CHAPITRE CINQUANTE-SIX

Des nouvelles de la petite force d'invasion du commodore Horster ? s'enquit Isidore Hegedusic.

Non, monsieur. » L'officier des communications se tourna à demi dans son fauteuil confortable de la u passerelle de commandement » spacieuse d'Alpha Prime, le poste militaire principal de la base Éroïca. « Voulez-vous que je tente de le joindre ?

Non, non. »

L'amiral secoua la tête, sourit et se détourna. Il avait énormément à faire, et s'inquiéter de la manière dont Janko Horster utilisait ses nouveaux jouets était pour le moins peu professionnel.

C'est de l'envie, se dit-il avec un reniflement mental. De l'envie pure et simple. j'aimerais sacrément mieux me trouver là-haut, sur une véritable passerelle, que jouer les commandants de cette boîte de conserve plaquée or. Bon, d'ici deux semaines, j'aurai assez de vaisseaux pour reprendre son coffre à jouets à Janko et m'amuser avec moi-même.

Il eut un petit rire et franchit l'écoutille de son bureau privé. Un voyant d'appel clignotait régulièrement sur son com personnel. Il se laissa tomber dans son fauteuil avant de presser le bouton d'acceptation. Le papier peint personnel d'Izrok Levakonic emplit l'écran, et une voix informatique courtoise demanda à Hegedusic d'attendre un petit moment.

Il ne s'écoula pas plus de quinze secondes avant que le papier peint ne disparût au profit d'un Levakonic souriant. L'amiral sourit en retour. Bien qu'il se fût promis de ne pas apprécier le cadre de Technodyne – lequel n'était après tout qu'un capitaliste corrompu et trop performant, affecté d'une avarice nourrie aux stéroïdes –, il en était arrivé à l'apprécier tout de même. Ce n'était pas qu'il fût aveugle à ses traits de caractère déplaisants. La plupart étaient toutefois déplorablement courants dans l'entourage du président Roberto Tyler. Levakonic avait simplement eu la chance de tomber dans une auge bien plus grande que n'en rêvaient la plupart des Monicains. Et, d'un point de vue personnel, il possédait un sens de l'humour aigu et la volonté de retrousser ses manches pour mettre les mains dans le cambouis quand la tâche en cours l'exigeait.

« Isidore, dit l'appelant avec un signe de tête.

Izrok, répondit Hegedusic.

J'aimerais m'informer de la manière dont se déroulent les manoeuvres d'entraînement de Horster jusqu'ici. »

L'amiral eut un petit rire. « Vous aussi ? Je viens tout juste de harceler le personnel de com à ce sujet. Aucun rapport pour l'instant.

Parfait, je vous avais dit que vous apprécieriez les capacités GE.

Je n'en ai jamais douté. Ce dont je doutais et, d'ailleurs, doute toujours, c'est que nos gens puissent en tirer les mêmes performances que les Solariens.

Les équipages de la Flotte solarienne ne mesurent pas dix mètres de haut et ils ne traversent pas de grands plans d'eau à la nage sous prétexte que ça raccourcit le chemin, dit Levakonic. L'éducation de base compte, bien sûr, elle compte beaucoup, mais pas autant que l'éducation sur le tas avec de bons instructeurs. Et vous avez mes gens pour l'entraînement.

Je vous garantis que les gars qui ont fabriqué les systèmes en connaissent bien mieux les capacités que les types en uniforme qui s'en servent sur le terrain.

Je vous crois. En fait, j'ai tendance à penser que Janko triche un peu, en ce moment. Je parie qu'il a demandé aux mêmes "instructeurs" de faire fonctionner les systèmes pour lui. Sinon, quelqu'un l'aurait repéré à l'heure qu'il est. Et, entre vous et moi, j'espère bien que quelqu'un va le repérer très vite.

Pourquoi ? » Levakonic plissa le front. « Ne le prenez pas mal, Isidore, mais s'il merde et qu'il laisse vos gars le repérer, c'est carrément mauvais signe. Les capteurs des Manties sont bien meilleurs que les vôtres – et même un peu meilleurs que les nôtres, d'ailleurs, si nos rapports sont exacts, malgré l'opinion de plusieurs de nos grands responsables du développement, qui affirment que les nôtres sont les meilleurs de l'univers. On n'a pas réussi à convaincre ces imbéciles du département de recherche de la FLS de nous prêter attention, bien sûr : ils sont bloqués dans le réflexe de rejet automatique dit "pas inventé chez nous". » Il eut un charmant sourire de petit garçon. « Bon, et aussi dans le soupçon tout aussi automatique qu'on leur raconte toutes ces histoires à propos des Manties pour leur faire peur et les convaincre d'investir plus d'agent dans notre département de recherche. Et il pourrait bien y avoir une minuscule trace de vérité là-dedans.

» Mais ce que je cherche à dire, c'est que si vous arrivez à le repérer, il est tout à fait sûr que les Manties le pourraient aussi.

Je n'en doute nullement, dit Hegedusic en souriant, mais nous en sommes encore au tout début. Bon Dieu, il n'a eu que dix-huit jours pour s'entraîner. Il faut reconnaître une qualité à Janko : il apprend très vite. Je suis sûr qu'il réussira à nous tomber dessus sans se faire repérer d'ici très peu de temps, mais il y a un dîner fastueux et une bouteille de vin encore plus dispendieuse attachés à ses performances d'aujourd'hui. Alors, si ça ne vous dérange pas, je serais enchanté de voir ce glouton nous surprendre dès demain, tant que je n'ai pas besoin de le nourrir ce soir.

Ah ! Je ne me rendais pas compte que les enjeux militaires de l'exercice d'aujourd'hui étaient aussi élevés. À présent, je comprends, bien sûr.

Parfait. Et ne vous en faites pas. Je vous préviendrai dès que...

Excusez-moi, amiral. »

Hegedusic tourna la tête. Un lieutenant d'aspect juvénile se tenait sur le seuil de l'écoutille ouverte du bureau.

Oui, qu'est-ce que c'est? demanda l'amiral, un peu irrité d'être dérangé au beau milieu d'une conversation privée.

Pardonnez-moi de vous ennuyer, amiral, mais on vient de repérer une empreinte hyper de bonne taille.

Une empreinte hyper ? Où ça ? »

Un bref instant, il se demanda s'il pouvait s'agir de Horster, censé s'approcher discrètement » de la base Éroïca. Janko était toutefois persuadé que le Manuel avait été écrit tout exprès pour qu'il puisse l'ignorer, raison pour laquelle son supérieur l'avait choisi comme premier commandant de division. Il était donc possible qu'il tentât une approche ouverte, faisant semblant d'être quelqu'un d'autre et se servant de ses capacités GE toutes neuves pour déguiser ses signatures d'impulseurs en celles d'un vaisseau marchand ou quelque chose d'aussi saugrenu.

Azimut céleste zéro-six-trois, presque en plein sur le plan de l'écliptique, et à environ trois virgule huit millions de kilomètres de l'hyperlimite, amiral », répondit le lieutenant.

Ça ne peut pas être Janko, fut la première pensée d'Hegedusic. Son plan de vol prenait son origine à Monica. Il n'a en aucun cas pu traverser l'hyperlimite, faire le tour et arriver de l'autre côté comme ça. Pas si vite.

Ce fut donc sa première pensée. La seconde fut : Mais si ce n'est pas Janko, qui est-ce, bon Dieu?

Excusez-moi, commandant, dit le capitaine Wright. J'ai tapé un peu court.

Arrêtez de chercher des compliments, Toby, répliqua Terekhov sans quitter des yeux le répétiteur d'astrogation. Une erreur de cinq cent mille kilomètres sur un saut de trente-huit années-lumière ? Pour moi, c'est un coup dans le mille. »

Il releva les yeux à temps pour voir le sourire de Wright. L'astrogateur, sans doute l'individu le plus renfermé à bord de l'Hexapuma, rationnait ses paroles comme si on les lui taxait. Il avait toutefois son propre sens de l'humour à froid, et ce sourire apprit à Terekhov qu'il l'avait surpris en train de l'exercer.

Je suppose que ce n'est pas trop loin des prévisions, pacha », observa Ansten FitzGerald sur le canal de communication avec le contrôle auxiliaire.

Terekhov avait un peu repensé l'organisation, et FitzGerald se trouvait en compagnie de Naomi Kaplan sur la passerelle de secours. Lui-même avait conservé Guthrie Bagwell sur la sienne pour gérer les systèmes de guerre électronique de l'Hexapuma, mais il avait échangé Kaplan et Abigail Hearns. Il envisageait de toute façon de prendre ses propres décisions tactiques, et, s'il lui arrivait quelque chose, son second disposerait de l'officier tac le plus expérimenté du vaisseau pour l'aider à gérer la situation. Paolo d'Arezzo se chargerait de sa console GE tandis qu'Aïkawa Kagiyama lui servirait d'officier tactique subalterne. Hélène Zilwicki – selon l'opinion secrète de Terekhov, la meilleure spécialiste tactique parmi les aspirants –, occupait le poste d'OTS pour Abigail sur la passerelle principale.

« Oh, merci beaucoup, capitaine », dit Wright.

Bernardus Van Dort secoua la tête. Le Rembrandtais en combinaison souple – qui, à y bien réfléchir, n'avait strictement rien à faire là – était assis au côté de Wright, sur un des strapontins que les aspirants occupaient en général lorsqu'ils observaient l'astrogateur. À son expression, il ne doutait pas que le second fût sur le point d'ajouter quelque chose... et il ne se trompait pas :

« Ce que je m'apprêtais à dire, c'est que cinq cent mille kilomètres ne sont pas trop loin des prévisions... pour quelqu'un qui a du mal à compter jusqu'à onze sans enlever ses bottes. »

Terekhov ricana, de manière toutefois plus ou moins absente, car il avait reporté son attention sur le répétiteur, vérifiant les alignements. L'escadre avait procédé à sa transition alpha en formation serrée et assez graduellement, depuis une vélocité initiale en hyper de 62 500 km/s. Compte tenu de l'inévitable fuite de vitesse, cela lui donnait une vélocité en n-espace de presque 5 000 km/s tout rond... droit vers la base Éroïca. Pour le moment, tous les vaisseaux décéléraient à trois cent cinquante gravités, afin de tenir compagnie au bâtiment arsenal, lequel freinait aussi fort que possible pour rester en dehors de l'hyperlimite, et leur formation paraissait quasiment parfaite.

« Le capitaine Badmachin nous informe que le Volcan dépose ses capsules, commandant, annonça Amal Nagchaudhuri.

Je les ai sur le lidar, monsieur, confirma Abigail Hearns depuis le poste tactique. Le Sorcier est en train de ramasser celles qui lui sont allouées.

Très bien, dit Terekhov, avant de renifler quand Nagchaudhuri reprit :

Les Monicains nous hèlent, commandant.

Ils n'ont pas traîné. » Bien sûr, la position de la base I'eroïca, près de l'hyperlimite, n'induisait un retard de transmission que d'un peu plus de quatre-vingt-dix secondes. « Ne répondez pas encore, enjoignit le commandant à l'officier de coin. On va les laisser transpirer un peu.

Bien, monsieur.

Lieutenant Bagwell, continua Terekhov sans quitter le répétiteur des yeux, déployons les plates-formes GE.

À vos ordres, commandant. Déploiement engagé.

Très bien. Mademoiselle Zilwicki

Commandant ?

Déployez l'enveloppe de reconnaissance.

À vos ordres, monsieur, je déploie l'enveloppe de reconnaissance », répondit Hélène en commençant de taper des ordres sur sa console.

Son pouls, elle le savait, était plus rapide qu'à l'ordinaire. Par bien des côtés, pourtant, elle avait l'impression de participer à une simulation. Ce qui, supposait-elle, était précisément la raison pour laquelle les élèves officiers passaient autant de temps dans les simulateurs.

Le premier jeu de capteurs passifs fut largué et se déploya en une vaste sphère creuse autour de l'escadre. Au même moment, la jeune femme vit les plates-formes de guerre électronique se déployer autour de chaque vaisseau en une formation défensive plus serrée.

Dans un coin de son esprit, elle ne pouvait s'empêcher de penser que Terekhov était un peu parano. Les Monicains ne pouvaient pas s'attendre à leur arrivée, et les meilleurs missiles solariens n'avaient une portée d'attaque par propulsion que de 6,5 millions de kilomètres, même réglés à demi-puissance. Sans parler du fait que, si l'électronique manticorienne était la meilleure jamais conçue par aucune Spatiale, les systèmes de surveillance monicains étaient des daubes solariennes obsolètes depuis au moins quarante ans T. Absolument aucune menace émanant de ce système n'aurait pu franchir son enveloppe de capteurs pour arriver à portée d'attaque sans qu'on en fût amplement prévenu.

Mais ce n'était qu'un coin de son esprit. Le reste reconnaissait là un autre exemple de l'attention infinie que le pacha portait aux détails. Il mettait les points sur les i et les barres aux t bien à l'avance, quand il avait le loisir de veiller à ce que ce soit fait dans les règles. Qui avait dit, sur la Vieille Terre, qu'on pouvait lui demander n'importe quoi sauf du temps ? Napoléon, lui semblait-il. Bien entendu, malgré son génie stratégique sur terre, Napoléon ne touchait pas une cacahuète en matière de marine, mais ce conseil-là, en particulier, se transmettait bien à travers les siècles et convenait à n'importe quel officier.

Le Sorcier a son chargement de capsules complet, rapporta Nagchaudhuri. Le capitaine Diamond avance avec le Vigilant.

Merci, Amal », dit Terekhov sur un ton courtois et un peu distrait, auquel Hélène savait ne pas devoir se fier. C'était un reflet de sa concentration intense et non d'une quelconque distraction.

La jeune femme songea au capitaine Diamond. Qu'éprouvait-il à présent? D'après ce qu'elle avait découvert, il servait sous les ordres du capitaine Hope depuis au moins deux ans T. Hope avait été ignominieusement renvoyée en Fuseau à bord du messager, en compagnie des dépêches du commandant, tel du fret superflu. Si la présente opération se soldait par le désastre qu'elle avait prédit, elle en sortirait sans doute comme l'unique commandant de l'escadre à la réputation intacte. Si c'était au contraire une réussite, elle serait connue dans toute la flotte comme le commandant d'un vaisseau de la Reine qui avait refusé, quelles qu'en fussent les raisons, d'affronter l'ennemi après en avoir reçu l'ordre. Et, dans un cas comme dans l'autre, Diamond devrait vivre en sachant qu'il avait choisi de lui succéder plutôt que de la suivre en exil.

Hélène observa son propre répétiteur tandis que les capsules hautement furtives se rassemblaient autour de l'icône du Vigilant. Le dernier raffinement inventé par ArmNav était un petit faisceau tracteur incorporé dans chaque capsule. Quoique leur conception les rendît particulièrement adaptées aux récents supercuirassés porte-capsules et aux encore plus récents croiseurs de combat porte-capsules, il restait énormément de vaisseaux plus anciens ou plus petits – comme ceux de la petite escadre du capitaine 'Terekhov – qui ne pouvaient déployer des capsules que par traction – et en un nombre limité par celui des faisceaux tracteurs dont ils disposaient. En équipant les capsules elles-mêmes de faisceaux tracteurs, le problème se voyait surmonté, et Terekhov utilisait cet avantage au maximum. Lorsqu'il aurait terminé, ses vaisseaux ne dépasseraient plus les 35o g, mais ils disposeraient d'une puissance de feu à longue portée dévastatrice. Même les contretorpilleurs auraient dix capsules dans leur sillage. Chacun des trois croiseurs légers en aurait quinze, le Sorcier et le Vigilant vingt-trois, et l'Hexapuma pas moins de quarante. Au bout du compte, cela en ferait cent soixante et une, pour un total de I 710 missiles. Des missiles de la Flotte royale manticorienne –les plus meurtriers et ceux dont la portée était la plus longue qu'eût jamais connue l'espace.

Elle doutait réellement que Monica possédât rien qui fût susceptible de résister à ça !

Non, pas janko, songea Isidore Hegedusic. Et, qui que ce soit, la manière dont ces gens-là arrivent ne me plaît pas beaucoup. Ce ne sont clairement pas des marchands, ils ignorent tout à fait nos signaux et, avec le cap qu'ils suivent, leur destination ne peut être que les chantiers spatiaux.

Son expression était sinistre. Il n'y avait à sa connaissance qu'une seule flotte qui pourrait avoir à la fois intérêt à priver Monica de ses Infatigables et les couilles assez grosses pour lancer une frappe préventive afin d'atteindre ce résultat. Et si les rapports et rumeurs transmis par Levakonic étaient exacts, ces gens-là avaient les moyens de changer tout son complexe – ainsi que les irremplaçables croiseurs de combat qui s'y trouvaient, sans défense – en débris flottants bien avant d'arriver à portée effective de ses armes à lui.

L'écoutille de la « passerelle de commandement » s'ouvrit et il regarda par-dessus son épaule. Levakonic entrait, revêtu d'une combinaison souple, tout comme l'amiral lui-même. En théorie, ce civil n'avait pas à se trouver là, mais Hegedusic n'allait pas pinailler sur une règle qui lui commanderait de chasser une source possible de conseils et d'informations.

« Pas encore de communications de leur part ? demanda Levakonic d'une voix tendue.

Non, répondit Hegedusic, et ça fait dix minutes qu'on les hèle. Je me demande s'ils ne vont pas se contenter d'arriver à portée de tir et de nous éparpiller sans même s'identifier. » Comme son compagnon lui jetait un coup d'œil de côté, il haussa les épaules. « Réfléchissez-y. S'ils font sauter la base et qu'ils se tirent sans même revendiquer l'attaque, ce sera notre parole contre la leur si nous tentons de convaincre qui que ce soit de ce qui s'est produit.

Ils pourraient faire ça, oui », admit Levakonic en posant son casque sur une chaise inoccupée. Sa combinaison souple était un modèle civil mais pourtant bien plus efficace et résistante que celle d'Hegedusic.

« Ils pourraient, répéta le Solarien, mais, s'ils le voulaient, ils n'auraient pas besoin de se rapprocher du tout. Si nos rapports sur la manière dont ils ont augmenté leur portée sont exacts, ils ont équipé leurs missiles de systèmes de propulsion multiples.

Quoi ? » L'amiral le regarda, abasourdi, et Levakonic eut un rire dur.

Je sais. Pour réussir ce coup-là, il faut qu'ils aient créé une toute nouvelle génération de vases à fusion superdenses, ou quelque chose comme ça. Nous savons qu'ils sont diablement bons pour mettre au point des composants, mais il existe des limites pratiques. Leurs missiles à longue portée initiaux étaient bien plus gros que ceux de la génération actuelle, donc ils les ont sans doute équipés de condensateurs améliorés. Bon Dieu! Vous avez vu nos missiles de dernière génération à nous, absolument énormes. Eh bien, ils restent équipés de systèmes de propulsion uniques qui durent juste un peu plus longtemps que les anciens avant de s'épuiser. Tout le reste du volume est réservé au carburant nécessaire pour profiter de l'endurance de la propulsion.

» Si nos rapports sur Havre sont exacts, on s'y sert encore d'une énergie stockée pour les missiles. Ça pose un problème de capacité des soutes mais, déjà, on n'arrive à cela que parce qu'on a réussi à percer la technologie des condensateurs manticoriens de dernière génération.

» Bien sûr, ajouta-t-il d'un ton aussi acide que du vinaigre, tout ce dont nous disposons depuis que Pierre et Saint-Just se sont fait renverser, ce sont de rumeurs et de rapports indirects. Le nouveau gouvernement n'a pas l'air de nous aimer beaucoup. Ce qui est, bien sûr, en partie de notre faute. » Il grimaça. « Les Havriens n'ont plus récupéré beaucoup d'échantillons de matériel mantie après le cessez-le-feu et, une fois qu'ils ont cessé de nous envoyer des rapports à ce sujet, nous n'avons guère cherché à favoriser leur programme de développement. euh... ils ont l'air d'avoir bonne mémoire, là-bas, et, quand Erewhon est passé dans leur camp, apportant des spécimens en état de marche de technologie manticorienne, leurs chercheurs nous ont plus ou moins dit d'aller nous faire voir. Nos derniers rapports datent donc de cinq ans T, et il est possible que tout cela soit caduc.

» Mais, si ça ne l'est pas, les Manties construisent des missiles à longue portée bien plus petits qu'avant. Cela signifie qu'ils ont trouvé une meilleure solution que se servir de plus gros anneaux supraconducteurs. S'ils entassent deux – voire trois, d'après certaines rumeurs – systèmes de propulsion complets dans des missiles de la taille de ceux qu'ils sont censés employer, ils ne peuvent pas disposer d'un volume suffisant pour utiliser des supraconducteurs classiques afin de stocker l'énergie nécessaire à les alimenter.

Je suppose que non, acquiesça Hegedusic. Mais est-ce qu'il est vraiment possible de fabriquer un vase à fusion aussi petit ?

En théorie, oui. Avec un champ gravitique assez puissant pour réaliser le pincement, ça pourrait se faire. Mais la puissance initiale devrait provenir d'une source externe au missile, ce qui obligerait aussi à modifier de manière notable les lanceurs. Quoi qu'il_ en soit... (Levakonic secoua la tête, mettant fin aux spéculations) ce que je voulais de dire, c'est qu'ils ont une portée en propulsion illimitée dans les faits. Ils peuvent nous balancer ces saloperies depuis cinq ou six années-lumière, les faire accélérer jusqu'à la vitesse nécessaire et programmer leur deuxième niveau de propulsion pour se déclencher uniquement quand ils arrivent à portée d'attaque. S'ils ne poussent pas trop la vélocité maximale, ils évitent la dégradation des systèmes de capteurs intégrés à cause de l'érosion par particules, y compris pendant un très long vol balistique.

Mon Dieu! murmura Hegedusic.

Non, juste de très bons ingénieurs, dit son interlocuteur, sardonique. Et, avant de faire dans votre froc autant que moi quand j'en ai entendu parler pour la première fois, rappelez-vous ceci : un missile vaut autant que son contrôle de tir, pas plus, et même les Manties ne peuvent pas générer de bonnes solutions de ciblage ni gérer des corrections en cours de route à un demi-système stellaire de distance. Pour l'instant, ils ont une portée effective bien trop importante pour être mise en œuvre. En outre, même s'ils sont capables de lancer leurs missiles comme certaines de nos sources l'affirment, ils le paient de projectiles notablement plus gros que les nôtres, ce qui signifie qu'ils en ont un nombre moindre dans leurs soutes. Il est donc peu probable qu'ils tirent tous ceux qui seraient nécessaires pour obtenir une proportion significative de coups au but à une portée pareille – des milliers – en situation de combat.

» Mais votre chantier spatial, c'est une autre affaire. Il ne peut pas éviter les coups et il n'a pas de barrières latérales. Donc, s'ils voulaient seulement démolir la base, ils pourraient balancer une salve de bonnes vieilles bombes atomiques de contact qui arriveraient ici à soixante-quinze ou quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière. Vous n'auriez aucun moyen d'en arrêter assez, surtout s'ils agrémentaient l'assaut à l'aide de leurs nouveaux assistants de pénétration, et ils n'auraient même pas besoin de franchir l'hyperlimite pour y parvenir.

Mais nous ne savons pas encore s'ils vont la franchir ou non, remarqua Hegedusic.

Je pense que oui », dit Levakonic, grave. Comme le Monicain l'interrogeait du regard, il haussa les épaules. « À mon avis, ce gros salopard, là, est un cargo, Isidore – probablement un vaisseau arsenal. Ils ne vont pas l'emmener à un endroit où il pourrait lui arriver des bricoles, alors ils décélèrent pour rester à sa hauteur pendant qu'ils se chargent de capsules tractées. Une fois que ce sera fait, ils traverseront la limite, tandis que lui restera en arrière.

Qu'est-ce qui vous en rend si sûr ?

Je n'en suis pas sûr, non. Mais, s'ils le voulaient, ils pourraient faire tirer les capsules de là où ils le trouvent, et, s'il s'agit bien d'un vaisseau arsenal, on se fiche de la taille de leurs soutes : ils ont des missiles à claquer et ils pourraient accepter des solutions de ciblage assez médiocres. Donc, s'ils envisagent de s'approcher jusqu'à un point où ils en obtiendront de meilleures, je me dis qu'ils veulent être sûrs de toucher ce qu'ils visent plutôt que de détruire toute la base. En conséquence, ils comptent sans doute discuter avant de tirer, même s'ils ne l'ont pas encore fait. Incidemment, ça rend encore un peu plus intéressante la question de savoir où se trouve exactement le commodore Horster en ce moment. »

« Tous les vaisseaux rapportent l'acquisition de toutes les capsules, commandant, dit Nagchaudhuri.

Très bien. Mes compliments au capitaine Badmachin pour son évolution bien exécutée. Rappelez-lui de garder un œil sur ses capteurs. Si quelqu'un vient sur elle, on la retrouvera au point de rendez-vous primaire.

À vos ordres, monsieur.

Capitaine Wright ?

Oui, commandant.

Reprenez l'accélération et mettez le cap sur la base Éroïca. »

Vous avez raison, Izrok : ils s'approchent, dit Hegedusic. Ce qui signifie que vous avez raison aussi à propos de Hors-ter. » Il se tourna à nouveau vers la section communications. Lieutenant !

Oui, amiral.

Je veux une émission directionnelle qui s'éloigne des intrus. Trouvez-moi le capitaine Simons du CO. Demandez-lui de définir les volumes d'espace où ont le plus de chances de se trouver les unités du commodore Horster, puis balayez tous ceux que vous pourrez sonder sans que l'ennemi ne puisse rien capter. Compris ?

Oui, monsieur.

Parfait. Adressez ce message au commandant de la Première Division. Tenez-vous prêt à enregistrer.

Bien, amiral. Prêt à enregistrer, amiral.

Parfait. Début du message : "Janko. Des unités inconnues mais probablement hostiles approchent de la base Éroïca. Mon hypothèse est qu'elles viennent détruire les nouveaux vaisseaux ou en prendre possession, et je ne m'attends pas à ce qu'elles n'usent que de la raison. Je sais que vous êtes là, quelque part. Si vous êtes en position d'intervenir, le moment serait bien choisi pour un exercice de tir en conditions réelles. Je vais gagner autant de temps que possible mais, pour peu que ces unités soient ce que je pense, il est possible que je ne puisse pas faire grand-chose. Rappelez-vous l'avantage de portée des Mannes. Au cas où il s'agirait bien d'une escadre manticorienne, le plus difficile pour vous sera d'arriver à portée de tir sans vous faire détruire dans la manœuvre. Si vous recevez ce message et pouvez confirmer sans révéler votre présence à l'ennemi, faites-le. Si vous n'êtes pas en position d'intervenir, dites-le-moi, qu'ils puissent ou non détecter votre signal. Dans tous les autres cas, maintenez le silence com et manœuvrez à votre discrétion. Bonne chance. Je pense que nous en aurons tous besoin. Isidore, terminé." »

Il vit l'officier des communications repasser l'appel dans son oreillette puis hocher la tête.

« Enregistrement clair, amiral.

Très bien. Voyez avec le CO et assurez-vous qu'on attache au message toutes les informations tactiques disponibles.

Bien, amiral. »

« Pacha, nous arrivons sur votre cible spécifiée », déclara le capitaine Nagchaudhuri.

Terekhov jeta un coup d'œil à Van Dort, qui lui rendit un regard sans expression. Il n'y avait réellement rien à dire, ils le savaient tous les deux. C'était toute la raison pour laquelle ils étaient venus.

« Très bien, Amal. Branchez le micro.

À vos ordres, commandant. »

« Terekhov, Flotte royale manticorienne. Je vous demande de cesser immédiatement tout travail sur les vaisseaux spatiaux en cours de radoub et d'évacuer tout le personnel des zones militaires de la base Éroïca. Je n'ai nul désir de tirer sur vous ni vos gens. Mon unique but, à l'heure qu'il est, est d'assurer qu'aucune de ces unités n'entre au service de la République de Monica avant que mon gouvernement ne reçoive l'assurance convaincante des tâches auxquelles vous comptez les employer. Si, toutefois, mes instructions de mettre en panne et d'évacuer ne sont pas obéies, j'ouvrirai le feu et détruirai ces vaisseaux. Je vous informe officiellement qu'il me serait possible d'effectuer cette opération hors de portée des armes de la base Éroïca. Vous ne pouvez m'empêcher de détruire ces bâtiments à ma guise, aussi je vous conseille très vivement de commencer l'évacuation sur-le-champ. Vous avez une heure pour obtempérer. Terekhov, terminé. »

Isidore Hegedusic contemplait avec fureur le visage implacable de l'homme barbu de haute taille, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, coiffé d'un béret blanc et vêtu d'un uniforme noir et or. Le délai de transmission du message n'était que d'à peine plus de quatre-vingt-dix secondes, aussi ravala-t-il sa colère : à si faible distance, il devait s'assurer de se maîtriser avant de répondre à l'exigence arrogante du Manticorien.

« Enregistrement pour transmission, lança-t-il au bout d'environ dix secondes à un officier de communications très pâle.

Bien, amiral. Enregistrement... commencé.

Capitaine Terekhov, commença-t-il d'une voix dure, sans inflexion. Ici l'amiral Isidore Hegedusic, Spatiale de la République de Monica. Quelle interprétation concevable de la loi interstellaire vous donne-t-elle le droit de pénétrer dans mon système stellaire et de menacer de détruire des unités de la Flotte monicaine ? Hegedusic, terminé.

Bien enregistré, amiral.

Alors envoyez. »

Le lieutenant obéit. Cent quatre-vingt-trois secondes plus tard, la réponse de Terekhov arriva.

« Amiral Hegedusic, je déplore les circonstances qui me poussent à formuler de telles exigences, mais la "loi" qui les justifie est le droit reconnu de toute nation stellaire d'assurer sa défense, Nous avons la très forte présomption que les vaisseaux actuellement réaménagés en ce système doivent être employés contre le Royaume stellaire et ses alliés dans l'amas de Talbot. Je ne le permettrai pas. Si nos informations s'avèrent erronées, nous nous retirerons; je ne doute pas que mon royaume présentera ses excuses et procédera au dédommagement qui s'imposera. Dans l'intervalle, toutefois, je dois à nouveau insister pour que vous m'obéissiez. Je vous assure que, aussi profondément que je puisse regretter les inévitables pertes en vies humaines, je n'hésiterai pas à détruire vos vaisseaux si vous n'avez pas évacué la base dans le délai que j'ai spécifié. Terekhov, terminé.

Micro direct ! ordonna sèchement Hegedusic.

Bien, amiral. Vous êtes en direct, dit le lieutenant, et l'officier général fit de nouveau face à l'écran.

Vous demandez l'impossible, capitaine, dit-il sèchement. Même si j'étais enclin à me laisser dicter ma conduite, ce qui n'est pas le cas, je ne pourrais en aucun cas contacter mon gouvernement et recevoir son autorisation dans les délais que vous imposez. La transmission minimum d'un échange entre ici et la planète demande plus de quatre-vingt-trois minutes. Je vous assure que des messages vont être envoyés sur l'heure pour faire part de votre exigence aussi insultante qu'arrogante, mais je n'obtiendrai aucune instruction de mon gouvernement avant une heure et vingt minutes. Hegedusic, terminé.

Je suis conscient de votre problème de communication, amiral, dit Terekhov après l'inévitable délai. Néanmoins, mon heure limite reste fixée et n'est pas négociable. Terekhov, terminé.

Je n'ai pas autorité pour donner un tel ordre, capitaine ! Je serais... très peu enclin à le faire dans tous les cas, mais il se trouve que je ne le pourrais pas même si je le voulais. Hegedusic, terminé.

Amiral, vous êtes officier de la flotte. En tant que tel, vous savez qu'il y a un temps pour respecter les politesses légales et un temps ou cela n'est pas possible. La situation présente tombe dans la seconde catégorie. Vous n'avez peut-être pas l'autorité légale pour faire évacuer votre base, mais vous en avez l'autorité de facto. En outre, vous avez la responsabilité de préserver la vie de votre personnel dans une situation qui vous interdit littéralement de riposter. Je vous engage vivement à vous demander si votre responsabilité morale est d'obéir servilement à la loi ou d'assurer que vos gens ne trouvent pas une mort inutile. Terekhov, terminé.

Si on parle de responsabilité morale, capitaine, qu'en est-il de la vôtre de ne pas massacrer des gens qui, de votre propre aveu, ne peuvent menacer vos vaisseaux, juste parce que le serment qu'ils ont prêté à leur gouvernement les oblige à rester à leur poste jusqu'à ce qu'ils en soient légalement relevés par des autorités compétentes ? Hegedusic, terminé.

Vous n'avez pas tort, amiral, concéda Terekhov. Toutefois, mon devoir ne me laisse pas le choix. Et l'honnêteté m'oblige à ajouter que ni moi ni aucun officier manticorien n'a conspiré avec des esclavagistes génétiques, des pirates, des terroristes et des criminels contre l'humanité pour commettre des actes de guerre sur les territoires souverains d'au moins deux nations stellaires indépendantes. Votre gouvernement si. L'obligation de veiller à ce que ces attentats meurtriers gratuits trouvent un terme immédiat annule toute autre responsabilité que je pourrais avoir envers votre personnel. J'ajouterai, monsieur, que je me retiens à l'heure actuelle de faire feu sur vous alors que vous vous trouvez à ma portée, précisément dans le but d'éviter toute perte humaine inutile. C'est l'unique concession que je suis disposé à faire. Je répète donc que j'exige votre mise en panne et votre évacuation immédiates. Vous avez à présent cinquante et une minutes pour obtempérer. Terekhov, terminé. »

L'écran de com se vida. Quand Hegedusic se tourna vers Levakonic, il vit sa propre stupéfaction se refléter sur le visage du Solarien. Comment ? Comment les Manties avaient-ils pu comprendre ce qui se préparait ? Et que diable était-il censé faire à présent?

Renversement dans sept minutes, commandant », dit Tobias Wright, et Terekhov hocha la tête.

Une partie des capteurs passifs qui filaient devant l'escadre s'étaient écartés afin de placer la base Éroïca sous surveillance à courte portée. L' Hexapuma et ses compagnons s'enfonçaient au sein du système depuis plus de dix-sept minutes. Leur vélocité était tombée à 2175 km/s avant qu'ils ne faussent compagnie au Volcan, mais d'ici encore sept minutes ils atteindraient leur maximum de 7 190 km/s et entameraient les trente-quatre minutes cinquante-neuf secondes de décélération au terme desquelles ils s'immobiliseraient par rapport à la base Éroïca, à une distance de huit millions de kilomètres.

L'amiral Hegedusic avait quarante-trois minutes pour commencer son évacuation.

«  Vous croyez qu'il va céder, pacha ? demanda tranquillement Ansten FitzGerald depuis le petit écran de corn près du genou de Terekhov.

Je ne sais pas. Je l'espère.

La perspective n'avait pas l'air de l'enchanter, remarqua le second, et son supérieur se surprit lui-même par un petit rire bref.

Vous avez encore pratiqué la litote avec mademoiselle Zilwicki, n'est-ce pas, Ansten ? demanda-t-il avant de hausser les épaules. Je m'attendais à l'essentiel de ce qu'il a dit. On devient rarement amiral si on a l'habitude de céder facilement. Et tant de vaisseaux représentent fatalement un rêve pour n'importe quel amiral de n'importe quelle flotte des Marges. Sans parler du fait que le gouvernement monicain a sans doute l'habitude de faire fusiller ceux qu'il considère comme coupables de lâcheté. Hegedusic est pratiquement obligé de traîner les pieds aussi longtemps que possible.

Et s'il propose d'obtempérer à la dernière minute, commandant ? s'enquit Van Dort, soucieux d'observer les convenances militaires, compte tenu des circonstances.

Si cela s'accompagne d'un début immédiat de l'évacuation, je lui accorderai un délai supplémentaire. Sinon, j'ouvrirai le feu. »

Le Rembrandtais hocha lentement la tête. Une lueur différente apparut dans ses yeux tandis qu'il voyait de Terekhov un aspect qu'il n'avait pas encore rencontré. Il n'avait certes jamais commis l'erreur de croire que l'officier reculerait devant son devoir, aussi sinistre fût-il. Mais, jusqu'à cet instant, il n'avait pas compris quel tueur dangereux rôdait chez son ami.

Ansten FitzGerald, lui, n'était pas surpris. Il se rappelait le système de Nuncio.

Amiral ! Amiral ! Les Manties viennent d'opérer leur renversement ! »

Hegedusic redressa la tête. Il rejoignit vivement le lieutenant qui avait parlé et se pencha par-dessus son épaule pour étudier son répétiteur.

Où est son point de vélocité zéro au taux actuel de décélération ?

À environ huit millions de kilomètres d'ici, monsieur.

Oh, vraiment ? » murmura Hegedusic d'une voix douce mais carnassière, avant de se tourner vers Levakonic. Le cadre de Technodyne paraissait tendu et contrarié mais, alors qu'il croisait le regard de l'officier, ils en vinrent lentement à échanger un sourire.

Abigail Hearns posa légèrement les bras sur les accoudoirs de son fauteuil de commandement. Elle sentait la tension d'Hélène, près d'elle, qui montait lentement mais sûrement tandis que l'escadre décélérait pour gagner sa position d'attaque. Se rappelant la question qu'avait posée Ragnhilde après leur passe d'armes contre Rival Trois en Nuncio, à propos du nombre de victimes qu'ils venaient de faire, elle comprit que les mêmes pensées traversaient à l'heure actuelle l'esprit de l'autre aspirante.

S'il résidait un gramme de couardise en Hélène Zilwicki, Abigail Hearns ne l'avait jamais vu. Toutefois, ce qui se préparait était encore plus méthodique et froid que l'embuscade tendue par le capitaine Terekhov aux Havriens renégats de Nuncio. À tout le moins, ces derniers se trouvaient-ils théoriquement assez près pour pouvoir riposter. La base Éroïca n'aurait pas cette possibilité. Si cet amiral Hegedusic ne cédait pas, des centaines voire des milliers de gens de son personnel allaient être tués sans pouvoir se défendre. Il s'agissait d'une pensée effrayante, et la jeune Graysonienne se demanda si elle devait en dire quelque chose à Hélène.

Mais dire quoi ? Elle n'était pas sûre de ce que cela lui inspirait à elle : comment aurait-elle pu réconforter quelqu'un d'autre ?

Il y avait des moments, ainsi que l'en avait avertie frère Albert, le confesseur de son enfance, où les enseignements de notre Père l'Église et les exigences brutales de la profession des armes se retrouvaient en conflit. Quand le désir d'un dieu aimant que tous ses enfants vivent et grandissent sous sa bienveillante mise à l'épreuve se heurtait à un univers d'êtres humains imparfaits et au fait que certains de ses enfants devaient mourir afin que d'autres pussent vivre. Cela, lui avait dit avec ménagement frère Albert lorsqu'elle avait admis pour la première fois rêver d'une carrière dans la Spatiale, ferait partie de son épreuve personnelle si son vœu lui était accordé. Et, l'avait-il aussi avertie, il fallait être un guerrier bien chanceux — ou totalement fou — pour ne jamais devoir affronter l'ambiguïté de la violence. Le soupçon que c'était par opportunité et par désir de survivre, non par moralité, par justice, ni même pour défendre sa nation et sa famille, qu'il était vraiment poussé à tuer. Le désir égoïste de survivre, non la noble volonté de risquer la mort pour ce à quoi il croyait.

Frère Albert ne s'était pas trompé. Tandis qu'elle apprenait son métier, en maîtrisait les exigences professionnelles, Abigail en était arrivée à saisir que le plus grand devoir d'un officier n'était pas d'engager un combat honorable face à face. C'était de prendre l'adversaire par surprise. De lui tendre des embuscades. De lui tirer dans le dos, sans prévenir, sans lui laisser le loisir de riposter. Car, s'il le lui laissait alors qu'il n'y était pas obligé, certains de ses propres soldats mourraient et la responsabilité de ces morts pèserait sur ses épaules.

C'était là une leçon amère qu'elle avait intellectuellement acceptée alors qu'elle se trouvait encore sur l'île de Saganami, et qui avait été changée en acier trempé puis martelée en elle à la surface d'une planète appelée Refuge.

Toutefois, le cas présent était autre : la disparité de technologie interdisait toute possibilité de riposte. Mais n'était-ce pas là l'essence d'une tactique efficace ? Terekhov faisait ce que tout capitaine désirait faire : user de tous les avantages qu'il possédait ou pouvait créer pour affronter l'ennemi sans risquer ses propres troupes. Elle le savait. Le frère Albert lui aurait dit que notre Père l'Église et, ce qui était bien plus important, Dieu lui-même le comprendraient. Lui pardonneraient le sang qu'elle aurait sur les mains si un tel pardon s'avérait nécessaire.

Mais Dieu pardonnait tout à un cœur humble et repentant. La question qui régnait sur l'esprit d'Abigail Hearns était de savoir si, oui ou non, elle-même pourrait se pardonner.

« Amiral ! »

Hegedusic leva les yeux de l'écran de com qui le reliait à l'arsenal d'Alpha Prime. C'était une nouvelle fois le lieutenant des communications qui l'appelait.

On vient de capter une émission. Je... pense que ça vient du commodore Horster.

Vous pensez? » Comme Hegedusic fronçait le sourcil, le lieutenant lui lança un regard impuissant.

Il n'y a pas d'en-tête ni de code d'identification, monsieur. Juste une phrase transmise en clair.

Eh bien ? interrogea l'amiral comme le jeune homme marquait une pause.

  • Ça dit juste "J'arrive", monsieur. »