CHAPITRE IX
La pluie tombait, lourde et régulière, depuis des heures. Elle noyait le paysage, estompait les sons, rendait lointains, fantomatiques, les mouvements des armées dans la plaine.
Le froid était vif, mordant, mais Achitalheb n'y prenait pas garde. Immobile sur son cheval, dans sa lourde et magnifique armure de guerre, son sabre à la main, le monarque suivait des yeux l'imperceptible avance d'un étendard à l'horizon.
Les deux armées étaient face à face depuis près de deux heures. Des milliers d'hommes attendaient le choc avec impatience, fébrilité, angoisse ou résignation. Chacun savait que l'heure de l'ultime bataille avait sonné.
Achitalheb le savait également, lui dont le père, tout au long de son règne, avait manoeuvré pour retarder cette heure inévitable. En tournant la tête, l'empereur pouvait voir à moins de deux lieues les premiers faubourgs de Matilan, sa capitale. Dix jours plus tôt, des patrouilles ennemies y avaient pénétré, semant la terreur, brûlant et massacrant à plaisir, se retirant avant d'être encerclées par les troupes régulières. Le monarque avait compris qu'il devait se battre.
Il se battrait. Seul... Jusqu'à l'ultime instant, il avait espéré l'arrivée de ses vassaux du nord. Mais ils n'étaient pas venus... Ils ne viendraient pas.
Achitalheb, empereur de Soratahr, n'était pas un lâche. Mais quand il s'absorbait, comme en cet instant dans l'analyse des mouvements des différents corps d'armée, quand il faisait le compte des bannières portant son blason et de celles portant le blason des Hazuka, quand il comparait la disposition des fantassins, des cavaliers, des archers, quand il décomptait ses réserves et celles de l'ennemi, il tremblait. Peut-être aurait-il dû frapper plus tôt, alors qu'Akhebo Hazuka n'avait pas encore pris solidement pied sur les côtes de l'empire... Peut-être aurait-il dû attaquer tout de suite après la première bataille qui les avait opposés, malgré ses pertes... Peut-être n'aurait-il pas dû espérer la venue de ces alliés qui lui avaient fait faux bond...
Il haussa les épaules. Les dieux décidaient. S'il devait l'emporter, il l'emporterait. S'il devait perdre, eh bien il se suiciderait avec assez de noblesse pour que sa mort serve d'exemple aux générations futures. Un souverain de Soratahr ne tombait pas vivant aux mains de ses ennemis.
Il se retourna. Les officiers de sa garde personnelle attendaient. Achitalheb eut un sourire. Il ne resterait certes pas à l'arrière pendant que ses hommes et ceux d'Akhebo Hazuka seraient aux prises. Il prendrait part à la bataille en personne ! Il montrerait à chacun l'étendue du courage des Achital !
Tout à coup, il aperçut un mouvement, loin sur sa droite, assez confus. Il se haussa sur sa selle. Etait-ce l'ennemi qui attaquait ? Akhebo avait-il envoyé des troupes pour le tourner ainsi ? En ce point précis du front, au coeur de ses lignes, elles seraient anéanties sans coup férir...
— Capitaine Maïlan, allez voir ce qui se passe, ordonna l'empereur.
— Oui, Sire !
L'officier salua et éperonna son cheval. Il s'éloigna au galop, dans de grandes éclaboussures de pluie. Achitalheb retourna à sa contemplation des préparatifs de la bataille. Il évaluait les forces rebelles à vingt mille hommes. Lui n'en avait que treize mille. Ce serait très dur...
— Puissant Sire, dit soudain son aide de camp, le capitaine Maïlan est de retour. Et... il n'est pas seul !
Achitalheb tressaillit. Akjidhi Maïlan revenait en effet, en compagnie d'un cavalier à l'allure étrange. Il semblait que ce fût un grand gaillard, mais il ne portait pas d'armure et montait à cru. L'homme arrêta sa bête à quelques pas du monarque et inclina la tête pour saluer. Achitalheb fut stupéfait par la sobriété de ce salut. N'importe qui se serait prosterné à ses pieds...
L'arrivant ne portait effectivement pas d'armure, et ses vêtements étaient ceux d'un paysan. Mais il avait le sabre et le poignard à la ceinture, et dans son dos était accrochée la plus belle épée que l'empereur eût jamais vue. Même celles des panoplies de son palais n'étaient pas aussi somptueuses !
— Qui êtes-vous ? demanda le souverain.
Maïlan répondit à la place de l'inconnu.
— Puissant Sire, permettez-moi de vous présenter Orbret Afeytah am'Lara, votre plus fidèle vassal... En ce jour, il se rallie à vous à la tête de plusieurs centaines d'hommes en armes !
Achitalheb, comme ses officiers d'état-major, ses aides de camp et ses porte-étendards, en béa de stupéfaction.
— Pardonnez mon audace, Sire, dit alors Orbret d'une voix profonde. Mes hommes ne sont que des paysans, et leurs armes sont rustiques. Mais tous sont désireux de se battre contre Akhebo Hazuka... Tous sacrifieront sans hésiter leur vie pour l'honneur de l'empire.
Le monarque avait du mal à reprendre son sang-froid. Orbret Afeytah... Son père lui avait parlé de cet homme, sur son lit de mort. Il lui avait conté son histoire, une histoire à laquelle Achitalheb avait eu du mal à croire. Il n'était pas homme à accepter n'importe quel conte, et les hauts faits qu'on prêtait à ce guerrier paraissaient tenir de la légende plus que de la réalité.
Pourtant, Orbret Afeytah se tenait là, en face de lui, bien réel. Et dans un accoutrement misérable... Cet homme dont on disait qu'il était scandaleux et héroïque... Cet indiscipliné dont le nom faisait rêver les jeunes guerriers en quête de gloire.
— Orbret Afeytah, murmura Achitalheb. Ainsi, c'est vous ! Je vous imaginais plus âgé... (Orbret ne répliqua pas. Achitalheb reprit une attitude plus hautaine.) Je vous remercie d'être venu à moi. Votre aide me sera sans doute précieuse.
Orbret inclina la tête.
— Puissant Sire, je périrai avec les miens pour votre gloire... Mais auparavant, je souhaiterais que vous m'accordiez de lancer un défi à Akhebo Hazuka. J'ai un lourd compte à régler avec lui... Si je ne le fais pas, les âmes des miens, morts par sa faute, ne seront jamais en paix... Accordez-moi cette faveur, Sire, et je serai à jamais votre serviteur.
L'empereur resta muet. L'étonnement, mais aussi une incompréhensible émotion, lui nouaient la gorge. Et ses officiers étaient également émus. Il y avait une telle noblesse, une telle détermination, un tel calme dans les paroles d'Orbret Afeytah que chacun en était touché. Achitalheb ressentit un amer regret : celui que son père n'ait pas cherché à comprendre cet homme.
Orbret Afeytah était là et voulait se battre pour lui. Il était son unique allié, à l'heure la plus grave de son jeune règne.
Le monarque s'éclaircit la voix.
— Votre requête est honorable, Orbret Afeytah. Je l'accepte... Lancez un défi à l'armée ennemie et portez mes couleurs... Je forme des voeux pour que vous soyez vainqueur.
Orbret se redressa et ses yeux flamboyèrent. Il fit volter sa monture et, au petit galop, fila entre les rangs des soldats en direction des premières lignes.
La pluie avait cessé comme si le ciel, en cette minute où un guerrier allait vivre son combat suprême, désirait que rien ne vienne troubler l'événement. Un silence total régnait sur la plaine, et le vent froid ne charriait que le souffle des génies.
Orbret jeta un regard à sa troupe qui prenait sa place dans les rangs impériaux sans paraître se soucier des fantassins qui la côtoyaient. Ses hommes ne payaient pas de mine. Ils ne portaient ni cuirasse, ni casque, ni guêtres montantes mais des loques et des haillons. Il se sentit fier d'eux, de leur courage, de leur volonté de se battre, et les salua.
Puis il s'avança, ralentissant l'allure. Tous les yeux étaient braqués sur lui. Il le savait mais n'en était pas ému le moins du monde. Il ne ressentait rien. Il fit face aux rangs des rebelles.
— Je suis Orbret Afeytah ! cria-t-il. Il en est parmi vous qui me connaissent ! A ceux-là comme aux autres ; je suis venu dire que je ne veux pas me battre contre eux. Je ne veux me battre que contre Akhebo Hazuka ! Qu’il vienne prendre la mesure de mon épée, s'il a un semblant de courage ! Je l'attends !
Il se tut, croisa ses bras sur sa poitrine. Il n'y avait eu ni orgueil ni humilité dans ses paroles, nulle marque de politesse, nul mépris envers ses ennemis. Orbret Afeytah se moquait de l'humilité, de l'orgueil, du mépris... Orbret Afeytah n'était plus accessible aux sentiments humains. Orbret Afeytah n'était plus un homme.
Il était une lame. Qui attendait...
Akhebo n'avait pas reconnu Orbret, dans son bizarre accoutrement, quand il l'avait vu s'avancer vers son armée. Il avait pensé qu'un bouffon voulait effectuer un numéro aussi saugrenu que déplacé. Mais les paroles qu'avait prononcées ledit bouffon grondaient en lui.
Orbret ! Orbret était là et le défiait en face de milliers de témoins ! Il était seul, sans armure, sur un cheval maigre, et ne l'honorait même pas par une attitude digne !
Akhebo en ressentait une humiliation plus mordante que toutes celles qu'il avait endurées autrefois, quand il se comparait au jeune guerrier. Sa confiance en lui, la certitude de sa propre valeur, l'assurance qu'il avait fini par ressentir en volant de victoire en victoire, tout s'évanouissait. Il était envahi par la peur, l'épouvante de voir son infériorité s'étaler, manifeste, devant chacun.
Akhebo loucha vers l'arc que tenait un de ses officiers. Il serait facile de décocher une flèche à ce misérable ! Mais un tel geste déshonorerait à jamais son auteur. Orbret avait lancé un défi. Il fallait le relever...
Akhebo baissa la tête... Il ne pouvait pas...
Ses chefs de guerre le regardaient. Il avait envie de hurler, de pleurer, de fuir. Puis, tout à coup, un soldat se détacha au galop du front des troupes. Un espoir flamba dans tout son être. Orbret allait être tué ! Il n'aurait pas à le combattre...
Il suivit des yeux la course du guerrier qui hurlait des imprécations en faisant tournoyer son sabre. Un encouragement monta dans sa gorge...
Au dernier moment, Orbret fit volter sa monture et ce fut comme un éclair. Akhebo ne distingua pas le coup. Mais il vit le cheval de son fidèle qui continuait sa course, emportant sur son dos un corps sans tête.
Il se mit à trembler. Seule la longueur de son sabre pouvait encore le sauver.
Orbret n'avait pas eu à forcer son talent pour vaincre son assaillant. Un tout jeune homme, presque un enfant, d'une terrible maladresse.
Il rengaina son sabre, leva le poing pour signifier son second défi et poussa sa monture au petit trot. Il entendit les clameurs d'encouragement des impériaux, derrière lui, puis vit les rangs des fantassins rebelles s'ouvrir et un autre cavalier apparaître. Ce n'était toujours pas Akhebo, et il le regretta. Il ne ressentait aucun plaisir à combattre d'autres adversaires. C'étaient autant de vies pitoyablement gâchées.
Il jugea ce nouvel arrivant : infiniment plus redoutable que le jeunot qu'il venait de tuer. Sa façon de se pencher sur l'encolure de son cheval, de tenir son sabre un peu en retrait du corps pour dissimuler la longueur de sa lame, tout cela trahissait le combattant expérimenté.
— Mon nom est Imijo ! cria le guerrier. Je suis officier du seigneur Akhebo Hazuka, et je vais avoir l'honneur de vous tuer, Orbret Afeytah.
Orbret ne répondit pas. Il n'éprouvait pas le besoin de parler.
Il dégaina son sabre et, le tenant à deux mains, dirigeant sa bête à l'aide des genoux, chargea au petit galop. Imijo obliqua brusquement, sur sa gauche, et il apprécia la manoeuvre. L'homme devait être gaucher, chose assez rare, et en tirait avantage en attaquant ses adversaires droitiers sur leur flanc le plus faible.
Orbret ne chercha pas à modifier l'axe de son attaque. Il se contenta de pivoter légèrement sur lui-même et de porter tout le poids de son corps sur sa jambe droite.
Au dernier moment, alors qu'ils n'étaient plus qu'à quelques foulées l'un de l'autre, les deux cavaliers poussèrent leurs montures au grand galop. Orbret lâcha alors son sabre, dégaina son poignard de la main gauche et le pointa en avant.
Il sentit le vent du sabre d'Imijo. La lame trancha le bout de l'oreille de son cheval, qui hennit de douleur et se cabra. Le jeune maître se laissa tomber dans la boue, roula sur lui-même et se retrouva à genoux, prêt à dégainer Clarté toujours accrochée derrière ses épaules.
Il n'eut pas à le faire. Son poignard était enfoncé jusqu'à la garde juste en dessous du nombril d'Imijo. Le guerrier, les mains crispées sur l'arme, lui faisait face, également à genoux, la bouche ouverte sur un cri de douleur et de stupéfaction.
Orbret se releva. Il secoua la boue qui maculait ses braies, alla ramasser son sabre et s'approcha de son adversaire malheureux. Celui-ci ploya la nuque. Froidement, Orbret abattit son arme, lui tranchant la tête. Puis, sans prendre garde à la rumeur haineuse qui montait des rangs des rebelles non plus qu'aux cris d'enthousiasme des impériaux, il retira son poignard, l'essuya soigneusement avant de rengainer. Il agit de même avec son sabre.
Alors il refit face à l'armée d'Akhebo. Ses rangs semblaient parcourus par une lame de fond, et il se demanda si les fantassins n'allaient pas se ruer sur lui en masse. Il croisa ses bras sur son torse.
— J'ai déjà vaincu deux d'entre vous ! cria-t-il. Qui d'autre veut répondre à mon défi ? (Il brandit le poing en direction de l'étendard de commandement frappé du blason des Hazuka.) Akhebo, tu as fait mettre à mort les miens par traîtrise ! Tu as rompu l'alliance de ton clan et déshonoré le nom de tes ancêtres ! Tu as pactisé avec les ennemis de feu ton père et trahi ses engagements à l'égard de l'empire ! Tu n'es qu'une hyène repue de sang et de péchés ! Je te crie mon mépris et te convie à nouveau à venir te battre ! Montre-toi au moins aussi courageux que tes vassaux ! Je t'attends !
Akhebo avait assisté à la défaite de ses guerriers. Il n'en croyait pas ses yeux. Orbret, ce maudit, avait tué ses deux adversaires de façon si nette, si imparable, qu'il se sentait paralysé de terreur impuissante. Quel homme était donc ce misérable, ce réprouvé ? De quel métal son âme était-elle trempée ? Akhebo savait avoir fait de considérables progrès dans l'art de la guerre et des armes, mais il venait de voir un maître, le plus grand des maîtres, dans l'exercice de cet art. Il venait de prendre une leçon à la rigueur implacable.
Quand Orbret s'adressa à lui, il eut la tentation de faire volter son cheval et de fuir... Fuir loin de cette voix qui le condamnait sans appel, qui stigmatisait ses fautes, ses faiblesses, ses lacunes. Fuir loin du fantôme qui le hantait depuis ses années d'adolescence.
« Pourquoi l'amitié n'a-t-elle pu exister entre nous ? songea-t-il. Alliés, nous aurions été invincibles ! »
Mais l'heure n'était pas aux vains regrets. Akhebo savait que ses chefs de guerre, ses officiers, tout ce petit monde caparaçonné d'acier le regardait, l'observait en silence et le jugeait, attendant qu'il réponde au défi de la seule manière possible.
Il grinça des dents. Contre tout autre adversaire, il se serait déjà élancé, le sabre nu... Mais en face d'Orbret...
— Allez-y ! ordonna-t-il à ses officiers. Rapportez-moi sa tête !
Les guerriers parurent étonnés. De sa part, c'était une dérobade qui les déshonorait tous. Pourtant, leur réflexe d'obéissance fut le plus fort. Ils crièrent résolument « vivat ».
Dix cavaliers éperonnèrent en même temps leurs montures et se ruèrent sur l'homme seul qui leur faisait face.
Orbret ne s'étonna pas de cette charge. II regretta simplement qu'Akhebo ne se trouve pas à sa tête. Son attitude était inexcusable.
Mais il n'avait guère le temps de s'attarder sur l'apparente lâcheté de son ennemi. Il avait affaire à dix adversaires en même temps, montés de surcroît, ce qui ne lui était encore jamais arrivé.
Il dégaina les poignards de jet qu'il portait à la ceinture et les lança, l'un après l'autre, avec une précision mortelle.
Trois des petites armes portèrent, et trois officiers vidèrent les étriers. Leurs chutes furent saluées par une ovation montant des lignes loyalistes. Mais Orbret ne perdit pas une seconde à savourer sa nouvelle prouesse ! Il dégaina son sabre.
Le cavalier de tête était presque sur lui. Le solitaire entrevit son rictus haineux, devina le mouvement de son sabre plus qu'il ne le vit. Il se jeta à genoux et balaya l'air d'instinct.
Le cheval tomba, le flanc ouvert jusqu'aux entrailles, tandis que son maître roulait au sol, une jambe coupée.
Orbret plongea au milieu des bêtes qui l'entouraient, son sabre sifflant tel un serpent en colère. Il frappa sans réfléchir, sans même appliquer une tactique quelconque, suivant aveuglément l'instinct qui le portait, devinant les coups qu'on voulait lui porter, attaquant d'estoc et de taille.
Il entrevoyait des formes désarticulées qui flottaient devant lui au milieu d'une brume de sang. Des cris résonnaient, lointains, à ses oreilles. Des râles... Il sentait l'odeur du sang, la douceur de la mort sur sa peau. Une douleur étrangère, désincarnée, lui transperça l'épaule, mais il la rejeta. Orbret l'humain pouvait être blessé. Orbret le sabre, Orbret devenu dieu mortel, cet Orbret-là ne pouvait être atteint. Ne pouvait rien sentir.
La passe d'armes ne dura que quelques instants. Quand elle s'acheva, Orbret s'immobilisa, couvert de sang. Son souffle était profond et calme.
Il regarda les corps qui gisaient à ses pieds. Trois cavaliers étaient morts, tailladés et mutilés. La même expression de stupeur était peinte sur leurs visages. Un quatrième se traînait sur le ventre, un bras coupé au niveau de l'épaule. Les deux survivants, toujours à cheval, avaient pris du champ. L'un d'eux avait crispé sa main droite contre son flanc. Son armure n'était plus laquée de noir mais rouge et poisseuse.
Orbret remua l'épaule gauche et ne ressentit qu'une gêne sans gravité. Il marcha vers le guerrier blessé. L'homme se retourna, gémit de terreur. Orbret leva son sabre et, d'un geste brusque, lui en planta la pointe dans le ventre. Le malheureux hurla. Orbret pesa sur sa lame, la retira et fit face aux deux derniers cavaliers.
Celui qui avait été blessé chargea le premier, en criant. Son adversaire n'esquissa pas un geste... Le rebelle laissa échapper son arme et bascula sur le côté, juste devant ses pieds. Haletant, il tenta de se relever ; mais il retomba sur le ventre. Il eut un sursaut et s'immobilisa.
Orbret fixait le dernier officier. Celui-ci, aussi pâle qu'un linge, semblait avoir du mal à maîtriser son cheval.
Lentement, délibérément, Orbret lui tourna le dos...
L'autre éperonna sa monture. Une clameur s'éleva, des rangs des deux armées, devant la folle imprudence d'Orbret. Lui, ne l'entendit pas... Il n'avait pas besoin d'entendre. Ni de voir. Il savait...
Il bondit en pivotant sur lui-même, le sabre pointé, et se jeta dans la boue sur le dos. Comme il l'avait prévu, instinctivement, l'animal sauta pour éviter l'obstacle imprévu qu'il représentait. Alors il frappa de la pointe, dans un cri venu du plus profond de son être.
La lame transperça le cheval de part en part. Elle transperça la selle, se ficha dans les fesses du cavalier...
Une fontaine de sang ruissela sur Orbret. Le sabre lui fut arraché des mains. D'une détente, le jeune maître se releva.
La monture et le guerrier s'étaient affalés à terre, au milieu de leurs tripes fumantes. La bête ruait désespérément ; l'homme hurlait comme un possédé.
Orbret ramassa son arme et, sans prendre garde aux cris qui s'élevaient autour de lui, d'un large coup de revers, décapita le blessé. Il mit pareillement fin aux souffrances du cheval.
Il essuya son sabre, rengaina puis, se rapprochant des lignes rebelles, lança :
— Je t'attends toujours, Akhebo !
Achitalheb se demandait s'il rêvait. Pour un peu, il aurait demandé à ses officiers de le réveiller, de dissiper ce qui ne pouvait être qu'une illusion !
Mais non... Il ne rêvait pas. Il avait bel et bien vu Orbret Afeytah défaire douze ennemis. Douze guerriers entraînés, dont la bravoure n'était certainement pas à prouver.
Et non seulement il les avait vaincus, exploit tout simplement inimaginable, mais il l'avait de plus fait avec une dérisoire facilité. Et il se trouvait maintenant seul, face à toute une armée, répétant son défi de la même voix calme, comme s'il récitait un psaume dans le décor serein d'un temple.
— C'est prodigieux ! s'exclama Akjidhi Maïlan. Même à Likuta, je n'aurais jamais pensé... qu'il pût se battre d'une telle manière !
— On n'a jamais vu pareil combattant ! renchérit un officier d'état-major. Quelle science des armes !
Achitalheb baissa la tête, méditatif. Oui... science des armes ! Mais derrière cela, le jeune empereur devinait d'exceptionnelles qualités humaines. Un être commun, vulgaire aurait-on pu dire, ne serait jamais parvenu à une telle maîtrise.
Et, précisément parce que c'était un homme hors du commun, il avait vécu hors des normes. Son père, Achitalkhan, ne l'avait pas compris.
— Est-ce qu'Akhebo Hazuka va enfin répondre à son défi ? interrogea quelqu'un. S'il ne le fait pas, il montrera à chacun qu'il n'est qu'un lâche indigne de commander à une armée !
— Silence ! gronda le souverain.
Il réfléchissait. Ce que venait de faire Orbret Afeytah représentait un véritable retournement de situation. Un pareil exploit avait ébranlé le moral de l'armée rebelle, c'était évident. Si Akhebo Hazuka ne répondait pas au défi, ce moral flancherait tout à fait. Personne ne désirait combattre sous la bannière d'un couard. Et si Hazuka répondait, Achitalheb doutait qu'il parvienne à vaincre Orbret Afeytah. Donc...
— Que la troupe se tienne prête à attaquer à mon commandement ! dit l'empereur.
Akhebo tremblait de tous ses membres. Sans le savoir, il avait exactement les mêmes pensées que le monarque. Les prouesses d'Orbret étaient en train de renverser le cours de la guerre.
Quel homme accepterait de mourir pour lui s'il refusait de descendre dans l'arène ?
Akhebo baissa la tête. Tout cela était fou... Tout avait été fou depuis le début, depuis le jour où il avait deviné qu'Orbret et Zelmiane s'aimaient. Ils avaient été ses mauvais démons. Ils avaient ruiné son jugement, sa vie. La passion l'avait aveuglé, lui ôtant sa raison.
Aujourd'hui, prisonnier de cette passion, il ne pouvait plus qu'aller au bout de ses actes.
Il devait affronter Orbret... Il avait toujours su qu'il devrait le faire un jour.
Il se dressa sur ses étriers, envahi par une rage désespérée.
— J'arrive, Orbret ! cria-t-il. J'arrive !
Sans regarder personne, il éperonna son cheval. L'animal hennit et se cabra. Se penchant sur son encolure, Akhebo Hazuka s'apprêta à affronter son destin.
Orbret vit l'éclat de l'armure d'Akhebo. Son coeur s'accéléra. Mais il jugula instantanément l'émotion qui montait en lui. Il n'était pas question qu'il perde son sang-froid parce que l'instant qu'il attendait depuis tant d'années se présentait enfin. Akhebo savait se battre, et rien n'était plus néfaste que se croire vainqueur d'un combat avant d'avoir croisé le fer.
Orbret fit deux pas en arrière et dégaina Clarté. Puis il attendit la charge.
Mais le jeune seigneur ne commit pas l'erreur de se jeter sur sa lame. Il saisit au passage la lance d'un fantassin et, galopant tout autour de son adversaire, l'arme pointée, s'efforça de le faire reculer.
Orbret apprécia. C'était une tactique pleine de finesse, si elle n'était guère courageuse. Akhebo voulait l'acculer aux premières lignes de ses soldats. Il s'y trouverait bien quelqu'un pour le frapper, dans l'état de surexcitation où se trouvaient les hommes. On pouvait surveiller un adversaire, deux, trois, plusieurs à la fois... On ne pouvait pas surveiller une armée entière.
Orbret recula. Il vit un sourire méchant s'épanouir sur le visage de son ennemi. Il sentit le poids de son regard sur ses propres yeux...
L'erreur... L'erreur fatale... Akhebo venait de la commettre. Il avait considéré Orbret comme un être humain, comme quelqu'un qu'il s'apprêtait à vaincre. Il avait détourné son esprit de l'essentiel, du vide, pour s'attacher au détail, à l’homme... Il était désormais prisonnier de son regard.
Orbret se détendit. Clarté déchira l'espace, il y eut un craquement sec, et la hampe de la lance se brisa. Akhebo poussa un glapissement de terreur. Il porta la main à la poignée de son sabre, mais Orbret était déjà accroché au flanc de son cheval.
D'une poussée, il jeta Akhebo à bas de sa monture. Il fit un pas, presque un pas de danse, et frappa le seigneur au visage, de la pointe de sa botte, l'envoyant trébucher et s'étaler dans la boue.
Akhebo voulut se relever, la bouche en sang. Il se mit à genoux... et se retrouva en face de Clarté pointée vers sa gorge. Il gémit, leva les yeux.
Il éprouva un choc devant les yeux froids, sans haine, d'Orbret. Ce regard le fouillait, le disséquait, implacable dans sa volonté. Il ne fut plus l'orgueilleux conquérant avide de pouvoir qui avait soumis la moitié de l'empire de Soratahr, le nouvel empereur proclamé par ses pairs.
Il ne fut plus rien.
Il ne chercha pas à dégainer mais baissa les bras, attendant que l'acier le décapite, appelant la mort comme une délivrance.
Orbret ne bougea pas.
— Qu'attends-tu ? cria Akhebo. Tu es là pour me tuer, alors tue-moi !
Ses paroles portèrent loin sur la plaine. Orbret ne réagit pas.
Il ne voyait pas Akhebo. Il voyait des ombres... Suwa, Zierthar, Klimaa, Tochi... et Makiala, qui ne vivrait jamais... Et tant d'autres... Les cadavres anonymes de tant d'hommes, de femmes, d'enfants... Orbret n'avait jamais aimé la mort. Akhebo Hazuka symbolisait cette mort abhorrée... Il puait la charogne, le cadavre. Des milliers de cadavres.
— Retirez votre casque, Akhebo Hazuka, ordonna Orbret.
Il avait parlé d'une voix infiniment lasse... Celle d'un homme plus vieux que le monde. Akhebo secoua la tête.
— Non..., souffla-t-il. Tuez-moi, mais ne m'obligez pas à me rendre... Au nom de mon père... je vous en supplie... Je...
Il n'alla pas au bout de sa phrase. Il parlait à une créature différente de tous les hommes qu'il avait déjà rencontrés. Il ne pouvait rien en face d'Orbret, en face de l'extraordinaire concentration qui animait ces yeux pourtant lointains.
— Comme vous voudrez, Akhebo Hazuka, déclara Orbret. Cela n'a aucune importance.
Il lui tourna le dos et s'éloigna.
Alors Akhebo se mit à sangloter. Lentement, à gestes maladroits, il ôta son casque puis le leva, renversé, vers l'étendard impérial.
Son geste fut salué par un hurlement jailli de milliers de gorges. Les tout premiers, les compagnons d'Orbret, les miséreux, les paysans descendus de la montagne avec leurs pauvres armes, se jetèrent sur l'armée rebelle. Les fantassins impériaux les suivirent, galvanisés par la victoire impossible d'un seul homme en face de milliers d'autres...
Mais pour Akhebo Hazuka comme pour Orbret Afeytah, cela ne comptait déjà plus.
Orbret considérait la peau de daim étendue sur le sol boueux. La bataille était terminée et, comme après toutes les batailles, la plaine était jonchée dé morts et de mourants.
Orbret n'avait pas pris part aux combats. A quoi bon ? Les rebelles étaient vaincus dès lors que leur chef avait abandonné la lutte. Seuls quelques grands seigneurs, quelques chefs de guerre, avaient préféré le suicide à la fuite ou à la reddition. Ils s'étaient percé la poitrine.
Comme Akhebo s'apprêtait à le faire...
Orbret regarda l'empereur. Achitalheb se tenait à dix pas, assis sur un tabouret sculpté, indifférent en apparence au claquement des tentures dans le vent. Seul, à l'exclusion de tout autre officier ou membre de sa cour, il assisterait à la fin de celui qui avait fait vaciller son trône.
Orbret salua le monarque et l'homme qui allait mourir. Il tourna les talons pour se retirer, mais Akhebo l'appela :
— Orbret Afeytah ?
— Oui, seigneur Hazuka ? répondit-il avec politesse.
— Restez, je vous prie.
Etonné, Orbret jeta un coup d'oeil à l'empereur. Achitalheb semblait aussi surpris que lui. Mais il inclina la tête en signe d'assentiment. Orbret s'approcha de son ennemi.
Akhebo était agenouillé sur la peau de daim, la poitrine dénudée, son poignard posé à plat sur ses genoux, enveloppé dans un linge immaculé. Orbret pensa au suicide rituel auquel il avait assisté, tout enfant. L'histoire n'était-elle que recommencement ?
— J'ai mal agi envers vous, Orbret Afeytah, reprit Akhebo. Je veux m'en confesser. (Il enfla la voix, pour le souverain :) Il me faut avouer mes fautes, Sire, pour que mon âme trouve le repos !
Achitalheb fit un simple signe de la main. Akhebo continua :
— C'est moi qui ai poussé Orbret Afeytah am'Lara à se révolter contre mon clan. J'ai fait assassiner les siens par pures haine et jalousie... J'ai également voulu faire assassiner sa seconde épouse, dame Zelmiane, l'ancienne concubine de mon père, parce qu'elle le préférait à moi... Les dieux n'ont pas voulu que s'accomplisse ce forfait, et je m'en réjouis à mon heure dernière.
Orbret écoutait, impassible en apparence mais au fond étonné de cette confession. Il n'aurait pas cru Akhebo capable de telles paroles, même au seuil de la mort.
— J'ai fait d'Orbret Afeytah un paria, poursuivait le vaincu en caressant son poignard. J'ai médit de lui, j'ai menti... J'ai agi bassement et je m'en repens, car il a toujours été un homme droit et loyal. Puissent mes ancêtres me pardonner ma félonie et mes mauvaises actions...
L'empereur hocha gravement la tête. La guerre était terminée, l'armée rebelle vaincue. Il pouvait se départir de sa rancune envers son ennemi déchu et lui accorder de mourir dignement, sans lui faire sentir le poids de ses vilenies.
— Ils vous pardonneront, sire Hazuka, dit-il. Votre repentir est digne et noble.
— Je vous remercie, puissant Sire... (Akhebo se prosterna.) Oserai-je vous demander de m'assister, Sire Achitalheb ?
Le souverain cilla et, malgré lui, échangea un regard avec Orbret. Le guerrier était aussi surpris que lui par cette prière : jamais, dans toute l'histoire de Soratahr, un rebelle vaincu n'avait sollicité de l'empereur que ce dernier lui tranchât la tête.
Achitalheb se dressa.
— Je serai très honoré de vous servir de second, Akhebo Hazuka. Orbret Afeytah, veuillez vous retirer, je vous prie...
Orbret inclina la tête et se détourna. Il se sentait étreint par un étrange malaise, une impression d'inachevé. Non qu'il eût désiré assister au suicide d'Akhebo. Il n'avait plus au coeur que le désir de rentrer à Likuta et de serrer Zelmiane dans ses bras, de lui dire que leur cauchemar était terminé, qu'ils allaient pouvoir enfin vivre dans la paix qu'ils avaient toujours désirée, sans craindre la haine d'Akhebo...
Il franchit la barrière des tentures qui, rituellement, avaient été élevées pour préserver l'intimité du suicide d'Akhebo Hazuka. Les officiers du monarque, Akjidhi Maïlan à leur tête, s'approchèrent pour le féliciter. Ils lui tapotèrent les épaules, le dos, lui serrèrent la main. Ils lui faisaient bruyamment part de leur sympathie, de leur amitié...
Un cri déchirant monta, coupant court à leurs discours, leur glaçant le sang. Pendant une seconde, ils demeurèrent paralysés.
Orbret réagit le premier.
— L'empereur ! s'exclama-t-il.
Il se précipita, arrachant les tentures et dégainant Clarté dans le même mouvement.
Achitalheb gisait à terre. Akhebo se tenait debout au-dessus de lui, son poignard ensanglanté à la main. Il glapit, avec un rire hystérique :
— Je suis l'empereur de Soratahr ! Son seul empereur ! Je suis le maître !
Les officiers poussèrent des hurlements de rage et de douleur. Orbret s'avança, le coeur et l'âme glacés. Akhebo le vit et, se baissant, ramassa le long sabre d'Achitalheb.
— Je suis l'empereur ! cria-t-il à nouveau. Agenouillez-vous tous devant moi, chiens ! (Ses yeux brillaient d'une lueur de folie. Il fit un moulinet de son arme.) L'empereur ! L'empereur Hazuka !
Il partit d'un rire suraigu. A ses pieds, sa victime remuait faiblement un bras.
— Tu as commis ta dernière traîtrise, Akhebo, dit Orbret. Les dieux m'en sont témoins, je vais te tuer !
Akhebo sursauta comme si un serpent l'avait piqué. Alors seulement il parut voir Orbret. Poussant un rugissement de rage, il se rua en avant, l'arme haute.
Orbret para le coup. Akhebo y avait mis tant de force que Clarté résonna d'un long tintement. Orbret recula. Son adversaire lui assena de nouveaux coups, accompagnant chacun d'eux d'un « han ! » sonore. Il frappait sans finesse, animé par la haine et la folie. Il n'était plus qu'un animal ; de la bave coulait de sa bouche.
Les officiers d'Achitalheb s'étaient reculés pour assister à ce duel de titans. Akjidhi, pourtant, profita d'un instant où les deux combattants s'étaient éloignés de l'empereur blessé pour le tirer à l'écart. Mais en fait, nul ne se préoccupait plus d'Achitalheb. La lutte qui se déroulait au sommet de cette colline était plus importante que la vie ou la mort d'un monarque.
Le fer d'Akhebo frôla la gorge d'Orbret. Celui-ci se baissa. Akhebo leva son sabre.
— Meurs, chien ! cria-t-il.
Orbret put à peine distinguer l'éclat de l'acier qui s'abattait sur son front... et ne rencontrait que le vide. Il s'était effacé, à genoux, se mouvant à peine, juste assez pour que la lame le frôle d'un cheveu. La pointe se ficha profondément dans le sol, tant Akhebo avait frappé fort.
Alors Orbret, qui jusqu'alors n'avait fait que parer et esquiver, frappa. Un unique coup, qui fut réellement pareil au jaillissement de la foudre. Clarté déchira l'air en une large courbe chantante, et le corps d'Akhebo ne lui fut pas même un obstacle. Elle le coupa en deux au niveau de la taille, si proprement que, l'espace d'un instant, les témoins de la scène purent croire qu'Orbret avait raté sa passe...Et puis, dans un flot pourpre, le tronc d'Akhebo tomba d'un côté, tandis que ses jambes et son abdomen s'affaissaient de l'autre.
Le temps se suspendit. Le silence était total, pesant, irréel. Puis Orbret se releva et, le regard fixe, essuya la lame souillée de son épée sur ses braies poussiéreuses.
— Orbret, dit alors Akjidhi d'une voix étranglée, l'empereur se meurt...
L'interpellé parut revenir à la vie. Il se précipita vers le groupe des officiers, qui le considéraient comme s'ils avaient eu affaire à un dieu et non pas à un homme.
Achitalheb avait le teint cireux et à chacune de ses expirations sifflantes, du sang jaillissait de ses lèvres.
— Majesté..., murmura Orbret.
La bouche du souverain se tordit dans ce qui pouvait passer pour un sourire.
— Quelle... dérision, râla-t-il. Quelle... stupidité. Je croyais... que... Mais il m'a frappé...
— Ne parlez pas, dit doucement Orbret. Nous allons faire venir un médecin.
Achitalheb secoua faiblement la tête.
— Inutile... Je sens... ma vie couler de moi... Mais... avant de rejoindre... mes ancêtres... je veux dire... quelque chose... donner mon... dernier ordre... Ai...dez-moi à... me redresser !
Orbret échangea un regard avec Akjidhi, agenouillé comme lui à côté de l'empereur. Le guerrier acquiesça. Doucement, avec mille précautions, les deux hommes redressèrent le moribond, le soutenant chacun sous un bras.
— Mettez-moi... debout !
Ils obéirent. Achitalheb leva haut la tête, face à ses officiers, chefs de guerre et barons dont beaucoup pleuraient.
— Ecoutez-moi... tous ! reprit-il avec un reste d'énergie.
«Je... meurs aujourd'hui... et la dynastie Achital avec... moi... Je n'ai pas... de descendance... et mon plus proche... parent... est celui-là même qui... m'a tué. En... ce jour... l'empire de Soratahr... est plus proche de sa perte... qu'il n'a jamais été... Je veux désigner... celui qui me succédera... le nouvel empereur de Soratahr... Ce sera ma volonté... et vous vous y soumettrez !... Je vous l'ordonne ! »
Les seigneurs écoutaient, figés. Du sang coulait sur le menton d'Achitalheb. Orbret le sentit s'alourdir dans ses bras, et il resserra son étreinte. Une larme coula sur la joue rude d'Akjidhi.
— Cet empereur..., reprit Achitalheb, aura toutes... les prérogatives... tous les droits... et surtout... tous les devoirs de la couronne... Il devra... s'en montrer digne... (Il tourna la tête vers Orbret.) Vous seul... êtes venu à mon aide... en ce jour où... j'attendais mes vassaux... Les nobles ont failli... Vos paysans m'ont été fidèles... Orbret Afeytah am'Lara... vous me succéderez... C'est à vous... que je remets la couronne de Soratahr... Vous en êtes digne !
Orbret ouvrit une bouche démesurée. Il avait l'impression que le sol se dérobait sous ses pieds, ou que la voûte céleste s'effondrait sur ses épaules. Les barons et les officiers étaient pareillement frappés de stupeur. Akjidhi gémissait et bredouillait des paroles incompréhensibles.
— Vous m'entendez !... reprit Achitalheb, criant presque. Orbret Afeytah... devient empereur de Soratahr ! Il est... votre maître à tous... et vous lui obéirez... comme vous m'avez obéi !
Etouffant un sanglot, Orbret balbutia :
— C'est... c'est impossible, Majesté... je...
— Orbret Afeytah... (Le mourant enfonça ses ongles si profondément dans le bras d'Orbret que le guerrier en grimaça.) Vous seul... avez les qualités... morales pour rendre... la paix à Soratahr... Ne refusez pas la couronne... Pour... le salut de mon... âme...
Orbret sentit une griffe brûlante lui labourer la poitrine. Sa gorge se dénoua dans un sanglot sonore.
— J'accepte, Majesté, dit-il d'une voix tremblante. Par les dieux... j'accepte, pour vous !
Les lèvres du moribond formèrent un ultime mot :
— Mer...ci !
Puis sa tête retomba. Doucement, avec des gestes pleins de retenue, Orbret et Akjidhi l'allongèrent sur le sol. Ils se relevèrent... Achitalheb semblait sourire.
Akjidhi Maïlan dégaina son sabre, l'éleva vers le ciel et clama :
— Gloire à Orbret Afeytah am'Lara, empereur de Soratahr de par la volonté des dieux ! Vivat !
Un instant, le sort demeura en suspens, en équilibre comme sur le fil d'une épée. Orbret, immobile, ne voyait rien, n'entendait rien. Il touchait à l'immensité du vide, et son destin, le destin de Zelmiane, le destin de l'empire, le destin du monde, furent à l'image de ce vide.
Et puis le sort bascula. Les seigneurs, officiers, nobles, mais aussi la foule des soldats, archers, cavaliers, lanciers, fantassins, paysans descendus des montagnes ou venus des plaines, peuples et clans des marches de Soratahr ou du centre du pays, hommes à la peau claire ou sombre, aux cheveux blonds ou noirs, tous reprirent le cri vibrant, brandissant leurs armes et faisant résonner leurs poings gantés de fer contre leurs boucliers ou leurs plastrons d'armure, en autant de grondements de tonnerre.
« Vivat... Vivat... Vivat ! »
Dans le coeur et l'esprit d'Orbret, le vide se déchira.
Lentement, le nouveau monarque de Soratahr leva son épée vers le ciel, la tenant à deux mains. La lame superbe parut étinceler sur la plaine, tandis que chacun tombait à genoux.