CHAPITRE QUARANTE-CINQ
Mon Dieu, Aivars ! » Bernardus Van Dort avait le teint grisâtre lorsqu'il releva les yeux du rapport. « Mille tonnes d'armes modernes ?
— C'est l'estimation de Kaczmarczyk. » Terekhov, assis derrière son bureau dans sa cabine de jour, avait l'expression aussi grave que la voix. « Il peut se tromper dans un sens ou dans l'autre mais je doute que ce soit de beaucoup.
— Au nom du ciel, d'où est-ce que ça vient ?
— On l'ignore. Et il est possible qu'on ne le découvre jamais. On n'a que cinq prisonniers, dont trois grièvement blessés. Le docteur Orban fait ce qu'il peut mais il est à peu près sûr d'en perdre au moins un.
— Et vos propres pertes ? demanda Van Dort d'une voix plus douce.
— Deux morts et un blessé, répondit sèchement Terekhov. Soit certains des terroristes étaient suicidaires, soit ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Lancer des grenades à plasma dans un tunnel ? » Il secoua la tête, furieux. « Oui, ils ont descendu deux de mes fusiliers, mais les mêmes grenades ont aussi tué au moins quinze des leurs ! »
Van Dort secoua la tête à son tour, non pas incrédule mais avec l'air de souhaiter pouvoir l'être.
— Que savons-nous de leurs pertes à eux ? demanda-t-il au bout d'un moment.
Tadislaw confirme au moins soixante-dix cadavres mais ce chiffre peut très bien augmenter. Pour l'instant, seuls ses fusiliers sont équipés pour des opérations de recherches et de sauvetage. Sans armure, sans au moins une combinaison souple, personne ne peut traverser les flammes et supporter la chaleur. »
Van Dort ferma les yeux, tentant – en vain, il le savait –d'imaginer ce qui s'était passé dans ces étroits couloirs souterrains changés en un enfer rugissant par les armes modernes.
— Je ne sais pas trop ce que je ressens, admit-il au bout de quelques secondes, en rouvrant les paupières. Ça a été un massacre. » Il leva la main avant que Terekhov pût ouvrit la bouche pour discuter son choix de termes. « J'ai dit un massacre, Aivars, pas une atrocité. Au moins, nous leur avons donné une chance de se rendre, ce qui est plus qu'ils ne peuvent en dire. Si nous en avons tué soixante-dix ou quatre-vingts, c'est en outre une goutte d'eau dans la mer par rapport aux milliers de civils – y compris des enfants – qu'eux et leurs... collègues ont assassinés. Mais ça représente tout de même, quoi ? plus de quatre-vingt-dix pour cent du personnel que comptait leur base à notre arrivée ? » Il secoua à nouveau la tête. « Même en sachant qui ils étaient et ce qu'ils ont fait, de pareils chiffres... »
Comme il laissait mourir sa voix, Terekhov eut un rire dur et abrasif.
« Si vous voulez avoir pitié de quelqu'un, je peux vous trouver des candidats qui le méritent bien plus !
— Ce n'est pas de la pitié, Aivars. C'est...
— Je suis officier de la Spatiale, Bernardus, l'interrompit le commandant. Oh, certes, j'ai passé vingt ans T dans la peau d'une chochotte du ministère des Affaires étrangères, mais j'ai d'abord été officier pendant onze ans T et je le suis redevenu depuis quinze. J'ai consacré trop de temps à nettoyer les dégâts de gens qui font ce genre de chose, et ça affecte mon point de vue. On les appelle "pirates", parfois "esclavagistes", mais, quand on y regarde de plus près, ils sont identiques à Nordbrandt et aux siens. La seule différence, c'est la justification qu'ils se donnent et, moi, en tout cas, je ne verserai pas une seule larme sur ces bouchers-là. »
Van Dort observa l'expression blême de son ami. Terekhov était plus dur que lui – de par sa profession et son expérience. Même alors, cependant, il avait raison. Les crimes de l'ALK avaient dépassé les bornes. Quelque justification tordue ses membres pussent-ils trouver à leurs agissements, ils avaient traité des hommes, des femmes et des enfants comme des outils. Des pions aisément sacrifiables. Des objets à détruire dans le cadre d'un plan froidement destiné à terrifier et à démoraliser l'adversaire.
Et pourtant... pourtant...
Bernardus Van Dort ne pouvait s'empêcher d'être horrifié. Ne pouvait accepter que des êtres humains, en dépit de leurs crimes, fussent éliminés dans une horreur aussi phénoménale sans qu'un petit coin de son âme ne hurle une protestation. Et, même s'il avait pu se défaire de cette répugnance, il ne l'aurait pas voulu. S'il en était capable un jour, il deviendrait un autre.
« Bref, quoi que puissent être les résultats par ailleurs, reprit-il enfin, ça ne peut qu'avoir porté un rude coup à l'ALK. Ça représente plus de trois fois le total des pertes qu'ils avaient subies jusqu'ici, et elles leur ont été infligées en moins de deux heures. Un revers pareil doit faire un choc même à des fanatiques comme Nordbrandt.
— Et la perte de mille tonnes d'armes modernes a dû faire un trou dans leurs capacités offensives », fit remarquer Terekhov. Il y avait toutefois quelque chose d'étrange dans sa voix, :ni point que Van Dort releva vivement les yeux.
Ceux du Manticorien étaient lointains, comme absents, tandis qu'il contemplait le portrait de son épouse pendu à la cloison, de l'autre côté de la cabine. Il demeura ainsi plus d'une minute, frottant le pouce et l'index de la main droite en un lent mouvement circulaire.
« Qu'y a-t-il, Aivars ? demanda enfin son compagnon.
— Hein? » Terekhov se secoua et son regard, de nouveau clair, se posa sur le visage du Rembrandtais. « Pardon ? — Je vous demandais à quoi vous pensiez.
— Oh ! » Sa main droite esquissa un geste de désintérêt. « Je réfléchissais aux armes qu'on a trouvées.
— Et alors ?
— Tadislaw a demandé aux armuriers de la première section d'examiner ses trouvailles. Jusqu'ici, tout est de fabrication solarienne. Une partie des armes légères datent d'au moins vingt ans mais toutes sont en excellent état. Les pièces de rechange, certaines bien plus récentes que les armes elles-mêmes, prouvent qu'elles ont été révisées et reconditionnées avant d'être livrées à Nordbrandt. Les armes lourdes examinées pour l'instant semblent toutefois plus récentes que ça. On a aussi trouvé du matériel de com, des systèmes de reconnaissance, du matériel de vision nocturne, des armures, des explosifs et des détonateurs militaires modernes... » Terekhov secoua la tête. « Il y avait dans ce trou tout le nécessaire pour équiper un bataillon d'infanterie légère, Bernardus – d'infanterie légère moderne –, y compris un soutien d'armes lourdes.
— Je m'en rends compte, dit Van Dort.
— Vous ne comprenez pas ce que je veux dire. Tout ça était enfoui dans un terrier. Pourquoi ? Si les terroristes disposent de ce genre de matériel, pourquoi ne s'en sont-ils pas servis ? Ils auraient pu démolir tout ce que la police kornatienne leur aurait opposé. Bon Dieu, ils auraient même pu démolir tout ce que la Force de défense du système de Suka aurait pu leur balancer, à moins que la FDS n'ait accepté de recourir à des frappes aériennes saturées ! Nordbrandt aurait pu investir le Nemanja Building et prendre tout le parlement en otage le premier jour de son offensive, au lieu de se contenter de le faire sauter avec des explosifs civils. Alors pourquoi ne l'a-t-elle pas fait ? »
Van Dort cligna des yeux puis fronça les sourcils.
« Je ne sais pas, admit-il. Peut-être qu'elle ne disposait pas de tout ça à l'époque. » Il inhala profondément, pensif. « Vous l'avez dit : les terroristes étaient suicidaires ou ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Peut-être n'étaient-ils tout bonnement pas en possession de ces armes depuis assez longtemps.
— C'est exactement ce que je me disais. Mais, s'ils ne les avaient pas au départ, d'où sont-elles sorties ? Comment sont-elles arrivées là ? Je ne peux pas croire que Nordbrandt ait possédé un trésor de guerre assez important pour les acheter, or n'importe quel trafiquant susceptible de traiter avec elle exigerait d'être payé en liquide, d'avance, et ne vendrait pas au rabais. Alors qui a payé ? Quand la livraison a-t-elle été effectuée ? Et, pendant qu'on en est à se poser ce type de question, comment savons-nous que c'est l'unique arsenal dont elle dispose ?
— Je ne sais pas, répéta Van Dort. Mais je pense qu'on a intérêt à le découvrir. »
Les mains d'Agnès Nordbrandt tremblaient lorsqu'elle éteignit le com et le rangea dans la boîte de farine, qu'elle remit dans le placard, avant d'en fermer la porte et de brancher la HV. Il n'y avait encore que des programmes normaux, aucun des bulletins d'informations tonitruants qui jailliraient quand le gouvernement annoncerait son éclatante victoire.
Comment ? Comment avaient-ils fait ? Et, pour commencer, comment avaient-ils repéré le camp Liberté ?
Était-ce de sa faute ? Lors du deuxième chargement d'armes et de matériel, avaient-ils repéré la navette, finalement ? L'avaient-ils suivie jusqu'au camp Liberté ?
Non. Non. Ça ne peut pas avoir été la livraison. S'ils l'avaient repérée, ils auraient attaqué avant. Ils n'auraient jamais pris le risque d'attendre qu'on ait le temps de disperser les armes.
Mais si ce n'était pas cela, alors quoi ?
Drazen. Les subordonnés de Drazen, forcément. Mais comment était-ce possible ? Depuis l'attentat du Nemanja, ils avaient fait des dizaines – des vingtaines – d'allers-retours prudents et discrets au camp Liberté, sans que quiconque eût rien remarqué. Et, cette fois-ci, Drazen s'était montré encore plus prudent qu'à l'ordinaire. Moins d'une douzaine de vols individuels – aérodynes ou hélicoptères personnels sans signe particulier – enfouis dans la circulation civile routinière de tout un hémisphère. Même leurs arrivées avaient été réparties sur plus de six heures ! Ils ne pouvaient en aucun cas avoir été repérés. En aucun cas leurs plans de vol n'avaient pu être mis en relation les uns avec les autres.
Les Manties, songea-t-elle. Ces putain de Manties meurtriers. Ce sont eux les responsables. Eux, leurs capteurs et leurs fusiliers bottés.
C'était l'unique possibilité. Seuls les Manties possédaient les compétences techniques pour isoler une poignée de vols d'apparence innocente au milieu d'un tel écheveau de trafic aérien. Seuls ces impérialistes cupides, avares et avides, décidés à dévorer sa planète, avaient pu repérer Drazen, et leurs soi-disant « fusiliers » mercenaires étaient les seules troupes du système stellaire à avoir pu massacrer tous les occupants du camp Liberté comme autant de moutons propulsés dans une chaudière.
Des larmes brûlantes gonflaient derrière ses yeux mais elle refusa de les laisser couler. Elle ne pleurerait pas. Elle ne pleurerait pas ! Même si Drazen et toute sa cellule avaient été assassinés par les tueurs à gages de l'ogre interstellaire attendant de violer sa planète, alliés au régime corrompu des despotes locaux qui ne demandaient pas mieux que de l'y aider. Même s'ils avaient été brûlés comme autant de bûches dans une cheminée, et si plus de quatre-vingt-dix autres individus –amis, collègues, frères et soeurs en la lutte armée, dont certains qu'elle avait connus presque toute sa vie – avaient été massacrées avec eux.
Elle ne pleurerait pas.
Ils ont détruit le camp Liberté, se dit-elle, farouche, mais ils ne connaissent pas les autres caches. Ils ne savent pas que l'Alliance possède encore des armes modernes, plusieurs dizaines de fois la puissance de feu et les capacités qui étaient siennes au début.
Elle se dit cela, et refusa résolument de prendre en compte le fait que, quel que fût l'arsenal de l'ALK, le gouvernement, lui, avait l'aide du Royaume stellaire de Manticore.
« Et maintenant que faisons-nous ? »
Le vice-président Vuk Rajkovic considéra les membres de « son » gouvernement installés autour de la table – quoique moins d'un quart eussent été choisis par lui.
— Que voulez-vous dire, monsieur le président ? demanda Mavro Kanjer.
— Vous le savez très bien, Mavro, répondit sèchement Rajkovic au ministre de la Justice. Vous étiez là quand Van Dort nous a dit ce qu'Aleksandra, elle, ne nous avait pas dit. » Comme plusieurs autres se tortillaient, mal à l'aise, il les foudroya du regard. « Vous le savez tous, à l'heure qu'il est, n'essayez pas de prétendre le contraire ! Et si jamais quelqu'un voulait essayer, je vous informe officiellement que j'ai eu la confirmation formelle des déclarations de Van Dort par la baronne de Méduse en personne. La présidente Tonkovic a été prévenue il y a six semaines qu'une date limite avait été fixée, et elle n'en a toujours pas informé son propre gouvernement. »
Les ministres détournèrent le regard. Certains baissèrent les yeux, d'autres fixèrent les murs, d'autres encore s'entre- regardèrent. Enfin, Vesna Grabovac releva la tête et soutint le regard de Rajkovic.
« Que croyez-vous que nous devions faire, monsieur le vice-président? demanda le ministre du Trésor.
— Je crois que nous devons admettre que la présidente, de par notre Constitution, avait le devoir d'informer son gouvernement – en particulier le parlement – de cette mise en garde du gouverneur provisoire sans le moindre délai. Je déclare que six semaines – plus d'un quart du temps total qui reste à l'Assemblée constituante – constituent un délai très significatif. — Suggérez-vous qu'il faille la rappeler afin qu'elle réponde aux questions du parlement? demanda Alenka Mestrovic, le ministre de l'Éducation.
— Je pense que cette possibilité doit être sérieusement envisagée, oui, répondit Rajkovic sans frémir.
— Nous ne pouvons pas nous permettre d'affronter une crise gouvernementale alors que nous venons d'apprendre que Nordbrandt et ses fous furieux possèdent des armes modernes extraplanétaires ! protesta Kanjer.
— Bon Dieu, Mavro ! » C'était la voix de Goran Majoli, le ministre du Commerce et l'un des plus fidèles alliés de Rajkovic au sein du gouvernement. « Nous venons de saisir plus de mille tonnes de ces armes modernes et d'abattre une centaine de ces meurtriers par la même occasion – ou plutôt ce sont les Manticoriens qui l'ont fait. Si nous ne pouvons pas affronter maintenant le projet d'un débat politique ouvert concernant le respect de la Constitution par notre présidente, quand pensez-vous que nous le pourrons ? »
L'autre lui jeta un regard courroucé. De toute évidence, songea Rajkovic, il estimait que « jamais » serait le meilleur moment pour juger la conduite d'Aleksandra.
Des voix s'élevèrent autour de la table, avec une agressivité que même l'esprit le plus large n'aurait pas honorée d'un terme aussi civilisé que « débat ». Rajkovic laissa l'échauffourée se prolonger plusieurs minutes, puis il frappa le bloc de bois à l'aide de son marteau. Le bruit sec et sonore força les voix furieuses à un arrêt brutal assorti de quelques dérapages. Le vice-président considéra ses compagnons d'un œil courroucé.
« Ceci est une réunion du gouvernement, non un bac à sable d'enfants querelleurs ! » Comme même certains des plus grands partisans de Tonkovic avaient la décence de paraître gênés, il laissa courir son regard sur eux tous.
« Visiblement, nous n'atteindrons pas un consensus à ce sujet cet après-midi, reprit-il sans inflexion. C'est une question qu'il va cependant nous falloir régler au plus vite. Quoi qu'en pense la présidente Tonkovic, je ne vois pas au nom de quoi je pourrais m'abstenir de transmettre cette information au parlement à présent qu'elle m'a été officiellement confirmée par le gouverneur provisoire. »
Le silence s'alourdit quand les partisans de Tonkovic prirent conscience de ce qu'il disait. Il leur rendit leur regard sans ciller.
« Je vous ai réunis et vous ai posé ma première question en grande partie par courtoisie. Selon moi, la destruction d'un tel de l'organisation de Nordbrandt et la prise ou destruction de tant d'armes extraplanétaires devraient avoir un effet calmant sur l'opinion publique. Je pense qu'il n'y aura jamais de meilleur moment pour prendre le mors aux dents et porter l’information à l'attention du parlement sans provoquer l'indignation générale et des protestations véhémentes. Je le serai avec le moins de hargne possible mais vous savez aussi bien que moi, quelle que soit la réaction du public, que le parlement le prendra mal. Or le parlement peut, à son entière discrétion, convoquer tout élu – y compris le président – pour qu'il réponde devant ses membres de la manière dont il a ou n'a pas accompli son devoir.
— Et, en l'occurrence, comme par hasard, vous allez lui suggérer de le faire, hein? lança Kanjer, l'air mauvais.
— Je ne vais rien faire de tel, répondit froidement Rajkovic. Si j'avais envie de le suggérer, toutefois, ce serait superflu, et vous le savez aussi bien que moi.
— Je sais que vous allez organiser ni plus ni moins qu'un coup d'État! rétorqua Kanjer, furieux.
— Vous dites des conneries, Mavro ! lâcha sèchement Majoli. Vous ne pouvez pas accuser Vuk de préparer un coup d'État alors qu'il se contente de faire ce que la Constitution exige de lui ! À moins que vous ne vouliez le voir violer la Constitution afin de protéger quelqu'un qui en fait d'ores et déjà autant? »
Comme Kanjer grondait à l'adresse du ministre du Commerce, Rajkovic usa à nouveau de son marteau. Les deux antagonistes écartèrent presque simultanément leur siège de la table, se foudroyant toujours du regard. Le vice-président secoua la tête.
« J'enverrai un rapport officiel en Fuseau, concernant l'assaut et ses résultats, dès demain ou après-demain. Quiconque désire communiquer avec la présidente Tonkovic a ma bénédiction pour envoyer ses messages par le même courrier. Franchement, je vous y invite. Que vous le croyiez ou non, Mavro, je préférerais de loin résoudre ce problème sans créer une crise constitutionnelle. Et je suis depuis assez longtemps chef de l'État dans les faits pour savoir combien il me déplairait d'exercer ces fonctions de manière permanente, merci bien.
» Je suis toutefois convoqué devant le parlement demain après-midi. La raison exacte pour laquelle on désire me voir n'a pas été évoquée mais je pense que nous devinons tous de quoi on veut me parler. Et quand on me posera des questions, mesdames et messieurs, j'y répondrai – franchement et aussi complètement que possible. Ce qui en sortira, je n'en sais rien, mais je pense qu'il revient à tous les amis de la présidente Tonkovic de la convaincre que certaines questions, ici même, sur Kornati, exigent son attention immédiate. »
« Commandant ? Vous avez une minute ?
— Qu'y a-t-il, Lajos ? » Le capitaine Terekhov délaissa le formulaire affiché sur son écran d'ordinateur pour découvrir le chirurgien chef Orban sur le seuil de la salle de briefing de la passerelle.
« Je ne sais pas si c'est important, monsieur, mais je pense qu'il vaut mieux que je vous en informe.
— Que vous m'informiez de quoi ? » Terekhov se tourna à demi vers l'écoutille, le coude posé sur la table, interrogateur.
« Eh bien, voilà, reprit Orban. Normalement, d'après le Code de Beowulf, ce que dit un patient sous l'effet de médicaments puissants relève du secret professionnel. »
Le commandant de l'Hexapuma sentit ses muscles se raidir. Le Royaume stellaire souscrivait pleinement à la bioéthique du Code de Beowulf. La plupart des médecins auraient choisi d'aller eux-mêmes en prison plutôt que de le violer.
«Je pense, docteur, que vos responsabilités en tant qu'officier de la Reine peuvent prendre le pas sur ce secret dans certains cas, dit-il lentement.
— Oui, monsieur, c'est exact, fit Orban, le regard encore plus sombre qu'avant. Ça ne me plaît pas, mais c'est exact. Compte tenu des circonstances, je soupçonne que ce serait même le cas pour le vieux serment d'Hippocrate, même s'il n'a pas du tout été rédigé pour une telle situation.
— Comment cela ? » Terekhov se forçait à garder la voix calme et patiente.
« L'un des terroristes se trouve sous l'effet d'analgésiques assez puissants, commandant, expliqua le chirurgien-chef. Je dirais qu'il n'a pas plus de soixante-dix pour cent de chances de s'en tirer, même avec le réparaccel. » Il fronça le sourcil puis agita la main avec impatience. « Bref. Ce qui compte est qu'il soit pour le moment en proie à des illusions. Il nous prend, les infirmiers et moi, pour un certain "Drazen" ou "Frère Poignard" et il ne cesse de vouloir nous faire son rapport.
— Quel genre de rapport, docteur ? demanda Terekhov, très attentif.
— Je ne sais pas. Nous l'enregistrons mais il n'a presque plus de voix, et ce qu'il dit est assez inarticulé. Pour l'essentiel, c'est du charabia. Toutefois, un nom revient sans cesse dans sa bouche. Il semble que ce soit en rapport avec toutes les armes qu'ils avaient dans leur complexe. Je pense que ce type a été envoyé là-bas juste avant l'assaut car il n'arrête pas de dire à ce "Drazen" que "la livraison a été effectuée".
— "La livraison" ? répéta Terekhov, et Orban hocha la tête.
— Vous dites qu'il répète aussi un nom?
— Oui, commandant. » Le médecin haussa les épaules. «Je suppose que c'est une espèce de nom de code. Je veux dire que personne ne pourrait s'appeler "le Brandon", n'est-ce pas ?
— Le Brandon? Le docteur Orban en est sûr, Aivars ? interrogea Van Dort.
— Qu'il le soit ou non, l'enregistrement l'est, lui, répondit Terekhov. Je l'ai écouté en personne. Ensuite, j'ai demandé â Guthrie Bagwell de l'améliorer digitalement. C'est le nom que ce type répète, oui. Et il affirme au dénommé Drazen que c'est lui – notre blessé – qui a personnellement réceptionné les armes dudit Brandon. Je ne crois pas qu'il y ait raisonnablement place pour le doute. Ce Brandon est l'individu qui a fourni au moins – au moins, Bernardus – mille tonnes d'armes modernes à Nordbrandt. Croyez-vous que, si votre ami West-man a eu des contacts avec un personnage du même nom, ce soit une simple coïncidence ?
— Non, bien sûr que non. » Van Dort se frotta le visage de ses paumes puis prit une profonde inspiration. Posant les mains à plat sur la table devant lui, il se mit à les fixer.
« Alors, il est possible que Westman nous fasse marcher depuis le début, suggéra Terekhov sur un ton encore plus dur.
— Peut-être », dit le Rembrandtais. Il secoua la tête. « Bien sûr que c'est possible. Tout est possible – surtout dans ce genre de situation. Mais pourquoi ? La principale caractéristique de Westman, c'est sa détermination à minimiser le nombre de victimes. Les minimiser. Son attitude ne pourrait pas s'écarter plus de celle de Nordbrandt. Pourquoi traiterait-il avec quelqu'un qui a des rapports avec elle ?
— Je ne vois que deux raisons possibles. » Si la voix de Terekhov s'était radoucie, elle était aussi devenue nettement plus froide. « La première, c'est que nous nous trompons au sujet de Westman. Il est peut-être juste plus intelligent que Nordbrandt, pas moins assoiffé de sang. Il a pu décider de commencer en douceur, afin d'affirmer de manière plus convaincante au peuple de Montana, lorsqu'il déclenchera son propre bain de sang, qu'il y a été contraint par les forces réactionnaires d'un régime corrompu.
» La seconde – et, pour être honnête, celle que je préférerais infiniment – est que ce Brandon soit un simple trafiquant d'armes, un type qui écoule sa marchandise là où il trouve un acheteur, et qui est parvenu à contacter tant Nordbrandt que Westman. Dans ce cas, il est possible que ce dernier soit bien aussi différent de la première que nous l'avons toujours pensé.
— Mais comment un unique trafiquant aurait-il pu prendre contact en une période aussi courte, relativement, avec deux êtres aussi différents ? objecta Van Dort. Dont aucun ne figurait dans l'annuaire des combattants de la liberté ou terroristes potentiels avant de passer dans la clandestinité, ce qui ne date pas de si longtemps que ça. Comment les a-t-il trouvés tous les deux aussi rapidement ? Particulièrement du fait que ces deux êtres habitent des planètes séparées de plus d'un siècle-lumière ?
— Ça, Bernardus, c'est peut-être l'unique rayon de soleil de toute cette affaire, répondit Terekhov, grave. Je me suis demandé – de même que la Direction générale de la surveillance navale, en la personne de Grégor O'Shaughnessy – si certains intérêts... extérieurs ne désireraient pas déstabiliser l'amas pour empêcher l'annexion. Il est très possible que ce Brandon ne soit que leur représentant.
— Ils donneraient des armes aux terroristes locaux, avérés ou potentiels, dit Van Dort.
— Absolument. Si c'est le cas, et si votre estimation de Westman est exacte, nous allons peut-être enfin acquérir un avantage. »
Comme le Rembrandtais levait les yeux vers Terekhov, cherchant à comprendre comment la confirmation probable que la Ligue solarienne travaillait activement à miner l'annexion pouvait représenter un avantage », l'officier eut un petit sourire. Qui n'avait rien d'excessivement plaisant.
« Nous retournons en Montana, Bernardus. Je laisse ici une section de fusiliers, avec des armures de combat, une pinasse et des capteurs orbitaux, pour soutenir les Kornatiens en attendant l'arrivée des renforts dépêchés par la baronne de Méduse. Mais vous, moi et le Chaton, nous retournons immédiatement en Montana. Où nous allons présenter à monsieur Westman les comptes rendus médiatiques et les rapports gouvernementaux – sans parler des nôtres, de rapports – concernant les agissements d'Agnès Nordbrandt en Faille. Nous allons lui demander s'il veut vraiment être associé avec cette salope meurtrière et, quand il affirmera que non, au grand jamais, nous lui balancerons entre les deux yeux le fait qu'il a acheté des armes au même fournisseur qu'elle. On verra bien s'il apprécie la plaisanterie. »