises, tels des dos de baleines. À présent, le vent soufflait en bourrasques et Innes ordonna à Meldrum à la barre de serrer le vent au plus près.
De grands oiseaux blancs volaient en rangs ordonnés vers le rivage lointain. Ce devaient être des pélicans, scrutant les bas-fonds en quête de poissons. Le soleil faisait briller leurs ailes.
Je tirai sur la manche de Jamie pour les lui faire admirer.
— Regarde... commençai-je.
Il y eut un grand « Crac ! » au-dessus de ma tête et le monde autour de moi explosa dans une gerbe de feu. Puis je me sentis brutalement précipitée dans la mer. Étourdie et asphyxiée, je coulai à pic dans une masse vert sombre. Quelque chose, nouée autour de mes jambes, m'attirait vers le fond.
Je battis désespérément des pieds, tentant de me libérer de mon lest mortel. Une ombre flotta au-dessus de ma tête et je l'attrapai, refaisant surface. Dieu soit loué ! C'était un morceau de bois, quelque chose à quoi me raccrocher.
Une forme noire glissa sous l'eau à côté de moi, tel un phoque, puis une tête rouge jaillit à deux mètres, inspirant bruyamment.
— Accroche-toi ! me hurla Jamie.
Il me rejoignit en deux brasses puis replongea. Je le sentis qui me tirait sur la jambe. Une douleur vive me traversa la cheville, puis la pression se relâcha. La tête de Jamie réémergea de l'autre côté de l'espar auquel je me tenais. Il s'agrippa à mes poignets, haletant, tandis que les rouleaux nous emportaient, nous faisant monter et descendre.
Je ne voyais le bateau nulle part. Avait-il coulé ? Une vague se brisa au-dessus de ma tête et Jamie disparut. Je secouai la tête, clignai les yeux, et il réapparut. Il me sourit, avec une grimace d'effort, et ses mains autour de mes poignets se resserrèrent.
— Tiens bon ! me cria-t-il.
Ce que je fis. Le bois était mou et s'effritait en échardes sous mes paumes, mais je m'y accrochais de toutes mes forces. Nous dérivions, à moitié aveuglés par les embruns, tournoyant comme un bouchon de liège, de sorte que tantôt j'apercevais le rivage au loin, tantôt je ne voyais que l'étendue infinie de la mer. Puis, chaque fois qu'une vague se refermait sur nous, je ne voyais plus que de l'eau.
J'avais une sensation bizarre dans la jambe, une sorte de fourmillement ponctué d'éclairs de douleur fulgurants. L'image du moignon de jambe de Murphy traversa mon esprit, suivie de celle de la gueule du requin, hérissée d'une multitude de dents acérées. Ma jambe avait-elle été emportée par quelque bestiole affamée ? J'imaginai mon propre moignon pissant le sang, laissant une traînée rouge dans mon sillage, se dissipant dans l'étendue glacée de l'océan. Je fus soudain prise d'une peur panique et tentai de retirer ma main de sous celle de Jamie pour tâter ma jambe.
Il grogna quelque chose d'inintelligible et retint mes mains sur le bois. Après avoir vainement battu des chevilles, je repris mon calme, me répétant que, si j'avais perdu une jambe, j'aurais sans doute aussi déjà perdu connaissance.
De fait, je n'avais plus les idées très claires. Ma vue commençait à se brouiller et des petits points gris dansaient devant le visage de Jamie. Étais-je vraiment en train de me vider de tout mon sang ou était-ce uniquement l'effet cumulé du froid et du choc ? Cela ne semblait pas faire grande différence : le résultat était le même.
Un sentiment de profonde lassitude et de paix m'envahit peu à peu. Je ne sentais plus ni mes pieds ni mes jambes, et seuls les doigts de Jamie qui écrasaient les miens me rappelaient son existence. Ma tête s'enfonça sous l'eau et je dus faire un effort pour me souvenir de retenir ma respiration.
La vague passa et le bois remonta lentement à la surface, ramenant mon nez au-dessus de l'eau. Le visage de Jamie se dressait à une trentaine de centimètres du mien, les cheveux plaqués contre son crâne, les traits déformés par l'angoisse.
— Accroche-toi ! rugit-il. Bon Dieu, Claire ! Accroche-toi !
Je souris doucement, l'entendant à peine. Le sentiment de paix intense me soulevait, m'emportant au-delà du bruit et de la fureur. Je ne sentais plus la douleur, plus rien n'avait d'importance. Une autre vague s'abattit sur moi et, cette fois, j'oubliai de retenir ma respiration.
La sensation de suffocation me réveilla un peu, juste le temps de voir l'éclair de terreur dans le regard de Jamie. Puis ma vision s'obscurcit à nouveau.
— Bon sang, Sassenach ! disait la voix au loin. Tiens bon ! Si tu te laisses mourir, Sassenach, je te tue !
J'étais morte. Autour de moi, tout était blanc, un blanc immaculé et aveuglant. Il y avait un léger frémissement de l'air, comme si des anges battaient des ailes. Je me sentais paisible et désincarnée, enfin débarrassée de la peur et de la colère, emplie d'une douce sérénité.
Puis je toussai.
Pas si désincarnée que ça, après tout ! Ma jambe me faisait mal, très mal. Peu à peu, je discernai d'autres sources de douleur, mais celle de mon tibia était de loin la plus forte de toutes. J'avais l'impression qu'on m'avait extrait l'os pour le remplacer par une barre de métal rougi au feu.
Cela dit, ma jambe était toujours là. Lorsque je parvins enfin à entrouvrir les paupières, la douleur qui irradiait de ma cheville au genou formait presque un halo blafard, palpable au-dessus de moi, à moins que ce ne fût l'effet du brouillard dense qui régnait dans ma tête. Qu'il soit d'origine physique ou mentale, il se traduisait par une sorte de tourbillon blanc, traversé par des éclairs de lumière plus vifs. Le seul fait de l'observer me fit mal aux yeux et je les refermai aussitôt.
— Dieu soit loué, tu es en vie dit une voix cassée mais nettement écossaise près de mon oreille.
— J'en doute.
Ma propre voix n'était qu'un râle rauque.
J'avais de l'eau de mer jusque dans les sinus. Je toussai à nouveau et mon nez se mit à couler abondamment. Puis j'éternuai.
— Beuârk ! fis-je, dégoûtée.
Une cascade de morve s'était déversée sur ma lèvre supérieure. Ma main paraissait lourde et lointaine, mais je réussis à la soulever pour m'essuyer maladroitement la figure.
— Ne bouge pas, Sassenach. Je vais te nettoyer.
Il y avait une note d'amusement dans son ton, qui m'exaspéra tant que j'en rouvris les yeux. J'eus juste le temps d'apercevoir brièvement les traits de Jamie, penché sur moi, avant que ma vision soit à nouveau brouillée par un immense mouchoir blanc.
Il m'essuya consciencieusement le visage, faisant la sourde oreille à mes protestations étranglées et à mes bruits de suffocation, puis il me pinça doucement le nez avec le mouchoir.
— Souffle ! ordonna-t-il.
J'obtempérai. Contre toute attente, la situation s'améliora nettement. Maintenant que mon cerveau était plus dégagé, je parvenais à former des pensées plus ou moins cohérentes.
Jamie me sourit. Ses cheveux étaient hirsutes et durcis par le sel et une entaille près de la tempe formait une ligne rouge vif sur sa peau bronzée. Il était torse nu, enveloppé dans une sorte de couverture.
— Tu te sens très mal ? demanda-t-il.
— Affreusement mal, répliquai-je.
Je regrettais presque d'être encore en vie, rechignant à observer et à prendre conscience de tout ce qui m'entourait. En entendant ma voix éraillée, Jamie tendit main vers une cruche d'eau posée sur la table de chevet.
Perplexe, je clignai les yeux à plusieurs reprises. C'était pourtant bien une table de chevet ! Placée à la tête du lit, dans lequel je me trouvais. Je regardai mieux. Non, ce n'était ni une couchette de bateau ni un hamac, mais bien un lit, avec un sommier, un matelas et de vrais draps de lin blancs. Ces derniers avaient contribué à l'impression de blancheur environnante qui m'avait d'abord frappé tout comme les murs et le plafond blanchis à la chaux, la longue moustiquaire qui se gonflait comme une voile agitée par une légère brise qui filtrait par la fenêtre ouverte.
Les éclats plus vifs que j'avais remarqués étaient des reflets de lumière courant sur le plafond. Il devait y avoir une étendue d'eau à proximité, illuminée par le soleil. Malgré le confort, je ressentis un bref regret pour la sensation de paix infinie qui m'avait envahie dans le cœur de la vague, un regret ravivé par la douleur fulgurante dans ma jambe lorsque je tentai de bouger.
— Je crois que tu as la jambe cassée, Sassenach. Si j'étais toi, j'éviterais de gigoter.
— Merci pour le conseil, rétorquai-je en grinçant des dents. Où sommes-nous ?
Il haussa les épaules.
— Aucune idée. Dans une grande maison, c'est tout ce que je peux te dire. Je n'ai pas fait très attention quand ils nous ont amenés. J'ai vaguement entendu quelqu'un dire qu'on se trouvait aux « Perles ».
Il approcha la tasse de mes lèvres et je bus doucement.
— Que s'est-il passé ?
Tant que je ne bougeais pas, la douleur était supportable. Machinalement, je plaçai deux doigts sous ma mâchoire pour prendre mon pouls. Il était régulier et fort. Je n'étais pas en état de choc, donc la fracture de ma jambe ne devait pas être trop grave, malgré la douleur intense.
Jamie se frotta les yeux. Il semblait épuisé et ses mains tremblaient légèrement. Il avait une grande ecchymose sur la joue et du sang séché dans le cou.
— Le grand mât s'est cassé. L'un des espars est tombé sur le pont et t'a entraînée à la mer. Tu as coulé à pic et j'ai plongé pour te repêcher. Je t'ai rattrapée de justesse, ainsi que l'espar, Dieu merci ! Tu avais des cordages enroulés autour des chevilles. Ils t'entraînaient par le fond mais j'ai réussi à te dégager.
Il poussa un profond soupir et se massa le crâne.
— Ensuite, je me suis accroché à toi. Au bout d'un moment, j'ai senti mes pieds toucher le fond. Je t'ai portée jusqu'au rivage. Quelque temps plus tard, des hommes nous ont trouvés et nous ont portés jusqu'ici. Je n'en sais pas plus.
— Et le bateau ? demandai-je. Et les hommes ? et Ian ? et Lawrence ?
— Sains et saufs, je crois. Le mât brisé, ils n'ont pas pu faire demi-tour pour nous repêcher. Le temps qu'ils installent une voile de fortune, nous étions déjà loin.
Il toussota, puis se passa le dos de la main sur les lèvres.
— Mais ils sont en vie. Les hommes qui nous ont retrouvés m'ont dit qu'ils avaient aperçu une goélette échouée sur la plage à un kilomètre plus au sud d'ici. Ils sont partis voir et ramèneront les hommes.
Il but à son tour un peu d'eau, se rinça la bouche puis recracha la gorgée par la fenêtre.
— J'ai du sable entre les dents, m'expliqua-t-il en grimaçant. Comme dans les oreilles, dans le nez, et jusque dans le trou du cul, probablement.
Je tendis la main et saisis le sienne. Sa paume était calleuse et boursouflée, couverte d'ampoules et d'écorchures qui laissaient sa peau à vif.
— Combien de temps sommes-nous restés dans l'eau ? demandai-je. Combien de temps as-tu tenu ?
Le petit « C » à la base du pouce avait presque disparu mais je le sentais encore du bout des doigts.
— Longtemps, répondit-il simplement.
Il sourit légèrement et serra ma main. Je m'aperçus soudain que j'étais nue sous les draps. Le lin était doux et frais sur ma peau.
— Où sont mes vêtements ?
— Tes jupes étaient trop lourdes, elles t'entraînaient vers le fond, alors je te les ai enlevées, expliqua-t-il. Quant au reste, il s'est effiloché peu à peu.
— Je vois. Et ta veste ? Il haussa les épaules.
— Quelque part au fond de l'océan, sans doute. Avec le portrait de Willie et les photos de Brianna.
— Oh, Jamie, je suis désolée !
Il détourna le regard et cligna les yeux.
— Bah ! soupira-t-il. Tant pis, je suppose que j'arriverai à me souvenir du visage de mes enfants. Et sinon, je n'aurai qu'à me regarder dans un miroir, n'est-ce pas
J'émis un petit hoquet de rire étranglé. Il déglutit péniblement, sans se départir de son sourire.
Il baissa les yeux vers ses culottes déchirées puis parut se souvenir de quelque chose et glissa une main dans sa poche.
— Je ne suis pas arrivé entièrement les mains vide annonça-t-il. Si j'avais pu choisir, j'aurais préféré garder les images de Willie et de Brianna, mais je ne vais quand même pas cracher sur ça.
Il ouvrit la main et je vis des éclats de lumière jaillir de sa paume rongée par le sel. Il tenait des gemmes de la plus belle eau, superbement taillées : une émeraude, un rubis (mâle, supposai-je), une grande opale aux reflets irisés, une turquoise bleue comme le ciel et un diamant noir au feu étrange.
— Tu as la magnétite ! m'exclamai-je.
Je la caressai du bout du doigt. Elle était fraîche. Jamie esquissa un sourire songeur.
— Qu'est-elle censée apporter, déjà ? La joie en toutes choses ?
— C'est ce qu'on m'a dit, répondis-je.
Je levai la main vers son visage et la posai sur sa joue mal rasée, sentant ses os, durs sous la peau, et sa chair, chaude au toucher.
— Nous sommes en vie et ensemble, toi et moi, murmurai-je. Et nous avons récupéré Petit Ian.
— Oui, c'est vrai.
Un large sourire illumina ses yeux. Il déversa les pierres précieuses en un petit tas sur la table, puis s'enfonça dans son fauteuil, ma main dans la sienne.
Je me détendis, sentant une grande paix m'envahir, malgré la douleur dans ma jambe, et les mille égratignures et courbatures. Nous étions sains et saufs, tous les deux, et le reste importait peu. Nos vêtements, mon tibia, tout cela s'arrangerait en temps voulu. Pour le moment, respirer et regarder Jamie me suffisait.
Nous restâmes silencieux un long moment, observant le soleil jouant dans les rideaux et le ciel bleu derrière la fenêtre. Quelques minutes plus tard, ou étaient-ce des heures ? un léger bruit de pas retentit quelque part et on gratta à la porte.
— Entrez, dit Jamie.
Il se redressa sans pour autant me lâcher la main. La porte s'ouvrit et une femme entra, son visage avenant teinté de curiosité.
— Bonjour, dit-elle timidement. Je vous demande de m'excuser, je n'ai pas pu venir plus tôt. J'étais en ville quand j'ai appris votre... arrivée.
Sa propre hésitation la fit sourire.
— Je viens à peine de rentrer, acheva-t-elle. Jamie se leva et s'inclina devant elle.
— Votre serviteur, madame. Je vous remercie infiniment de votre hospitalité, madame. Avez-vous des nouvelles de nos compagnons ?
Elle rosit légèrement et esquissa à son tour une petite révérence. Elle était jeune, âgée d'une vingtaine d'années à peine. Elle avait un joli teint de pêche et ses longs cheveux châtain clair étaient lâchement noués dans sa nuque. Elle ne semblait pas trop savoir comment se conduire en de telles circonstances.
— Oh oui ! répondit-elle. Nos hommes viennent juste de les ramener du bateau échoué. Ils sont actuellement aux cuisines, en train de se restaurer.
— Du fond du cœur, merci, lâchai-je. Vous êtes un ange tombé du ciel.
Elle rougit.
— Mais pas du tout ! se défendit-elle. D'ailleurs, vous devez penser que je suis bien mal élevée, je ne me suis même pas présentée. Je suis Patsy Olivier... Mme Joseph Olivier.
Elle se redressa avec un sourire, attendant que nous nous présentions à notre tour.
Jamie et moi échangeâmes un regard hésitant. Où étions-nous tombés ? À en juger par son accent, Mme Olivier était indubitablement anglaise, mais son mari portait un nom français. La baie de l'autre côté de la fenêtre ne nous donnait aucune indication : nous pouvions tout aussi bien être sur l'une des îles du Vent, qu'à la Barbade, aux Bahamas, à Grande Exuma, à l'île Andros, voire dans les îles Vierges. Ou encore, me dis-je avec un frisson, peut-être avions-nous été déportés plus au sud par l'ouragan, auquel cas il pouvait s'agir d'Antigua, dans le giron même de la Royal Navy ! ou de la Martinique, des Grenadines...
Notre hôtesse attendait toujours, son regard encourageant allant et venant de Jamie à moi. Jamie exerça une pression sur ma main et prit une grande inspiration.
— Madame Olivier, j'espère que vous ne trouverez pas ma question trop étrange, mais où sommes-nous exactement ?
Mme Olivier haussa des sourcils surpris et cligna les yeux.
— Mais... vous êtes aux Perles !
Jamie prit une nouvelle inspiration, mais je le devançai.
— Merci, dis-je, mais sur quelle île exactement ?
Un large sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme tandis qu'elle saisissait enfin :
— Ah, je comprends ! Bien sûr ! Vous avez été jetés sur le rivage par la tempête ! Mon mari disait justement hier soir qu'il n'avait jamais vu un tel ouragan en cette saison. C'est un miracle que vous soyez encore en vie ! Vous venez donc des îles du Sud ?
Les îles du Sud. Nous étions donc au nord des Caraïbes. Ce ne pouvait être Cuba. Étions-nous remontés jusqu'à Saint-Thomas, ou même jusqu'en Floride ? Nous échangeâmes un bref regard inquiet. Mme Olivier nous adressa un sourire compatissant.
— Vous n'êtes pas sur une île, mais sur le continent. Nous sommes dans la colonie de Géorgie.
— La Géorgie ! s'exclama Jamie. En Amérique !
Il semblait abasourdi, et il y avait de quoi. La tempête nous avait fait dériver vers le nord sur près de mille kilomètres.
— L'Amérique ! murmurai-je. Le Nouveau Monde. Le pouls de Jamie sous mes doigts s'accéléra, faisant écho au mien. Un monde entièrement nouveau. Un refuge. La liberté.
Mme Olivier, qui ne pouvait imaginer tout ce que cela représentait pour nous, souriait toujours avec gentillesse.
— Oui, répéta-t-elle. Vous êtes en Amérique.
Jamie redressa les épaules et lui adressa son plus beau sourire. Un léger courant d'air faisait danser ses mèches rousses comme de jeunes flammes.
— Dans ce cas, madame, annonça-t-il, je me présente : James Fraser.
Il tourna vers moi ses yeux bleus, aussi lumineux que le ciel radieux derrière lui, avant d'ajouter :
— Et voici Claire, ma femme.
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[1] Plat national écossais : panse de brebis farcie. (N.d.T.)
[2] Une étrangère (N.d.T.)
[3] Chambre secrète destinée à cacher les prêtres catholiques lors des persécutions religieuses. (N.d.T.)
[4] 1er mai. (N.d.T.)
[5] Quart de penny. (N.d.T.)
[6] Grande rue d'Edimbourg ainsi nommée car elle part du palais d’Holyrood et aboutit au château d'Edimbourg sur une longueur d'un mile. (N.d.T.)
[7] Charles-Édouard Stuart. (N.d.T.)
[8] Tissu filé à la maison (N.d.T.)
[9] La Saint-Sylvestre. (N.d.T.)
[10] Fuente signifie en effet «fontaine». (N.d.T.)