CHAPITRE CINQUANTE ET UN
« Non, Samiha, les nouvelles de Faille n'ont pas l'air bien bonnes », admit Andrieaux Yvernau. Sa voix était grave mais il ne pouvait tout à fait dissimuler la lueur qui brillait dans ses yeux... en supposant qu'il tentât de le faire. Il paraissait se tenir sur une pointe d'épingle faite d'une étrange excitation et de défi, à mi-chemin entre l'exaltation et l'amertume.
— Ce que cela pourrait signifier pour le PCL me préoccupe, Andrieaux, dit Lababibi avec une inquiétude qui n'était que partiellement feinte. Aleksandra est l'âme et le cœur des Libéraux depuis le début. À présent qu'elle a été rappelée, sa propre délégation commence à flancher. Et je ne crois pas que l'exemple ait échappé à une ou deux têtes d'autres délégations.
— Ça leur apprendra à n'avoir pas demandé l'approbation de leurs gouvernements, déclara Yvernau, dédaigneux. Pensaient-ils que les classes respectables ne comprendraient pas ? Ptahhh ! » Il cracha pour de bon sur la moquette de prix, les traits déformés par le mépris. « Regardez ce qu'ils se sont fait eux-mêmes ! Chacun reste debout toutes les nuits dans son bureau de grand luxe, à se demander quand les chiens qui, aboient derrière ses mollets vont le jeter à terre. Et ça arrivera à un paquet d'entre eux, Samiha, vous pouvez me croire ! Lorsque les implications de l'impudente date butoir de Méduse vont apparaître clairement, le fait que ces idiots n'ont pas obtenu l'approbation claire et sans équivoque de leur position donnera à leurs adversaires – voire à leurs "amis" – chez eux une excuse pour leur attribuer toute la responsabilité du délai. Ils seront sacrifiés par tous les lâches impatients d'emboîter le pas à Alquezar et de courtiser Méduse en gémissant : "Ce n'est pas notre faute, à nous ! On ne savait pas ce qu'ils faisaient, nous !" »
Lababibi fronça un peu le sourcil. Même cela était plus qu'elle ne comptait laisser paraître, mais le venin brûlant d'Yvernau la surprenait. Le Nouveau-Toscan s'était toujours vanté de sa maîtrise de soi, de son détachement amusé devant les manoeuvres ineptes des mortels qui l'entouraient. Se sachant bien supérieur à eux tous, il était convaincu de n'avoir qu'à attendre son heure pour que le destin lui tende l'occasion qu'il attendait.
Malheureusement, cet idiot n'avait pas prévu qu'Élisabeth finirait par se lasser des agaçants Pygmées – tels que lui – qui bourdonnent autour de l'Assemblée comme des moucherons. Et mon propre gouvernement veut que je continue à coopérer avec cet imbécile ? Elle secoua mentalement la tête. C'est vraiment rester à bord d'un vaisseau en flammes.
De bien des manières, le problème de Lababibi était l'inverse de celui d'Aleksandra Tonkovic. Puisque l'Assemblée se déroulait sur sa propre planète, chaque membre du gouvernement de Faille – sans parler de tout citoyen sachant à moitié lire – en connaissait tous les détails. Tous les détails rendus publics, en tout cas : par bonheur, un certain nombre de tractations restaient confidentielles. Que Dieu bénisse les salles enfumées et leurs descendants spirituels !
Toutefois, on en savait plus qu'assez pour refuser à Lababibi une liberté équivalente, ne fût-ce que de loin, à celle dont avait disposé Tonkovic... avant d'être rapatriée en Faille. Ce qui avait bien sûr un bon côté : à tout le moins, nul ne pouvait la forcer à rentrer chez elle et l'accuser d'avoir dissimulé des informations cruciales ou formulé sa propre politique. Le mauvais côté était son obligation d'exécuter les manoeuvres politiques qui lui étaient dictées, qu'elle les estimât stupides ou non.
« Si vous croyez que tant de délégués libéraux vont être rappelés, que proposez-vous que nous fassions ? demanda-t-elle à Yvernau.
— Je propose de déterminer combien de moutons sont encore disposés à faire front comme des hommes – au moins jusqu'à ce qu'on les traîne chez eux par la laine du cou.
— Très poétique, répliqua-t-elle aigrement. Ça vous dirait de vous montrer un peu plus précis, maintenant ?
— La situation fondamentale est assez simple, Samiha. » La voix d'Yvernau adopta le ton sentencieux que Lababibi détestait le plus. « En essence, Méduse nous a informés que nous avions une arme braquée sur la tempe. Que nous devions respecter une date limite imposée par Manticore, avant laquelle il nous faudrait accepter l'exigence du Royaume stellaire et renoncer totalement à notre souveraineté. Si nous refusons de lécher la main de la reine Élisabeth en bons petits toutous, elle nous rejettera d'un coup de pied et nous laissera nous morfondre dans les ténèbres. Où, selon le dernier élément de sa menace, nous serons sans aucun doute dévorés par la Sécurité aux frontières. »
Il marqua une pause. Lababibi aurait pu discuter le ton et le but de la déclaration manticorienne, mais il en avait résumé de manière assez exacte les conséquences, à sa manière furieuse et mesquine.
« Toutefois, continua-t-il, la vérité n'est pas tout à fait aussi simple, car Aleksandra n'avait pas tort sur un point. S'ils mettent leur menace à exécution et si la Sécurité aux frontières s'empare de nous, le prestige et la fiabilité diplomatique de Manticore souffriront gravement. Peut-être même de manière irréparable, compte tenu des contradictions entre les versions manticorienne et havrienne de leurs échanges diplomatiques d'avant-guerre. Le Royaume stellaire est en plus mauvaise position que quiconque, me semble-t-il, pour se permettre de mettre en péril sa crédibilité.
« Alors vous estimez toujours, malgré -le communiqué officiel du Premier ministre Alexander au nom de la reine, qu'il ne s'agit que d'un bluff? » Lababibi ignorait comment elle était parvenue à empêcher l'incrédulité de percer dans sa voix.
« Même si ce n'est pas seulement un bluff, on est tout de même loin d'une décision politique irrévocable. Ils menacent, mais c'est la dernière chose qu'ils ont vraiment envie de faire. »
« Espèce de connard absolu, songea la présidente de Lin, venimeuse. Qu'est-ce qui te fait croire que cet amas est important pour Manticore au point qu'ils se donneraient la peine de nous bluffer ? Ce que je puis dire de plus élogieux de toi, Andrieaux Yvernau, c'est que tu n'es pas tellement plus bête que mes propres seigneurs et maîtres politiques.
« Et si c'est le cas, que devons-nous y faire ? demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux et en se composant sa plus belle expression "préoccupée-mais-confiante".
— Traiter ça comme un bluff.
— Je vous demande pardon ? Vous ne venez pas de dire que ce n'était pas seulement ça ?
— Bien sûr. Mais si nous tenons bon, si nous nous disons prêts à rejeter leurs exigences, même au risque de voir tout le processus abandonné, nous pourrons retourner la politique même de Méduse contre Alquezar et ses soi-disant "modérés". Ils vivent déjà dans la terreur de nous voir faire tomber la maison sur leur tête. Nous devons les convaincre que c'est exactement ce qui arrivera à moins qu'ils ne fassent au moins la moitié du chemin pour nous rejoindre. Et, une fois qu'ils en seront convaincus, nous leur présenterons le compromis que je prépare depuis le début. Ils auront tellement peur, ils seront tellement prêts à n'importe quoi pour sauver l'annexion qu'ils accepteront plutôt que de risquer de tout perdre en attendant de voir si, nous, nous bluffons.
— Et en supposant qu'ils décident tout de même de résister et de compter sur la déclaration d'Alexander stipulant que Manticore choisira les systèmes de l'amas qu'elle annexera et ceux qu'elle exclura ?
— En supposant que ces petits esprits effrayés aient la force de soutenir notre regard – ce dont, à titre personnel, je doute –, il y a deux possibilités. La première, c'est que Manticore soit vraiment prête à exclure et à abandonner nos systèmes stellaires, en dépit des retombées diplomatiques d'une telle décision. La deuxième, c'est que nos gouvernements respectifs nous désavouent, cèdent et passent le meilleur marché possible avec Alquezar après nous avoir arrachés à nos délégations.
» Pour ma part; je ne crois pas que les Manticoriens aient les couilles de mettre à exécution leur menace d'exclusion. Même si c'est le cas, je ne les vois pas laisser la Sécurité aux frontières nous dévorer. Ils ne pourront pas se permettre de voir leurs nouveaux systèmes, dans l'amas, envahis par des kystes de la Ligue. Qu'ils le veuillent ou non, ils seront contraints de nous inclure sous le même parapluie de sécurité que nos voisins. Voilà pourquoi je recommanderai à mon gouvernement de refuser de signer, même si tous les autres signent comme de bons petits paysans.
— Et si votre gouvernement n'est pas d'accord ?
— Il me désavouera », conclut Yvernau sans frémir.
Lababibi doutait qu'il fût vraiment capable d'imaginer une situation dans laquelle son gouvernement agirait ainsi. Il était trop fondamentalement arrogant pour croire au niveau émotionnel que l'univers pourrait ne pas se conformer à sa volonté. Mais il y avait aussi sans doute un élément de désespoir dans son incrédulité, son dernier refuge étant de nier la réalité de la menace qui pesait sur lui. Toutefois, qu'il fût ou non capable de l'accepter, il savait au moins intellectuellement qu'était possible son échec politique. Il faisait donc preuve, à sa manière, d'un courage considérable. Détestable, certes, méprisable, mais c'était néanmoins du courage.
Très probablement l'unique vertu qu'il possédait.
« En avez-vous discuté avec les autres délégués du PCL ?
— Avec la majorité, oui.
— Et ils ont répondu... ?
— J'ai obtenu une réaction globalement positive. »
Ce qui veut dire qu'au moins un quart d'entre eux t'ont envoyé péter, songea Lababibi. Les oligarques fuseliens auraient hélas ! peu de Chances d'approuver ce quart d'individus sains d'esprit et seraient sans aucun doute disposés à adopter la deuxième option d'Yvernau quand son bluff aurait échoué. La présidente n'avait cependant aucun désir d'obéir à leurs instructions d'insoumission pour les voir la désavouer une fois que ça n'aurait pas marché.
Mon Dieu. Il peut très bien réussir à obtenir les voix dont il a besoin, simplement parce que les gens ont trop peur d'affronter leurs établissements politiques sans avoir essayé cette folie!
« Et quand comptez-vous exposer cette... stratégie à l'Assemblée ?
— Demain ou après-demain. Auparavant, je dois encore m'entretenir avec une ou deux personnes.
— Je vois.
— Pensez-vous que le système de Fuseau nous soutiendra ?
— J'en discuterai cet après-midi avec mon gouvernement et les hautes sphères de la législature, assura-t-elle. Franchement, au point où nous en sommes, je ne m'aventurerais pas à prédire leur réaction. Tout ce que je peux dire pour l'instant, c'est qu'ils ont jusqu'ici fermement soutenu le PCL depuis que Nordbrandt a commencé à tuer des gens.
— Je considère que c'est bon signe, dit Yvernau. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je dois partir. J'ai rendez-vous avec la délégation de Rembrandt. » Il eut un léger sourire. « Je ne pense pas que Van Dort la contrôle aussi bien qu'il le croit. Comme il est parti faire des commissions pour Méduse en brave petit toutou, de toute façon, il n'est pas là pour la tenir en laisse. »
« Alors, qu'est-ce qu'on fait au sujet des dernières réflexions intenses d'Yvernau ? demanda Henri Krietzmann.
— Rien du tout, répondit Joachim Alquezar – avec une nonchalance que son compagnon estima au moins en partie feinte.
— Il pourrait fort bien convaincre des abrutis de dinosaures de se dresser avec lui face au glacier, vous savez, fit remarquer le Dresdien.
— Auquel cas on les retrouvera dans mille ans avec des boutons d'or congelés dans la panse, répliqua Alquezar, méprisant. C'est ce qu'ils peuvent espérer de mieux : rester figés sur place pendant que, nous, nous signerons avec le Royaume stellaire et les laisserons manger notre poussière. Mais ça n'arrivera pas.
— Ah non ?
— Non. Je leur donne dix ans T, au plus vingt-cinq, pour se faire chasser par une nouvelle génération de cadres politiques qui viendront supplier, le chapeau à la main, qu'on leur permette de rejoindre Manticore selon nos termes. Je ne crois aucun autre résultat possible à long terme, quand ils auront vu ce qu'être membres du Royaume stellaire rapporte à nos économies et à nos citoyens.
— Vous êtes peut-être un peu trop optimiste », soupira Krietzmann, soucieux. Il leva la main gauche, celle à laquelle Il manquait des doigts, en un geste d'exaspération. « À moins qu'on ne mette l'embargo sur leur économie, ils partageront les succès généraux de l'amas. Peut-être pas dans les mêmes proportions, mais je crains qu'ils ne considèrent les améliorations comme assez significatives pour conserver leur immobilisme bien plus longtemps que vous ne le pensez.
— C'est possible, concéda Alquezar. Si c'est le cas, je serai vraiment désolé pour leur population. Mais nous ne pouvons faire que de notre mieux. Et, pour être tout à fait franc, Henri, notre responsabilité fondamentale est envers nos propres systèmes stellaires. Nous ne pouvons pas mettre en danger l'avenir de nos peuples parce que nous craignons la conséquence des actes d'une poignée de parasites politiques égoïstes, mégalomanes et rapaces qui vivent chez nos voisins. »
C'était une très belle fin de matinée. Aleksandra Tonkovic leva les yeux vers un ciel bleu traversé par des files de nuages blancs aveuglants, poli par un fort vent d'est, et sentit l'énergie vibrante de la journée qui dansait sur sa peau comme une espèce de force vitale élémentaire. Elle se laissa aller au fond de sa chaise longue, sur la terrasse de l'hôtel particulier, ferma les paupières et offrit son visage au soleil.
Les yeux clos, elle pouvait oublier – au moins temporairement – la crise politique. De même que les gardes en renfort, équipés d'armes extraplanétaires modernes fournies par Manticore ou récupérées dans la base de l'ALK, qui se tenaient aux angles de la terrasse, attentifs.
Nordbrandt était toujours en liberté, songea-t-elle. Rajkovie et ses vautours décrivaient des cercles, prêts à tenter un coup d'État judiciaire, et la « grande leader » des terroristes courait toujours, impunie. Elle préparait sans aucun doute encore d'autres attentats, mais les prétendus chefs politiques de Kornati étaient-ils prêts à la combattre ? Pas avant la fin de ces jeux du cirque qu'était la tentative de destitution.
Aleksandra Tonkovic avait conscience de se montrer injuste – au moins en ce qui concernait l'élimination de l'ALK. Rajkovic et ses partisans savaient Nordbrandt toujours vivante et active. Voilà pourquoi le détachement de fusiliers manticoriens campait encore au spatioport, procurant surveillance et sécurité. Il faudrait plus qu'une simple préparation et de la chance pour franchir ce périmètre de sécurité, et Tonkovic le savait : pas étonnant que les terroristes fussent inactifs, en train de lécher leurs plaies. En elle-même, elle ne pouvait toutefois s'empêcher d'espérer que l'ALK parviendrait à ses fins... ou à tout le moins essaierait. La preuve que l'assaut contre la base n'avait pas mis un terme magique à la menace aiderait à exposer Rajkovic comme l'imposteur qu'il était.
« Excusez-moi, madame la présidente. » C'était son majordome. Elle ouvrit un œil.
« Oui, Luka ?
— Monsieur le ministre Kanjer est là, madame la présidente. Il demande s'il vous serait possible de le recevoir. »
Les deux yeux de Tonkovic s'écarquillèrent. Kanjer, ici ? Sans rendez-vous ? Sa bouche lui parut soudain étonnamment sèche. Elle déglutit et s'assit tout droit sur sa chaise.
« Bien sûr, dit-elle en attrapant un peignoir et en l'enfilant à la hâte, avant d'en serrer la ceinture à sa taille et de hocher la tête. Faites-le monter, Luka.
— Tout de suite, madame la présidente.
Le majordome disparut avec l'efficacité silencieuse et magique de ses pareils. Il réapparut quelques minutes plus tard, Mavro Kanjer dans son sillage.
« Monsieur Kanjer, madame la présidente, murmura-t-il avant de s'éclipser à nouveau.
— Prenez un siège, Mavro », invita Tonkovic en désignant les chaises disposées autour d'une table qu'ombrageait un parasol. Le ministre de la Justice, d'ordinaire bavard, hocha sèchement la tête et s'assit sans un mot. C'était mauvais signe, songea-t-elle, mais elle se contenta de sourire et d'annexer une chaise en face de la sienne.
« Qu'est-ce qui me vaut le plaisir ? demanda-t-elle ensuite sur un ton léger.
— Mrsic va déposer une motion officielle de destitution demain matin », répondit son visiteur sans préambule.
Malgré l'avertissement de Zovan, la nouvelle la frappa comme un coup de poing.
« Ça paraît improbable », s'entendit-elle dire.
Kanjer grimaça. « Ça couve depuis des semaines, Aleksandra. J'admets que je ne l'ai pas vu venir – pas avant que le parlement ait voté votre rappel. Et, même alors, je n'ai pas pensé que ça irait aussi loin. Mais je me trompais. Ils ont assez de voix au Comité actif pour déposer une motion de destitution et ils ne vont pas se gêner.
— Ah, le salopard ! siffla-t-elle, comme le marteau glacé de la réalité commençait à briser l'armure de son détachement. Ah, le misérable traître de fils de pute ! Il ne s'en sortira pas comme ça, c'est moi qui vous le dis. Non, jamais de la vie !
— Qui ça ? demanda Kanjer, l'air désorienté.
— Cet enfoiré de Rajkovic, bien sûr ! Il croit peut-être pouvoir me voler comme ça la présidence, mais il ne va pas tarder à déchanter, croyez-moi !
Rajkovic s'exclama le ministre. Vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit ? La motion vient de Mrsic – Eldijana Mrsic.
— Mrsic ? » Tonkovic cligna des yeux, tandis que le nom se frayait enfin un chemin en elle. Eldijana Mrsic n'était pas réconciliationniste. Ce n'était même pas une sociale modérée mais la démocrate centraliste la plus haut placée dans le Comité actif de Cuijeta Krizanic.
« C'est ce que j'essaie de vous dire, reprit Kanjer. Ça vient de l'intérieur du parti, Aleksandra.
— Mais... Mais comment Rajkovic a-t-il convaincu Mrsic ? demanda la présidente, éberluée.
— Il ne l'a pas fait, répondit-il non sans délicatesse. Alenka et moi vous répétons depuis le début que Rajkovic n'a pas communiqué en secret avec le parlement. Qu'il n'a pas surveillé vos communications. Qu'il ne s'est pas servi de la PNK contre vous et vos partisans. Vous n'avez rien voulu écouter.
— Mais... »
Comme elle le fixait, abasourdie, il secoua la tête. « Vuk Rajkovic n'est pas un saint. C'est un politicien expérimenté qui peut se montrer aussi perfide et rusé que chacun d'entre nous. Mais, cette fois-ci, il n'en a pas eu besoin. Il n'a pas fait pression sur le parlement pour que vous soyez rappelée. Il s'est contenté de transmettre l'information que Méduse lui a communiquée par l'intermédiaire de Van Dort. C'est le parlement qui a fait le reste. Et, aujourd'hui, c'est aussi le parlement qui pousse à la destitution.
— Mais pourquoi ? Qu'est-il arrivé à notre majorité ?
— Nous n'avons pas la majorité sur cette question-là. Nordbrandt a effrayé un grand nombre de gens, auprès desquels les Manticoriens ont trop gagné d'influence lorsqu'ils ont investi sa base et confisqué toutes ces armes. Et puis, pour être tout à fait franc, Aleksandra, que votre politique en Fuseau puisse nous faire inscrire sur la liste noire du. Royaume stellaire les a effrayés plus encore. Voilà pourquoi le parti est divisé à propos de la destitution. Une partie de nos propres députés veulent vous voir écartée de votre charge, parce qu'ils ont peur de ces choses-là et qu'ils vous en rendent responsable. Mais d'autres s'inquiètent des conséquences sur les futures élections si vous demeurez le chef du parti. Ils veulent vous chasser, Aleksandra. Ils vous considèrent comme un risque politique majeur et ils ne vous soutiendront pas. Au mieux, ils s'abstiendront au moment du vote, et, si c'est le cas, vous perdrez.
— Qu'est-ce que vous dites ? Selon vous, la destitution pourrait aboutir ?
— Oui », dit Kanjer, et il y avait une certaine gentillesse dans cette réponse brutalement brève. Elle secoua la tête, étourdie, perplexe. Se penchant au-dessus de la table, il prit sa main molle entre les deux siennes.
« Je sais ce que vous avez essayé de faire, dit-il, et c'est aussi le cas de la majorité du parti, je crois. Mais ce n'est pas une majorité assez large. Pas avec le bloc réconciliationniste au parlement. La destitution sera donc votée dans un fauteuil. »
Tonkovic déglutit. C'était un cauchemar. Ça ne pouvait pas arriver... pas à elle.
— Qu'est-ce que je dois... ? Je veux dire, comment... ?
— Il faut que vous démissionniez », dit Kanjer d'une voix douce. Comme les yeux de la présidente flamboyaient, exprimant un refus instantané, il resserra son étreinte sur sa main. Écoutez-moi, Aleksandra. Vous devez démissionner. Si vous ne le faites pas, vous serez tout de même privée de votre charge. Ça, ça ne fait aucun doute. La seule chose que vous pouvez choisir, c'est la manière.
— Et pourquoi faciliterais-je la tâche de ces sales traîtres ? renvoya-t-elle, retrouvant sa combativité. S'ils veulent jouer les rats qui quittent le navire, pourquoi me soucierais-je un instant de ce qu'ils désirent ?
— Parce que, sinon, c'est la fin de votre carrière politique.
— Et quelle carrière politique reste-t-il à un président qui démissionne parce qu'il est tombé en disgrâce ? Aucun président planétaire n'a jamais démissionné, et vous le savez !
— Ce qui se passe actuellement est dû à la panique, expliqua Kanjer. Les gens qui devraient reconnaître ce que vous essayez de faire sont trop effrayés pour vous défendre. Cela ne signifie pas qu'ils ne finiront pas par se rendre compte que vous aviez raison. Qu'en se jetant dans les bras des Manties sous l'égide d'Alquezar ils auront renoncé à leur meilleur –peut-être leur seul – espoir de préserver notre mode de vie et, pour ne pas faire dans la subtilité, leurs propres positions.
» Quand ce jour viendra, ils constitueront toujours une force politique. Pas aussi importante qu'avant leur renoncement à tous leurs avantages, mais une force tout de même. Et la seule qui se battra pour protéger ce qui restera de notre société. Quand ils se réveilleront enfin et se rendront compte de ce qu'ils ont fait, de l'horreur de la situation, ils auront besoin d'un chef. De quelqu'un qui n'aura pas joué comme eux les moutons de Panurge.
» Vous, Aleksandra. Ils auront besoin de vous.
— Qu'est-ce que c'est, ça ? Un discours de pom-pom girls avant le match ? Ils vous ont choisi pour me remettre mon ordre de marche parce qu'ils se sont dit que vous sauriez enrober la pilule, Mavro ?
— Je ne vous en veux pas de le penser, dit-il en soutenant son regard sans ciller. Mais je n'enrobe rien du tout. Ça va être moche, ça va être humiliant. Pendant un moment – peut-être deux ou trois ans T –, vous ne serez au mieux qu'une voix criant dans le désert. Mais je suis par ailleurs tout à fait sérieux. Au bout du compte, les centralistes et les modérés qui resteront comprendront qu'il leur faut un leader d'envergure. Et vous, devenue une martyre politique en voulant les protéger de leur propre panique, vous serez l'unique choix logique. Voilà pourquoi vous devez démissionner tout de suite, avant que la destitution ne soit votée. Pendant que c'est encore un choix et que vous pouvez dire à ceux qui vous ont abandonné que vous partez la tête haute, jusqu'au jour où ils se rendront compte de l'erreur atroce qu'ils ont commise. »
Il marqua une pause puis secoua la tête.
— Je ne peux pas promettre que ça marchera comme je viens de le prédire, admit-il. Cependant vous avez toujours dit que J'étais un des meilleurs stratèges politiques que vous connaissez. C'est peut-être vrai, peut-être pas, mais, en toute franchise, de quel autre choix disposez-vous ? »
Elle le fixa en écoutant la brise de cette matinée ensoleillée claquer les bords du parasol, à l'instar de petites mains joyeuses, et en s'évertuant à trouver une réponse à sa question.