Américains,
Je vous écris de l'avion qui me ramène en
France. J'ai passé vingt jours à New York et j'ai fait tant de
choses, vu tant de monde que je mesure mal si j'ai vécu chez vous
vingt jours ou vingt ans. Vous me direz qu'on ne juge pas un pays
d'après une ville, l' Amérique d'après New York, et que mon séjour
est trop bref pour que j'ose me le permettre. Mais il arrive que le
premier coup d'œil qu'on jette sur un visage vous renseigne mieux
sur ce qu'il renferme qu'une longue étude. Il arrive qu'on
s'embrouille à la longue sur une personne, qu'on révise le jugement
du premier coup d'œil et que le jugement du second coup d'œil nous
trompe. Le troisième coup d'œil et la suite comportent de vivre
définitivement avec les personnes et, de ce fait, de devenir un
mauvais juge, puisqu'on ne juge bien que de l'extérieur. Si vous
vivez avec les personnes, il se forme une pâte confuse où deux
personnalités mélangent leurs contours. Il arrive aussi qu'une
ville qui estime refléter mal d'autres villes, reflète même des
territoires immenses dont les heures ne correspondent plus, de
telle sorte que la nuit des uns est le jour des autres et que les
uns veillent pendant que les autres dorment. Je veux dire que les
uns sont occupés par l'absurde magnificence du rêve pendant que les
autres agissent et ne rêvent pas. Ce qui provoque, sans que nul
s'en doute, une circulation d'ondes contraires que l'âme enregistre
alors que l'esprit ne les déchiffre pas. Il n'en reste pas moins
vrai que ces ondes circulent et se livrent à un obscur travail. Il
est possible que le goût des habitants de New York pour un monde
qui les arrache au leur vienne de cette considérable marée de
songes et que le perpétuel interrogatoire qu'ils lui opposent
représente l'arme défensive, le mur, le barrage qui les empêchent
d'en être submergés.
Car cette attraction qu'exercent les énigmes et
cette horreur des énigmes est la grande affaire de l'esprit
américain.
A New York, tout est paradoxe. On exige du neuf
et l'on veut que rien ne change. L'échec provisoire par lequel
toutes les hautes entreprises débutent vous demeure
incompréhensible et ne s'offre à vous que sous l'aspect définitif.
Le succès vous est obligatoire – et c'est le drame de l'industrie
cinématographique, puisque toutes les muses savent attendre,
doivent être peintes et représentées dans l'attitude de l'attente,
rajeunissent à la longue au lieu de vieillir, et que si la
peinture, la sculpture, la musique, la poésie peuvent attendre et
triomphent tardivement après la mort de la personne qui les
véhicule, un film ne peut pas attendre, coûte trop cher pour
attendre, et doit réussir monstrueusement du premier coup.
Je reparlerai de ces choses. Pour l'instant, je
me laisse aller au rythme des hélices et à ce règne étrange des
souvenirs qui nous habitent. Ils bougent comme des herbes
sous-marines et, chaque fois qu'ils se touchent, ils prennent
d'autres directions.
New York n'est pas une ville assise. Ce n'est
pas une ville couchée. New York est une ville debout et non à cause
des gratte-ciel où les chiffres (qui dévorent New York) ont établi
leur fourmilière. Je parle d'une ville debout, parce que, si elle
s'asseyait, elle se reposerait et réfléchirait, et que, si elle se
couchait, elle dormirait et rêverait, et qu'elle ne veut ni
réfléchir ni rêver, mais se partager debout entre les deux mamelles
de sa mère, dont l'une lui verse l'alcool et l'autre le lait:. Elle
veut rester debout, oublier (quoi?), s'oublier, se fatiguer,
s'épuiser, échapper, par la fatigue et ce balancement imperceptible
des personnes qui boivent et des gratte-ciel dont la base est
immobile et dont le haut ondule, échapper, dis-je, à
l'interrogatoire qu'on se fait à soi-même, que vous craignez de
vous faire et que vous faites subir aux autres
continuellement.
L'homme est occupé par une ténèbre, par des
monstres des zones profondes. Il ne peut y descendre, mais cette
nuit, quelquefois, dépêche des ambassadeurs assez terribles, par
l'entremise des poètes. Ces ambassadeurs vous intriguent. Ils vous
attirent et vous répugnent. Vous cherchez à comprendre leur langue
et, ne la comprenant pas, vous demandez aux poètes qu'ils vous la
traduisent. Hélas ! les poètes ne la comprennent pas davantage et
se contentent d'être les humbles domestiques de ces ambassadeurs,
les médiums de ces fantômes individualistes qui vous hantent, qui
vous dérangent et que vous aimeriez bien syndicaliser
New York déteste le secret. Elle se penche sur
celui des autres. Elle ne nomme pas plus le sien que l'Ennui
qu'elle exorcise par une méthode d'optimisme.
New York est une ville ouverte et grande
ouverte. Les bras y sont ouverts, les visages y sont ouverts, les
cœurs y sont ouverts, ouvertes les rues, les portes, les fenêtres.
Il en résulte une euphorie pour le visiteur et un courant d'air où
les idées ne peuvent pas mûrir et tourbillonnent comme les feuilles
mortes 1 .
Je le répète. Vous refusez d'attendre et de
faire attendre. A New York, chacun arrive en avance aux
rendez-vous. La tradition vous répugne et le neuf. Votre idéal
serait une tradition instantanée. Le neuf est tout de suite
à l'école. De cette minute il cesse de l'être. Vous le classez,
vous l'étiquetez et, comme vous n'admettez pas qu'un artiste
expérimente, vous exigez de lui qu'il se répète et vous le
remplacez lorsqu'il vous fatigue. Ainsi tuez-vous les
mouches.
J'ai vu, au musée d'Art moderne 2 , un spectacle inoubliable.
Dans une nursery bien propre, cinquante petites filles peignent sur
des tables chargées de pinceaux, d'encres, de tubes, de gouache.
Elles peignent en regardant ailleurs et en tirant la langue à la
manière des animaux savants qui frappent sur une sonnette, la
langue tirée et l'œil vague. Des nurses surveillent ces jeunes
créatrices de l'art abstrait, et leur donnent une tape sur la main
si, par malheur, ce qu'elles peignent représente quelque chose et
incline dangereusement vers le réalisme. Les mères (qui en sont
restées à Picasso) ne sont pas admises. Dans les salles, à côté des
chefs-d'œuvre de Rousseau, de Matisse, de Picasso, de Braque, de
Bonnard, de Vuillard, on accroche le linge sale de notre jeunesse,
nos taches d'encre et de vin sur les vieilles nappes de la Rotonde
et du Dôme. Car New York est une haute girafe, tachée de fenêtres,
chargée de reliques.
Comment faire entendre à cette foule jeune qui
prend des notes que l'audace ne porte pas obligatoirement les
attributs de l'audace, qu'elle n'est qu'un esprit de révolte et
qu'il nous faut maintenant nous contredire et dérouter encore la
jeunesse par de nouvelles audaces qu'elle prend pour un recul
?
Je regarde, à ma droite, une dame qui somnole,
la figure prise dans une barbe d'orchidées. Sur ses genoux est
ouvert le Life Magazine. C'est, il me semble, la publication
qui possède un des plus gros tirages d'Amérique. Et je revois, les
yeux fermés à mon tour, ma journée et ma nuit de dimanche Life
Magazine m'avait prié de prendre de moi des photographies
excentriques. Comme je disais aux journalistes que ni mon âge, ni
ma situation de poète (c'est-à-dire d'ouvrier) ne m'autorisent à
laisser prendre de moi des photographies excentriques, ils me
répondirent que c'était l'usage et que leurs lecteurs ne
s'intéressaient qu'à ces photographies-là. Etant l'hôte de New
York, je me pliai donc à leur demande et leur suggérai quelques
thèmes propres à les satisfaire et à ne me compromettre que dans la
mesure où j'admets d'être compromis.
Nous travaillâmes de trois heures de
l'après-midi à sept heures. Je dînai avec Jacques Maritain. Nous
reprîmes ensuite le travail de onze heures jusqu'à cinq heures du
matin. Vers deux heures, il y eut trêve. Sandwiches et ginger ale.
C'est alors que les journalistes et le photographe de Life
me dirent cette chose surprenante : « Qu'est-ce qu'un homme chez le
coiffeur, en train de regarder Life Magazine, dans le fin
fond du Massachusetts, pourra comprendre à ces photographies ? Ne
craignez-vous pas qu'elles le déconcertent ? - Mais, répondis-je,
ces extravagances ne viennent pas de moi. Elles viennent de vous. »
L'angoisse alternait en eux avec la certitude que des photographies
de cette sorte étaient les seules valables. Ils soulevèrent alors
le grave problème du texte, me demandant de quelle manière on
pouvait expliquer l'inexplicable. Je suggérai de dire que les
photographies qu'ils avaient faites étaient très normales, que
l'appareil de prise de vues leur avait joué un tour, qu'ils s'en
excusaient auprès du public, que les machines devenaient
dangereuses à l'image de l'homme. Ajoutez, leur dis-je, une
publicité pour le Rolleiflex. Par exemple : Le Rolleiflex
pense.
Cette anecdote est l'exemple type du paradoxe
américain. Sans cesse, chez vous, on se trouve nez à nez avec
l'audace et la crainte de l'audace. C'est à ce point que, sur vos
théâtres, la passion doit être maladive, guérissable ou, sinon,
finalement punie. La passion doit se présenter avec une excuse. La
passion doit résulter d'un désordre provoqué par la folie ou par
l'alcool. L'imagination, dans les films, doit être mise sur le
compte du rêve. Et, si un homme s'endort au commencement du film et
se réveille à la fin, le cinéaste peut se laisser aller à n'importe
quoi et n'importe où.
S'il vous faut des excuses, êtes-vous donc
coupables? Vous reconnaissez-vous comme coupables ? Lorsque votre
censure, soumise à l'étrange psychose du lit en tant que
meuble honteux, représentatif de l'amour et du rêve, vos deux
hantises, vos deux épouvantes, me reproche la scène entre le fils
et la mère dans mon film les Parents terribles, n'avez-vous
pas honte, vous, peuple noble, d'une pensée ignoble, ne sentez-vous
pas quel refoulement vous oblige à interpréter si mal la
gentillesse et l'innocence ?
Vous déifiez Van Gogh et je vous approuve.
Mais Van Gogh n'était-il pas l'exemple type de
l'artiste qui meurt dans la misère? Ce que New York méprise le
plus.
En cela vous imitez le reste du globe, car si on
ne brûlait pas Jeanne d'Arc, elle ne serait pas une héroïne et on
ne pourrait pas faire de films avec 3 .
J'écris « vous », et ce n'est pas de vous,
peuple américain, que je parle. Je parle de ceux qui, possédant
l'argent, craignent le risque et per-dent la face parce que, seul,
le risque rapporte à la longue. Je parle du monde de l'argent et du
rendement immédiat, je parle du rideau d'or aussi dur que le rideau
de fer, du rideau d'or qui sépare l'Amérique de l'Amérique,
l'Amérique de l'Europe.
Le public de New York est le meilleur public qui
soit au monde. Je l'ai vu, empressé, attentif, rieur, enthousiaste,
ne partant pas à la fin et acclamant les artistes qui lui plaisent.
Mais le producer méprise ce public. Il le déclare incapable de
comprendre les œuvres hautes et croit indispensable de lui
présenter des œuvres basses. Si l'œuvre qu'il présente au public
est haute, il la coupe, il l'arrange, il la perturbe, il la
rabaisse, il tâche de la ramener au niveau du public qu'il juge à
sa propre mesure et qui n'existe pas. Certes, il arrive que le
public se trompe. On le trompe de longue date et il a des excuses.
On ne cherche pas à l'éduquer. Mais il arrive que ce public
instinctif ne se trompe pas et que le producer paye fort cher sa
grande malice.
A Hollywood, après d'interminables débats et
malgré sa répugnance à composer de la musique pour un film,
Stravinski allait se mettre d'accord avec Mr. G... – Mr. G...
déclara qu'il devait aussi payer l'arrangeur. « Quel arrangeur?
demande Stravinski. – Celui qui arrangera votre musique. »
Cette habitude d'arranger tout est votre
méthode. Une œuvre ne doit à aucun prix demeurer ce qu'elle est.
Hollywood est la source de ce phénomène. Phénomène qui s'explique
par le sang pâle d'une aristocratie de cinéastes (techniciens et
artistes) dont le royaume ne communique plus avec le dehors et dont
la race s'épuise.
Cette aristocratie dont le sang devient fort
pâle expulse les têtes trop mystérieusement couronnées. Greta
Garbo, Charles Chaplin furent les victimes admirables de cette
ruche impérialiste.
Américains, la dignité humaine est en jeu. Soyez
ce que vous êtes. Un peuple qui a préservé son enfance. Un peuple
jeune et honnête. Un peuple où circule la sève. Dénouez-vous.
Interrogez moins les autres et interrogez-vous davantage.
Confiez-vous à vos amis. Ne vous contentez pas de ces rencontres où
l'on échange des alcools sans rien se dire. Ne vous étourdissez pas
de démarches vaines. Ne vous livrez pas au vertige mortel de la
radio et de la télévision. La télévision aide l'esprit à ne plus
mâcher, à ingurgiter une nourriture molle et digérée d'avance.
L'esprit a des dents robustes. Mâchez les choses avec ces dents
robustes. Ne les laissez pas n'être que l'ornement du sourire des
stars.
Je sais bien ce que vous allez me répondre: « De
quoi vous mêlez-vous, homme de la vieille Europe ? » Je sais bien
qu'il est ridicule de prêcher quand je mérite qu'on me prêche. Je
connais nos défauts mieux que je ne connais les vôtres. Mais il
existe encore chez nous un désordre qui permet la naissance et les
surprises, un tas de fumier dans lequel notre coq ancre ses pattes
et qu'il ne faudrait pas confondre avec un tas d'ordures, erreur
fatale dont notre gouvernement s'est presque toujours rendu
coupable.
Je n'ignore pas que nous habitons une basse-cour
et que vous habitez une salle de bains. Mais, dites, n'est-il pas
agréable à celui qui habite une basse-cour d'aller dans une salle
de bains, à celui qui habite une salle de bains de se rendre dans
une basse-cour ? Voilà une base de notre échange. Voilà ce dont je
rêve, moi, homme de la vieille basse-cour française, moi l'artisan
qui fabrique son objet avec ses mains et le porte sous le bras,
dans votre ville.
Et, dites, n'est-il pas nécessaire de vous
déspécialiser un peu et de nous apprendre vos recettes de
spécialistes ? N'est-il pas nécessaire de nous confier un peu vos
machines pour voir si nous saurons les humaniser, et de vous
humaniser en diminuant les prérogatives de vos machines, bref,
d'apprivoiser notre individualisme et d'exciter le vôtre, afin de
nous insurger tous contre les fausses morales et les mauvaises
habitudes, la main dans la main ?
Richard Wright a parlé aux Français il y a
quelques jours et les choses qu'il a dites ne sont agréables à
entendre pour personne. Je connais cette trompette de la Bible,
cette trompette chère au peuple noir. Lorsque Louis Armstrong
l'embouche, elle monte jusqu'au cri de l'ange. Quel est le sens de
ce cri ? Ce que je tâche de vous dire. Ce qui résulte de ma visite
à New York. Un cri d'angoisse et d'amour.
Et peut-être y a-t-il dans mes paroles comme une
crainte égoïste et comme une sorte d'instinct de conservation. Car
notre sort à nous, Français, est lié au vôtre, et si les valeurs
qui vous menacent triomphent, nous sommes perdus avec vous.
Américains, ni les confesseurs, ni les
psychiatres de New York ne suffisent à nous décharger la
conscience. Celui qui se confesse et pèche et se confesse, celui
qui se vide chez le psychiatre et se rassure d'être vide et
s'encombre encore de complexes et va se vider de nouveau,
s'imposent dans un monde qui les expulse.
Ni la confession, ni la psychanalyse ne doivent
être envisagées comme un confort. C'est insulter les prêtres et les
psychiatres et leur faire perdre leur temps. Je plains ceux,
innombrables, qui se soignent pour se soigner et qui refusent de
guérir.
Je ne crois pas beaucoup à vos statistiques. Un
de vous s'attendait-il, la veille, à voir le président Truman réélu
? Et les inspecteurs du rapport Kinsey ne sont-ils pas les
psychiatres du pauvre, auprès desquels vous pouvez tous vous
raconter, vous vanter, vous inventer, inventer un vous-même
libre orné de vices imaginaires, comme il arrive lorsqu'un crime
éclate à New York, à Chicago, à San Francisco et que mille
personnes s'en accusent?
Américains,
Admettez que le superflu allège l'âme. Le luxe
est une vertu noble qu'il ne faut pas confondre avec le confort.
Vous avez le confort. Il vous manque le luxe. Et ne me dites pas
que la monnaie y joue un rôle. Le luxe que je préconise n'a rien à
voir avec l'argent. Il ne s'achète pas. Il est la récompense de
ceux qui ne redoutent pas l'inconfort. Il nous engage vis-à-vis de
nous-mêmes. Il est la pâture de l'âme. Il fait qu'un jeune homme se
réveille le matin dans un profond malaise et sans l'ombre
d'amertume ni de dégoût.
Américains,
Je dois maintenant vous exprimer ma
reconnaissance. New York m'a reçu mieux qu'en hôte, en ami
4 . De la minute où
j'ai posé le pied en ville, j'ai senti cette légèreté d'air où les
gratte-ciel accrochent leur tulle, dressent leurs ruches d'où
s'écoule le miel d'or. Je le répète, tout est grand ouvert à New
York. Ne me dites pas que c'est parce que New York n'a pas souffert
(c'est une phrase de politesse). La souffrance n'a jamais embelli
personne. Les Français n'en sont pas embellis et c'est parce que
notre plaie est laide qu'elle se cicatri-sera. Non. Votre bonne
grâce coule de source. Jamais, dans mes contacts avec les milieux
les plus divers, je n'ai entendu médire du prochain. La médisance
n'existe pas à New York, et si elle existe, elle ne se donne pas en
spectacle.
Le jour, le ciel de New York est maritime. Le
vent, la neige, le soleil, le ciel bleu y alternent à toute
vitesse. On y crève de froid ou de chaud. La nuit, Broadway
ressemble à une femme couverte de bijoux et agitée de tics nerveux.
Votre rue est encombrée de taxis jaunes à diadème électrique qui se
suivent jusqu'à s'emboîter et forment un lent cortège, encensé par
les vapeurs mystérieuses qui s'échappent du sol. L'autre soir, je
contemplais votre cité nocturne en roulant centimètre par
centimètre, jusqu'au cinéma où je présentais mon film l'Aigle à
deux têtes. Je souhaitais que les obstacles de la route
s'accumulassent. Vous aviez des raisons de me bouder. La pièce,
adaptée en Angleterre, transformée en Amérique, montée vite et mal,
coupée par des artistes qui cherchaient à sauver la mise et ne
savent pas qu'on allonge ce qu'on coupe, avait eu un échec à New
York 5
Mon anglais est trop pauvre pour exprimer les
nuances difficiles auxquelles mon métier m'oblige. Je devais donc
monter sur la scène et parler français. J'invitai Jean-Pierre
Aumont à me rendre le service d'y monter avec moi et de me
traduire. Dès la première minute, je n'avais plus l'ombre de gêne.
La salle me portait et me transportait. Elle devinait si
curieusement les phrases que ses applaudissements rendaient le
traducteur inutile. Parfois je demandais à Jean-Pierre de me
traduire. Il me répondait : « Ce n'est pas la peine. » La salle
riait. Un Américain criait : « Si, si, traduisez ! » et une
Française traduisait de son fauteuil. L' atmosphère était celle
qu'on souhaiterait avoir toujours en France où le public d'élite se
tient sur ses gardes et craint qu'on ne se moque de lui.
Si New York vous accepte, il vous adopte. Je
n'ai plus rencontré que gentillesses (au sens vrai du terme), aide,
personnes qui se mettent en quatre pour vous rendre service,
amitiés soudaines, curiosité attentive, tendre respect. Cadeaux et
fleurs remplissaient ma chambre. Je n' arrivais à débourser nulle
part, et si j'invitais à ma table, les maîtres d'hôtel déchiraient
mes additions et refusaient que je les payasse.
Mon film n'a pas remporté le succès de la
Belle et la Bête. Le critique du New York Times ayant
écrit qu'il ne comprenait pas et que je devais m'expliquer, une
quantité de lettres parvinrent au journal, déclarant que le métier
de critique consistait à comprendre et qu'il était inadmissible de
traiter un hôte avec cette désinvolture. A New York, les journaux
publient ces sortes de lettres et ne craignent pas de mettre leur
critique officiel en mauvaise posture.
J'ai vite compris d' où venait l'incompréhension
en face de l'Aigle. J'ai déjà dit que New York adore les
étiquettes. La mienne est celle de la singularité. Le Sang d'un
Poète se donne à New York depuis dix ans. Dans la Belle et
la Bête, le public américain retrouve la singularité de mon
vieux film sous une forme plus accessible. Il est donc normal qu'il
s'y plaise. L'Aigle étant une histoire que j'invente et que
je raconte, les juges américains y cherchent des sens cachés qui ne
s'y trouvent pas et, de ce fait, le film les déconcerte plus qu'une
énigme. Il devient une énigme plate.
J'ai reçu à l'hôtel de nombreuses exégèses du
Sang d'un Poète. Ce film, tourné il y a dix-neuf ans, est
devenu classique parmi les cinéastes américains. On l'a analysé,
psychanalysé, ausculté, retourné sur toutes les coutures. On ne le
comprend pas, mais c'est une table qui attire les mains des
spirites et qu'ils interrogent. L'étude que le professeur Werner
Wolff lui consacre me semble être la plus lumineuse, bien qu'il
commette une erreur de bloc, mais une erreur qui n'en compromet pas
les détails. En effet, le professeur, s'appuyant sur mon livre
Opium, met sur le compte de l'opium les associations
indirectes qui composent la trame du film. Or ce rythme m'est
propre, c'est en quelque sorte la démarche, la dégaine de
mon esprit, et s'il est possible que l'opium, que j'absorbais à
titre médical et sans le moindre effet d'ivresse, ait pu faciliter
les associations et dissociations d'idées auxquelles je m'abandonne
corps et âme dès que je décide un travail, il n'est en rien
responsable d'un mécanisme auquel je reste fidèle, même lorsqu'il
ne saute pas aux yeux, depuis les longues années où je n'use plus
de la drogue.
Chaque fois qu'on me parle du Sang d'un
Poète, on emploie le terme « surréaliste ». Il est peut-être
commode, mais il est faux. A cette époque, le surréalisme
n'existait pas, ou bien il existait depuis toujours et n'était pas
nommé encore.
Le film de Bunuel, l'Age d'Or, commencé
en même temps que le Sang, se tournait d'un côté pendant que
je tournais le mien de l'autre. Nous ne vîmes nos films respectifs
qu'après les avoir finis. Et Je ne devais connaître le Chien
Andalou, tourné avant l'Age d'Or, que dans la suite.
C'est donc une erreur de chercher des influences de Bunuel dans mon
film. Il importe de comprendre que des ondes analogues sont
enregistrées par certains esprits à la même période et que ces
ondes excusent la confusion qui risque de s'établir entre des
œuvres qui s'opposaient assez férocement à l'époque et qui
paraissent parentes, avec le recul.
Les critiques américains se représentent mal
qu'on puisse être le lieu d'un profond mariage entre la conscience
et l'inconscience. Par contre, le professeur Wolff, auteur d'un
livre sur l'inconscient et d'un livre sur l'île de Pâques, se meut
avec une agilité surprenante dans ce monde qui est le nôtre, qui ne
relève ni du sommeil ni de l'état de veille et qui est peuplé de
monstres adorablement ambigus. Jamais il ne cherche de symboles –
ces symboles qui rassurent le public et lui permettent de trouver
une explication à des entreprises dont le privilège est de n'en pas
avoir. Jamais il ne cherche à déchiffrer quelques rébus de
sexualité. Même, il remarque, contrairement à d'autres traducteurs
de ma langue visuelle, que le film ne saurait s'analyser sous cet
angle, puisque la ligne en est insexuée, glaciale et
métaphysique 6
.
Au reste, puis-je reprocher à qui que ce soit de
mal comprendre un film que je comprends si mal moi-même, et de le
mal comprendre en 1949 où les salles américaines le coupent pour
simplifier le programme et sans doute parce qu'elles estiment que
le film ne veut rien dire et que ce « digest » n' y change rien ?
Or, si ce film me demeure souvent une énigme, il me le demeure
comme la plupart de nos actes. Mais les actes sont liés les uns aux
autres par un fil rouge que nous ne pouvons ni détendre ni
raccourcir. Et voilà que des jeunes filles des universités me
reprochent de ne plus faire de films analogues et qu'il me faut
leur expliquer : 1° que l'industrialisation du cinématographe et le
prix que coûtent les films empêchent la jeunesse et moi-même d'user
de ce véhicule confessionnel ; 2° que ce film trouvé ridicule a
l'origine est devenu bible et que le refaire serait profiter d'une
chance au lieu d'en courir de nouvelles et de dérouter ceux qui
l'aiment par des entreprises dont l'audace est plus invisible,
puisqu'elle cherche à contredire une époque où l'audace s'affichait
visiblement.
Est-ce ma faute, hommes de New York et de Paris,
si vous n'avez pas mon esprit agile et si vous me traitez
d'acrobate, puisque voilà quarante ans que je m'exerce à ce que mon
âme soit aussi bien faite que les acrobates ont le corps? Et je me
félicite que vous connaissiez si bien mon nom et si peu mes œuvres,
car la connaissance de mes œuvres vous entraînerait sur des routes
de somnambule qui vous donneraient le vertige et que vous ne me
pardonneriez pas.
Américains,
Il s'en faut d'un cheveu que vous puissiez
comprendre ce que l'Europe ne comprend plus. Tout vous y prédispose
et ma visite à New York me prouve que vous marchez sans cesse de
long en large devant cette muraille de papier de riz. Il faudrait
si peu de chose pour que le prodige s'accomplisse, pour que votre
faim d'énigmes vous pousse à trouer ce mur si mince et si subtil
!
Alors, vous n'interrogeriez plus et vous vous
diriez : C'était donc cela! et vous ririez – et votre rire
étonnerait le vieux monde et la bombe atomique semblerait enfantine
à côté de ce rire enfantin.
Nietzsche l'a dit : Les idées qui changent la
face du monde viennent sur des pattes de colombe. Un explosif,
si atroce soit-il, n'est qu'une petite affaire en comparaison de
nos bombes sournoises et qui éclatent dans le cœur. Prenez exemple
sur les races orientales qu'on opprime parce qu'elles refusent de
participer au pacte avec le diable, au vertige des chiffres qui
trompent les hommes, puisque deux et deux ne font pas quatre et
que, sans arguer du deux et deux font cinq des poètes, je livre à
la méditation des hommes d'affaires le deux et deux font
vingt-deux, emblème de Rothschild.
Américains,
Vous frôlez le vrai monde. Vos sectes, vos
religions clandestines, vos fantômes, vos fièvres, votre angoisse,
votre inquiétude, vos crimes, et jusqu'à votre effroi de Harlem aux
belles danses, me renseignent sur votre désir. Et vous en avez
honte. Et vous le dissimulez. Et vous allez le renifler dans des
spectacles troubles qui vous nourrissent en cachette.
Je vous ai vus, Américains, quitter vos places à
la fin de A street Car named Désire de Tennessee Williams,
honteux et comblés, vous observant du coin de F œil, voyant vos
femmes et vos filles à la renverse entre les bras de
l'extraordinaire acteur Marlon Brando. Je vous ai vus chercher
votre pâture devant les magnifiques péchés mortels de Picasso. Je
vous ai vus, Américains, laissant tomber vos masques et les
rajustant par machine, comme on déclenche les disques dans vos bars
populaires. Un jour, si vous admettez cet automatisme, vous
commanderez votre dîner dans un de ces bars, vous le payerez, un
autre le mangera pour vous et vous serez nourris, sans avoir à
mâcher la viande. Ce sera la fin de votre monde – la fin du nôtre –
la fin du monde que des siècles ont arraché au néant.
Américains,
Votre rôle est de sauver le vieux monde si dur,
si tendre, qui vous aime et que vous aimez. Votre rôle est de
sauver la dignité de l'homme. Votre rôle est de combattre et non
d'admettre. Votre rôle est d'aider de toutes vos forces immenses
les quelques héros qui saignent le sang blanc de l'âme et le sang
rouge qu'on fige dans vos veines. Votre rôle est de vaincre la mort
vivante qui descend les marches du monde avec la froideur méchante
de ce jouet qui est un ressort et qu'on s'amuse à faire descendre
les escaliers de chez vous.
Pour cela, il vous faudra vous secouer, vous
éveiller, prendre conscience. Il vous faudra ne plus envisager
l'art comme une distraction, mais comme un sacerdoce. Il faudra
vous convaincre que l'artiste trouve d'abord et cherche après. Si
vous arrivez à ce stade, si vous secouez le joug d'être trop
libres, vous deviendrez extérieurs à l'ennui et vous vous
moquerez de son triste visage. Vous vous direz : c'était donc ce
triste visage qui m'effrayait, qui m'encombrait et me remplissait
de vide. Et vous le nommerez, et parce que vous le nommerez il
n'aura plus de prise sur vous.
Et vous trouerez le mur qui vous séparait des
énigmes et, comme vous habiterez les énigmes, elles vous
deviendront familières et vous ne les craindrez plus et vous ne les
courtiserez plus et vous les posséderez à votre aise, sans le
besoin d'interviewer le sphinx.
Américains,
C'est mon amour qui vous adresse ces lignes.
C'est ma gratitude pour votre accueil qui vous conjure d'y prendre
garde et de ne pas les lire distraitement, de ne pas les confondre
avec un article de journal, un travail d'esthète. De ne pas me lire
pendant que votre radio exécute un programme de musique dont le
titre est : « Pour écouter pendant qu'on lit. »
L'avion traverse des aurores boréales. L'hôtesse
nous les annonce. Mais je ne détourne pas la tête de ces lignes que
je trace, car, selon moi, l'aurore boréale que j'espère est plus
importante que les aurores boréales du ciel.
Américains,
Écoutez les quelques hommes d'Europe dont les
mots ont force d'acte. Ne me reprochez pas mon insolence. Cette
insolence je la dirige surtout contre ma personne et je ne cherche
aucune excuse pour les fautes que j'ai commises et que je ne
commettrai plus.
La seule chose dont je me vante c'est de n'être
pas distrait, de dévorer ce que je regarde et d'en retenir les
détails. Le péché contre l'esprit, c'est l'inexactitude en paroles.
C'est le péché que propage la presse moderne qui croit à
l'efficacité du mensonge, comme les sots croient que l'intelligence
exige la méchanceté, que la bonté est synonyme de bêtise, alors que
la bonté surprenante de l'intelligence l'emporte toujours sur
l'intelligence conventionnelle de la méchanceté.
Voilà le seul point où je puisse me permettre de
vous donner conseil. Le seul point sur lequel mon expérience soit
grande et longue. Le seul point où la malice ne saurait m'
atteindre, puisqu'elle se trompe sur ma personne et tourmente de
moi une effigie fausse qui ne peut m'occasionner le moindre
mal.
Soyez attentifs, Américains. Je veux dire d'une
attention moins scolaire que la vôtre. Soyez attentifs à la ligne
profonde des êtres plus qu'aux entreprises qui vous en découvrent
des fragments. Nos actes ne valent que par la continuité, par les
stades qui les provoquent. Il est naturel que les quelques très
rares manifestations de nous qui vous parviennent vous incitent à
nous prendre pour des girouettes. C'est la faute des échanges mal
organisés, des traductions maladroites, des steppes mortes qui
doivent s'étendre à vos yeux entre une de nos œuvres et une autre,
qui vous sont parvenues sans lien entre elles et comme les épaves
d'un navire. Le fait que vous attachiez quelque prix à ces épaves
suffit à vous expliquer notre reconnaissance et notre étonnement
lorsque vous parvenez à reconnaître la forme d'un accessoire
maritime.
Ce n'est donc pas votre attention que je vous
demande, mais une aide, afin que le va-et-vient entre nos peuples
se fasse moins insoluble, et plutôt que votre attention propre je
vous demande d'attirer celle des hommes qui vous dirigent sur
l'importance d'organiser une route libre où la culture ne se brise
pas contre l'obstacle des douanes et de l'Office des Changes.
La France ne s'intéresse qu'à vos livres,
jusqu'à lire passionnément des écrivains que vous estimez peu, et
je connais des gens de New York ignorant de récentes modes
américaines qui sont déjà dans nos habitudes. Rendez-nous la
pareille. Ne laissez pas l'obstacle s'épaissir et ne vous contentez
pas de renifler la France à travers une visite rapide comme la !
mienne. Votre vente de livres traverse une crise. Soit. Et la
nôtre? Cependant vos livres et vos poètes circulent en France,
traduits partout.
Il est exact que notre vraie littérature est une
musique de chambre, une musique secrète qu'il est bon de se passer
de main en main, sous la table. Il est vrai que vos entreprises du
même ordre ont toutes les peines du monde à prendre corps et que
l'Amérique trouve plutôt des milliards pour commanditer une grosse
catastrophe que la petite somme qui permettrait une naissance
véritable. Il est vrai que la beauté reste maudite sous toutes ses
formes et se glisse en fraude et que ce qui dure ne vient pas au
monde avec l'aisance de ce qui ne dure pas. Mais vous êtes le
peuple qui consacre les entreprises hasardeuses de l'Europe. Votre
pouvoir est sans bornes. Mon ultime prière sera donc de vous prier
d'être attentifs au neuf qui n'a pas fait ses preuves, et puisque
vous accrochez aux murs de vos musées les merveilleuses sottises de
nos vingt ans, de permettre à nos récentes merveilleuses sottises
de se glisser en Amérique sur les pattes de colombe que Nietzsche
oppose au vacarme des troupes et des canons.
Américains,
J'ai vu les premiers films. J'ai entendu les
premiers phonographes. J'ai fait, avec Roland Garros, les premières
acrobaties aériennes. Depuis, sauf en ce qui concerne l'atome, les
progrès ont remplacé l'invention. Tout change. Un monde va finir.
Un monde commence. Il est entre vos mains de décider s'il sera
ténèbres ou lumières. Il n'y a pas une minute à perdre.
Quel est le cauchemar de votre ville qui dort
debout, je vous le demande? La bombe atomique. Elle existe et vous
ne voulez pas qu'elle existe. On n'en parle pas plus à votre table
que de la corde chez le pendu. Et comme il vous faut des excuses à
ce qu'elle existe, vous descendez inconsciemment cette pente
moderne vers la pensée morte 7 . Car si la pensée était morte, les explosifs ne
détruiraient que du vide et ne tueraient plus rien.
Je n'admire pas une race en tant que race. Une
race n'est ni mauvaise ni bonne. Je n'aime une race que si elle est
opprimée. Car, même innombrable, si elle est opprimée, une race
figure une minorité. Or une minorité l'emportera toujours dans mon
cœur sur une majorité, puisqu'une majorité opprime une minorité à
cause de quelque supériorité sur elle et des remords que cette
minorité lui donne.
Une race qui en opprime une autre est
détestable. Si la race opprimée opprime à son tour, elle me
deviendra détestable. Ne savez-vous pas que nous sommes
éternellement du mauvais côté de la barricade, nous autres
minoritaires de la vieille Europe, et que ce mauvais côté l'emporte
à la longue dans ce temps qui vous dérange, vous qui voulez vivre
la minute présente, épris de réussite et de succès ?
Vous ne serez sauvés ni par les armes ni par la
fortune. Vous serez sauvés par la minorité de ceux qui pensent. Par
vos âmes secrètes, par vos petites bourses, par votre folie que
résume Edgar Poe, bref par vos poètes, quelle que soit l'encre dont
ils usent, et votre cinématographe n'est pas la moindre de vos
encres, une encre de lumière que les fausses morales remplissent
d'eau et empêchent de s'épanouir.
Partout, en Amérique, une minorité palpite et se
trouve prisonnière d'une liberté factice.
Il suffirait d'un coup de chance pour que vos
complexes, votre réserve protestante, vos craintes s'évanouissent,
que votre esprit bourgeonne, pullule, explose sans contrôle
avec le gigantesque érotisme du printemps de vos campagnes du
Sud.
Ne l'oubliez pas, le rythme du monde est qu'il
respire comme votre poitrine, que ses poumons se dilatent et se
contractent tour à tour. Nous sommes victimes d'une période où les
poumons se vident. Le monde expire. Il ne pense plus, il
dépense. Son souffle détruit ses récoltes. Attendez qu'il
emplisse de nouveau ses poumons.
Américains,
Votre questionnaire national débute, si je ne
m'abuse, par : « Que pensez-vous de la femme américaine?» Ce n'est
pas un séjour rapide à New York qui m'autorise à répondre. Mais, si
cette question ouvre le questionnaire, c'est sans doute que la
femme occupe une grande place en Amérique et que le régiment des
hommes y est mis au pas par la femme tambour-major.
En France, l'homme passe sans transition de
l'état de collégien à l'état de vieillard. En Amérique une âpre
lutte oblige l'homme à vivre, dès l'enfance et jusqu'à la mort,
dans l'âge du milieu, l'âge détaché de la mère. Il retrouve dans le
mariage une mère devant laquelle il baisse la tête.
Lorsqu'un ménage de New York nous invite,
lorsque l'ascenseur nous jette dans l'antichambre, la maîtresse de
maison vient à notre rencontre. Un peu courbé, un peu anonyme, le
mari se dissimule derrière elle.
En France, avant 1900, la femme se soumettait
aux exigences de la cuisine et de la procréation. Elle se déformait
à l'usage. Elle était ustensile et pas encore objet d'art. Notre
1900 marque le triomphe de la femme. La Parisienne domine la porte
monumentale de l'Exposition. Au Grand et au Petit-Palais, des
femmes nues, de pierre et de bronze, chevauchent des coursiers,
conduits par des hommes réduits à l'état de palefreniers qui
tiennent les guides. L'impressionnisme sera la plus haute gloire du
style féminin.
Lorsque les fauves et les cubistes rendent sa
place au sexe fort, avec leurs chevaliers cruels bariolés et
cuirassés de papier journal, le sexe faible, décidé à ne pas rompre
d'un pouce, se change en garçon, se coupe les cheveux et se livre
aux exercices sportifs.
Votre New York offre le spectacle d'un mélange
des femmes objets d'art, des femmes sur lesquelles l'homme affiche
sa fortune, des femmes idoles, couvertes des dépouilles opimes de
l'ennemi vaincu, et de ces filles sportives, telles que je les ai
admirées, jouant une pièce qui se déroule dans un collège, où, plus
terribles que des garçons terribles, elles nous charment par les
tailles, les jupes et la superbe démarche des bohémiennes qui
lisent dans la main.
Et ceci, puisque votre censure repose sur des
tribunaux de femmes, me mène à réviser mon verdict et à supposer
que la censure doit vous être favorable, puisque tout empêchement
redresse une pente de luxe, oblige à vaincre des obstacles et que
l'impossibilité où vous êtes de dire certaines choses vous pousse à
en inventer d'autres, comme dans les films de Sturges, où il se
glisse malicieusement entre vos juges avec une grâce insolente de
danseur. Il ne faut pas oublier que le travail aime les contraintes
et que la censure d'Eglise a donné lieu, chez les peintres de la
Renaissance italienne, à des cachettes et rébus mille fois plus
suggestifs que s'ils se fussent exprimés sans détours.
Charles Baudelaire, qui nous a donné votre Edgar
Poe, parle, dans la préface qui le présente, de la décadence comme
preuve d'extrême civilisation. Moi, vieil Européen, moi décadent et
fier de l'être, au risque de vous paraître pessimiste (le
pessimiste est un homme, chez vous, qu'on se montre du doigt, un
homme à l'index), au risque, dis-je, de me rendre coupable
du crime de pessimisme, ce qui m'advient à force d'optimisme et par
crainte que les choses ne se présentent pas mieux qu'elles ne le
sont, je vous conseille de lire cette préface.
J'en cite un paragraphe :
Mais ce à quoi les professeurs jurés n'ont
pas pensé, c'est que, dans le mouvement de la vie, telle
complication, telle combinaison peut se présenter, tout à fait
inattendue pour leur sagesse d'écoliers. Et alors leur langue
insuffisante se trouve en défaut, comme dans le cas – phénomène qui
se multipliera peut-être avec des variantes – ou une nation
commence par la décadence et débute par où les autres
finissent.
Que parmi les immenses colonies du siècle
présent des littératures nouvelles se fassent, il s'y produira très
certainement des accidents spirituels d'une nature déroutante pour
l'esprit de l'école. Jeune et vieille à la fois, l'Amérique
bavarde et radote avec une volubilité étonnante. Qui pourrait
compter ses poètes ? Ils sont innombrables. Ses bas-bleus ? Ils
encombrent les revues. Ses critiques ? Croyez qu'elle possède des
pédants qui valent bien les nôtres pour rappeler sans cesse
l'artiste à la beauté antique, pour questionner un poète ou un
romancier sur la moralité de son but et la qualité de ses
intentions. Il y a là-bas comme ici, mais plus encore qu'ici, des
littérateurs qui ne savent pas l'orthographe; une activité puérile,
inutile; des compilateurs à foison, des ressasseurs, des plagiaires
de plagiats et des critiques de critiques. Dans ce bouillonnement
de médiocrités, dans ce monde épris des perfectionnements
matériels, - scandale d'un nouveau genre qui fait comprendre la
grandeur des peuples fainéants -, dans cette société avide
d'étonnements, amoureuse de la vie, mais surtout d'une vie pleine
d'excitations, un homme a paru qui a été grand, non seulement par
sa subtilité métaphysique, par la beauté sinistre ou ravissante de
ses conceptions, par la rigueur de son analyse, mais grand aussi et
non moins grand comme caricature. - Il faut que je m'explique avec
quelque soin; car récemment un critique imprudent se servait, pour
dénigrer Edgar Poe et pour infirmer l'insincérité de mon
admiration, du mot jongleur que j'avais moi-même appliqué au
noble poète comme un éloge.
Ce texte sensationnel et préambulaire pourrait
servir à notre défense à nous autres qu'on traite de décadents. Il
éclairera votre lanterne. Vous verrez, sous la lumière étincelante
de l'homme qui en est responsable, ce que vaut cette éternelle
confusion entre le jongleur et le penseur, une pensée agile et le
geste d'un illusionniste.
Si vous l'écoutez - et je n'en doute pas - d'une
oreille attentive, vous y trouverez pourquoi, qu'il s'agisse de
Picasso, de Paul Eluard, d'André Breton, d'Aragon, de Sartre, de
Jean Genet ou de moi-même (je cite exprès des hommes dont les
activités s'opposent), l'allure singulière d'un artiste et l'angle
sous lequel il s'exprime et qui le singularise passe si vite aux
yeux frivoles pour un procédé magique grâce auquel il évite les
angoisses du travail. Bref, pourquoi l'allure d'aisance qui
couronne tout labeur véritable trompe le monde et ne lui offre en
surface que l'aspect de la facilité.
Plus un homme est doué, plus il se surmonte,
plus il lutte contre ce don qui prédispose son encre à couler trop
vite, plus il s'efforce de la dompter et de la contenir.
La France est perpétuellement en lutte contre
elle-même. Voilà ce qui me frappe. La grande tradition française
est une tradition d'anarchie. C'est de toutes la plus solide. Le
désordre permet à la France de vivre comme l'ordre est
indispensable à d'autres peuples. Les gens m'amusent qui craignent
que la France ne devienne un village. Elle l'a toujours été. Elle
le sera toujours. Elle l'était sous Louis XIV.
Un village avec son café du Commerce, son
kiosque à journaux et son bureau de tabac où chacun discute et
dispute.
C'est de cette dispute perpétuelle que naît le
feu qui lui vaut sa douce lumière intense dont Guillaume
Apollinaire disait que l'œil la scrute sans fatigue jusqu'au
fond.
Du dehors cela consterne et imite une brume
confuse. L'étranger ne voit que groupes qui s'opposent, que
personnalités qui se contredisent, qu'individus qui s'insultent.
Mais se rend-on bien compte que c'est une eau qui bout et qu'il
nous en arrive des bulles dont l'irisation ne se constate nulle
part ailleurs ?
Chacun pense chez nous. Même la bêtise pense.
Tout le monde occupe la scène. Peu de monde occupe la salle et il
est rare que notre public ne décrète pas qu'il pourrait faire bien
mieux que nous. Mais cette étonnante indiscipline offre des
avantages. La France actuellement est un des seuls pays où la foule
puisse faire le succès d'une pièce parce que les journalistes la
condamnent. Personne ne croit personne et j'ose dire que l'esprit
de contradiction porté à cet extrême pousse la foule à prendre le
contrepied des conseils qu'on lui donne et à applaudir contre les
siffleurs.
J'ai souvent écrit que l'esprit de création
n'est autre que l'esprit de contradiction sous sa forme la plus
haute. En effet, une grande œuvre s'oppose à l'œuvre précédente et
la contredit - ce qui n'empêche pas cette œuvre précédente de
vivre, de respirer, de prendre racine et de fleurir à ses dates. Et
ainsi de suite. Il faudrait se rappeler sans cesse ce proverbe
hébreu: « L'équilibre engendre l'inertie. C'est du déséquilibre que
naissent les échanges. »
C'est le secret des architectures les plus
célèbres. Celles de Versailles, de Venise, d'Amsterdam. Le fil à
plomb a tué cette vie humaine des façades qui offraient le
spectacle inégal et charmant d'un visage. Chacune exprimait
et boitait divinement.
Il y a grand danger à vouloir l'ordre et à ne
pas mettre en œuvre une manière de désordre où l'âme se débrouille
au lieu de se dessécher dans les lignes mortes.
Je suis tombé à la campagne sur un vieil
exemplaire du Journal des Goncourt. Je l'ouvre et j'y
rencontre cette note : « Un ami arrive de New York et nous annonce
une nouvelle que nous n'osons pas croire et qui serait la fin de
tout. Les lavabos tiennent aux murs. » Sur le moment, une
telle remarque fait rire. Ensuite on y songe et on commence à
craindre que certains de nos malheurs ne viennent de là.
L'homme doit obéir à l'ordre que lui donne le
lavabo de s'y rendre comme le bœuf à l'étable, comme le cheval au
râtelier. Sa volonté cède et le rend infirme. Jadis on nous
apportait l'eau, la lumière, la nourriture, nous n'avions pas à
changer de place. Nous étions libres de ne pas quitter notre
fauteuil et notre livre. La main-d'œuvre était innombrable et
gracieuse. Chacun y trouvait son compte. Mais la main-d'œuvre a
disparu. La mécanique la supplante. Le robinet a tué le porteur
d'eau. Et voilà le drame. Si le robinet marche bien en Amérique, il
marche fort mal en France.
Notre faiblesse sera donc d'envier et d'imiter
des nations de discipline et d'ordre. Notre force sera d'admettre
notre indiscipline et notre désordre et d'en tirer des
ressources.
C'est ainsi que le travail du cinématographe
étant à mes yeux un travail manuel de chaque seconde et portant sur
le moindre détail, il me serait impossible de m'y exprimer dans un
pays d'ordre, c'est-à-dire de travail spécialisé, divisé en cases
et sévèrement distribué à tel ou tel par les lois syndicales. Je me
ferais vider du plateau ou j'obligerais mon équipe à se mettre en
grève. C'est ce qui me conseille à refuser les offres de Hollywood
où le syndicalisme s'exerce avec rigueur.
Ici, en France, le désordre dont je parle me
permet de toucher à tout dans un film et de me glisser à travers
les obstacles. En outre, si quelque chose est du domaine de
l'impossible par la faute de notre vieux matériel, je l'expose à
mes ouvriers. Le moindre d'entre eux tâche de rendre possible
l'impossible. Ils y parviennent presque toujours, grâce à ce génie
débrouillard qui leur est propre, et le plus souvent c'est un
électricien qui aide le machiniste ou un machiniste qui aide
l'électricien. Il m'est arrivé avec Christian Bérard de choisir mes
figurants parmi les machinistes et d'obtenir de leur bonne grâce un
passe-droit inimaginable dans une nation soumise à des règles
strictes.
Il est, hélas! normal lorsqu'un pays ingénieux
est empêché de toute sorte, imposé jusqu'à l'absurde, creusé de
chausse-trapes par le fisc et la police, que l'ingéniosité s'y
dépense sous forme d'escroquerie et que les escrocs y deviennent en
quelque sorte des poètes. On n'imagine pas ce qui se dépense par
jour en France de génie à duper le monde et à profiter de sa
routine pour lui opposer des méthodes analogues à celle du poète
maniant les nombres. On devine que les poètes sont les premières
victimes du lyrisme mystérieux des escrocs et il m'est arrivé
souvent d'être dupe, d'admirer mon voleur et de me dire: il
faudrait trouver pour mon œuvre, qui consiste à donner, des
ressorts aussi prestes que ceux d'une œuvre qui consiste à
prendre.
Non pas que je fasse ici l'éloge des escrocs;
mais je constate que, même lorsque la France penche d'un mauvais
côté, elle y penche encore avec un certain génie et trouve le moyen
de mettre en marche à contresens un vieux mécanisme qui lui est
propre et qui a toujours étonné le monde.
Américains,
Notre univers se développe en ondes et en nœuds.
S'il y a nœud, il y aura onde. C'est affaire de patience et je ne
crois pas qu'un pays blessé, qu'une plaie qui travaille, se
guérisse en quelques semaines. Il est donc absurde de prétendre que
la France périclite. La France, après ce qu'elle a souffert, est
une plaie qui travaille. C'est le terme que la médecine emploie
pour constater qu'une plaie se porte bien. Ce qui ne veut pas dire
que la plaie soit laide et tourne à la gangrène. Au contraire, une
plaie qui ne travaille pas est une plaie dangereuse et qui
n'affiche que l'apparence de l'hygiène. Elle trompe les personnes
que le statisme rassure et qui n'observent pas le terrible travail
des plantes, des sèves et des écorces.
Serge de Diaghilev promenait à travers le monde
la troupe multicolore et fameuse du Ballet Russe. Il me déclarait
n'avoir jamais montré vraiment un spectacle avant de l'avoir montré
à Paris. C'est, disait-il, la seule capitale où les œuvres
suscitent des disputes d'amoureux.
Je sais bien qu'en 1949 la politique joue un
rôle considérable et que les disputes de partis l'emportent sur les
disputes d'amoureux; mais, entre nous, ces disputes-là
n'offrent-elles pas les apparences d'injustice et de mauvaise foi
qui caractérisent les disputes d'amoureux? C'est encore un bon
désordre, une bonne casse, une bonne tempête, un fumier riche, un
engrais grâce auquel des plantes éclatent, à gauche, à droite, en
bas, en haut, et envoient leurs graines n'importe où. Et c'est ce «
n'importe où » qui compte.
La propagande use de cette méthode, mais elle en
use consciemment et c'est lorsqu'ils se font inconsciemment que ces
envois de graines réussissent à la longue.
Il serait drôle de vous citer, entre autres, les
noms des poètes qui honorent la France et assurent son véritable
prestige. Ce sont des hommes qu'elle poursuivait de sa police ou de
son mépris : Racine, Villon, Baudelaire, Rimbaud, Ducasse, Nerval,
Verlaine..., le jeu est trop facile. Autant de chutes, d'hôpitaux,
de retraites désespérées dans des cloîtres, de fuites, de suicides,
de catastrophes.
Si cela changeait, il y aurait discipline,
ordre, crainte, confort..., toutes qualités que la France, je le
répète, ne possède pas et qui causeraient sa perte. La France est
hérissée de reliefs et de pointes. On n'imagine pas une France
plate. Du reste, voudrait-on l'aplatir qu'on n'y parviendrait pas.
Si on essaye, elle se hérisse. Et il est fort bien qu'on la veuille
aplatir. Car un pays qui constaterait et honorerait son désordre
deviendrait un pays de mort. Ses hasards s'y érigeraient en
principes et ses hommes y ressembleraient à des plantes en train de
lire des traités d'horticulture.
La France aurait tout à perdre en aspirant à des
ressources qui lui sont impropres - à vouloir par exemple prétendre
à une grosse industrie. Ses prérogatives sont l'artisanat,
l'invention, la trouvaille, l'accident. L'accident surtout, fils du
désordre, qui brise la ligne droite et amène ces surprises que la
France continue naïvement d'appeler des miracles, et qui impriment
aux choses un sens que nul ne pouvait prévoir.
Américains,
Une certaine manie de nous décrier en France est
encore une de nos armes secrètes. Si la France ne méprisait pas ses
produits, elle serait la nation la plus vaniteuse et la plus
insupportable. Mais elle imite les fleuristes qui ne mettent pas de
fleurs dans leur maison, les parfumeurs qui craignent les parfums,
les couturières qui ne portent pas leurs robes. Cela lui vaut un
air de réserve et permettrait à ses produits de s'épanouir en
dehors, si l'Office des Changes ne s'opposait pas à ce
rythme.
La France, depuis plusieurs siècles, se croyait
aimée. Elle ne l'était point. Maintenant qu'on l'aime, elle croit
qu'on la méprise.
Il est vrai que certains de ses produits,
qu'elle dédaigne, y perpétuent sa gloire profonde. Les cas sont
innombrables de graines qu'elle laisse tomber de son sac, qui
s'envolent et qui la servent sans qu'elle s'en doute.
Les échanges encre pays, dès qu'ils ne relèvent
plus d'un système de finances, sont presque impossibles, et le
cinématographe reste peut-être le seul domaine où la syntaxe
visuelle (sa véritable syntaxe) établisse une sorte
d'épouvante.
C'est alors que commence la mise en branle de
ces ondes que peu de postes enregistrent, qui s'opposent au
contrôle officiel du succès ou de l'insuccès et dont l'influence
est sans analyse et sans limite. On aurait bien tort de n'y point
prendre garde et de ne pas se méfier d'elles, car elles se glissent
en silence au milieu des tumultes de l'actualité. Qu'atteignent ces
ondes? Les rares oreilles qui écoutent partout ce que les autres
oreilles n'écoutent point. Et ce sont ces oreilles qui comptent, et
les véritables bouches françaises ne parlent que pour ces
oreilles-là. Ce doit être ce que Nietzsche appelait notre musique
de chambre. Ce doit être ce qui fait dire, à tout âge de notre
Histoire, que l'art y est mort et qu'il ne s'y passe plus
rien.
Ce nez écrasé sur les perspectives - ce manque
de recul sauve chaque époque, puisque l'art ne saurait s'épanouir
au soleil et qu'il s'arrange mystérieusement pour croître en
cachette dans l'ombre, même si son auteur est dangereusement en
vue. Dans ce cas, le nom de l'auteur masque ses écrits et lui
épargne les doryphores.
L'étude de ces mécanismes de l'art devrait
fasciner les critiques. Ils en deviendraient les chimistes et les
naturalistes au lieu d'en être les chroniqueurs.
Ceci dit, j'ajoute, car le Français ne se
résigne jamais à quitter son interlocuteur et s'attarde en fausses
sorties et en « allez, au revoir », phrase méditerranéenne qui en
amène une autre sur les marches de l'escalier, et ainsi de suite, -
j'ajoute, dis-je, que j'ai acquis la certitude - certitude qui
m'est propre et que je ne demande à personne de partager avec moi -
que le système auquel appartient la planète que j'habite n'est
autre qu'un solide, que tout solide est fait du même mécanisme
d'astres, et que ses molécules sont séparées par les mêmes espaces
et par ce même éther que notre petitesse nous fait croire
insondables. Que ce système astronomique auquel appartient notre
monde n'est qu'une matière de quelque partie, de quelque objet, de
quelque monde supérieur au nôtre et qui se trouve lui-même dans
quelque très modeste situation par rapport à d'autres systèmes, et
cela sans fin aucune. Bref, que Dieu nous pense et ne pense pas à
nous. Il est donc honnête que je vous avoue avec quelle réserve je
discute sur des problèmes d'ordre terrestre, continentaux en
quelque sorte et sans la moindre importance sinon que le devoir de
l'homme est de vivre à son échelle et de se mêler de ce qui le
regarde (qui est encore du ressort de ce que nous croyons qui ne le
regarde pas). C'est ainsi que les bombes atomiques les plus
effroyables doivent n'être que quelque pétard sur le cuir d'un
rhinocéros, ne présentent d'horreur qu'à notre petite échelle, et
même en admettant que leur explosif démaille notre système céleste,
il ne démaillerait pas grand-chose et ne formerait que rouille sur
la matière de l'objet qui nous contient.
Partant, puisque le jeu mené par l'homme n'a
d'importance que celle qu'il lui accorde, il m'est difficile de
prendre au sérieux les préoccupations des dictateurs et de toute
personne éprise de gloire, et les réflexions que je viens de vous
faire sur la France, l'ordre, le désordre, le vieux monde, le
nouveau monde, le théâtre et le cinématographe doivent s'entendre,
de Michel-Ange au lapin mécanique, comme un hommage à l'adresse
vertigineuse dépensée par mes semblables pour se distraire dans le
train qui les emporte tous vers la mort.
La Terre doit être beaucoup plus jeune qu'on ne
le pense en général et ceux qui aiment détruire ou construire ont
encore beaucoup de temps pour inventer strophes et
catastrophes.
La terre nous semble vieille. Elle doit avoir
seize ans par rapport à la durée d'une vie d'homme. C'est l'âge de
la bagarre dans les cours de collèges, des jeux de mains et de
vilains. Sans doute était-elle, au moment de l'ancienne Egypte, à
l'âge des pâtés de sable au bord de la mer. Au moment de la Grèce
des philosophes, à l'âge où l'on interroge les parents. Notre
chance sera de ne pas vivre sur la terre lorsqu'elle aura l'âge de
raison. C'est l'âge le plus morne.
Je sais bien qu'il est ennuyeux de vivre à des
époques dangereuses. Je n'ai pas la naïveté de croire que le temps
des guerres est fini, que le monde compte vivre la main dans la
main. Et la faute n'en incombe à personne. La responsabilité dans
cet ordre de choses est encore une manière de se rassurer et de
nourrir son orgueil. Les hommes se battent à l'exemple des animaux,
des plantes et des microbes. Mais je regrette la tendance à
craindre qu'une guerre n'en suive une autre. Cette crainte est
néfaste aux entreprises qui honorent un globe que la guerre
déshonore. Elle sert d'excuse à la paresse et nombre de personnes
se disent: à quoi bon travailler et créer puisque la destruction
vient ?
Je salue votre optimisme. Mon pessimisme n'est
qu'une forme de l'optimisme. Je voudrais que les choses se
passassent autrement qu'elles ne se passent et il m'arrive de
pleurer sur les ruines. Ensuite je pense que les ruines ont une
grande beauté surprenante et excitent les hommes dans quelque sens
d'art inattendu. Des villes en or massif doivent dormir sous les
sables. Les premiers âges sont peut-être les derniers vestiges de
civilisations extrêmes. Habituons-nous à devenir modestes en face
de ce mécanisme incompréhensible, et puisque nous ne pouvons pas
prendre l'échelle des anges, résignons-nous à cette échelle qui est
la nôtre et que nous nous devons de monter jusqu'à l'échelon le
plus haut.
Il est fort drôle, en outre, de parler de
décadence sur une terre qui résulte d'une décadence. En effet, la
lumière ne résulte que d'une décomposition. Dès qu'un astre cesse
d'être à l'état de nébuleuse (qu'il vieillit en quelque sorte), il
se décompose et s'enflamme. Lorsque le feu se minimise et se
pelotonne, l'astre se croûte. Il est en décadence et la vie se
forme. Il grouille de vermine. C'est nous.
Américains,
J'écris, j'écris, et les passagers dorment,
recroquevillés dans une pénombre. Je profite de n'être sur aucun
territoire pour écrire, mais dans un ciel nocturne qui simule
encore quelque zone de liberté. J'écris volontairement comme on
bavarde, comme si ma voisine pouvait m'entendre et me répondre.
J'écris en me répétant, en me contredisant, en ne cherchant à
mettre en œuvre que ces idées légères qui se glissent mal au
travers des canalisations modernes: celles du politicien ou du
philosophe. J'évite la doctrine et sans doute verrez-vous mal ce
qui se dégage de mes paroles, puisque je souhaite ne pas le dégager
moi-même et que si quelque chose s'en dégage, il se dégage tout
seul.
Au spectacle du dirigisme universel nos libertés
françaises rétrécissent. Je crois, il me semble, avoir bien
expliqué ce qui nous protège encore. Mais votre exemple serait
décisif si vous constatiez que votre liberté veut dire que vous
êtes libres de n'être pas libres et que sous cette forme vous
acceptez qu'on vous dirige et qu'on vous prive de liberté.
C'est un des derniers hommes libres qui vous
parle, libre avec tout ce que cela comporte de solitude et de
manque d'électeurs. Je ne peux prétendre à être soutenu par aucun
groupe, par aucune école, par aucune Église, par aucun parti. Ma
tribune est dans cet éther que l'avion ravage avec ses hélices,
tribune entourée d'astres cruels et de personnes qui dorment et qui
toutes, sur le plancher des vaches, ont un milieu et une opinion.
Je ne possède ni opinion ni milieu. Je m'adresse toujours à ceux
qui tâchent désespérément d'être libres et qui doivent, à ma
ressemblance, attendre de partout la gifle, au point de se
demander, lorsqu'on les complimente, s'ils ne se sont pas rendus
coupables de quelque erreur.
Américains,
Je vais essayer de dormir et de rêver. J'aime
vivre mes rêves et les oublier au réveil. Car j'y habite un monde
où le contrôle n'existe pas encore. Il existera si votre pente
s'allonge. On contrôlera les rêves - et ce ne sera pas le contrôle
des psychiatres, ce sera celui de la police. On contrôlera les
rêves et on les punira. On punira les actes du rêve.
Bonsoir.
Jean COCTEAU.
Paris-New York (Air-France), 12-13 janvier
1949.
1.Pas
d'arbres à New York. Les arbres ont un air suspect de rêver.
2.Grâce à
Monroe Weeler, ce musée est un exemple d'ordre et de beauté. On y
retrouve entre autres merveilles la Bohémienne endormie, de
Rousseau, et le Guernica, de Picasso, attendant de prendre
sa place dans une Espagne neuve.
3.Je vous
signale au passage que le champion du monde Al Brown, le génie de
la boxe, traîne actuellement à Harlem, seul, inconnu, sans le
sou.
4.Je
devais, à Paris, recevoir une dépêche de Paul H. Buck me demandant
de professer, en français, à l'université de Harvard, de 1949 à
1950.
5.Au
moment même où vos journalistes, à propos de l'Aigle à deux
têtes (pièce), m'accusaient d'invraisemblance, la police de New
York recherchait deux frères disparus. Elle les retrouva, morts,
dans leur
maison bien close, où ils ne pénétraient plus
que la nuit, par des trappes et des toboggans. L'un d'eux était
mort de vieillesse. L'autre était victime d'une de ses trappes. Ils
avaient encombré l'immeuble, d'étage en étage, d'automobiles mises
les unes sur les autres, de boîtes à ordures, de chapeaux et de
mille objets hétéroclites.
6.Alors
qu'en France on ne s'attache qu'à la sexualité du film.
7.C'est la
raison du succès des ballets à New York où la gesticulation cherche
à remplacer les mots.