MARIANNA,
FLORIDE
22 mai 1988
Bill et Marion Neal et Patsy, leur fillette de huit ans, avaient roulé toute la journée quand ils passèrent devant une petite buvette en bordure de la route. BOISSONS FRAÎCHES, ŒUFS DU JOUR, MIEL, FRUITS ET LÉGUMES FRAIS, POISSONS-CHATS, annonçait la pancarte.
Tout le monde avait soif dans la voiture, et Bill s’arrêta. Il n’y avait personne à la buvette mais ils aperçurent un peu plus loin deux hommes âgés en salopette assis au pied d’un gigantesque saule. L’un d’eux se leva et s’approcha.
— Salut, bonnes gens. Qu’y a-t-il pour votre service?
Quand elle entendit la voix, Marion réalisa que ce n’était pas un vieil homme mais une vieille femme aux cheveux blancs et au visage tanné par le soleil.
— Nous voudrions trois Coca, s’il vous plaît.
Patsy contemplait les pots de miel alignés sur une étagère.
Alors que la vieille femme ouvrait trois bouteilles de Coca glacées, Patsy, désignant l’un des pots de miel, demanda:
— Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Ma foi, c’est un morceau de gâteau de miel, sorti tout droit de la ruche. Tu n’en as jamais vu?
Patsy était fascinée.
— Non, m’dame.
— Vous êtes de quel coin ?
— De Birmingham, répondit Marion.
— Ça alors, moi aussi ! J’habitais juste à côté, un petit bled que vous ne devez pas connaître, Whistle Stop.
— Mais je connais, dit Bill. C’est là qu’il y avait la gare de triage. Et il y avait aussi un petit café célèbre pour ses barbecues.
La vieille femme eut un grand sourire.
— C’est vrai.
Bill montra la pancarte.
— Je ne savais pas qu’il y avait du poisson-chat dans le coin.
— Ouais, du poisson-chat d’eau salée, mais je n’en ai pas de frais, aujourd’hui.
Elle jeta un coup d’œil à la petite fille pour voir si elle écoutait.
— La semaine dernière j’en ai attrapé un, mais il était tellement gros que j’ai pas pu le sortir de l’eau.
— Vraiment ? dit Patsy.
Les yeux bleus de la vieille dame étincelèrent.
— Oui, vraiment. En vérité, ce poisson-chat était à ce point énorme qu'on l’a pris en photo, et la photo elle-même pesait vingt kilos.
La fillette pencha la tête de côté.
— Vous êtes sûre ?
— Bien sûr que j’en suis sûre. Mais si tu ne me crois pas...
Elle se tourna en direction du saule et appela:
— Hé, Julian! Va me chercher à la maison la photo de ce poisson-chat qu’on a attrapé la semaine dernière !
Il lui répondit d'une voix trainante :
— Impossible... elle est trop lourde pour mon vieux dos.
— Tu vois, qu’est-ce que je te disais?
Bill se marrait, et Marion régla les consommations. Ils allaient partir quand Patsy tira sur la manche de sa mère.
«M’ma, est-ce que je peux avoir un pot de miel, s’il te plaît?»
— Mais ma chérie, on en a plein à la maison.
— Pas avec du gâteau des abeilles dedans. S’il te plaît, M’ma.
Marion regarda sa fille puis hocha la tête.
— C’est combien, le pot? demanda-t-elle à la vieille dame.
— Le miel ? Voyons voir. (Elle se mit à compter sur ses doigts, puis dit :) Vous n’allez pas le croire, mais vous avez une foutue veine, parce que aujourd'hui... c’est gratuit.
Patsy ouvrit de grands yeux.
— Vraiment?
— Ouais, tout ce qu’il y a de plus gratuit.
Marion dit :
— Oh ! Ça me gêne terriblement de ne pas vous payer. Laissez-moi vous donner quelque chose.
La vieille femme secoua énergiquement la tête.
— Non, c’est gratuit, parce que vous l’avez gagné. Vous ne le savez pas, mais votre petite fille se trouve être ma millionième cliente du mois.
— Moi ? s’écria Patsy.
— Ouais, la millionième !
Marion sourit.
— Si vous insistez. Patsy, qu’est-ce qu’on dit?
— Merci, m’dame.
— De rien. Ecoute, Patsy, si jamais tu repasses dans le coin, arrête-toi pour dire bonjour, d’accord ?
— D’accord, m'dame.
Comme ils démarraient, Bill klaxonna et la fillette se pencha par la fenêtre pour lui dire au revoir de la main. La vieille femme, au bord de la route, lui rendit son signe jusqu’à ce que la voiture disparaisse au loin.
FIN