CHAPITRE VI
A minuit, Jeanne monta pour la deuxième fois.
La première, alors que la voiture du capitaine Auclair s'en allait le long de l'allée, grand-mère voulait connaître les raisons de toute cette agitation. Jeanne lui avait raconté que Lucienne Jobart avait été assassinée. Pour tout commentaire, son interlocutrice avait déclaré que la Lucienne était une vieille salope et que c'était bien fait, parce qu'autrefois, elle avait écrit des lettres anonymes!
Jeanne avait songé qu'elle-même en connaissait une autre, de vieille salope, qui n'écrivait pas de lettres parce qu'elle avait de l'arthrose dans les doigts...
Jeanne s'était attardée un moment auprès de l'aïeule, faisant preuve d'une patience qui ne lui était pas coutumière. Martine avait nettoyé et rangé la chambre autant qu'il lui était possible de le faire. Et, non moins naturellement, aussitôt après, grand-mère avait tout remis sens dessus dessous, sali ses draps avec les reliefs de son dîner et fait pipi à côté du bidet — car elle se refusait à utiliser ses w.-c. chimiques. Puis elle avait stigmatisé la négligence de leur vieille gouvernante, assurant qu'elle allait la « foutre à la porte », et réclamé le docteur Belot « parce qu'elle avait l'intestin dérangé ».
Jeanne avait écouté ce flot routinier d'une oreille blasée, s'efforçant, elle aussi, de ranger et épongeant la flaque d'urine. Puis elle avait couché la vieille femme, lui avait lu une page de son roman insipide — un truc à l'eau de rose où une infirmière tombait amoureuse d'un inaccessible chirurgien marié — et s'était enfin éclipsée. Elle avait faim et mourait d'envie de parler avec Marie.
Mais Marie était partie raccompagner Martine en voiture et ne rentra qu'une bonne demi-heure plus tard, alors que sa sœur attaquait d'une fourchette gaillarde le reste des raviolis que leur gouvernante avait préparés.
Elle s'assit en face de Jeanne, qui la servit.
—Qu'est-ce que tu penses de tout ça? demanda la cadette. Ce... ce meurtre, peut avoir un rapport avec...
ce qui nous est arrivé?
Marie lui jeta un regard noir.
—Je n'ai tué personne, que je sache, rétorqua-t-elle.
Et toi non plus!
—Mais... tout ce sang que nous avons vu...
Marie abattit violemment son couteau sur la table.
—Jeanne... Je n'ai pas envie d'en parler, tranchat-elle. Je suis crevée. Tu es toujours d'accord pour prendre ma garde?
—Oui, mais...
—Alors je vais me coucher tout de suite. Bonsoir!
Elle s'éclipsa, laissant Jeanne déçue. La jeune fille débarrassa, maussade, puis gagna sa chambre, présumant que la nuit serait rude et qu'elle ferait aussi bien de se mettre au lit tôt pour dormir un maximum. Il faisait toujours aussi chaud. Elle se déshabilla et se laissa tomber sur son lit. Le sommeil vint immédiatement.
Pas pour longtemps.
Jeanne enfila son long tee-shirt et grimpa l'escalier, des envies de meurtre au coeur. En arrivant devant la porte de la chambre de grand-mère, elle sentit quelque chose de froid sous ses pieds. Elle baissa la tête. Ses orteils se trouvaient dans l'eau.
—Merde! s'écria-t-elle, complètement réveillée.
Elle entra. Grand-mère glapissait, nue, agenouillée devant le bidet. Elle s'escrimait sur les robinets, d'une main, tout en donnant de grands coups de canne sur le plancher de l'autre.
—Mais qu'est-ce que vous faites? s'exclama Jeanne en se précipitant.
De vieux bas, des chemises et des culottes trempaient dans le bidet. L'aïeule n'avait plus ses laxatifs, confisqués par Marie, alors elle se rattrapait autrement !
—Je fais ma lessive ! geignit-elle. Mais cette saleté est cassée ! Ça coule...
Jeanne furieuse écarta la vieille femme qui, bien entendu, tournait les robinets à fond dans le mauvais sens, et arrêta le flot. Puis elle retira du bidet les vêtements dégoulinants. Grand-mère la regardait d'un air sournois.
—Pourquoi est-ce que vous n'avez pas de chemise de nuit? s'enquit Jeanne.
—J'en ai plus ! Martine me les a volées ! (Jeanne leva les yeux au ciel.) —Elle t'a aussi volé ta culotte, susurra l'aïeule. C'est pas beau de te promener comme tu fais, le derrière à l'air. C'est un péché...
Jeanne rougit violemment, attrapa la moralisatrice sous l'aisselle et la força à se relever. Après l'avoir poussée vers le lit, elle ouvrit l'armoire, y prit une chemise, parfaitement lavée et repassée, et la lui enfila.
—C'est pas à moi ! grogna la vieille dame.
—C'est ça... On la rendra à sa propriétaire quand elle nous la réclamera.
—Tu es méchante ! Tu es une vicieuse ! Tu ne m'aimes pas !
Jeanne se pencha vers son aïeule, féroce.
—C'est vrai, rétorqua-t-elle. Je suis méchante et vicieuse, et je me promène le derrière à l'air et je ne vous aime pas... Et si vous continuez à jouer la môme, je vous battrai avec un martinet !
Grand-mère se fit suppliante : —Tu me lis mon livre?
Jeanne avait très envie de le lui faire avaler, son livre !
Mais elle se domina et saisit l'ouvrage.., qui la fit songer par association d'idées à ceux de ce M. Bastide dont Marie lui avait parlé. Elle s'assit sur le rebord du lit et se mit à lire, d'une voix monocorde qui, espéra-t-elle endormirait aussi bien la vieille femme qu'elle l'endormait, elle.
Ce fut un contact inattendu qui la sortit de sa demitorpeur. Elle ouvrit de grands yeux, interrompant sa lecture. Grand-mère, les yeux clos, respirait régulièrement. Mais sa main lui caressait doucement la fesse droite...
— Ça va pas ! glapit Jeanne en se levant, choquée au plus haut point.
Grand-mère ne réagit pas, et Jeanne comprit qu'elle dormait pour de bon. Sa main se crispait par à-coups sur le drap. Machinalement, Jeanne tira son tee-shirt sur son derrière nu. Sa peau lui semblait glacée, là où les doigts ridés l'avaient effleurée. C'était extrêmement désagréable.
Elle reposa le livre et sortit sans bruit, éteignant la lumière. Un souffle de vent fit frémir sa chevelure. Elle s'étonna que la fenêtre au bout du couloir soit ouverte mais n'alla pas la refermer. Elle ne souhaitait qu'une chose retrouver son lit. Elle s'engagea dans l'escalier.
A mi-hauteur des degrés, son souffle se raccourcit, son regard prit une fixité étrange, sa démarche se fit hésitante. Avec des gestes maladroits, elle saisit les pans de son tee-shirt, fit passer le léger vêtement au-dessus de sa tête, le laissa tomber sur le marbre.
Une fois au bas des marches, elle s'immobilisa un instant. Son visage était inexpressif. Elle chancela puis, à pas lents, traversa le hall, droit vers la porte. Sa main se posa sur la clef, la tourna sans bruit, ouvrit pareillement les deux verrous de sécurité.
La porte pivota sur ses gonds, et les cheveux de Jeanne volèrent.
Sans hésiter, la jeune fille sortit sur le perron puis se dirigea vers le sombre bâtiment des communs.
Elle marchait le long d'une allée interminable bordée d'ombres. Ses pieds foulaient une mousse épaisse, élastique, mais ce contact n'avait rien d'agréable. Elle savait qu'elle n'aurait pas dû se trouver là. Où aurait-elle dû se trouver? Son esprit était englué dans une mélasse qui le paralysait et l'empêchait de penser lucidement, logiquement. C'était une force extérieure qui la faisait agir.
Un souvenir, une réminiscence, montait en elle et la mettait en garde. Il fallait qu'elle fasse demi-tour, qu'elle retourne d'où elle venait. Mais d'où venait-elle? Qui l'appelait?
Un vent chaud caressa sa peau. Elle baissa la tête. Elle était nue. Elle éclata de rire et se demanda pourquoi. Ça n'avait rien de drôle! Si les gens la voyaient se promener dans cette tenue... Les gens... Quels gens? Il n'y avait personne, le long de cette allée. Que des ombres qui s'étiraient.
Des ombres qui l'appelaient.
Quelque chose remua, devant elle. Elle voulut s'arrêter, mais au contraire pressa le pas. À présent, il fallait que tout s'accomplisse. Son corps le réclamait, et aussi son âme. Tout se révélait à elle. Tout ce faisceau qui l'entourait depuis des années, depuis toujours. Le piège avait été tissé patiemment. Il allait se refermer, et elle ne se dérobait pas.
Sa chair était chaude et molle lorsqu'elle s'immobilisa devant le gouffre d'ombre et le contempla.
Il rit effroyablement et lui tendit les bras.
Jeanne se réveilla en sursaut et regarda autour d'elle, hébétée. Elle se trouvait devant la porte des communs.
Elle hoqueta de stupeur, se retourna, l'esprit vide. La masse sombre de Roche-Lalheue s'élevait, faiblement éclairée par la lune. Un vent chaud soufflait. Elle baissa la tète. Elle était nue. Son rêve... L'allée... Les ombres.
Mais ce n'était pas un rêve. Elle avait été emportée.
Haletante, elle s'adossa à la porte des communs. Le manoir était un havre impossible. Sa poitrine se noua et elle se mit à pleurer.
— Qu'est-ce que vous voulez? gémit-elle.
Elle fut presque étonnée qu'aucun monstre, vampire ou loup-garou, ne lui réponde. Ce qui la persécutait n'était rien de cela. Elle savait ce que c'était. Mais son esprit refusait de l'admettre.
Elle savait...
Une chouette ulula dans l'arbre aux fées. Alors toute pensée cohérente abandonna l'esprit de Jeanne. Sans même sentir les cailloux pointus qui meurtrissaient la plante de ses pieds. La jeune fille se rua en avant, courant de toute sa vitesse le long de l'allée.
Le long de l'allée.
Jeanne n'était qu'à dix mètres du château lorsqu'elle vit les ténèbres s'épaissir autour d'elle. Le lumignon qui brillait faiblement au fronton du manoir pâlit un peu plus et, en un éclair, elle se demanda si l'ampoule_ n'était pas en train de claquer.
Puis elle plongea dans l'abîme béant qui s'ouvrait là où, l'instant d'avant, se dressait Roche-Lalheue.
Marie rêvait. Elle le savait. Elle savait qu'elle dormait et que tout n'était que songe. Une parcelle de sa conscience se raccrochait à cette certitude. Elle dormait. Elle se voyait en train de dormir. Elle reposait, dans son lit, dans sa chambre, au château; et, pour la première fois depuis longtemps, grand-mère ne la dérangeait pas. Elle dormait. Elle avait repoussé son drap, à cause de la chaleur, et sa chemise bâillait, laissant deviner ses seins.
Elle dormait... Le sommeil la lavait de sa fatigue, de ses angoisses.
Mais voilà que sa conscience s'effaçait. Manie ne dormait plus. Elle était morte. Elle ne respirait pas, son coeur ne battait pas, sa poitrine ne se soulevait pas. Son corps était glacé, inerte, figé par le froid de la tombe.
Un violent effroi s'empara d'elle, en même temps qu'elle se demandait si ce rêve n'était pas la réalité, si elle n'était pas bel et bien morte. Mais par quel sortilège pouvait-elle se poser la question ?
Elle voulut se réveiller. Elle n'y parvint pas. Elle n'était que faiblesse, mollesse. L'épuisement délitait sa chair, diluait sa volonté. Elle s'entendit gémir. Très loin, des coups retentirent.
Elle se dit que c'était grand-mère qui cognait avec sa canne. Mais non. C'était différent. Les coups possédaient un rythme qui lui était familier... Comme un coeur. C'était un coeur. Son coeur_ Elle se trouvait au milieu d'un vaste jardin. L'endroit était magnifique, un éden. De longues allées recouvertes de sable blanc s'étendaient à l'infini, délimitant de vastes pelouses piquées de massifs de fleurs et d'arrangements de rocaille. Des arbres allongeaient leurs longues branches qu'agitait le vent, de subtils parfums flattaient son odorat.
Une douce sensation de bonheur l'envahit.
« Je suis morte. C'est ça, le paradis! »
Mais elle savait que ce n'était pas le paradis. Dieu ne se trouvait pas. là. Elle marchait. Elle était nue. Elle n'en fut pas gênée. Au contraire. La beauté épanouie de son corps seyait à ce lieu. Elle passa ses mains sur ses flancs. Elle s'aimait. Elle aimait ses seins, son cou, ses cheveux brillants et bouclés qui volaient autour de sa tête, son visage épanoui, reposé. Elle se flatta la croupe des deux mains et éclata de rire. Ses fesses étaient fermes, sa peau lisse.
Un bassin apparaissait du néant et son eau claire l'appelait. Elle n'hésita pas, courut s'y plonger. L'eau était délicieuse, si limpide qu'elle pouvait voir les minuscules cailloux ronds qui en parsemaient le fond de sable blanc. Elle s'accroupit, s'immergeant jusqu'aux épaules.
C'était la première fois de sa vie qu'elle se baignait nue, et il fallait que ce soit dans un rêve...
« Es-tu sûre que ce soit un rêve? »
Elle se retourna. Satu surprise, elle vit Thomas Bastide. Il la regardait en souriant. Lui aussi était nu, et très beau. Pas une once de graisse ne déparait son corps svelte, musclé. Il n'était qu'harmonie et virilité. Marie songea à un dieu grec... Mais les dieux grecs étaient affublés de sexes ridicules, alors que celui de son compagnon était de taille flatteuse... et se redressait de façon explicite .
Cette érection émouvait Marie. La jeune femme n'avait pas l'habitude qu'on la désire aussi ouvertement. Mais elle n'était pas gênée. Elle était impatiente. Impatiente de se donner, de se trouver dans les bras de Thomas. Elle se dressa, palpitante.
Il descendit vers l'eau. Son sourire illuminait son visage. Marie sortit du bassin, mille gouttes constellant sa peau mate. Son corps était habité par une chaleur délicieuse. Sans dire un mot, il l'attira contre lui. Ils s'embrassèrent. Marie fondit sous ce baiser. Les mains de Thomas parcouraient son corps, le découvraient en ses plus secrets détails, impudiques et légères.
Leurs visages se séparèrent. Marie pantelait, sa chair était un brasier ruisselant. Elle osa le caresser.
Il s'allongea sur l'herbe rase, l'attira sur lui. Elle se laissa aller, pleurant presque de bonheur. Elle était fraîche de l'eau du bassin. Son corps à lui était tiède des rayons du soleil. Elle rampa sur sa poitrine pour respirer son parfum de mâle. Son ventre pesa sur le sien.
Ses yeux s'agrandirent quand elle le sentit qui glissait au creux d'elle. Elle ouvrit la bouche, retenant son souffle.
Il firent l'amour, très lentement d'abord, savourant chaque onde du plaisir qui montait en eux, retenant leur bonheur en même temps que leurs gémissements. Puis un doux halètement s'exhala de la bouche de Marie. Ses reins ondulèrent plus vite. Les mains de Thomas pétrirent plus rudement ses hanches. Elle cria.
Il la fit basculer sous lui et se poussa dans son corps avec force. Elle s'accrocha à lui, mordit sa bouche et s'abandonna. Son cri monta...
Vers le plafond de sa chambre.
Marie flottait dans un bonheur indéterminé, à michemin entre le sommeil et l'éveil. Thomas avait disparu de son rêve. Quelque chose changeait. Elle voulait se réveiller. Mais elle ne le pouvait pas. Elle était redevenue faible, impuissante. Elle eut à nouveau peur d'être morte. Autour d'elle, tout était sombre.
Il y eut un grondement, et la langueur qui la paralysait se dénoua. Elle se redressa.
Elle n'était pas seule. Des gnomes sans substance l'entouraient, hideux. Leurs visages sans traits reflétaient la cruauté la plus sauvage. Ils tendirent vers elle leurs ongles pareils à des poignards.
Grand-mère s'avança, haineuse, méprisante. Elle lâcha une bordée d'obscénités et d'injures.
« Traînée! Putain ! Salope! lit 'a ramoné le cul! Tu n'es qu'une chienne en chaleur... »
Marie secouait la tête, abasourdie par cette explosion de méchanceté. Grand-mère continuait d'avancer vers elle.
Elle recula, épouvantée. Mais les ombres l'empêchaient de fuir. « Tu ne m'échapperas pas! Tu es mauvaise, méchante! Tu me persécutes! Mais maintenant, tu vas payer! Tu vas souffrir! Souffrir! »
Marie ne protestait pas. Aucune parole ne sortait de sa bouche. « Tu vas crever! Je vais t'arracher les yeux, t'ouvrir le ventre »... crachait l'aïeule.
Elle allait le faire. Ses ongles déchiraient Marie, l'éventraient, l'éviscéraient. Les ombres hurlaient tandis qu'elle subissait son supplice. Son sang coulait. La vie. Sa vie...
La vie de Thomas...
La terreur de Marie fit soudainement place à une rage folle. La jeune fille se sentit possédée par un feu plus fort que la peur. Elle n'accepterait pas ça! Cette vieille garce tyrannique méritait qu'elle-même lui fasse subir tout ce dont elle la menaçait. Ça ne serait que justice!
Comme Lucienne Jobart...
Marie balaya les ombres qui s'accrochaient à elle et fonça sur grand-mère. Elle vit les yeux de l'aïeule se dilater de surprise, de terreur, et jubila. Elle allait rendre au centuple tout ce que la vieille lui avait fait endurer!
Grand-mère tourna les talons et s'enfuit. Tiens... Elle était nue, elle aussi. Les fesses osseuses, les cuisses décharnées. Elle détalait avec une vivacité qui démentait son âge. Marie se lança à sa poursuite, balayant gnomes et ombres.
Le décor changea, devint familier. Marie reconnaissait ces vastes pièces, ces recoins obscurs, ces fenêtres, cet escalier qui n'en finissait plus de monter. Elle reconnaissait l'odeur de moisi, la froideur de la pierre sous ses pieds. Elles étaient retournées à Roche-Lalheue. La vieille femme voulait se réfugier dans sa chambre. Mais sa petite fille l'y forcerait, comme on force au gîte une bête malfaisante. Elle l'y achèverait.., sur son lit!
Grand-mère se retourna et lui fit face, un sourire goguenard aux lèvres. Mais ce n'était plus grand-mère.
Ou, plus exactement c'était grand-mère comme elle ne l'avait jamais connue. Grand-mère jeune, belle, resplendissante de sève et de vitalité. Sa chevelure était noire et bouclée, sa poitrine arrogante et lourde, ses jambes fortes, longues, et son visage...
Marie recula en face de la vision qu'elle avait d'ellemême. Grand-mère s'allongea sur son lit, sans la quitter des yeux. « Tue-moi, dit-elle, et tu te tues. N'as-tu pas compris que nous ne sommes qu'une seule créature? »
Hallucinée, Marie saisit la canne de grand-mère, leva le poing. Un appel désespéré la frappa au coeur.
Jeanne...
Elle s'éveilla.
Elle se demanda un instant ce qu'elle faisait là. Ses sens la trahissaient-ils? Etait-elle devenue folle? Son cauchemar continuait...
Elle se trouvait dans la chambre de grand-mère, près du lit de grand-mère.
Elle brandissait la canne de grand-mère...
Qui donnait béatement, un léger ronflement s'échappant de sa bouche entrouverte. Ses fausses dents, dans son verre, sur la table de nuit, ricanaient sinistrement.
Marie recula en clignant des yeux, regardant d'un air stupide la canne qu'elle serrait toujours.
Puis, avec un gémissement étouffé, elle laissa tomber l'objet sur le tapis. Elle s'avança à nouveau vers son aïeule. Grand-mère n'avait rien... Grand-mère... Sur son visage décharné, plissé par l'âge, Marie pouvait deviner son propre visage. Comment n'avait-elle jamais été frappée par l'évidence, par la ressemblance?
Jeanne l'avait réveillée à temps.
Jeanne !
Marie se retourna d'un bloc, le cœur plein d'inquiétude. Elle frissonna et s'aperçut alors qu'elle était entièrement nue. Cela ne l'étonna pas. Comme dans son rêve !... Mais ça n'avait pas été un rêve, elle le savait bien.
Elle sortit de la chambre, dévala l'escalier, se précipita chez sa soeur.
Le lit était vide.
Secouée de sanglots, elle tâta les draps froissés. Ils étaient froids.
—Mon Dieu, Jeanne..., murmura-t-elle.
Elle retourna dans le hall, éperdue d'angoisse, et s'aperçut que la porte du manoir était ouverte. La lumière brûlait à l'extérieur.
—Jeanne!
Elle se rua vers l'entrée. Au-dehors, une pâle lueur annonçait l'aube. Il faisait déjà doux. La journée serait radieuse. Une belle journée d'été qui changerait du temps pluvieux de la veille...
Jeanne était allongée au bas du perron, inerte et nue.
Couverte de sang...