CHAPITRE VI
Sous l’influence exclusive de ses préoccupations particulières, Roméo Tarchinini avait oublié son remords à l’égard d’Alessandro Zampol pour le mauvais tour qu’il lui avait joué. Policier avant tout, le commissaire réfléchissait à ce qui s’était passé à Pinerolo et ne parvenait pas à comprendre les raisons de la comédie jouée par la veuve Rossi. Ne supportant pas qu’on le prenne pour un sot, il se montrait enclin à charger cette femme de tous les péchés, à la soupçonner des intentions les plus mauvaises uniquement parce qu’elle s’était permis de le berner.
Roméo se leva, l’esprit toujours occupé de ce problème qui ne le lâcha pas tout au long de son trajet le conduisant de son hôtel à son bureau de la Police Criminelle. Pourquoi simuler une proche agonie alors que le matin même, la signora Rossi annonçait son futur mariage ? Cette obsession fit que Tarchinini ne remarqua pas la manière dont l’inspecteur Zampol l’accueillait, un accueil dont la froideur se traduisait essentiellement par un silence hostile. Mais plus habitué à parler qu’à écouter parler les autres, le commissaire ne prit pas tout de suite conscience du mutisme de son subordonné. Selon son habitude, tout en gagnant sa place, il pérorait :
— Une actrice incroyable cette Rossi !... Je me présente, on me dit qu’elle souffre d’une entorse... J’insiste pour la voir ; c’est une moribonde qui me reçoit ! Vous me connaissez, Alessandro, le tact, c’est l’essentiel de ma nature...
Le commissaire n’entendit pas le soupir que poussait son adjoint et qui ressemblait au feulement d’un tigre plein de rage, s’apprêtant à sauter sur une proie.
— ... Gêné, comme de bien entendu, je propose de me retirer, mais elle tient à ce que je reste car, pour elle, l’avenir est plus qu’incertain... Je l’interroge discrètement... Elle ignorait tout de l’existence de Nino Regazzi sinon par ouï-dire et notamment du fait que le père du bersaglier, son oncle, lui avait écrit pour lui annoncer qu’il laisserait ses biens à son fils naturel, notre Regazzi... Bref, je suis reparti sur la pointe des pieds, persuadé que je venais fort malencontreusement de troubler les derniers instants d’une femme que la vie n’avait pas gâtée..., Mais au café, un médecin comptant la veuve Rossi parmi ses clientes, m’apprend que sa patiente se porte comme un charme, qu’il l’a rencontrée dans la rue le matin, pimpante et guillerette et que, par-dessus le marché, elle lui avait fait part de son mariage prochain ! Alessandro, qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Je dis que je m’en fous !
Tarchinini ne réalisa pas immédiatement l’incongru de la réponse. Il lui fallut un certain temps pour arriver à se convaincre que c’était bien l’inspecteur Alessandro Zampol, son adjoint, qui venait de lui répliquer avec une grossièreté ne tenant compte ni du respect hiérarchique, ni de la courtoisie naturelle entre gens bien élevés. Tellement désemparé, le pauvre Roméo ne put que balbutier :
— C’est... c’est bien vous... Alessan... dro qui venez de... de me parler sur ce ton ?
— Parfaitement, signor commissaire !
— Mais, enfin, Alessandro, vous êtes un garçon correct, un policier zélé, mon ami ?
— J’aime effectivement mon métier que je m’efforce de faire de mon mieux. J’étais un garçon correct – ainsi que vous avez la bonté de le souligner – jusqu’à ce qu’un certain Véronais vienne foutre son nez dans mes affaires ! Quant à être votre ami, je l’ai peut-être été, mais je puis vous assurer que je vous considère désormais comme mon ennemi le plus dangereux !
— Moi ?
— Vous, signor commissaire, et j’attendais votre venue pour solliciter un entretien avec le signor Zoppi afin de lui demander de m’affecter à un autre service ou d’accepter ma démission !
Tarchinini se retenait pour ne pas pleurer, sentant qu’une pareille faiblesse, en un tel moment, nuirait à sa dignité, mais la colère de Zampol le bouleversait car il s’était attaché à ce garçon.
— Et pourquoi, Alessandro ?
— Pourquoi ?
Blanc comme un linge, l’œil fixe, la lèvre méchante, l’inspecteur se leva, vivant symbole de la justice outragée, de l’innocence bafouée.
— Parce qu’hier soir, pour obéir à vos ordres, je me suis rendu chez les Dani !
Roméo sentit une sueur froide couler le long de sa colonne vertébrale en même temps que son poil – excessivement sensible – se hérissait à l’idée de ce qui allait suivre car la remarque de son adjoint lui remettait en mémoire ses imprudences verbales. Pour tenter, de paraître en dehors du coup, il se força à demander avec une désinvolture appliquée :
— Et alors ?
Il vit distinctement Alessandro fermer les yeux, crisper les poings et, à l’agitation de ses lèvres, il devina que son adjoint suppliait son ange gardien de l’empêcher de se jeter sur lui. Par mesure de prudence Tarchinini écarta un peu son fauteuil afin de pouvoir, le cas échéant, se reculer en vitesse.
— Et alors, j’ai appris que j’étais amoureux fou de Stella Dani et que je n’espérais qu’une chose : l’épouser au plus vite afin de pouvoir donner mon nom au petit bâtard qu’elle porte ! Et parce que j’ai déclaré n’être pas d’accord, cet assassin d’Angelo a manqué me tuer ! Sans la folle qui veille sur cette maison de fous, je passais de vie à trépas ! Et devinez-vous pour quelles raisons, dans ce foyer, on comptait que j’épouserais la maîtresse d’un autre, que je reconnaîtrais l’enfant d’un autre, que j’accepterais pour tante une piquée et pour beau-frère un assassin ? Parce qu’un bon Dieu de commissaire se mêlant de ce qui ne le regardait pas a osé jurer à Stella Dani que je l’aimais plus que tout au monde et que j’aimerais son fils comme s’il était le mien !
— Et ce n’est pas vrai ?
Ce fut au tour d’Alessandro de rester sans voix devant l’impudence de cette question. Le commissaire en profita et, se levant d’un bond, il fit le tour du bureau et vint prendre la main droite de Zampol dans sa main gauche, tandis qu’il posait sa propre main droite sur l’épaule de celui qui persistait à tenir pour son ami, en dépit de ce qu’il s’obligeait à considérer comme un léger malentendu.
— Alessandro... A moi, oserais-tu dire que cette petite ne te plaît pas ?
L’inspecteur vacilla et Roméo sentit que la victoire, bien que lointaine encore, se dessinait.
— La question n’est pas là !
— Ne ruse pas avec toi-même, Alessandro !... Stella te plaît-elle, oui ou non ? Je t’avertis tout de suite que si tu me réponds par la négative, je ne te croirai pas ! Elle est adorable, cette enfant !
Zampol eut un ricanement plein d’amertume.
— Drôle d’enfant !... Elle a un peu vécu, non ?
— Et toi ?
— Ce n’est pas la même chose !
— Parce que tu es passé devant le maire et le curé ? Alessandro, un pareil argument n’est pas digne de toi ! Elle a eu un mari, tu as eu une femme... Vous êtes quittes ! Elle est veuve ! Tu es veuf ! Elle a été malheureuse avec son mari ? Tu n’as pas été heureux avec ta femme ! Vous êtes nés pour vous entendre ! Tu demandes sa main, tu l’épouses... Affaire conclue, on n’en parle plus !
Le policier hurla :
— On n’en parle plus ?... Alors, vous me mariez, vous me rendez père avant même que je sache de quoi il retourne et, pour me consoler, pour me convaincre, vous trouvez juste à me dire : on n’en parle plus ? Ma qué ! si ! on en parle encore, signor Tarchinini ! J’ignore comment on procède à Vérone, mais, à Turin, on ne bâcle pas un mariage en se fichant du monde ! Et, d’abord, de quel droit vous occupez-vous de ma vie privée ?
— Du droit de l’amitié ! Parce que je t’aime bien, Alessandro... et je te défends de rire !... Il se peut que je me sois trompé, mais... depuis que je te connais, je te sais malheureux et braqué contre toutes les femmes parce que tu n’as pas été heureux avec celle que tu avais choisie... D’un autre côté, je vois cette jolie petite Stella qui, pour sa première bêtise, récolte un gosse et perd celui qui aurait pu être son mari... Je me dis : une fille aussi jolie, mon Alessandro, à son âge, n’en trouvera plus ! Il sera sûrement heureux avec elle, parce que Stella lui devra l’honneur... Le gosse ? Mais ça sera sûrement un très bel enfant – pardonne-moi, Alessandro – plus beau que ceux qu’il pourrait fabriquer lui-même car ce bersaglier, c’était pas grand-chose, mais pour le visage, chapeau ! Et le petit, il saura jamais qu’Alessandro n’est pas son père ; d’abord parce que personne ne s’en doutera et mon Alessandro, avec le cœur qu’il a, il s’attachera à lui comme s’il était le sien ! Voilà ce qui m’a poussé à parler de toi à Stella et elle a été si contente... La vie, je lui rendais ! Et puis, je me suis persuadé que tu t’y étais si mal pris la première fois pour choisir ta compagne qu’il valait mieux qu’un autre te donne un coup de main... Alessandro, je n’ai pas voulu t’infliger la moindre peine, ni te forcer. Seule l’affection m’a poussé à trop parler. Je te demande pardon et, de ce pas, je file présenter mes excuses à Stella et lui apprendre qu’elle doit rester une fille perdue et son petit un bastardon... Ma qué ! après tout, c’est de sa faute, eh ?
— De sa faute, de sa faute... Il ne faut quand même pas exagérer ! Ce bersaglier s’est révélé un maître trompeur... un spécialiste... Elles devaient tomber d’autant plus facilement qu’elles étaient plus pures, plus désarmées...
Ce monstre de Roméo remarqua avec onction :
— En somme, si je te comprends bien, Alessandro, quand elles disaient oui au bersaglier, c’est comme un brevet de vertu qu’on aurait dû leur remettre ?
— Ma foi...
Cet hypocrite de Tarchinini exhala un soupir dépassant nettement les normes habituelles.
— Maintenant, je te le répète, Alessandro, sans acrimonie, n’en parlons plus... Oublie une démarche inconsidérée, maladroite, mais menée de bonne foi, et remettons-nous au travail...
— Si vous vous imaginez que j’ai le cœur au travail, moi ! De quoi vais-je avoir l’air, aux yeux de Stella ? Elle risque de me prendre pour un type du genre du bersaglier... en moins beau, cependant, comme vous avez eu la bonté de me le rappeler !
— Mais puisque tu n’es pour rien dans cette histoire, que je suis le seul fautif ?
— Oui, mais, vous, vous ne pouvez pas l’épouser !
— Et toi, tu ne veux pas ! Le résultat est le même, non ?
— Pas tout à fait... Elle s’est persuadée – à cause de vous – que je l’aimais !
— Je lui dirai que je me suis trompé et que tu ne l’aimes pas... Content ?
— Content ? Vous avez de ces mots, signor Tarchinini, à se demander si vous avez un cœur ? On n’est jamais content de causer du chagrin, d’apporter des déceptions... et puis... je ne suis pas certain, au fond, de ne pas éprouver quelque chose pour elle... Oh ! mais une toute petite chose... s’entend ! Un soupçon de tendresse, pas de quoi fouetter un chat !
— Ni conclure un mariage ?
— Sûrement pas !
— Mais, dans ce cas, Alessandro, pourquoi m’empêches-tu d’aller m’excuser ?
— Ça me regarde ! Ce sont mes affaires ! Et, après tout, cette Stella, si cela me plaisait, de l’épouser, qu’est-ce que vous auriez à objecter ?
— Que ce n’est pas une jeune fille...
— Et moi ? Me prendriez-vous pour un jeune homme naïf ?
— Et puis, il y a ce bébé...
Zampol ricana :
— Combien y en a-t-il qui se pavanent au bras de femmes enceintes, en s’imaginant être le père de l’enfant qu’elles portent ! Au moins, moi, je serai averti ! Et, à la fin du compte, ça me regarde que moi ! De quel droit vous opposez-vous à ce mariage ?
Alessandro prit subitement conscience des paroles qu’il prononçait. Il s’arrêta net, mais le bon visage ému et souriant de Roméo lui permit de rester, lui-même. A son tour, il sourit et les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre, n’oubliant pas de pleurer, ainsi que l’exigeait la situation.
— Quand t’es-tu aperçu que tu l’aimais, Alessandro ?
— Cette nuit... Je ne pouvais pas dormir et j’étais furieux après vous, après elle, après tout le inonde... Je me répétais toutes les méchancetés que je vous dirais, que je lui dirais, et puis, dans le silence de ma chambre, j’ai réentendu sa voix confiante si douce, et j’ai compris que je ne parviendrais plus à vivre heureux sans l’entendre... Seulement, vous saisissez ? l’amour-propre... Ce n’était pas possible que j’accepte ce que vous aviez décidé pour moi... Vous êtes rudement fort, signor commissaire !...
— Non... Je suis amoureux, simplement, et je le serai jusqu’à ma mort... Je hume l’amour, le vrai, partout où il se figure se cacher... C’est un don, Alessandro. Je te considère désormais comme mon fils. Je serai le parrain de ton petit, mais tu l’appelleras Roméo... c’est promis ?
— C’est promis !
— Et, si c’est une fille, Giulietta ?
— C’est juré !
Les deux hommes reprirent place dans leur fauteuil et Tarchinini souligna :
— Si le Bon Dieu accepte de s’en mêler, il risque d’y avoir bientôt trois Giulietta dans la famille : ma femme, ma fille et ma petite-fille... ta fille, Alessandro !
— Ma fille, vous le pensez vraiment ?
— Je voudrais bien voir que quelqu’un se permît de mettre ta paternité en doute devant moi ! Sitôt qu’on aura arrêté le meurtrier du bersaglier, je téléphone à ma femme de venir me chercher ici, pour qu’elle fasse votre connaissance à tous deux.
Ils se turent, ayant besoin de récupérer. En quelques minutes, ils s’étaient brouillés à mort, réconciliés, et Tarchinini avait pratiquement marié son adjoint en dépit de l’opposition forcenée de ce dernier à toute union conjugale. De quoi être essoufflés ! Maintenant, comme tous les hommes qui ont cédé à des élans inhabituels, ils demeuraient l’un en face de l’autre, ne sachant plus quoi se dire, gênés. Pour sortir de cet embarras, Zampol déclara :
— A propos de maître Serantoni... On a vérifié son histoire. Elle est exacte. La signora Grampa n’a pas trop hésité à révéler son accord avec les gars du Papillon Jaune dans le fructueux exercice qui consiste à dépouiller les hommes ayant pignon sur rue et qui s’abandonnent à quelques fredaines. On l’a bouclée avec ses complices et la boîte est fermée. Mes collègues m’ont promis de ne pas citer le nom du notaire à l’audience. D’ailleurs, je pense que les uns et les autres s’en tireront sans trop de dégâts, ne serait-ce que pour leur imposer silence. Vous me comprenez ?
— Bien sûr... et la signora Grampa, ou une autre de cet acabit ne tardera pas à remettre le grappin sur maître Serantoni... qui s’illusionne en croyant découvrir à son âge ce qu’il n’a jamais su trouver, ce que vous et moi avons trouvé, Alessandro...
Alors, toute gêne disparue, ils se sourirent, complices, heureux.
Stella Dani avait passé une très mauvaise nuit. Après le départ précipité de l’inspecteur, Angelo était entré dans une colère folle, accusant sa sœur de lui avoir menti, la traitant de tous les noms. Il clamait à tous les échos la liste des gens qu’il se proposait de massacrer et, oubliant que le plus beau des bersagliers ne craignait plus personne, il le joignait à la troupe de gens qu’il condamnait au nom de l’honneur des Dani. La « pauvre tante » Pia avait dû intervenir, pour tenter de ramener le calme dans le foyer où soufflait une tornade et comme, à cet instant, elle jouissait de ses facultés, elle s’en prit à son neveu avec véhémence :
— Ma qué ! Qu’est-ce que tu te crois, Angelo ? Attila ? Tamerlan ? Gengis Khan ? A moins que tu te prennes pour Hitler ou Mussolini ? Baisse un peu le caquet, mon garçon ! Tu devrais avoir honte de parler ainsi à celle que tes parents t’ont confiée ! C’est ça tout le secours que tu lui apportes ? Elle est dans l’ennui, et tout ce que tu trouves à faire, c’est de l’injurier ! Tu n’as pas de cœur, donc ?
La colère d’Angelo était trop grande pour s’apaiser d’un coup. Il se planta devant la tante :
— Ecoutez-moi, zia, et tâchez de comprendre !
— Grazie tante ! Je sais bien que je suis un peu folle parfois, Ma qué ! Je ne suis pas idiote pour autant ! Tiens-le-toi pour dit, autrement, je te tourne un shiaffo[28], eh ?
Angelo s’imposa un gros effort pour tenter de se calmer.
— Zia, je vous aime bien, je vous respecte malgré vos extravagances, mais vous mêlez pas des histoires de Stella, vous pouvez pas comprendre !
— Tandis que toi, tu le peux, eh ! Et moi, je te demande : d’où tires-tu ton savoir, pretensioso[29] ? Tu en as aimé une, toi ? Tu as pensé à fonder une famille, toi ?
— Gesù ! Vous jugez que la mienne ne me suffit pas ? Stella nous a déshonorés !
— Tu parles comme ton grand-père ! Je vais te confier une bonne chose, Angelo : je ne me sens pas du tout déshonorée par l’erreur de Stella ! Elle a été trompée, et alors ? D’autres le sont après le mariage ; elle, poverella, elle l’a été avant... Tu ne vas quand même pas en vouloir aux autres des malheurs qu’ils ont, dis, malvagio[30] !
— Et qu’est-ce que vous ferez, quand elle sera mère sans époux ?
— Je l’aiderai à élever le bambino, qué !
— Questo bambino[31], je le déteste avant de le connaître !
— Que vergogna[32] ! Ma qué ! Nous partirons tous les trois, eh ? On te montrera qu’on n’a pas besoin de toi pour vivre !
— Vous auriez pu me le montrer plus tôt !
— Tu me reproches le pain que tu me donnes ? Va bene... Tu es un homme affreux, Angelo... Je vais te dire une bonne chose : je ne serais pas étonnée qu’en fin de compte, tu l’aies tué, ce bersaglier !
Et la « pauvre tante » était partie rejoindre Stella dans la chambre de cette dernière, laissant son neveu effondré. Le lendemain matin, il avait quitté l’appartement sans déjeuner, afin de bien témoigner qu’il entendait, ne plus entretenir aucune relation avec tout ce qui, de près ou de loin, touchait ces deux femmes devenues ses ennemies. A la vérité, ni Angelo ni Pia, ni Stella ne croyaient complètement à ce qu’ils affirmaient, mais ils feignaient d’en être persuadés, ce qui leur promettait d’être merveilleusement malheureux.
Roméo, plongé dans l’euphorie de ce qu’il tenait pour une de ses meilleures actions depuis qu’il était en âge d’agir par lui-même, demanda la permission de mettre sa femme au courant. L’inspecteur y consentit de grand cœur, et Giulietta, arrachée une fois de plus à ses travaux ménagers, apprit de son époux qu’elle allait être marraine et Roméo parrain d’un bambino à naître et qui serait le plus extraordinaire des bambini ayant vu le jour à Turin, parce que son papa était bien le meilleur homme qu’on puisse rencontrer en Italie. Du coup, Giulietta se montra soupçonneuse :
— Dis-moi, Roméo, ce serait pas toi ce père, par hasard ?
Sur l’instant, il en resta pétrifié, puis, revenu de sa surprise, il eut un rire fat avant d’expliquer :
— Ma qué ! Giulietta mia ! non seulement, il n’y a pas sur toute la planète une autre femme que toi susceptible de m’ensorceler, mais encore je ne suis à Turin que depuis quelques jours... Alors tout de même...
Giulietta promit de se rendre à Turin sitôt qu’il lui annoncerait le jour et l’heure où il l’attendrait. Du coup, Tarchinini roucoula :
— Tu sais très bien, cuor mio[33] ! que je ne vis que pour toi et que si, comme je le demande à Dieu, je meurs avant toi, je m’ennuierai atrocement au paradis jusqu’à ce que tu m’y rejoignes !
Pour Roméo, comme pour sa femme, il n’y avait pas de doute que le paradis leur était réservé, à moins que le Tout-Puissant n’ait usurpé Sa réputation.
Lorsque le commissaire reposa le combiné sur son support, son air heureux le rajeunissait de dix ans et Alessandro se prit à espérer qu’il en serait peut-être un jour de même pour lui, lorsqu’il téléphonerait à Stella, à cette Stella qu’il ne connaissait pas bien encore.
— Alessandro, nous devons battre le fer pendant qu’il est chaud ! Je passe à l’hôtel prendre mes gants blancs et nous nous rendons chez les Dani solliciter la main de Stella !
A quoi bon tenter de résister ? Et puis, au fond, Zampol n’avait pas tellement envie de résister... Les deux hommes s’apprêtaient à sortir quand le téléphone sonna. L’inspecteur prit l’appareil et le tendit presque tout de suite à son supérieur :
— Pour vous... un médecin de Pinerolo...
— Je sais... Bonjour docteur... Me téléphonez- vous pour m’apprendre qui a conquis le cœur de la riche héritière ?... Comment ?... Qui ?... Pas possible ?... C’est elle qui vous l’a dit ?... Dans ce cas... mais c’est positivement incroyable !... Oh ! pour des raisons que je ne puis vous expliquer par téléphone. Il venait souvent à Pinerolo ?... Vous ne l’avez jamais vu ?... Curieux, non ? En tout cas, merci, docteur, et à très bientôt, car je présume que je ne tarderai pas à retourner dans votre ville... Au revoir et-merci encore.
Songeur Tarchinini raccrocha, puis, d’une voix grave qui surprenait toujours chez cet homme dont toute la personne respirait la joie de vivre :
— Il est bien possible que vous ne deveniez pas le beau-frère d’un assassin, Alessandro...
— Vous pensez que Stella ne m’acceptera pas pour mari ?
— Bien sûr que non ! Je pense beaucoup plus simplement que je me suis peut-être fichu complètement dedans et qu’Angelo Dani pourrait n’être pour rien dans le meurtre du bersaglier... Devinez qui épouse la veuve Rossi et ses soixante millions de lires ? Le docteur Giuseppe Menegozzo !
— Par exemple !... C’est sûr ?
— Tout ce qu’il y a de certain... J’ai même cru discerner une note de dépit dans la voix de mon correspondant. La réussite de son confrère semble l’irriter...
— Mais dans ce cas, signor commissaire...
—Dolcemente, Alessandro ! Ne nous énervons pas ! Rien ne nous prouve que le docteur Menegozzo soit autre chose qu’un coureur de dot, eh ? N’oublions pas que pendant qu’on tuait le bersaglier, il assistait à la séance du conseil municipal de Suse, eh ?
— Alors, qu’est-ce qu’on décide ?
— Rien de changé au programme ! Nous nous rendons chez les Dani.
— Mais ne jugez-vous pas, chef...
— J’estime, inspecteur Zampol, qu’on a toujours le temps d’innocenter ou de confondre un suspect, mais que, par contre, une bonne épouse ne se rencontre pas à tous les coins de rue. Lorsqu’on en tient une, il vaut mieux ne pas la laisser échapper ! En route, Alessandro !
Dans un silence complet, dû à la maussaderie de celui-ci, au chagrin de celle-là, à l’indifférence de la troisième, Angelo, sa sœur et sa tante mangeaient une polenta agrémentée de cochonnailles chaudes. Des trois convives, Pia paraissait la moins sensible à l’ambiance lourde. Visiblement, à son air un peu perdu, aux rires intempestifs qui la secouaient, on comprenait qu’elle avait de nouveau quitté le monde des autres pour retourner à son univers fantomatique. Soudain, du manche de son couteau, elle donna un coup sur le bras d’Angelo, en intimant :
— Ne mets pas tes coudes sur la table !
Avant que le garçon ait pu répondre, elle se tournait vers Stella, pour lui ordonner :
— Et toi, cesse de renifler ! Je me demande où vous avez pris ces manières, tous les deux ! Si vous continuez ainsi, je ne vous présenterai pas à monsieur le curé pour votre examen de première communion ! Tu entends, Angelo ?
Angelo ne put se retenir et, excédé, lâcha un juron qui fit sursauter Stella et lui valut immédiatement, de la part de Pia, un soufflet vigoureux, tandis que la vieille demoiselle, indignée, hurlait :
— Turco ! Bestiemmiatore ! Maledetta[34] ! Tu seras privé de dessert !
Et, joignant le geste à la parole, elle ôta de sous le nez d’Angelo son assiette de polenta, et s’en fut la vider dans la boîte à ordures. Le neveu resta d’abord comme assommé, puis il se dressa et sans crier (et cela ne donnait que plus de poids à ses paroles), il s’adressa à sa sœur :
— Une dingue et une dévergondée, c’est trop pour moi ! J’abandonne ! Demain matin, j’emporte mes affaires et vous vous débrouillerez ! J’ai peut-être bien le droit de vivre, moi aussi, eh ?
Quelques coups discrets frappés à la porte empêchèrent le drame de tourner à la comédie larmoyante. Stella balbutia :
— Qui cela peut-il être ?
Sérieux, Angelo s’enquit :
— Comment veux-tu que je sache ? Même si tu t’en doutais pas, je tiens à te préciser que je vois pas à travers les murs !
Lorsque Stella – rougissant à leur vue – leur eut ouvert, Tarchinini entra le premier d’un pas décidé, suivi par Zampol, plus mal à l’aise. En apercevant les policiers, Angelo prit un air écœuré.
— C’est mon jour... C’est pas possible ! C’est mon jour !...
Le commissaire salua la zia Pia d’une inclinaison de tête, et, beaucoup plus cérémonieusement, le signor Dani. Avant qu’il n’ait entamé le discours préparé en chemin, la « pauvre tante » se précipita vers lui et, le prenant dans ses bras, le serra sur sa maigre poitrine en déclarant :
— C’est bien d’avoir mis tes gants blancs, mon bonhomme, c’est très bien ! Le padre sera content de toi ! Tiens, tu mérites un bonbon !
Fouillant dans la poche de son jupon sous sa jupe retroussée, elle en sortit une sorte de pâte de guimauve, d’une blancheur plus que douteuse, qu’elle enfonça de force entre les lèvres de Roméo, sous l’œil horrifié de Stella, goguenard d’Angelo et incertain de l’inspecteur, ne parvenant pas à décider s’il convenait ou non d’intervenir. Le commissaire eut un regard vers son adjoint, un regard où. Alessandro crut comprendre que son chef entendait lui faire saisir qu’il se sacrifiait sur l’autel de son bonheur futur. Il en fut profondément remué. La zia Pia tapota la joue de sa victime en déclarant :
— Tu peux jouer, maintenant...
Et, très digne, elle se retira dans la cuisine. Roméo remarqua :
— Nous devons cette pitié à ceux qui ont l’esprit dérangé de nous soumettre à leurs caprices quand ils n’exigent pas de nous des sacrifices impossibles.
Le commissaire prononça cette phrase avec un vibrato dans les notes graves qui évoquait des résonances de cathédrale. Il redevint lui-même, pour s’adresser à Angelo :
— Signor Dani, c’est vous que nous sommes venus voir.
L’autre haussa les épaules et ricana :
— Je m’en serais douté... Vous m’arrêtez ?
— Ma qué ! Il n’est pas question de vous arrêter, seulement de solliciter de votre compréhension une faveur... Mon adjoint, l’inspecteur Zampol – un policier de belle valeur – est veuf. Je ne trahis pas un secret en révélant qu’il ne fut pas heureux en ménage. Il pensait vieillir dans la solitude, meurtri par son expérience manquée, lorsqu’il vit votre sœur, la signorina Dani. Il a pensé qu’en sa compagnie, il pourrait repartir à zéro. C’est pourquoi signor, agissant en qualité de futur parrain du premier bambino à naître, j’ai l’honneur de vous prier d’accorder la main de votre sœur Stella à mon ami, l’inspecteur de première classe, Alessandro Zampol.
Angelo regarda le policier avec méfiance.
— Vous vous ficheriez pas de moi, par hasard ?
— Signor, si vous connaissiez Roméo Tarchinini, vous sauriez qu’il ne se permet jamais de plaisanter dans ce qui relève du domaine de l’amour !
Et, ne pouvant contenir son naturel plus longtemps, Roméo s’emporta :
— Ma qué ! Angelo, à quoi ça rime, toutes ces manières ? Ces deux-là s’aiment, qu’est-ce que vous attendez pour donner votre consentement ? Lui, povero ! il traîne son ennui avec une mine à vous fendre le cœur et un caractère qui devient plus susceptible chaque jour... Non ! non ! ne protestez pas, Alessandro, c’est la vérité ! Vous devenez impossible tout de bon ! Et, si on ne vous marie pas, je ne serais pas surpris qu’il faille vous enfermer ! Quant à elle, vous pouvez me dire ce qu’elle deviendra quand le bambino sera là ? Je vous préviens, Angelo Dani, que si vous y mettez de la mauvaise volonté, je vous colle en prison aussi sec, pour vous accorder le temps de la réflexion !
Stella pleurait, naturellement, toutes les larmes de son corps, sans trop savoir ce qui dominait en elle : de la joie d’être aimée, ou du chagrin de l’attitude de son frère. Quant à Zampol, il se disait que jamais encore il n’avait vu ni entendu demander la main d’une jeune personne de cette façon. Angelo, hors de lui, fut soudainement ramené au calme par cette allusion directe à la prison.
— La prison, eh ? Décidément, c’est une idée fixe chez vous ! Tantôt vous prétendez m’y mettre en m’accusant d’avoir assassiné un homme, tantôt parce que j’hésite à accepter un flic dans ma famille !
Et, se tournant vers Alessandro :
— Ça vous gêne pas d’avoir un criminel pour beau-frère, vous ?
Tarchinini se hâta d’intervenir :
— Je ne suis plus du tout sûr que vous soyez responsable de la mort de Nino Regazzi...
Le visage d’Angelo s’éclaira :
— C’est vrai ?
— C’est vrai. Je vous en donne ma parole ! Et la parole d’un Véronais, per bacco ! je ne permettrai pas à un Piémontais de la mettre en doute !
Dani parut hésiter un moment. Il regarda successivement ceux qui l’entouraient, puis allant vers sa sœur, il lui prit la main, la conduisit à Zampol :
— Prenez-la, inspecteur... Vous nous rendez l’honneur et je ne ternirai pas le vôtre, en échange. J’ai pas tué Nino Regazzi, le bersaglier, et je vais vous le prouver...
On l’entendit fouiller dans la cuisine, tandis que la « pauvre tante » entonnait à pleine voix le Veni Creator. Angelo reparut bientôt, portant un chiffon gras qu’il présenta à Tarchinini en disant :
— Vos sbires sont pas bien malins... Il était caché dans le tuyau de la cheminée.
Le commissaire regardait le présent qu’on lui offrait, sans le moindre enthousiasme et, fort dégoûté, il s’enquit :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— L’arme avec laquelle on a tué Nino Regazzi.
Il prononça ces mots sur un ton si tranquille que les autres n’osèrent pas manifester leurs sentiments, sauf Stella qui, s’imaginant que ce nouvel incident retardait une fois encore sa chance de devenir la signora Zampol, se remit à gémir, offrant ainsi un fond sonore des plus dramatiques à une scène qui ne l’était pas moins. Roméo prit le paquet qu’on lui tendait.
— Comment cette arme est-elle en votre possession ?
— Parce que je l’ai enlevée moi-même de la poitrine du mort.
— Et pourquoi ?
— Parce que je tenais pas à ce que vous attrapiez l’assassin ! En tuant le bersaglier, il vengeait, sans le savoir, l’honneur des Dani !
— Dans ces conditions, pour quelles raisons, maintenant ?...
— Parce que je veux pas empêcher le bonheur de Stella, et aussi parce que vous m’avez dit que vous croyiez plus bien à ma culpabilité.
Tarchinini déplia le chiffon et, quand il aperçut la lame, sur laquelle il y avait encore des traces de sang séché, il ne put s’empêcher de pousser une exclamation de surprise et de lancer à Zampol :
— Ce coup-ci tout est clair, Alessandro, eh ?
— Je n’en reviens pas, chef !
— Prenez votre temps !... Angelo Dani, je devrais vous arrêter pour entrave à l’action de la justice, mais je ne tiens pas à remettre en cause le mariage de votre sœur, un mariage qui doit être célébré le plus tôt possible. Alors, vous dites oui ou vous dites non ?
— Je dis oui, évidemment.
— Bon... Et, maintenant, racontez-nous... pour ce couteau ?
— Après ma dispute avec le bersaglier, en présence de dom Marino, je me suis lancé sur ses traces. Je voulais lui casser la gueule, le laisser sur le carreau, non sans lui avoir annoncé que je recommencerai jusqu’à ce qu’il se décide à épouser Stella. Je l’ai suivi toute la soirée. Je comptais lui sauter dessus aux approches de la caserne, parce qu’à cette heure c’est un quartier désert... mais, au moment où je me rapprochais de lui, j’en ai vu un sortir de l’ombre et frapper le soldat, qui est tombé. Je me suis précipité, et celui qui avait attaqué Regazzi s’est sauvé. Quand je me suis rendu compte que le bersaglier était mort, j’ai décidé de protéger son meurtrier qui, sans le savoir, avait vengé notre honneur. J’ai enlevé le poignard avec mon mouchoir et, pour vous dérouter, j’ai placé à côté du corps un couteau tout neuf que j’avais acheté.
Tarchinini explosa :
— Ma qué ! C’est au bagne que je devrais vous expédier ! A cause de Stella, je vais essayer de me priver de ce plaisir ! Occupons-nous tout de suite de la publication des bans. Cet après-midi, Alessandro et moi, nous nous rendons dans la montagne. Nous serons de retour ce soir pour le repas. de fiançailles. C’est moi qui l’offre ! Venez, Zampol...
Tout cela allait vraiment un peu trop vite pour Stella dont la tête tournait. Elle se demandait si elle devait s’évanouir ou non lorsque la porte de la cuisine, s’ouvrant avec fracas, livra passage à la « pauvre tante » qui, l’air inspiré, portant une bougie allumée, avançait à pas comptés en chantant à pleine voix :
Il campanile scocca
La Meszanotte santa
E’nato !
Alleluja ! Alleluja[35]!
Stella se précipita :
— Ma qué ! Zia ! Ce n’est pas encore Noël !
En entraînant son adjoint vers le palais de la Police Criminelle, Tarchinini lui confiait :
— Avec la tante Pia, vous ne risquerez pas de vous ennuyer, Alessandro, si vous voulez mon avis !
Valeria Rossi avait demandé à Pasqualina de lui préparer un osso-buco qui, toute la journée, par les merveilleuses odeurs filtrant de la cuisine, l’avait mise en appétit. Vers dix-huit heures, elle s’installa à sa table et s’attendrit un instant en songeant qu’un autre bientôt lui ferait face mais, ayant dépassé, l’âge où les élans romantiques peuvent vous barbouiller, elle attaqua son osso-buco avec un tel entrain qu’en peu de temps, elle n’en laissa qu’une infime portion destinée à Pasqualina, et encore ce ne fut pas sans regret. Pour ne pas succomber à l’étouffement, la veuve vida une bouteille de barbaresco et, sans ralentir l’allure, engloutit un bon morceau de gorgonzola qui lui permit de finir son vin. Insatiable, la signora Rossi ne recula pas devant le castagnaccio[36] (i) dont la servante lui réservait la surprise. Simplement, pour s’aider, elle réclama le secours d’un flacon de moscato.
Après ce plantureux repas, Valeria se sentit la tête un peu lourde, mais à la perspective du nombre infini de plats de toutes sortes, de bouteilles de toutes qualités que sa fortune lui permettrait bientôt de s’offrir, elle recouvra son énergie et, tout de suite, se jura que son mari en passerait par où elle voudrait et qu’il ne fallait surtout pas qu’il aille s’imaginer pouvoir imposer sa loi ! Elle s’affirmait, d’ailleurs, bien décidée à mettre les choses au point dès leur prochaine rencontre qui devait avoir lieu dans les minutes qui suivaient. Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle entendit frapper à la porte d’entrée. Après un court moment de surprise, elle eut un sourire attendri : son fiancé témoignait d’une impatience flatteuse... et comme ou frappait de nouveau, mais avec plus de vigueur cette fois, elle cria, amusée :
— Pasqualina ! Ouvre-lui vite ! Il serait capable de défoncer la porte !
Puis elle se hâta de s’installer dans son fauteuil pour y prendre la pause qui, se persuadait-elle, intimiderait son promis et l’obligerait à passer par ses quatre volontés. Elle eut un hoquet de surprise en voyant entrer à la place de celui qu’elle attendait, ce policier, venu déjà lui rendre visite, accompagné d’un inconnu. Eplorée, Pasqualina disait :
— Dona Valeria !... Ils m’ont bousculée !...
— Il suffit, Pasqualina ! Regagne ta cuisine, tu desserviras tout à l’heure. Que signifie cette intrusion, signori ?
Elle avait retrouvé sa superbe et la sécheresse de son ton en portait témoignage. Tarchinini, aimable, empressé, salua :
— Je vous avais laissée, hier, dans un tel état, signora, que j’ai absolument tenu à prendre de vos nouvelles...
Roméo jeta un coup d’œil appuyé sur la table encombrée des reliefs du repas et eut un soupir de soulagement :
— Je me rends compte que votre santé s’est nettement améliorée. Vous m’en voyez ravi, signora.
La veuve en tremblait de rage. D’un ton aigre, elle décréta :
— Je trouve cette comédie d’un goût déplorable, signor commissaire !
Alors Tarchinini, à son tour, changea de ton :
— Pas plus exécrable que celle que vous m’avez jouée hier en mimant l’agonisante ! Je suis ici pour vous demander les raisons de cette mascarade ! et même pour les exiger, au besoin !
— Et de quel droit ?
— Du droit d’un policier à la recherche d’un criminel, signora !
— D’un criminel ?
— De celui ou de celle qui a tué Nino Regazzi pour s’attribuer les 60 millions d’héritage !
— Quoi ! Vous osez ?...
— Et je vais oser bien davantage, signora, en vous accusant, pour le moins, de complicité dans ce meurtre !
— Moi !... Moi !... Ah ! c’est parce que je suis seule que vous me traitez de cette façon ! mais si j’avais un mari...
— Si j’en crois la rumeur publique, signora, vous ne tarderez pas à en avoir un ?
Evitant à sa maîtresse de répondre, Pasqualina fit une entrée discrète :
— Dona Valeria, c’est le docteur...
Tarchinini se leva, gagna la porte qu’il ouvrit toute grande en disant à haute voix :
— Entrez donc, docteur, ne soyez pas intimidé... Vous ne nous dérangez pas le moins du monde ! Et même, à dire vrai, nous vous attendions.
Giuseppe Menegozzo, d’abord assez piteux, se reprit rapidement :
— Une plaisanterie, signor commissaire ?
— Pas du tout, docteur ! C’est tout le contraire d’une plaisanterie. ... A moins que vous n’appeliez un crime, une plaisanterie ?
— Je ne saisis pas ?
— Il s’agit de la mort du bersaglier, de ce bersaglier – vous vous en souvenez, docteur ? – qui héritait soixante millions... ces soixante millions qui échoient maintenant à la signora Rossi que vous épousez, n’est-ce pas ?
— Et puis après ?
— Pour ce qui est d’après, nous verrons tout à l’heure, docteur. Pour l’instant, permettez-moi de souligner que l’assassin de Nino Regazzi vous a rendu un fier service... un de ces services qu’on ne rend pas gratuitement,...
— Prenez garde, signor commissaire !
— A quoi, docteur ?
— Vous insinuez que j’ai pris quelqu’un à mon service pour tuer ce malheureux Regazzi à seule fin que Valeria hérite de ses millions avant que je ne l’épouse !
— Mais, docteur, je n’insinue rien ! Je prétends qu’à peu de chose près, ce que vous venez de dire est la vérité.
— La vérité ?
— Et ce peu de chose tient à ce que vous avez exécuté la besogne vous-même.
— Ma qué ! Vous m’accusez d’avoir assassiné le bersaglier, eh ?
— Exactement docteur, et en voici la preuve !
Tarchinini sortit de sa poche le paquet remis par Angelo Dani, déplia le linge souillé et mit sous les yeux de Giuseppe Menezzo un scalpel.
— L’arme du crime, docteur, que vous avez laissée dans la plaie quand vous avez entendu arriver quelqu’un... qui n’était autre que notre ami Angelo Dani.
Livide, le docteur tenta de plastronner :
— Je serais curieux de savoir comment, étant au Conseil municipal de Suse, j’ai pu en même temps me trouver à Turin pour y commettre un meurtre ?
— De la façon la plus enfantine, docteur. J’ai vu cet après-midi le secrétaire de mairie de Suse et je l’ai prié de me laisser consulter le procès-verbal de la séance nous intéressant. Vous étiez effectivement là à l’ouverture de ladite séance, mais un coup de téléphone d’un malade vous a obligé à partir presque tout de suite et vous n’êtes pas revenu. Imaginez-vous d’où venait cet appel téléphonique, docteur ? De Pinerolo où vous ne soigniez personne. La signora Rossi pourrait peut-être nous dire qui a téléphoné ?
La signora Rossi préféra s’évanouir et pendant que Pasqualina lui passait un flacon de sels sous le nez, Roméo continuait :
— Voilà comment je vois l’affaire. Maître Serantoni vous avise de la visite du testateur... Quelque temps plus tard, il vous apprend sa mort et vous savez alors que Regazzi hérite, mais dans le cas où il disparaîtrait, c’est à Valeria Rossi que reviendraient les soixante millions. Vous vous ennuyez beaucoup à Suse, docteur, au point de partager les plaisirs douteux de votre ami le notaire et soixante millions vous permettraient de mener l’existence dont vous rêvez. Vous vous rendez à Pinerolo. Vous vous présentez chez Valeria Rossi. L’avez-vous séduite ? Lui avez-vous proposé d’être votre complice ? Je l’ignore mais lorsque vous la quittez, vous êtes tombés d’accord tous les deux. Sa main en échange de l’héritage. Vous tuerez et on vous épousera.
Dans son fauteuil, la veuve eut un gémissement rauque et Pasqualina se mit à prier à voix basse.
— Remarquablement combiné, docteur, et je pense que personne ne vous aurait soupçonné si la signora n’avait eu l’idée saugrenue de me jouer, hier, une scène ridicule dont, ma foi, j’aurais été dupe si je n’avais rencontré un de vos confrères qui m’a éclairé sur la santé de la signora... Le hasard, eh ! oui... Sans lui, nous n’arriverions pas à grand-chose, je le confesse. Mais pourquoi, diable ! vouliez-vous me faire croire que vous étiez en train de mourir, signora ?
— La peur... Je désirais vous écarter...
Le docteur hurla :
— Espèce d’idiote !
Valeria se rebiffa :
— Assassin !
Il se rua sur elle, la prit à la gorge, devenu à moitié fou et répétant sur un ton crescendo :
— Taisez-vous ! Taisez-vous ! Taisez-vous !
Tarchinini et Zampol eurent toutes les peines à l’obliger à lâcher prise et à ranimer Valeria près de laquelle Pasqualina hurlait à la mort. Quand elle eut, enfin, repris ses esprits, le commissaire s’adressant aux deux complices conseilla d’un ton fort engageant :
— Et si on entrait tranquillement dans la voie des aveux, eh ?
La veuve glapit :
— C’est lui ! C’est lui qui a tout combiné ! Il a tué le bersaglier !
Le docteur sauta de nouveau sur ses pieds et pendant que les policiers le maîtrisaient, il invectivait Valeria Rossi :
— Vieux débris ! Sale chouette ! Je n’aurais rien tenté si vous ne m’aviez promis le mariage en échange d’un crime qui vous rapportait 60 millions !
— J’avais renoncé à cet argent quand vous êtes venu me trouver pour me proposer votre ignoble marché !
— Il ne vous a pas paru tellement ignoble puisque vous l’avez accepté !
Tarchinini les laissa s’injurier un bon moment et lorsqu’il jugea que Zampol et lui en avaient assez entendu pour étayer une accusation de meurtre contre les deux complices, il mit fin à la scène en ordonnant à son adjoint d’emmener le docteur dans une autre pièce et de l’y surveiller, tandis qu’il écoutait la confession de Valeria Rossi.
Le soir même, Tarchinini et Alessandro Zampol, assis dans le bureau du chef de la police criminelle de Turin, faisaient leur rapport sur le meurtre de Nino Regazzi qui passait, de son vivant, pour le plus beau des bersagliers. Rapport qui peut se résumer ainsi :
Peut-être que si maître Serantoni avait tenu sa langue rien ne se serait produit, mais Giuseppe Menegozzo était son ami et son confident. Célibataire, le docteur n’était retenu à Suse où il s’ennuyait que par son impécuniosité. Aussi éprouva-t-il une violente envie à l’égard de ce bersaglier sur le point d’hériter d’une énorme fortune dont il ne saurait pas user. Il a avoué n’avoir pas songé tout de suite au meurtre et s’il se rendit à Pinerolo, ce fut davantage par curiosité que dans un but nettement déterminé. Cynique, il souhaitait voir la tête d’une dame qui aurait pu être riche si... Comme tous les héritiers s’estimant frustés, Valeria Rossi ne put cacher son amertume et se retenir de crier : « Si seulement ce maudit Regazzi était mort en bas âge ! » Menegozzo affirme que ce fut cette réflexion qui déclencha dans son esprit le projet de meurtre sur le bersaglier. Il paraît que d’abord la veuve commença par pousser des cris indignés, et puis la perspective de toucher soixante millions... Elle accepta le marché proposé par le médecin. Ce dernier accompagna le notaire à Turin lorsque celui-ci s’y rendit pour voir Nino Regazzi. Quand Menegozzo eut fait la connaissance du garçon dont il avait décidé la mort, il remonta à Suse pour assister à l’ouverture de la séance du conseil municipal et signer le procès-verbal de présence, mais il s’était arrangé avec la veuve Rossi pour qu’elle l’appelle en se disant une malade ayant un besoin urgent de soins.
— En vérité, conclut Tarchinini, nous aurions abouti beaucoup plus vite si ce sot d’Angelo Dani ne s’était mis en tête de protéger l’homme en qui il voyait un vengeur de l’honneur familial. Et voilà l’histoire assez sordide d’un médecin qui aimait trop l’argent et qui restera en prison jusqu’à la fin de ses jours pour s’en repentir.
Zampol remarqua :
— Valeria Rossi devait espérer un autre voyage de noces...
Tarchinini s’apprêtait à rejoindre Vérone, son stage piémontais terminé. Il partait auréolé de sa réussite dans l’affaire du bersaglier et de la certitude d’une bonne action accomplie avec le mariage de Stella Dani et d’Alessandro Zampol. Tous les trois s’étaient rendus à la stazione di Porta Nuova pour attendre le train de Venise amenant vers eux Giulietta Tarchinini qui venait, selon sa promesse, chercher son mari. Lorsque le convoi entra en gare, Stella et Zampol s’écartèrent discrètement, laissant Roméo courir au long des wagons en criant le prénom de sa femme à tous les échos, suscitant rires et quolibets qu’il n’entendait pas. Stella et son fiancé s’efforçaient de deviner parmi les voyageuses descendant du train celle qui pouvait être l’épouse tant vantée, tant chantée, tant aimée du commissaire. Soudain, la jeune fille montra une belle femme aux cheveux blonds vers qui galopait Tarchinini :
— Regardez. ! La voilà !
Et elle ressentit un petit pincement au cœur car la nouvelle venue s’affirmait d’une beauté peu commune et d’une élégance laissant loin derrière elle celle de la caissière du café Ceccarello. Mais Zampol protesta :
— Impossible, Stella mia !... N’oubliez quand même pas qu’ils ont une fille mariée et celle-là n’a pas plus de trente-cinq ans !
D’ailleurs, Roméo passait à côté de la magnifique blonde sans même la voir pour se jeter dans les bras d’une personne à peu près aussi haute que large et qui, en compagnie de son mari, imposait l’image d’une paire de potiches chinoises ou japonaises. Stella et Alessandro se regardèrent, médusés, avant d’éclater de rire. Ainsi, c’était ce pot à tabac Giulietta l’inégalée, celle qui n’avait point sa pareille sur toute la planète ? Les deux jeunes gens s’interrogeaient anxieusement sur la manière dont ils s’y prendraient pour garder leur sérieux devant ce couple ridicule mais il se passa une sorte de miracle lorsque Tarchinini, rayonnant, prit Giulietta par la main pour lui dire :
— Giulietta, voici Stella et voici Alessandro... Ils vont se marier... J’espère qu’ils seront aussi heureux que nous...
Zampol n’eut plus envie de rire tout à coup et il convint que cette femme noyée de graisse avait dû être très jolie dans sa jeunesse dont elle gardait des yeux admirables et un sourire étincelant. Pour Stella, elle ne savait plus quelle attitude prendre pour répondre au chaud regard maternel de Giulietta. Et quand Roméo, redressant orgueilleusement sa courte taille, demanda :
— Qué ! Croyez-vous qu’on en puisse rencontrer d’aussi belle à Turin ?
Stella et Zampol sentirent leur gorge se serrer car, brusquement, ils prenaient conscience de Ce qu’était l’amour.
Nino REGAZZI, le bersaglier, devait à la nature un visage qui mettait tous les cœurs en émoi.
Cependant, jouer les séducteurs comporte des risques et le soir où les agents, effectuant leur ronde, trouvèrent le cadavre du plus beau des bersagliers, nul ne s’en étonna beaucoup.
Sans doute, la police n’aurait-elle jamais découvert le coupable, car les pistes se révélaient trop nombreuses, si le hasard n’avait voulu que le commissaire Véronais, Roméo TARCHININI, ne soit venu effectuer un stage à TURIN.