CHAPITRE X

L’oeil froid, Kohr regardait Ethi qui paradait en face de ses chefs de guerre, riait beaucoup, levait son hanap et beuglait à tout bout de champ des paroles vengeresses que ponctuaient les vivats des hommes assemblés. En vérité, on eût bien dit que c’était le jeune duc de Xanta qui avait remporté la plus éclatante des victoires. En un autre moment, Kohr l’aurait volontiers remis à sa place. Mais il était las, et n’avait nulle envie de renouer querelle avec son cousin. Que lui importait qu’Ethi s’adjuge les lauriers de la victoire ? Quelle victoire, du reste ? Kohr n’était qu’amertume et dégoût. Il avait vaincu sa légitime souveraine, et cela le mettait au désespoir. Quelle absurdité que cette guerre ! Quelle gigantesque bêtise ! Pour une cérémonie toute symbolique, des milliers d’hommes étaient morts, et la couronne de fer avait chu dans la boue.

Elka... Elka de Tehlan... Kohr ne parvenait pas à réaliser qu’elle n’était plus. Tout le jour, il l’avait fait chercher parmi les morts, les blessés et les prisonniers. En vain... Elka avait dû s’engloutir dans les marais, comme tant des siens. A moins qu’elle n’ait été piétinée par les aurochs et que son corps ne soit plus qu’une informe mélasse rouge... Elka morte... A cette seule pensée, le jeune homme sentait ses yeux s’embuer. Il réalisait qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer, qu’il ne cesserait jamais de chérir sa mémoire. Dérision... Il adorait celle dont il avait été la perte.

Ethi s’avança vers lui. Kohr retint son souffle. Plus tôt, ce jour, il avait bien cru qu’il allait devoir livrer une autre bataille. Sortant de la forêt d’Amerande après la charge des aurochs, il avait pu voir les pennons marqués à la Soie Rouge se ruer vers lui. Il en avait éprouvé un rude coup. Ethi venait-il à son secours, ou plutôt accourait-il pour se repaître des débris des deux armées ? Il avait vu les troupes de son cousin se jeter sur les royaux en fuite et les anéantir. Alors il avait ordonné aux siens de prendre la position de combat...

Ethi ne l’avait pas attaqué. Kohr ne s’illusionnait pas. Ce n’était pas par bonté d’âme. Son parent devait être impressionné par ce qui était arrivé à l’ennemi. Il est vrai que, dopés par leur victoire, ses hommes semblaient prêts à anéantir n’importe quelle armée !

Ethi était descendu jusque dans la plaine, à la tête du petit groupe de ses officiers et vassaux et, de loin, avait fait de grands signes d’amitié, criant son enthousiasme et ses félicitations à son cousin. Kohr s’était avancé à son tour, tandis que ses troupes répondaient aux vivats par d’autres vivats. Les deux seigneurs avaient stoppé leurs montures à trois pas l’une de l’autre et s’étaient salués.

— Kohr, avait déclaré Ethi, en mon nom, celui du duc de Xanta, et au nom de tous mes barons, je t’exprime mon allégresse de te voir sain et sauf ! Cette victoire que nous avons remportée contre l’usurpatrice est le signe que les destins de nos maisons sont liés ! Oublions les malentendus ! Nous ne devons songer qu’à l’allégresse de notre triomphe ! Accepte ma main !

Kohr avait songé à sa propre amitié, qu’il avait naguère offerte à Ethi, qu’ils avaient scellée en échangeant leurs compagnes dans les étuves du château de son cousin, et à ce qui s’en était suivi ([7]). Il n’était pas dupe. Il ne le serait plus jamais. Ethi était et demeurerait un fourbe.

Pourtant, il s’était déganté et avait accepté la main tendue, tandis que retentissait une immense ovation. Il ne désirait pas affronter son parent. Il ne désirait plus affronter personne. Elka avait été vaincue, la plaine était rouge du sang de ses soldats et de ses officiers. Il n’en verserait pas plus. En cet instant, la seule idée de sang le révulsait.

Les deux cousins avaient alors paradé de concert devant le front des troupes, répondant aux saluts frénétiques des soldats au Lévrier Courant et à la Soie Rouge mêlés. Ethi souriait d’une large gueule. Kohr restait de marbre. Il cherchait Lynn. Il ne l’avait pas trouvée et ne s’en était point étonné. Il savait que sa femme ne goûterait pas l’après-bataille...

 

Le festin de victoire battait son plein, et Lynn n’était toujours pas là. Kohr s’en agaçait ; comme il s’agaçait des grotesques parades d’Ethi ainsi que de l’interminable défilé des chefs de guerre, des officiers, des sergents qui, à un degré ou à un autre, estimaient que leurs prouesses méritaient récompense, et qui venaient donc réclamer cette récompense aux deux seigneurs. C’était la coutume. Kohr la respectait, mais il ne l’aimait pas. S’engraisser sur la dépouille des vaincus n’était pas dans son caractère.

Enfin, arriva le moment que chacun attendait impatiemment. Les prisonniers de marque furent poussés, chargés de fer, vers les deux jeunes gens. Ils étaient en chemise, les pieds nus. On les avait dépouillés de leurs armures, de leurs épées, de leurs bijoux. De leur dignité. Kohr serra les dents. On ne devait pas inutilement humilier l’adversaire. C’était une pratique barbare !

— Pourquoi les avoir traités ainsi ? demanda-t-il en se penchant vers Ethi. Beaucoup étaient tes amis et se sont battus avec toi contre Tehlan !

Le regard d’Ethi flamba de colère.

— Ils se sont alliés à la chienne ! Ils ne méritent aucune pitié !

Cette fois, Kohr se tourna franchement vers son cousin.

— Prétends-tu les mettre tous à mort ? s’écria-t-il.

Ethi posa son hanap.

— J’en aurais le droit, répliqua-t-il, la sécheresse de sa voix laissant bien deviner la réalité des sentiments qu’il portait à Kohr. Ils sont mes prisonniers, et c’est moi qui décide s’ils doivent vivre !

Il se fit bonhomme pour ajouter, avec un large sourire :

— Tu ne vas pas me dire que tu te soucies de leur sort, toi qui les as fait piétiner par un troupeau d’aurochs !

Kohr cilla, furieux. Mais Ethi devança sa réponse, souriant encore plus largement :

— Allons, rassure-toi ! Je n’ai pas de désir aussi sanguinaire... Je veux seulement que tous ces nobles seigneurs comprennent à qui ils ont affaire. Un peu de sévérité leur rappellera durablement que nos familles ont toujours eu le droit pour elles !

Kohr haussa les épaules, songeant que tout ce que méritait Ethi était ce qu’il infligeait précisément aux prisonniers. Il perdait son temps, en assistant à ce banquet. Il devrait se lever, quitter la table et rechercher Lynn... Pourquoi, par le démon, n’était-elle pas à ses côtés ? Où se cachait-elle ?

Il s’apprêtait à partir quand il avisa tout à coup, parmi les seigneurs captifs, Aliès Mussidor et son fils. Il se tourna à nouveau vers Ethi. Son cousin avait suivi son regard.

— J’avais omis de te dire, susurra-t-il, que les dieux ont permis que tombent entre nos mains les deux criminels coupables de tous les maux ayant ensanglanté Vonia. Il va de soi que si je n’ai aucun ressentiment réel contre les autres prisonniers, et si je suis tout disposé à te laisser régler leur sort, ceux-là m’appartiennent... Et de ceci, mon cher cousin, je ne suis pas disposé à discuter !

*

**

Arasoth planait au-dessus du champ de bataille et se repaissait de tout le sang répandu.

En son honneur...

Arasoth était un dieu comblé, et peu lui importait, en cet instant, que quelques âmes rares résistassent à son influence. Peu lui importait la pitié qu’il lisait dans le coeur de Kohr Varik. Peu lui importaient les manoeuvres dérisoires de la Dame d’Alkoviak, terrée dans sa forêt enchantée comme une pauvre larve dans son terrier. Peu lui importaient même ces méprisables enfants qui osaient s’en prendre à ses fidèles, qui prétendaient le contrecarrer dans ses projets. Tout cela n’était que broutilles.

Ce qui comptait, c’était ça ! Le chaos ! La mort, offerte comme l’offrande suprême. Cette bataille était le plus grandiose sacrifice qu’on lui eût jamais fait !