CHAPITRE CINQUANTE
— Vous vous rendez compte que vous êtes en train de jouer votre carrière aux dés, pacha ?
— Allons donc, Ansten. » Terekhov secoua la tête avec un demi-sourire mais FitzGerald ne fut pas dupe.
« Vous m'avez dit un jour que vous auriez peut-être besoin que je vous avertisse des dangers potentiels de ce que vous auriez en tête, lui rappela le second. Eh bien, les Solariens vont péter les plombs... et, comparé au reste, ça risque d'être une bonne nouvelle. »
Tous les deux étaient installés dans la pinasse numéro deux de l' Hexapuma. Le second désigna par le hublot la masse colossale du cargo Copenhague, propriété des Transports Kalokainos.
— Selon moi, les tribunaux de l'Amirauté appellent ça de la piraterie, dit-il.
— Ridicule, répondit Terekhov sur un ton léger. Il s'agit d'un cas simple et manifeste de récupération d'un vaisseau abandonné.
— Dont vous vous êtes arrangé pour qu'il soit "abandonné" au départ ! »
Le commandant regardait le Copenhague se rapprocher peu à peu. En lui-même, il admettait que son compagnon avait en partie raison. Voire tout à fait. Mais ce qu'il admettait en lui-même était très différent de ce qu'il était prêt à admettre devant quiconque.
« Et un autre détail que vous devriez envisager, pacha, reprit FitzGerald, en homme cherchant un argument décisif, c'est la quantité d'ennuis qui s'abattra sur Montana quand les Solariens découvriront la part que Suffies a accepté de jouer dans cette petite comédie.
— Le président fait preuve d'une inquiétude parfaitement raisonnable et prudente, compte tenu des circonstances. » Terekhov arborait alors l'expression d'un homme auquel veuves et orphelins auraient pu confier sans crainte leur dernier sou. Celle de FitzGerald, toutefois, ne s'en fit que plus sceptique. Son supérieur sourit à nouveau, un peu plus largement.
Puisqu'un vaisseau solarien a été appréhendé alors qu'il se préparait à fournir des armes illégales à des terroristes sur sa planète, le président Suffies a tous les droits de s'inquiéter. Étant donné qu'il y avait un deuxième vaisseau solarien en orbite, et que les Transports Kalokainos et Jessyk & Co. ont notoirement coordonné leurs intérêts dans plusieurs régions des Marges, avoir découvert que le Marianne appartenait à Jessyk justifie tout à fait sa décision d'enquêter également sur le Copenhague. Puisque la Flotte montanienne ne consiste qu'en des BAL, à l'exclusion de toute unité hypercapable, il ne pouvait pas espérer empêcher le Copenhague de fuir le système pour échapper à l'enquête si la société qui le possède était bien mêlée à la sinistre conspiration. Il n'avait donc clairement d'autre choix que d'évacuer l'équipage du Copenhague pour interrogatoire.
— Et vous croyez que ce... conte de fées convaincra la Ligue que Suttles n'a rien à voir avec le reste ? demanda FitzGerald en désignant à nouveau le gros cargo tandis que la pinasse décélérait pour s'immobiliser par rapport à lui.
— Je pense que ça n'a aucune importance », répondit Térékhov, bien plus sérieux.
Comme son second l'interrogeait du regard, il haussa les épaules. « Si l'annexion a lieu, la Ligue n'aura pas affaire à un système des Marges isolé mais à un système membre du Royaume stellaire de Manticore. Il nous appartiendra donc de protéger Montana de la Sécurité aux frontières. » Son ton se fit encore plus sérieux, presque grave, tandis qu'il continuait : « Et, si vous trouvez ce que je crains fort que vous ne trouviez, Suttles et tous les gens qui ont favorisé l'annexion vont connaître des ennuis bien plus importants que tout ce que pourrait leur valoir cette opération, à moins qu'on n'agisse. »
Le pilote de la pinasse manœuvrait avec un talent qui rappelait Ragnhilde Pavletic. Le souvenir valut à Terekhov un chagrin renouvelé, auquel il ne permit toutefois pas d'assombrir son expression tandis qu'il regardait à nouveau par le hublot. Il vit le petit bâtiment aligner avec soin son sas et l'écoutille de secours du cargo. Un unique homme d'équipage en combinaison souple quitta le premier et dériva avec grâce jusqu'à la coque du Copenhague, dans laquelle il ouvrit un petit panneau avant de taper une séquence d'ordres sur le clavier ainsi révélé. L'écoutille traita cette commande (acquise officieusement » de Trévor Bannister après que l'équipage du Copenhague eut accepté son invitation forcée sur Montana) et, obéissante, déploya son boyau de transbordement, qui se relia au sas de la pinasse.
FitzGerald observait le commandant de profil, cherchant un nouvel argument susceptible de lui faire reprendre ses esprits. Non qu'il ne comprît pas ce que son supérieur avait en tête, ni qu'il n'en partageât pas les soupçons ou la conviction qu'il fallait agir pour en avoir le cœur net. C'était la méthode choisie par Terekhov... et plus encore les intentions que son second lui soupçonnait si l'enquête confirmait ses pires craintes.
Un voyant vert s'alluma au-dessus de l'écoutille intérieure du sas, indiquant l'étanchéité et la pressurisation du tube. Terekhov acquiesça.
Il est l'heure d'envoyer vos hommes à bord.
— Au moins, dépêchez un des autres vaisseaux directement en Fuseau, pacha », dit FitzGerald, balbutiant presque, mais le commandant secoua la tête.
Il observait Aïkawa Kagiyama, à l'autre bout du couloir central. L'aspirant avait meilleure mine mais ses épaules restaient voûtées, comme chargées d'un fardeau de culpabilité, et il s'inquiétait pour lui. C'était une des raisons pour lesquelles il l'avait assigné au groupe de FitzGerald.
L'enseigne Maclntyre serait également là, en tant que mécanicienne, avec le lieutenant Olivetti comme astrogateur et l'enseigne Kobe pour se charger des communications. C'étaient là tous les officiers dont Tèrekhov pouvait se passer, et cela laisserait FitzGerald en sous-effectif, puisque seul Olivetti était qualifié pour prendre le quart. Maclntyre et Kobe, tous les deux enseignes de vaisseau de première classe, étaient fort capables dans leur spécialité mais avec une expérience limitée. Maclntyre avait même un peu la réputation de se montrer cassante, acerbe, avec les matelots et les sous-officiers. Terekhov soupçonnait que cela venait d'un manque de confiance en soi et espérait que cette mission contribuerait à changer la situation. Toutefois, ayant aussi décidé que FitzGerald avait besoin d'un peu plus de soutien, il lui avait affecté Aikawa. L'aspirant, quoique pas encore à même de commander un quart, lui non plus, était équilibré et tenait mieux les matelots que Maclntyre : il pourrait au moins se charger d'une partie du fardeau. Lui faire quitter l'Hexapuma l'arracherait par ailleurs à un environnement dont chaque détail visuel, auditif ou olfactif lui rappelait la mort de Ragnhilde.
— L'amiral Khumalo va penser que vous auriez dû le prévenir directement, commandant », déclara FitzGerald en ce qui était la plus forte expression de son désaccord qu'il se fût permise.
Terekhov se tourna vers lui, touché par l'inquiétude qui perçait dans l'expression de son second.
— Merci de vous en préoccuper, Ansten, dit-il doucement, mais ma décision est prise. En dehors de l'Hexapuma lui-même, je ne dispose que de trois unités hypercapables – et, bien sûr, du Copenhague. Je ne peux me séparer d'aucune pour un vol direct vers Fuseau, mais l'Ericsson s'y rendra après être allé en Dresde. Il portera mon rapport complet à l'amiral et au gouverneur provisoire.
— Mais...
— Je pense que nous devrions passer à autre chose », déclara fermement Terekhov, et FitzGerald referma la bouche. Il considéra un moment le commandant sur qui il avait entretenu tant de doutes quant à sa résolution lorsqu'ils s'étaient connus, six mois plus tôt, et comprit qu'insister ne servirait à rien.
« Bien, monsieur », dit-il enfin. Son supérieur eut un sourire aimable et lui tapota l'avant-bras.
— Parfait. Maintenant, faisons monter votre équipage à bord de votre nouveau bâtiment. Vous avez beaucoup à faire avant de quitter votre orbite. »
Aleksandra Tonkovic eut un sourire de bienvenue quand son majordome fit entrer Tomaz Zovan dans la bibliothèque de son hôtel particulier de Karlovac.
« Tomaz, salua-t-elle le visiteur, avant de lui tendre la main.
— Madame la présidente », répondit-il en la lui serrant. Le sourire de la maîtresse des lieux se changea en une légère moue devant ce formalisme inattendu. Zovan était un démocrate centraliste, parlementaire depuis quarante ans T. Elle le connaissait littéralement depuis qu'elle était enfant et, .il n'avait jamais fait partie des plus brillants intellects du parlement, il avait toujours été un cheval de trait loyal et fiable pour le parti et son propre gouvernement. En tant que tel, il avait l'habitude de l'appeler par son prénom, du moins en privé.
« Pourquoi un tel protocole, Tomaz ? demanda-t-elle. J'avais cru comprendre qu'il s'agissait d'une visite de courtoisie.
— Je n'étais pas sûr de la sécurité de mon com quand j'ai fait prendre le rendez-vous par mon secrétaire, madame la présidente, répondit-il avant de faire la grimace. Rajkovic et I asaricek jurent qu'ils n'utilisent pas de technologie manticorienne pour surveiller les appels en provenance du Nemanja mais... »
Il s'interrompit avec un haussement d'épaules, et le visage de Tonkovic se crispa.
Même lui n'irait certainement pas aussi loin !
— Comment pouvons-nous en être sûrs, madame la présidente ? dit Zovan, en insistant délibérément sur le titre. Il ne vous a pas rendu le sceau de la charge, n'est-ce pas ? N'est-il pas probable que c'est au moins en partie parce qu'il désire vous empêcher de découvrir ce qu'il a manigancé ? Ce qu'il manigance encore ? »
Tonkovic faillit protester, affirmer que Zovan se montrait inutilement paranoïaque. Certes, Rajkovic aurait dû lui rendre le sceau de sa charge et, avec lui, son autorité officielle de chef de l'État dès qu'elle avait posé le pied sur le sol kornatien. Il ne l'avait pas fait, et elle était à présent de retour depuis neuf jours. C'était exaspérant, insultant, mais pas – tout à fait – illégal. Même s'il lui avait rendu le sceau directement, un vote de confirmation du parlement aurait été nécessaire pour entériner le transfert de l'autorité. Vu le ton actuel du parlement et ses comparutions répétées devant le Comité spécial de l'annexion, ainsi que ses entretiens encore plus houleux avec le Comité actif sur la loi constitutionnelle de Cuijeta Krizanic, elle avait décidé de ne pas insister là-dessus. Les échanges entre ses partisans et ses adversaires – d'ailleurs pas tous réconciliationnistes – devenaient parfois désagréablement violents. Aussi peu qu'elle eût envie de se l'avouer, elle n'était pas sûre que le parlement la soutiendrait si elle exigeait que Rajkovic lui rendît le sceau, et elle n'avait pas les moyens d'encaisser la perte de capital politique si jamais il la désavouait.
Par ailleurs, elle n'avait pas eu besoin de retrouver son autorité officielle pour surveiller les agissements de « son » gouvernement. Mavro Kanjer et Alenka Mestrovic l'informaient de tout ce que disait Rajkovic lors des réunions, et Kanjer, en tant que ministre de la Justice, aurait sans nul doute été informé de toutes les écoutes qu'aurait pu mettre en place le détachement manticorien venu de Fuseau.
Elle décida cependant de ne rien expliquer de tout cela. Si on s'en tenait à la lettre de la loi, Mavro et Alenka la violaient en l'informant, alors qu'un autre était chef de l'État en exercice. Zovan ne répéterait sûrement rien de ce qu'elle lui dirait en confidence mais, compte tenu des circonstances, il était préférable que le moins de gens possible fussent au courant.
« Je pense que vous vous inquiétez exagérément, Tomaz, dit-elle plutôt. Mais, puisque vous êtes ici, asseyez-vous donc. Buvez un verre et dites-moi de quoi il retourne.
— J'apprécie votre proposition, madame la présidente. Et je vous prendrai peut-être au mot pour ce verre un peu plus tard, mais je pense que je dois d'abord vous expliquer pourquoi j'ai besoin de vous voir.
— À votre guise. Mais, au moins, asseyez-vous. Elle désigna les fauteuils confortables qui faisaient face au bureau.
Zovan en prit docilement un mais ne se détendit pas, demeurant assis au bord de son siège, les mains sur les genoux, et même légèrement penché vers son hôtesse.
« Bien, Tomaz, dit-elle. Alors ? Que se passe-t-il ?
— Officiellement, madame la présidente, je ne suis pas sensé être au courant. Du moins, je ne suis pas censé admettre que je le suis. Dans les circonstances actuelles, toutefois, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de venir vous en parler immédiatement. »
Il avait la voix sombre, l'expression grave, et Tonkovic sentit un vague frisson la traverser.
« Cet après-midi, continua-t-il, Krizanic a parlé aux autres membres du Comité actif à huis clos. Ensuite, Judita Debevic est venue dans mon bureau. »
Il marqua une pause et Tonkovic eut un léger hochement de tête. Debevic était leader des Sociaux modérés et vice-présidente du comité.
« Madame la présidente, reprit lourdement Zovan, elle venait me demander à titre officieux si je serais prêt à vous servir d'avocat dans un débat formel concernant votre destitution. »
Malgré plusieurs décennies d'expérience politique et de discipline, Tonkovic sursauta. Elle fixa son visiteur avec de grands yeux durant au moins dix secondes, seulement consciente d'un grand vide résonnant, avant de se secouer et de remettre son cerveau en marche.
Aucun président n'avait jamais été destitué ! Un seul vote de destitution avait jamais eu lieu dans toute l'histoire kornatienne, et la proposition avait été rejetée. De peu, certes, mais rejetée. Même Rajkovic ne pouvait être assez bête pour s'imaginer qu'il obtiendrait sa destitution sur la base d'un motif aussi futile !
Pourtant, alors même qu'elle se disait cela, elle éprouvait un indéniable frisson. Les Réconciliationnistes de Rajkovic avaient obtenu la présidence du Comité actif sur la loi constitutionnelle pour Krizanic après les dernières élections présidentielles, au titre de leur part de la présidence des comités. La décision avait paru raisonnable, puisque le parti de Tonkovic et ses alliés contrôlaient la présidence et une confortable majorité au parlement. Si Cuijeta Krizanic était la présidente du comité, cinq de ses huit membres étaient toutefois démocrates centralistes ou sociaux modérés. Voilà qui aurait dû garantir l'échec de toute motion de destitution.
Toutefois, Debevic n'aurait jamais ainsi sondé Zovan si elle ne soupçonnait pas que cette motion serait votée. Elle lui avait parlé officieusement, mais en sachant qu'il informerait Tonkovic aussi vite que possible : c'était pour elle une manière d'avertir la présidente planétaire sans violer son devoir de garder secrètes les délibérations du comité.
Cela signifiait qu'elle craignait de perdre au moins deux voix « sûres ». Les yeux de Tonkovic s'étrécirent tandis qu'elle repassait en elle-même la composition du comité, tentant de deviner l'identité des traîtres.
— Judita a-t-elle dit quand elle aura besoin de votre réponse ?
— Elle la voulait tout de suite, répondit Zovan sur un ton encore plus lourd. Je lui ai assuré, cela va sans dire, que je serais honoré de vous représenter si un événement aussi impensable venait à se produire.
— Merci, Tomaz. Merci infiniment », dit la présidente en souriant avec autant de chaleur que possible dans le néant glacial qui l'emplit quand elle se rendit compte que l'événement en question était bien plus envisageable qu'elle ne l'avait pensé
— Monsieur Levakonic est là, amiral.
— Faites-le entrer immédiatement », dit Isidore Hegedusic.
L'amiral monicain se leva quand son visiteur de haute taille fut introduit. Il ne contourna toutefois pas son bureau pour accueillir Levakonic : cela faisait presque une semaine qu'il avait requis cet entretien.
« Monsieur Levakonic, dit-il en tendant la main. Merci d'être venu. » Malgré lui, ses intonations ajoutèrent un « enfin » muet.
« Amiral Hegedusic, répondit Levakonic avec un large sourire. Désolé de n'avoir pu me présenter plus tôt. J'étais tellement pris par des réunions avec le président Tyler, mademoiselle Anisimovna et mademoiselle Bardasano que j'ai à peine eu le temps de souffler. Chaque fois que j'ai cru pouvoir m'autoriser un vol vers la base Éroïca, quelque chose s'est présenté. Je vous prie de me pardonner.
— Bien entendu », dit Hegedusic, bien plus gracieusement qu'il n'en avait envie. La base Éroïca, principal chantier naval de la Spatiale monicaine, se trouvait pour l'heure quasiment en opposition à Monica. Gagner la première, qui se déplaçait avec le reste de la ceinture d'Éroïca, depuis la seconde demandait presque huit heures, aussi estima-t-il possible que Levakonic dît la vérité plutôt que d'avoir délibérément attendu le moment qui lui convenait afin de rappeler leur place à ses alliés néo barbares.
Possible. Ce qui ne devait pas être confondu avec probable.
« Mais à présent que je suis ici, amiral, continua Levakonic sur un ton enlevé, j'ai hâte de voir comment progressent les travaux. Et, bien sûr, d'apprendre ce que je puis faire d'autre pour vous.
— Comme vous le savez sûrement, les premiers croiseurs de combat ont entamé leur réarmement il y a presque deux mois standard. Je crains que les progrès n'aient été plus lents que prévu, toutefois. Il faudra au moins encore un mois et demi avant que le premier ne puisse reprendre du service.
— Tant que ça ? » Levakonic fronça le sourcil comme s'il découvrait tout juste ces délais. Ce qui, Hegedusic devait l'admettre, était une fois de plus possible. Ses propres rapports à l'amiral Bourmont attiraient l'attention depuis plusieurs semaines sur le retard accumulé mais il eût tout à fait ressemblé au chef des Opérations spatiales de... s'abstenir de transmettre cette triste nouvelle.
J'espérais que nos envoyés techniques pourraient accélérer le processus pour vous, amiral. D'ailleurs, j'avais cru comprendre que c'était le cas.
— Vos employés nous ont été d'une aide inestimable, dit Hegedusic, ce qui n'était rien de moins que la vérité. Le problème, à mon avis, c'est que la capacité de nos infrastructures a été surestimée au moment où le planning a été établi. J'ai rapporté nos difficultés à mes supérieurs... (ce qui signifiait Bourmont, comme son interlocuteur le savait sans nul doute) depuis un bon moment. J'espérais qu'on vous aurait informé.
— Ça n'a hélas ! pas été le cas. » Levakonic secoua la tête, le front plissé. « Si j'avais été au courant, j'aurais pu m'arranger pour vous envoyer une autre équipe de radoubeurs et du matériel supplémentaire. À présent, vu le temps qu'il faudrait pour faire passer le message à Yildun, toute aide arriverait ici trop tard pour que cela fasse une véritable différence.
— Je suis désolé que la nouvelle ne vous soit pas parvenue à temps. Sans doute une négligence.
— Sans doute », acquiesça le Solarien. Hegedusic crut détecter les prémices d'un authentique respect – ou, au moins, d'une certaine compassion pour un officier compétent qui essayait de faire son travail en dépit de ses supérieurs. Bien, continua Levakonic avec entrain. J'ai toutefois hâte d’inspecter les travaux. Et, si j'ai une idée qui serait susceptible de les accélérer, je ne manquerai bien sûr pas de vous en faire part.
— Merci, je vous en suis reconnaissant, dit l'amiral, sincère. Toutefois, je voulais surtout vous parler des capsules lance-missiles.
— Ne me dites pas qu'elles ont aussi été retardées ! s'exclama son visiteur avec une légèreté qu'il soupçonna d'être un peu forcée.
— Non, elles sont arrivées à la date prévue, en début de semaine dernière, le rassura-t-il, mais je voulais vous entretenir de la possibilité d'en déployer une partie ici, en Monica, afin de renforcer la sécurité de la base Éroïca quand nous réduirons les équipages de nos forces spatiales pour fournir du personnel aux nouveaux vaisseaux. Quoique nous recrutions, nous allons devoir affaiblir tous nos bâtiments, et je l'apprécie pas que nous soyons à ce point vulnérables.
— Je vous comprends.
Levakonic réfléchit un instant puis hocha la tête et regarda I legedusic dans les yeux.
« Je ne vois pas pourquoi cela constituerait un problème, dit-il avec une telle bonne volonté que l'amiral eut peine à dissimuler sa surprise. Il nous faudra au moins deux semaines –et de préférence un mois – pour les réviser avant qu'elles ne soient déployées en Lynx, mais vous devriez avoir assez des nouveaux croiseurs de combat en service pour me permettre de les récupérer largement à l'heure. Même sinon, nous ne devrions en mettre en place que trente ou quarante – au pire une centaine. S'il n'y en a pas plus que ça, nous pourrons presque certainement les réviser à bord d'un vaisseau en gagnant Lynx.
— Pour être franc, je préférerais en déployer le plus possible ici, dit Hegedusic. Je me rends compte que je m'inquiète sans doute trop pour la sécurité d'Éroïca mais disposer d'une telle garantie me rassurerait énormément.
— Je comprends tout à fait, répondit son visiteur. Je vais en parler à mes officiers affectés au projet tant que je suis ici. Nous discuterons avec vous du nombre exact, mais j'autoriserai le déploiement avant de retourner sur Monica.
— Merci, déclara l'amiral avec encore davantage de sincérité.
Technodyne a investi énormément d'argent dans ce projet, lui dit Levakonic avec un sourire aussi sec que le désert. Pour être franc, nous fondons beaucoup d'espoirs sur la possibilité d'étudier de nouveaux produits technologiques manticoriens. Nous sommes fermement décidés à ce que cette aventure soit couronnée de succès, et votre requête me paraît tout à fait raisonnable.
— J'espérais que vous verriez les choses ainsi et je suis soulagé que ce soit le cas. » Hegedusic se leva à nouveau et, cette fois, contourna son bureau. « Bien ! Allons donc vous organiser cette visite des chantiers. »
« Alors ? » demanda paisiblement Bernardus Van Dort, debout derrière le fauteuil de Terekhov, sur la passerelle de l'Hexapuma. Les deux hommes observaient le répétiteur principal, tandis que le Copenhague quittait l'orbite de Montana, un nouvel équipage à son bord. « Quand allez-vous commencer à essayer de m'expulser de votre vaisseau ?
— Je vous demande pardon ? lâcha Terekhov en tournant la tête vers lui.
— Telles que je sens les choses, vous prononcerez quelques mots à propos du rôle décisif que j'ai joué dans l'obtention de la reddition de Westman. Ensuite, vous affirmerez que je devrais vraiment rester sur Montana, afin de m'assurer que rien d'autre ne tourne mal. Bien entendu, vous promettrez de passer me prendre en revenant de votre rendez-vous, afin de me ramener en Fuseau.
— Oh, c'est donc ce que vous pensez ? »
Le commandant arborait la nette expression d'un homme qui cherche à gagner du temps, et Van Dort lui adressa un sourire joyeux.
« Vous avez en tout cas cherché de votre mieux un prétexte "raisonnable" pour me faire embarquer à bord de l'Ericsson –lequel, comme l'a noté sur le moment mon intelligence aiguë, est le seul de vos trois messagers qui ne reviendra pas en Montana avant que vous ne partiez pour votre rendez-vous avec le Copenhague.
— Je pense que nous devrions continuer cette conversation Mans ma salle de briefing », dit Terekhov. Il se tourna vers Naomi Kaplan. « À vous la passerelle, canonnière.
— À vos ordres, monsieur. À moi la passerelle », répondit-elle. Le commandant quitta son siège et fit signe à Van Dort de le suivre.
Quand l'écoutille de la salle de briefing se referma derrière eux, Terekhov se retourna vers son compagnon.
« Et si vous me disiez à présent quelle sombre machination vous m'imputez ?
— Oh, franchement, Aivars ! » Van Dort leva les yeux au ciel. « Je sais plus ou moins ce que vous avez en tête depuis que vous nous avez convaincus, Trévor Bannister et moi, de vous aider à mettre au point le vol du Copenhague.
— L'emprunt, corrigea Terekhov comme sans y penser, et le Rembrandtais eut un reniflement magnifique.
— Oh, veuillez me pardonner ! implora-t-il avec une sincérité feinte. Je voulais bien entendu dire "l'emprunt" ! Et cessez d'essayer de m'embrouiller.
— Je n'essaie d'embrouiller personne », protesta son interlocuteur. Comme il s'attirait un regard exaspéré, il haussa les épaules. « Bref, continuez donc d'exposer mes machiavéliques motivations.
— Vous n'avez qu'une seule raison d'emprunter un cargo solarien, de charger à l'intérieur un de vos drones capteurs et de l'expédier en Monica, reprit Van Dort, très sérieux. Surtout si vous faites suivre cette manœuvre d'ordres à toutes les unités de Dresde, de Talbot et de Tillerman de vous rejoindre ici avant que vous ne retrouviez le Copenhague à son retour. Et encore plus si le point de rendez-vous choisi se trouve à cent années-lumière de Montana... et à seulement trente-huit de Monica.
— Simple précaution de routine.
— Ce qui est, sans aucun doute, la raison pour laquelle vous avez tu aux Montaniens le dernier voyage du Marianne en Monica. Vous savez, celui au cours duquel Duan et ses soudards ont déposé les techniciens de Technodyne.
— Bon, d'accord, peut-être pas entièrement de routine.
— Oh, arrêtez ! Vous avez même embauché l'unique messager de Suttles pour porter votre message en Tillerman. Et lui avez ordonné de revenir tout droit ici, afin de vous accompagner au rendez-vous.
— Très bien, Bernardus, dit platement Terekhov. Je vous savais déjà intelligent. Maintenant, dites-moi donc pourquoi je ne devrais pas vous laisser en arrière.
— Parce que je ne resterai pas, déclara Van Dort sur le même ton.
— Ne soyez pas bête. Bien sûr que vous resterez.
— Pas à moins que vous ne soyez prêt à me faire déposer sur la planète par vos fusiliers ! affirma le Rembrandtais sans frémir.
— Soyez raisonnable, Bernardus.
— Pas question. Vous vous êtes arrangé pour que, quand l'Ericsson arrivera en Fuseau, Khumalo ou la baronne de Méduse n'aient plus le temps de vous envoyer une dépêche vous interdisant de quitter Montana. À vous et à toutes les unités que vous pourrez arracher à la "patrouille sud" de Khumalo pour vous accompagner. Si le Copenhague rapporte les nouvelles que vous et moi soupçonnons, vous vous mettrez directement en route pour Monica depuis le point de rendez-vous. N'essayez pas de faire l'innocent avec moi, bon Dieu! À quoi est-ce que vous croyez être en train de jouer ?
— J'exerce l'initiative qu'on attend d'un officier supérieur de la Reine, affirma Terekhov avec une pointe d'humour.
— Et vous vous assurez que nul ne puisse vous arrêter. Afin que Manticore ait une possibilité de "démenti plausible" si la situation barre en couille. La reine pourra vous désavouer en toute sincérité et affirmer qu'aucun de vos supérieurs ne savait ce que vous prépariez, que votre initiative n'avait pas reçu la moindre approbation.
— Possible.
— Eh bien, vous n'allez pas faire ça sans moi.
— Pourquoi pas ? » Il y avait à présent une bonne dose d'exaspération dans la voix de Terekhov, et Van Dort eut un mince sourire.
« En partie parce que je refuse de laisser croire que vous m'avez moi aussi mené en bateau. Je n'ai pas l'intention de paraître bête à ce point-là aux yeux de toute la Galaxie. En partie aussi parce que, si nous nous embarquons tous les deux dans votre quête stupide, la reine pourra faire porter le chapeau à deux têtes brûlées hors contrôle au lieu d'une. Mais surtout? » Il soutint de ses yeux flamboyants le regard du commandant. « Surtout parce que c'est moi qui ai déclenché tout ce bordel quand j'ai eu l'idée géniale d'organiser le référendum. Si on va au fond des choses, Aivars, tout ce qui s'est produit, y compris Nordbrandt, Westman et Monica est de ma faute. En conséquence, si un imbécile doit se faire descendre à cause de ça, et peut-être emmener avec lui un paquet d'autres gens, je veux être du voyage.
Bernardus, c'est la déclaration la plus arrogante que j'aie entendue de toute ma vie. Un seul homme, quel qu'il soit, ne peut en aucun cas s'attribuer – en bien ou en mal –les actions de tous les habitants d'un amas comme celui de Talbot.
— Peut-être pas. » Van Dort baissa la voix et détourna enfin les yeux. « Peut-être pas. Mais j'ai passé toute ma vie, depuis que je suis adulte, à empêcher la Sécurité aux frontières de planter les griffes dans ma planète et, pour ce faire, je suis allé jusqu'à souper avec le Diable. J'ai comploté, j'ai pressuré, j'ai extorqué des concessions pour arracher à des planètes entières leur dernier stellar. Que je l'aie voulu ou non, j'ai sacrifié à mon obsession ma femme et mes filles. Il y a quinze jours, je lui ai sacrifié Ragnhilde Pavletic et vos fusiliers. Je les ai tous jetés dans la chaudière, et le plus atroce, c'est que je serais prêt à le refaire au besoin. Alors, si ces salopards de la Sécurité aux frontières – ou qui que ce soit d'autre – croient pouvoir arriver sur le devant de la scène et s'emparer de tout ce qui m'importe, tout ce pour quoi j'ai gagé mon âme et déversé ma vie, ainsi que celle des gens que j'aimais, il n'est pas question que je ne sois pas là quand ils se rendront compte qu'ils se trompent ! »
Il y eut un moment de silence. Puis Terekhov s'éclaircit la voix.
« Très bien, dit-il enfin. Vous prouvez là encore plus de sottise que vous avez l'air de m'en attribuer, mais, si vous devez, continuer à m'accabler de jérémiades, je préfère encore que vous veniez avec nous.
— Merci », dit Van Dort. Il prit une profonde inspiration puis se retourna face à son ami, et Terekhov lui adressa un sourire en coin.
« Même si mes soupçons se confirment, dit-il doucement, il n'est pas si sûr que la Sécurité aux frontières se trompe, vous savez.
— J'en suis arrivé à vous connaître mieux que cela, vous et vos subordonnés, Aivars, répondit tout aussi tranquillement le Rembrandtais. Il est possible que vous ne surviviez pas, mais les Solariens, eux, se trompent à coup sûr. »