12
La fille s’appelait Vivian Kaplan. J’attendis une heure, pour être certain qu’elle serait rentrée chez elle, puis je l’appelai. « Allô ? »
Je la saluai, me présentai puis expliquai que je m’étais emmêlé les pinceaux en essayant d’écrire ma déclaration sur Nicholas. « Peut-être est-ce parce que je sais tellement de choses sur lui, dis-je. Plus de choses que n’importe qui d’autre. Il est difficile de savoir quoi mettre et quoi laisser de côté. Après tout, j’ai envie d’être bien classé. » Je me disais que ce dernier détail la convaincrait.
« Je suis sûre que vous en êtes capable, déclara Vivian Kaplan. Vous êtes écrivain professionnel ; enfin quoi, les femmes au foyer et les ouvriers arrivent bien à trouver le tour de main !
— C’est peut-être précisément pour ça que je suis écrivain.
— Ce qui veut dire ?
— Je suis un auteur de fiction. J’ai l’habitude d’inventer les choses.
— Il ne faut pas que vous inventiez quoi que ce soit dans ces documents, Phil, dit Vivian.
— Certaines vérités concernant Nicholas ressemblent aux fictions les plus folles, je le jure devant Dieu ! »
Ça, ça lui en mit plein la vue.
« Oh ?
— Le déshonneur, poursuivis-je, qui l’a forcé – qui nous a forcés tous les trois – à quitter Berkeley pour venir nous exiler ici. La majeure partie du secret n’a jamais franchi ses lèvres.
— Déshonneur, fit Vivian en écho. Secret.
— Il ne pouvait pas rester à Berkeley. Vous croyez pouvoir revenir ici pour que nous en discutions ?
— Un petit moment, répondit Vivian. Mais pas longtemps.
— Juste pour m’aider à démarrer », dis-je, ravi.
Une demi-heure plus tard, une petite Chevrolet II rouge se garait dans l’allée devant chez moi. Vivian Kaplan en sortit, tenant son sac à main et vêtue d’un manteau court en imitation cuir. Je la fis entrer.
« Je vous suis vraiment reconnaissant », lui dis-je alors qu’elle s’asseyait dans le salon. Je pris son manteau et l’accrochai dans la penderie.
Sortant un petit calepin et un stylo de son sac à main, Vivian s’apprêta à écrire.
« Qu’est-ce qui a provoqué le déshonneur de M. Brady, là-bas, à Berkeley ? Dictez, je transcrirai. »
Je ramenai une bouteille de vin de la cuisine, un Louis Martini de cinq ans d’âge.
« Pas pour moi, s’il vous plaît, dit Vivian.
— Juste un peu, pour goûter. C’est une bonne année.
— Un peu, peut-être. »
Je nous servis du vin à tous les deux. En fond, j’avais mis de la musique, et les lumières étaient tamisées. Vivian, pourtant, semblait ne rien remarquer ; elle attendait, concentrée, que je dise ce que j’avais à dire. Elle ne toucha pas à son vin.
« Nicholas parle à Dieu », dis-je.
Elle me fixa, bouche bée.
« Il s’y est mis à Berkeley. Il était quaker quand il était petit, vous savez. Je suis sûr que vous avez ça dans vos dossiers. Les quakers croient que l’Esprit-Saint peut venir vous visiter et vous parler. Toute sa vie, Nicholas a attendu que Dieu, qui est identique au Saint-Esprit, surtout quand on est trinitaire, comme Nicholas et moi, vienne lui parler. Quelques années avant que nous ne quittions Berkeley – c’était au début des années soixante –, Dieu lui a parlé pour la première fois. »
Vivian m’écoutait. Elle n’avait rien écrit.
« Depuis lors, repris-je, Nicholas a conservé une relation étroite avec Dieu. Il lui parle comme nous nous parlons vous et moi en ce moment.
— Seigneur, fit Vivian, c’est inutilisable ; je ne peux pas mettre ça dans mon rapport.
— Vous connaissez quelqu’un d’autre qui communie régulièrement avec Dieu ? La vie de Nicholas est tout entière organisée autour de ça ; parler avec Dieu et entendre Dieu répondre, c’est tout pour lui. Et ça se comprend. J’aimerais être à sa place. »
Vivian reposa son stylo.
« Vous êtes sûr qu’il n’est pas fou ? Pour moi, ça ressemble à des histoires de fou.
— Vous devriez noter tout ça, dis-je. Je vais vous révéler quelques-unes des choses que Dieu lui a dites.
— Je ne m’intéresse pas à ça ! fit Vivian avec agitation. Il n’y a aucun contenu politique là-dedans ! Qu’est-ce que nous pouvons faire d’informations comme celles-là ?
— Dieu a déclaré, lui dis-je, qu’il allait faire s’abattre des plaies sur la totalité du présent ordre des choses pour le balayer. Des plaies d’ordre liquide, à mon avis, vu la façon donc c’était présenté ; quelque chose en rapport avec l’eau.
— Oh, quelles conneries !
— Je crois qu’il a également annoncé qu’il installerait un arc-en-ciel dans les deux. Après. Un signe de paix entre Dieu et l’homme.
— Vous ne pouvez pas faire mieux que ça ? demanda sèchement Vivian.
— Je vous ai dit que j’avais du mal à mettre les choses par écrit. C’est pour ça que je voulais que vous veniez. » Je m’assis à côté d’elle sur le canapé et lui pris son stylo-bille. « Je vais écrire la première phrase. “Nicholas Brady…”
— Vous m’avez fait venir pour une affaire religieuse ? Nous ne pouvons rien faire d’une histoire de religion ; Dieu n’a rien d’antipatriotique. Il ne figure pas sur notre liste. Vous ne voyez rien d’autre ?
— À Berkeley, dis-je, le fait de parler à Dieu constitue un déshonneur. Nick s’est retrouvé grillé quand il en a parlé aux gens, là-bas. Ils l’ont chassé comme un animal.
— C’est Berkeley, fit Vivian. Il n’y a que des athées et des cocos, là-bas. Ça ne me surprend pas. Mais nous sommes dans le comté d’Orange. C’est le monde réel, ici.
— Vous voulez dire que ça ne pose pas de problème, ici ?
— Bien sûr, aucun problème. »
Je poussai un soupir de soulagement.
« Alors Nicholas est enfin en sécurité.
— Phil, dit Vivian, vous devez savoir d’autres choses sur Nicholas qui seraient susceptibles – vous me comprenez –, qui seraient susceptibles de faire oublier ces trucs sur Dieu.
— Il est impossible de faire oublier Dieu. Il est omnipotent et omniscient.
— Je veux dire par rapport au dossier politique que nous sommes en train d’établir.
— Buvez un peu de vin. »
Je lui tendis son verre.
« Non, je ne bois jamais de vin, fit Vivian avec une certaine émotion. Mais j’ai ramené un peu d’herbe extra. »
Elle ouvrit son sac à main et fouilla dedans. Je n’étais pas vraiment surpris ; ça collait.
« Il me faudrait une petite boîte pour faire le mélange, dit-elle. Et une carte du genre carte de crédit. Là, ceci fera l’affaire. » Elle dénicha une carte d’affaires blanche dans son Portefeuille.
« Faites-moi voir ça », dis-je en tendant la main. Vivian y déposa ses deux grammes d’herbe. Je quittai alors le salon Pour emporter l’herbe dans la salle de bains, où je refermai aussitôt la porte derrière moi. En un rien de temps, j’avais balancé la marijuana dans les toilettes et tiré la chasse ; on ne trouverait pas de substances prohibées chez moi, pas ces deux grammes-là en tout cas.
« Qu’est-ce que vous faites ? » cria Vivian d’une voix acerbe, depuis l’autre côté de la porte fermée. « Qu’est-ce que vous avez fait ? » Elle se mit à frapper.
Je tirai la chasse une seconde fois, pour être absolument sûr, puis rouvris la porte sans me presser.
« Vous l’avez balancée dans les toilettes ? demanda-t-elle, incrédule.
— Oui.
— Pourquoi ? Enfin, peu importe ; ce qui est fait est fait. ! J’ai un peu de hash de qualité supérieure que nous pouvons fumer. Heureusement que j’ai amené mon shilom. » Elle regagna le salon. Je la suivis. Il serait plus difficile de lui prendre le hasch, me rendis-je compte. Personne ne se défaisait de son hasch, surtout après ce que je venais de faire.
Vivian s’assit sur le canapé après avoir ôté ses chaussures, replia les jambes et alluma le petit bout de hasch dans son shilom. « Là. » Il fumait lorsqu’elle me le tendit.
« C’est le meilleur que j’ai depuis des mois. Il va vous faire vraiment décoller.
— Je ne veux pas de drogue chez moi.
— Personne ne peut nous voir du dehors.
— On me surveille.
— Tout le monde croit qu’on le surveille. Ça fait deux ans que je fume et je ne me suis jamais fait coincer.
— Oui, mais vous faites partie des APA.
— Ça rend les choses plus dangereuses pour moi. La plupart des APA ne prennent rien ; il est très risqué d’être avec les APA et de fumer en même temps. Il faut que j’attende de me retrouver avec des gens dans votre genre pour pouvoir le faire. C’est une des raisons pour lesquelles j’étais contente quand on m’a chargée de m’occuper de vous. C’est pour ça que je suis venue ce soir après votre coup de fil, pour que nous puissions fumer ensemble.
— Je ne fume pas, dis-je.
— Bien sûr que si. Tout le monde le sait. Vous êtes un des plus grands camés d’Amérique. C’est dans les bios publiées pour accompagner vos bouquins – regardez ce que Harlan Ellison a écrit dans Dangereuses Visions. Nous l’avons en triple exemplaire. Et tous vos amis disent que vous vous défoncez.
— On a inventé ça pour faire vendre.
— Tu te défonces, déclara Vivian. Tiens, repasse-moi mon shilom. C’est mon tour de prendre une latte. »
Je pouvais difficilement balancer son shilom dans les toilettes, et je le lui rendis donc. Elle inspira profondément, le visage empourpré.
Quand elle me le repassa, elle dit en toussant :
« Le hasch me donne envie de baiser.
— Oh, fis-je. Ah bon !
— Ça te donne pas envie de baiser ? » Elle tira une nouvelle fois sur sa pipe, les yeux déjà un peu ternes, le regard dans le vague ; tout son corps semblait avachi, merveilleusement à l’aise.
« Allons dans la chambre, proposai-je.
— Dans une minute. Quand nous aurons fini le hasch. » Elle continuait à fumer, de façon rituelle maintenant, avec paresse et délectation. Ses soucis, sa nervosité à propos de mon compte rendu politique, le fait que j’avais balancé son herbe, tout avait disparu.
Le moment était venu de retourner la situation aux dépens de la dictature qui m’opprimait. Quand j’aurais fait de Vivian Kaplan ma maîtresse, je pourrais cesser de m’inquiéter au sujet de ma description politique. La prenant par la main, je reposai son shilom et l’aidai à se mettre debout. « Est-ce que tu prends la pilule ? » lui demandai-je en la guidant dans le couloir qui menait à la chambre. Il fallait que je me cramponne à elle pour éviter qu’elle ne bute contre le mur.
« Bien sûr que oui », dit-elle. Elle commençait à déboutonner son chemisier sans y penser tandis que nous nous rapprochions de la porte ouverte de la chambre ; en fredonnant et en souriant sous l’effet du hasch, elle entra, et je refermai la porte derrière nous d’un coup de pied.
« Juste une minute », dis-je alors qu’elle s’asseyait au bord du lit pour ôter sa jupe. « Je reviens tout de suite. » Je retournai dans le salon, où elle avait laissé son shilom. Je le remis soigneusement dans le sac à main, que je fermai en me disant : comme ça, s’ils se pointent et découvrent la came, il sera clair que c’est à elle. Malgré ses efforts, ils ne pourront pas me mettre ça sur le dos. « Dépêche-toi, cria Vivian depuis la chambre. Je commence à m’effondrer. »
Je me précipitai dans le couloir qui donnait sur la chambre et la trouvai allongée nue sur le lit, ses vêtements empilés sur ma chaise de travail.
« Le hasch m’endort quelquefois, dit-elle. Il faut que je m’y mette tout de suite, avant de ne plus avoir la tête à ça. »
Nous fîmes l’amour. Vers la fin, Vivian sombra effectivement dans un profond et paisible sommeil. Bon, me dis-je en marchant à pas de loup vers la salle de bains pour aller prendre une douche, je suis désormais maître de la situation – et non plus victime. Cette fille ne m’espionnera plus. J’ai transformé une ennemi en quelque chose d’encore mieux qu’une amie : une camarade de conspiration motivée par le sexe.
Ma douche prise, je regagnai la chambre pour la trouver assoupie, le drap du dessus ramené sur elle. « Vivian, dis-je en lui effleurant l’épaule, est-ce que tu veux que je t’apporte quelque chose ? Quelque chose à boire ?
— J’ai faim, murmura-t-elle d’une voix lourde de sommeil. Quand je m’envoie en l’air, j’ai toujours une faim épouvantable après. Au début que je prenais mon pied, je mangeais tout le temps tout ce qu’il y avait dans le frigo juste après. Un demi-poulet, une pizza, deux hamburgers et un carton de lait… Tout ce que je trouvais.
— Je peux te faire chauffer du bœuf en croûte congelé.
— Tu as des boissons sans alcool, du genre Pepsi ? »
J’avais une boîte de Coors que je lui apportai. Vivian s’assit en sous-vêtements sur le lit, et but.
« Qu’est-ce que tu fais quand tu ne travailles pas pour les APA ? lui demandai-je. Je veux dire, tu ne peux pas passer tout ton temps à courir pour le compte des APA.
— Je suis étudiante.
— Où ça ? Au Cal State Fullerton ? Au Santa Ana College ?
— À Valentia High, dit Vivian. Je suis en dernière année. Je passe mon diplôme en juin.
— Un lycée ! fis-je, abasourdi. Vivian… » Je pouvais à peine parler ; je tremblais de peur. « Quel âge as-tu, pour l’amour de Dieu ?
— Dix-sept ans », répondit Vivian, sirotant sa limonade. « Je prendrai dix-huit ans en septembre. »
Oh, mon Dieu, pris-je conscience. Elle est mineure. C’est un viol caractérisé ! Un crime ! Aussi moche que la drogue – pire, en fait. Il lui suffit d’en parler à la police ; l’arrestation est automatique.
« Vivian, dis-je en grinçant des dents, tu n’as pas le droit de coucher avec moi. Tu ne le sais pas ? » Je commençai à rassembler ses vêtements. « Il faut que tu t’en ailles tout de suite !
— Personne ne sais que je suis là », déclara-t-elle tranquillement ; elle continua de boire sa limonade Coors. « Sauf Bill.
— Qui diable est Bill ?
— Le type avec qui j’étais tout à l’heure, quand nous sommes venus en équipe. Je lui ai dit que je l’appellerais en rentrant, pour qu’il sache que je vais bien. Nous sommes fiancés. »
C’était trop pour moi ; je m’effondrai sur une chaise en face d’elle et restai là à la regarder.
« Ça ne lui fera rien, dit Vivian. Du moment que tu rends ton rapport politique à temps. C’est tout ce qui l’intéresse, accumuler des points au quartier général. Nous avons un régime de quotas, mais Bill, il faut toujours qu’il dépasse son quota et qu’il gagne des points supplémentaires. C’est le plus enragé des APA de notre groupe. C’est pour ça que je l’aime bien ; d’une certaine manière, il compense ma propre, tu sais, mon attitude indifférente, comme ils disent. Je ne me soucie pas tellement du quota ou des points ; j’aime juste rencontrer les gens qu’ils nous assignent. »
Et je m’étais mis là-dedans tout seul. J’avais conçu moi-même l’idée, le projet d’attirer la fille chez moi le soir sous un prétexte quelconque, pour qu’elle couche avec moi. Je m’étais mis le cul dans le lit et la tête dans le nœud coulant, d’un seul coup d’un seul. Admirable. Et qu’est-ce que j’étais censé faire, maintenant ? Ils me tenaient vraiment. Soit je coopérais, soit je me retrouvais à la prison du comté d’Orange. Et les gens mouraient – matraqués jusqu’à ce que mort s’ensuive – dans cette prison ; ça arrivait tout le temps. Surtout aux prisonniers politiques.
Je vais passer le restant de mes jours à écrire des confessions, pensai-je. Et des notices sur mes amis. S’ils me demandaient d’écrire un livre entier sur Nicholas, je n’aurais qu’à m’incliner. Vivian Kaplan me tient. Je crois qu’on m’a piégé, songeai-je soudain. Elle m’a poussé à faire ça ; c’est pour ça qu’ils envoient des jeunes filles séduisantes un peu Partout, des mineures qui font plus que leur âge. Des filles qui ont de la came, de longues jambes et d’innocents sourires accueillants, et qui prennent volontiers leur voiture pour venir chez vous en fin de soirée, toutes seules. Des filles dont le numéro de téléphone est dactylographié sur le devant de cette saloperie d’équipement d’informateur, gros comme le nez au milieu de la figure. Une véritable invitation.
« Au fait, pour ce truc sur Dieu », fit Vivian, pleine de sens pratique. L’effet du hasch s’était estompé ; elle n’était plus toute douce. « Tu ne peux pas l’utiliser, Phil ; savoir que Nicholas Brady parle à Dieu ne nous intéresse pas. Ce que nous aimerions savoir, c’est quels liens il a conservés avec le Parti communiste depuis sa période militante de Berkeley. Mon supérieur hiérarchique pense que Brady a obtenu ce boulot chez Progressive Records pour porter très discrètement de nouveaux apprentis artistes de gauche aux yeux du public. C’est une technique qu’ils utilisent couramment ; pendant ce temps-là, bien sûr, Brady reste inactif sur le plan personnel. Mais il doit avoir des contacts avec les gens qui lui fournissent ses instructions, ne serait-ce que par courrier. Ta position te permet de lire son courrier, n’est-ce pas ? C’est comme ça que le Parti maintient son contrôle ; en postant des lettres de New York, où opère le K.G.B. Cela maintient la liaison entre l’agent local, Moscou et le réseau international de planification. Nous voulons savoir quels sont ceux des artistes qu’il a engagés qui sont cryptocommunistes et de qui il reçoit ses ordres ; ce sont là les directions jumelles de…
— Nicholas essaie simplement de se faire un peu d’argent, fis-je d’une voix lasse. Pour que son gosse puisse aller chez le dentiste.
— Il ne voit personne de New York ? Pas de coups de fil ?
— Mettez son téléphone sur écoute, dis-je. Pour ce que j’en ai à foutre…
— Si tu pouvais mettre la main sur sa facture de téléphone, poursuivit Vivian, nous verrions s’il a appelé New York. Avec ça…
— Vivian, dis-je. Je ne vais pas le faire.
— Pas faire quoi ?
— Espionner Nicholas. Ou qui que ce soit d’autre. Vous pouvez aller vous faire foutre. Reprends ton bazar. J’en ai assez entendu. »
Vivian marqua une pause.
« Nous avons pas mal de trucs sur toi, Phil. Il y a un tas de gens qui savent un tas de choses à ton sujet.
— Et alors ? » fis-je, résigné et écœuré par tout ça, prêt à jeter l’éponge, quoi qu’il doive arriver. Il y avait tellement de choses qu’ils pouvaient me faire, tellement de choses… Mais rien de plus.
« J’ai lu ton dossier, déclara Vivian.
— Et ?
— Et nous pourrions établir un chef d’accusation contre toi qui tiendrait le coup devant un tribunal.
— Là, tu te trompes », dis-je, mais c’est moi qui bluffais, pas elle. Et nous le savions tous deux ; je distinguais les marques de la certitude sur son visage.
« Tu veux qu’on s’attaque à toi plutôt qu’à Nicholas ? »
Je haussai les épaules.
« Ça pourrait s’arranger. En fait, nous pourrions vous avoir tous les deux en même temps, vos vies sont entrelacées. Si l’un de vous tombe, l’autre tombe automatiquement.
— C’est ce que t’a dit ton supérieur hiérarchique au grand quartier général des APA ?
— Nous en avons discuté. Un certain nombre d’entre nous.
— Alors faites tout votre possible, dis-je. Je suis déjà au courant pour la drogue que vous avez cachée ici ; je l’ai trouvée et détruite. On m’a prévenu.
— Tu n’as pas pu tout trouver.
— Il y en a une quantité infinie ?
— Non, mais celui qui la cache…
— S’il peut la cacher, dis-je d’un ton fatigué, je peux la trouver. Et si je peux la trouver, ça met un terme à l’histoire. Comme pour les deux grammes d’herbe que tu as ramenés. Un membre des APA qui fume de l’herbe… Ça ne colle pas. Toi et ton foutu shilom – bon Dieu, dès l’instant où tu as sorti l’herbe j’ai compris que tu cherchais à m’avoir.
— Il y a longtemps qu’on t’a eu, Phil. Ce que j’ai fait ce soir est très peu de chose. Coucher avec moi…
— Attends que je jette un coup d’œil sur ton permis de conduire californien. » Une idée subite me venait. Peut-être qu’elle n’était pas mineure, en fin de compte. Je la devançai en toute hâte, me précipitai hors de la chambre puis dans le couloir qui conduisait au salon. Vivian me suivit précipitamment, cherchant à me dépasser. Ça ne servit à rien ; je bloquai le couloir et atteignis avant elle le salon et son sac à main.
« Ne touche pas à mon sac à main ! » hurla-t-elle.
J’empoignai son sac, l’emportai au pas de course dans la salle de bains, dont je verrouillai la porte derrière moi. En une fraction de seconde, j’avais renversé le contenu du sac sur le tapis de bain.
Le permis de conduire lui donnait dix-neuf ans. Elle n’était pas mineure. C’était encore un piège de la police, mais celui-ci était vide. De ce côté-là, affaire réglée. Mais ça me montrait à quel point j’étais sur la corde raide, et combien il s’en manquait de peu pour que je ne bascule dans l’oubli.
Je rouvris la porte de la salle de bains. Vivian n’était nulle part en vue. L’oreille tendue, aux aguets, j’entendis sa voix au loin ; elle était au téléphone, dans la chambre.
Quand j’entrai dans la chambre, elle raccrocha et me dévisagea d’un air de défi. « Je peux récupérer mes affaires ?
— Bien sûr, dis-je. Elles sont sur le tapis de la salle de bains. Tu peux les ramasser toi-même. » Je la suivis dans la salle de bains, où elle s’agenouilla pour entreprendre de rassembler ses papiers, ses accessoires de maquillage et toutes ses autres possessions. « Qu’est-ce que tu as fait ? demandai-je. Appellé les APA pour leur dire que le plan n’a pas fonctionné ? »
Vivian remit ses affaires dans son sac à main, se redressa et retourna en silence dans la chambre pour mettre ses chaussures. Puis elle prit le couloir jusqu’au salon, où elle passa son manteau ; après quoi, revenue en possession de toutes ses affaires – y compris le shilom –, elle ouvrit la porte d’entrée de la maison et gagna sa voiture garée dans l’allée.
Je l’accompagnai. La nuit était chaude et agréable. Je me sentais bien, vraiment ; j’avais évité un nouveau piège policier.
« Nous nous reverrons, Phil, dit Vivian.
— Non, dis-je en lui ouvrant la portière de la voiture. Je n’ai aucune envie de te revoir. Dans un lit ou ailleurs.
— Tu me reverras. »
Vivian monta et mit le moteur en marche.
« Tu n’as rien contre moi. Rien ne m’oblige à te revoir.
— Demande-moi ce que j’ai fait pendant que tu prenais ta douche. »
Je la regardai, assise tranquillement au volant de sa voiture. « Tu as…
— Je l’ai cachée à un endroit où tu ne la trouveras jamais. » Elle se mit à remonter rapidement sa vitre.
« Cachée ? Quoi ? » J’empoignai la vitre, mais elle continua de se refermer. Je saisis la poignée de la portière, mais Vivian avait verrouillé de l’intérieur.
« Cocaïne », dit-elle. Sa vitre remontée, elle enclencha la première ; la voiture s’éloigna soudain dans la rue, prit un virage serré et bifurqua à droite dans un crissement de pneus. Je la regardai disparaître, impuissant.
Conneries, pensai-je. Encore un boniment, comme quand elle a prétendu qu’elle était mineure. Pourtant… Comment en être sûr ? J’avais passé au moins un quart d’heure sous la douche. Vivian Kaplan avait bénéficié de quinze minutes de liberté totale pour cacher tout ce qu’elle voulait chez moi – pour planquer de la drogue, fourrer le nez dans mes affaires, lire mes papiers, voir où les choses se trouvaient… pour faire tout ce dont elle avait envie. Si ça se trouvait, le fait même d’avoir couché avec moi n’était qu’un stratagème – conçu pour m’égarer et me distraire afin que je perde de vue le véritable enjeu. Et quel était le véritable enjeu ? Qu’un agent gouvernemental déclaré, portant brassard et s’étant ouvertement identifié comme tel obtienne de moi l’autorisation de passer un quart d’heure sous mon toit à aller et venir à sa guise, sans témoin. Elle avait été présente en toute légalité. Je l’avais invitée. Et tout ça, après que mon copain flic m’avait mis en garde.
Il est inutile de m’avertir, me dis-je dans un incontrôlable accès de colère noire. Je suis vraiment trop con. Je n’écoute pas ce qu’on me dit, je continue de faire mon truc quoi qu’il arrive. Je les invite et je vais m’enfermer un quart d’heure sous la douche en leur confiant la maison. Elle aurait aussi bien pu camoufler de la came et un flingue ; et voilà, je dégringole, ça ne s’arrêtera plus. Victime d’un montage policier exécuté à la perfection, et ce parce que j’avais fait moi-même le plus gros du boulot.
Et supposons que ce soit un nouveau mensonge. Supposons qu’elle n’ait pas planqué de coke du tout. La cocaïne se présente en doses infimes ; je pourrais chercher des jours, des semaines et ne jamais la trouver, et s’il n’y avait rien je pouvais devenir fou, sombrer dans une frénésie paranoïaque et ne rien trouver – ne rien trouver et ne pas savoir si c’était à quelques centimètres ou si ça n’avait jamais existé. Et passer chaque seconde de mes jours et de mes nuits à attendre que les flics se pointent à la suite d’une dénonciation et m’embarquent ; à attendre qu’ils viennent démolir un mur et trouvent tout de suite la coke. Dix ans de taule.
Soudain frigorifié, je m’interrogeai : et si le coup de fil qu’elle avait passé avait servi à me dénoncer, justement ? Et si c’était le tuyau que les flics attendaient ? Si elle leur avait annoncé, non pas qu’il y avait de la drogue chez moi, mais qu’elle était arrivée à la planquer, et qu’ils étaient sûrs de trouver quelque chose s’ils venaient fouiller la maison ?
Dans ce cas, mes jours – mes heures – sont comptés, me dis-je. Inutile de chercher. Il n’y a plus qu’à s’asseoir. Rentrer à la maison et s’asseoir.
C’est ce que je fis. Je fermai la porte d’entrée et m’assis sur le canapé ; je me relevai pour brancher la F.M. Puis je me rassis. J’écoutai une exécution publique du concerto L’Empereur de Beethoven, assis, tout ouïe, en attente, prêtant l’oreille non aux accents de la musique familière mais aux bruits de voiture s’approchant. Ce fut une putain d’expérience. Le temps s’étira démesurément. Il fallut que j’aille dans la cuisine consulter l’horloge de la cuisinière pour pouvoir me faire une idée de l’heure qu’il était. Une heure, deux heures passèrent. Personne ne vint : pas de voitures, pas de coups contre la porte, pas de fusils à pompe et d’hommes en uniforme. Juste la radio qui jouait et la maison vide à part moi.
Je me touchai le front ; il était brûlant et couvert de sueur. Je me rendis dans la salle de bains, pris le thermomètre et l’agitai pour le remettre à zéro, puis mesurai ma température. Trente-neuf. Une fièvre née de la peur et de la tension. Mon corps rendu malade par le stress qu’il subissait, un stress injuste et immérité, mais très réel. Décamper était très habile de sa part, me dis-je. Après m’avoir raconté ça, que ce soit vrai ou pas. Pied au plancher, gomme sur la route. Si jamais elle revient dans le coin, je la tue. Elle le sait ; elle restera à l’écart.
Si je m’en sors sain et sauf, pensai-je, j’écrirai un livre là-dessus. J’arriverai bien à me débrouiller pour présenter ça comme un roman. Comme ça, d’autres sauront. Vivian Kaplan entrera dans l’histoire pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle fait. C’est la promesse que je me fais à moi-même, pour me donner une raison de continuer.
Il ne faut jamais piétiner un écrivain, me dis-je, à moins d’être sûr et certain qu’il ne va pas se relever derrière vous. Si on a l’intention de le brûler, il faut s’assurer qu’il est mort. Parce que s’il est vivant, il parlera ; il parlera sous forme écrite, sur la page imprimée, permanente.
Mais suis-je vivant ? me demandai-je.
Seul le temps permettrait de le savoir. Pour l’instant, je me sentais comme si on m’avait porté un coup mortel, comme si on m’avait poignardé profond. La douleur était intolérable. Mais je survivrais peut-être. J’avais survécu à l’attaque de ma maison. J’avais survécu à des tas de choses. Je survivrais sans doute à ça. Et si c’était le cas, les APA étaient mal partis, Vivian Kaplan en particulier.
Je me dis cela, mais je n’y croyais pas vraiment. En fait, j’étais convaincu que les APA et leur chef Ferris Fremont me tenaient. Et j’avais moi-même fait jouer le piège – c’était ça le pire, c’était ça qui blessait vraiment. Mon propre attrape-nigaud m’avait trahi, m’avait livré à l’ennemi. C’était dur à encaisser.