L'orthographe, ses règles obscures et ses exceptions vous font souffrir ?
Rassurez-vous, c'est voulu !
Comment pourrait-il en être autrement dans un pays à l'histoire si tumultueuse ? Comme la France, notre orthographe a traversé les siècles en empruntant des voies détournées, sans craindre détours et autres pirouettes.
Il fallait un Belge comme Bernard Fripiat pour raconter cette histoire avec un humour et une irrévérence qui déculpabiliseront les pires cancres. En une centaine de pourquoi, il explique l'origine de chaque difficulté et raconte la folle épopée d'une orthographe que le monde entier nous envie…
Historien passionné par la langue française, Bernard Fripiat anime depuis vingt ans des stages d orthographe en entreprise. Auteur dramatique, il est également comédien et chroniqueur radio. En 2013 il a publié (éd. Gunten).
Bernard Fripiat
Au commencement était le verbe… Ensuite vint l’orthographe !
À mon ami Daniel Gorane
Comment en est-on arrivé là ?
Les Français ont la réputation, amplement méritée, de posséder l’orthographe la plus difficile du monde. Voilà vingt ans que j’anime des stages d’orthographe dans des entreprises ; j’ai résumé les questions qui m’ont le plus souvent été posées dans un livre (L’Orthographe : 99 trucs pour en rire et la retenir) qui permet d’éviter les fautes en se marrant. En revanche, il est une question à laquelle je n’avais pas encore répondu : « Pourquoi est-ce si tordu ? »
En tant que compatriote de Jacques Brel, j’aurais envie de répondre : « Parce que la langue française ne s’appelle pas la langue belge », sous-entendant que nous n’aurions jamais créé un idiome imposant un tel labeur. Mais je dois reconnaître qu’il s’agit d’une opinion relativement minoritaire au sein de la francophonie. Puisque cette réponse ne suffit pas, essayons-en une autre !
Pourquoi « je m’émeus » prend-il un s et « je peux » un x ? Pourquoi y a-t-il un i dans « oignon » ? Pourquoi les participes passés sont-ils si compliqués à accorder ? Pourquoi aucune voyelle du mot « oiseau » ne se prononce-t-elle comme elle s’écrit ? Pourquoi nos doublements de consonnes n’ont-ils aucun sens ?
Répondre à ces questions revient à nous plonger dans l’histoire de notre langue et, surtout, à partager la vie de celles et ceux qui l’ont façonnée. Nous les découvrirons fascinés par le latin, dont le français fut un concurrent qui mit des siècles à triompher. Nous verrons que les débats (pour rester poli) sur l’orthographe ne datent pas d’aujourd’hui, que les lamentations sur la complexité des règles ne sont pas l’apanage des enfants, loin de là, et que l’échec des tentatives de simplification était prévisible.
Notre langue a été forgée par tout un peuple, mais certains personnages en particulier y ont consacré leur vie : historiens ou grammairiens, poètes et orateurs, on les retrouvera au fil de ce livre. Le premier d’entre eux ne parlait même pas encore français : c’est l’évêque Grégoire de Tours (539–594). Aristocrate cultivé d’origine gauloise, son statut d’évêque d’une riche région le met au premier plan des intrigues politiques mérovingiennes, qu’il décrit en longueur dans son Histoire des Francs. Il parle et écrit en latin, mais il est le premier à comprendre et à exprimer que la langue change, et son latin, parfois mâtiné d’expressions germaniques, n’est plus celui de Cicéron.
Sautons quelques siècles pour rencontrer Conon de Béthune (milieu du XIIe siècle — v. 1220). En rentrant de croisade, ce chevalier se fit trouvère, c’est-à-dire poète et chanteur, comme les troubadours du sud de la France. Lui est de l’Artois : dixième fils de ses parents, il a peu de chances d’hériter et se lance donc dans une carrière artistique. Il nous en reste des textes à l’orthographe originale dont Conon est particulièrement fier !
La Renaissance nous offre Robert Estienne (1503–1559) : si vous n’en retenez qu’un, retenez celui-là ! Imprimeur humaniste, grammairien, lexicographe, ce grand savant a peut-être marqué l’orthographe française plus que tout autre, dans la mesure où son dictionnaire influencera celui de l’Académie française.
Les deux suivants sont d’ailleurs académiciens : Claude Favre de Vaugelas (1585–1650) est un gentilhomme savoyard féru d’érudition en général et d’étymologie en particulier. Richelieu fit de lui l’un des premiers immortels : il partage sa vie entre la rédaction du dictionnaire et la flatterie courtisane. Vaugelas est un puriste scrupuleux qui préfère une langue aux règles claires et strictes. Le second, l’abbé d’Olivet (1682–1768), est jésuite de son état. Mais sa vraie passion, c’est la langue, et il est l’académicien le plus dévoué à la rédaction du dictionnaire, dont les éditions du XVIIIe siècle portent la marque. Moins frileux que Vaugelas en son temps, il popularise les accents et s’évertue à résorber nombre d’incohérences : notre orthographe aurait été encore plus compliquée sans les efforts du bon abbé !
Charles Beaulieux (1872–1957), enfin, est un historien de la langue et non un des créateurs de notre orthographe. Mais ses récits et son jugement m’ont souvent inspiré et je ne peux que vous conseiller de le lire si vous voulez approfondir le sujet après la lecture de ce livre.
Les pages qui suivent n’ont d’autre but que de désacraliser l’orthographe par le rire : en effet, l’humour est un moyen infaillible pour aimer une matière et comprendre ses règles. Cette histoire de l’orthographe ne prétend pas être exhaustive. Elle se présente sous forme de questions-réponses que rien n’oblige à parcourir dans l’ordre. Elle aura rempli son objectif si, au terme de sa lecture, l’orthographe aura su se faire aimer.
1
Tout d’abord, il y eut Jules César !
Les Allemands descendent des Germains et parlent une langue d’origine germanique. Les ancêtres des Italiens vivaient dans leur botte et discouraient en latin qui ; je vous le donne en mille ; était une langue latine. Les aïeux des Basques parlaient déjà le basque et nous n’avons jamais su d’où ce peuple et sa langue venaient. Mais nous qui avons la chance de parler une langue latine, nous descendons des Gaulois qui s’exprimaient en celtique. Nos ancêtres les Gaulois utilisaient un langage ayant très peu de rapports avec le nôtre. Ne mégotons pas sur notre fierté de parler une langue qui, dès l’origine, sut faire preuve d’originalité ! Dès le début, il fallut que nous nous distinguions. Non mais !
1. POURQUOI NE PARLONS-NOUS PAS UNE LANGUE D’ORIGINE GAULOISE ?
Parce que son orthographe eût été probablement trop simple !
Lorsque les Romains décidèrent de nous rendre une visite somme toute inamicale, nos régions étaient peuplées de joyeux indigènes qui s’exprimaient dans différents dialectes d’origine celtique. Origine résumée par la formule bien connue de tous les peuples que nous avons colonisés au XIXe siècle : « nos ancêtres les Gaulois » !
C’eût été pinailler que d’inviter les petits Sénégalais à réciter : « Nos ancêtres les Gaulois ne sont pas à l’origine de notre langue car nous avons réussi l’exploit d’avoir des aïeux qui ne parlaient pas comme nous » ! Cette belle singularité de nos origines s’explique. En effet, face au latin, le gaulois présente trois faiblesses qui feront sa perte.
Tout d’abord, il est la langue des vaincus. Comme aurait dit Gerónimo, « ça n’aide pas ». Cette citation est inventée, mais crédible.
Ensuite, la langue parlée dans ce qui est encore loin de constituer un hexagone est divisée en de multiples dialectes. La Gaule ne possède pas un centre culturel comparable au rôle que Rome joue au cœur de l’Empire et que Paris reprendra plus tard, assurant ainsi la pérennisation de la langue française. Lorsque nous croisons la modestie d’un Parisien sur une plage, il n’est pas nécessaire de le lui rappeler.
Dernier et principal point faible du gaulois : il n’est pas écrit. Tous ceux qui ont lu les réflexions de Panoramix savent que le savoir des druides ne se transmet que « de bouche de druide à oreille de druide ». Conséquence : nos ancêtres n’ont jamais eu le moindre problème d’orthographe. La langue gauloise était-elle facile ? Nous l’ignorons. Ce parler nous est pratiquement inconnu. Les rares traces que nous en conservons se résument à quelques transcriptions grecques. S’ils avaient pris la plume, imaginons le nombre d’études, d’examens et de chaires universitaires que leurs écrits auraient probablement suscités ! D’un point de vue purement pécuniaire, il n’est pas faux de dire que le budget de l’Éducation nationale y a gagné. Surtout à notre époque où les économistes ont tendance à sous-estimer la rentabilité des langues mortes. D’un autre côté, s’ils avaient écrit, nous connaîtrions beaucoup mieux leurs mœurs, leurs idées, leurs philosophes. Eh oui ! L’absence d’écriture favorise la disparition d’une langue et, quand une langue disparaît, la civilisation qu’elle illustre s’éteint elle aussi.
La manière de parler de Molière et de François Hollande ne provient pas d’une langue celtique, mais du baragouinage des envahisseurs romains qui s’imposera avec lenteur. Conséquence : les Gaulois n’ont donc aucune responsabilité dans la difficulté de notre orthographe.
Vercingétorix est innocent ! Qu’on se le dise !
2. POURQUOI JULES CÉSAR EST-IL RESPONSABLE DE NOTRE ORTHOGRAPHE ?
Par ambition politique ! C’est malin !
Sponsorisé par Uderzo et Goscinny, Jules César envahit la Gaule en 53 avant Jésus-Christ et en 2048 avant Jacques Chirac dont il partageait les initiales. Tout un symbole ! Celui dont le vrai prénom était Caius (Julius était son nom de famille et César son surnom) ignorait qu’il serait à l’origine d’une des orthographes les plus difficiles que la terre ait jamais portées (et Dieu sait si elle en a porté, la bougresse). Pourtant, tout est parti de là !
Offrons-nous quelques secondes de cauchemar ! Sans Jules, pas un enfant obligé de développer son esprit créatif en cherchant à justifier son zéro en dictée, pas un adulte multipliant les trouvailles sémantiques pour ne pas vexer sa belle-mère qui lui a demandé combien il faisait de fautes à la dictée Pivot, aucun vénérable quinquagénaire soulageant sa nullité informatique en maugréant contre ces jeunes qui font des fautes « énooormes »…
Rassurons-nous, ce n’était qu’un cauchemar. Mais il aurait parfaitement pu devenir réalité. En effet, il s’en est fallu de peu. Si étonnant que cela puisse paraître, Jules n’est pas venu chez nous pour la beauté du paysage, la douceur de nos vignobles ou la qualité de la gastronomie. Seule l’ambition politique poussa ce grand séducteur, à en croire les témoignages de ses soldats, à pratiquer le tourisme dans nos contrées. Sa conquête accomplie (les puristes apprécieront l’emploi d’un ablatif absolu), il s’en retourna à Rome réaliser une carrière politique qu’il transformera en destinée. Mais la destinée saura se montrer vicieuse. Sa vie se terminera par un assassinat en plein sénat.
Moralité : l’orthographe la plus difficile au monde plonge ses racines dans une ambition politique !
3. POURQUOI PARLONS-NOUS UNE LANGUE LATINE À PARIS ET NON À TUNIS ?
Parce que Constantin y a mis son grain de sel !
Le français est une langue latine parce que les Romains nous ont rendu visite. Il est incontestable que, sans leur venue, nous ne parlerions pas la langue de Messaline. Mais cette visite ne suffit pas. Pour preuve : les Romains ont géré nos affaires du Ier siècle avant J.-C. au Ve siècle après J.-C. En comptant très large, ils sont restés cinq cents ans. Rome s’est emparée de l’Afrique du Nord en 146 avant notre ère pour ne la quitter définitivement qu’au début du VIIe siècle. Ils y sont donc restés sept cents ans, deux cents années de plus pour profiter du soleil tunisien. On les comprend ! Mais deux cents ans, ce n’est pas rien. Comparativement, c’est la durée qui nous sépare du jour où Napoléon décida de développer le tourisme belge en choisissant Waterloo pour faire son pot d’adieu.
En 313, l’empereur romain Constantin embrasse le christianisme qui devient sous Théodose religion officielle de l’Empire. Automatiquement, la langue officielle de l’État devient celle de l’Église. En 325, le concile de Nicée rationalise la religion et en pose les fondements. Les discussions se déroulent en latin. Les textes qui en découlent sont rédigés dans la langue de Cicéron. Les fervents missionnaires qui parcourent l’Empire ne possèdent que le latin pour convertir les populations. Les nouveaux convertis, qui sont toujours prêts à un maximum de zèle, se feront une joie de bien parler le latin pour mieux comprendre la bonne parole puis la transmettre à leur tour. La langue de Néron sera celle de la religion chrétienne. La messe se dira en latin jusqu’en 1963. L’Église sera à l’origine de la fascination que le latin exerce sur nos élites ou ce qui en tient lieu. À tel point que les dames, dispensées de latin en raison de leur impossibilité d’atteindre la prêtrise, apparaîtront comme incultes. Rassurez-vous, mesdames, elles auront des défenseurs et leur revanche, comme nous le verrons dans les derniers chapitres de ce livre.
La décision de Constantin confirmera la suprématie du latin sur le gaulois et sera l’une des principales causes de la victoire du latin sur la langue des autorités mérovingiennes et carolingiennes qui s’installent dans nos régions à partir du Ve siècle, le tudesque.
4. POURQUOI LE LATIN EST-IL SI IMPORTANT ?
Parce que, pendant deux mille ans, il sera la langue du savoir, voire du snobisme !
En ce début du XXIe siècle, nous sommes probablement la première génération à ne plus considérer que la maîtrise du latin est la pierre angulaire d’une bonne éducation. Nous pouvons être instruits, prix Nobel, voire stars de la téléréalité sans posséder la moindre notion de latin. Il y a seulement cent ans (disons cent cinq ; parce que, en 1915, ils avaient autre chose en tête), imaginer qu’un individu instruit ne connaisse pas la langue de Messaline aurait fait éclater de rire toute personne un tant soit peu sensée.
En effet, pendant deux millénaires, la connaissance du latin fut la clé indispensable à l’accession au savoir et, par conséquent, la preuve qu’on y avait accédé. Parler latin était un témoignage de culture. Transportons-nous dans une taverne ! Deux étudiants parsèment leur conversation d’expressions latines. Observons leur plaisir à voir le regard impressionné de la serveuse en train de se dire qu’elle sert des savants ! Pour comprendre la nature humaine, ne perdons jamais de vue son besoin de considération et son snobisme ! Ces traits de caractère que nous retrouvons partout où l’homme a posé son délicat petit pied s’exprimaient chez nous dans la connaissance du latin. Cette langue aura même le talent de mettre d’accord « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas ».
Dans l’Ancien Régime, l’Église, qui s’exprime dans la langue de Néron, possède la suprématie intellectuelle et quasiment le monopole de l’enseignement. Elle enseigne et forme aussi des prêtres qui devront parler latin en servant la messe. La discipline la plus valorisée est la théologie qui s’exprime en latin. Jusqu’au XIXe siècle, les collèges jésuites exigeront de leurs élèves qu’ils parlent latin dans la cour de récréation. À Paris, d’ailleurs, le quartier étudiant s’appelle encore le Quartier latin.
Les philosophes des Lumières qui critiquent l’Église partageront cet engouement pour le latin et le grec car ils prendront les démocraties romaine et athénienne en exemple. C’est là qu’ils puiseront des arguments en faveur de la république. C’est du droit romain que les légistes du Premier Empire s’inspireront pour rédiger le code Napoléon. Nos artistes ne feront pas exception à la règle. Molière s’inspirera des comédies de l’auteur latin Plaute et La Fontaine des fables d’Ésope. La langue latine fascine les élites quelles qu’elles soient.
En 1640, Nicolas Poussin peint L’Enlèvement des Sabines. Il s’agit d’une légende romaine. Les paysans romains, manquant de femmes, ont enlevé celles des Sabins. Quand ceux-ci voudront se venger, les Sabines s’interposeront entre leurs pères et leurs nouveaux maris : Rome est sauvée, elle aura assez d’enfants pour survivre et prospérer. Il y a cent ans, je n’aurais jamais dû vous expliquer cette histoire, ni consulter un livre pour me la remémorer.
Tout étudiant qui parcourt des livres scientifiques datant du XIXe siècle constate avec effroi que les citations latines n’y sont pas traduites. Leurs auteurs n’imaginaient pas une seconde que des étudiants en lettres ou en philosophie puissent ne pas parler latin couramment. En 1572, Henri Estienne publie probablement le meilleur dictionnaire de la langue grecque ancienne. Hélas, il tombera dans l’oubli car il traduisait les mots grecs en latin. À quoi tient la postérité !
Il faudra attendre 1905 pour que les thèses d’État soient rédigées en français. En 1892, Jaurès soutient en latin une thèse sur les origines du socialisme allemand, De primis socialismi germanici lineamentis. À méditer, à l’heure où certains luttent pour l’écriture et la soutenance de thèses en langue anglaise dans l’université française.
5. POURQUOI LE MIEL EST-IL DANS LA RUCHE ?
Parce que les Romains ont laissé les abeilles en paix !
Ne rêvons pas ! Il est peu probable que des soldats romains se soient lancés avec ardeur dans l’étude du gaulois, et les vaincus désireux de faire carrière ont certainement vite compris qu’ils avaient intérêt à parler comme Jules César. Néanmoins, nous n’avons aucune trace de campagnes pour imposer le latin aux nations vaincues, ni de résistances de celles-ci. Pas de calicot : « Ici on parle latin » ou « La langue gauloise ne mourra jamais » !
La cohabitation des langues latine et celtique fut pacifique et longue. Longue car, à une époque qui ignorait la méthode Assimil, les langues évoluaient lentement. Selon les circonstances et leurs interlocuteurs, nos ancêtres s’exprimaient en gaulois ou en latin. Nos aïeux avaient-ils un don pour le bilinguisme ? Peut-être ! Mais dans ce cas, nous pouvons nous demander quand ce talent a décidé de fuir notre cerveau.
Preuve que la langue gauloise survécut longtemps : en 178, Irénée, évêque de Lyon, doit l’apprendre pour promouvoir le christianisme et Sidoine Apollinaire, qui est né en 430 et mort en 489, félicite son copain Ecdicius d’avoir contribué à ce que la noblesse arverne apprenne le latin et se débarrasse du celtique. Le celtique, c’est nous !
Comme tout a une fin et qu’il ne vient à l’idée de personne de défendre la langue gauloise, la cohabitation entre latin et celtique va peu à peu disparaître. Version romaine du proverbe : « Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte ! » Durant des siècles, nos ancêtres parlent un dialecte gaulois à la maison et l’élégante langue latine sur les marchés, dans les thermes, aux amphithéâtres, avec les fonctionnaires ou quand ils voyagent. Cette cohabitation explique les rares mots gaulois que nous avons gardés.
Ainsi le mot « ruche » vient-il du gaulois latinisé rusca et « miel » du latin mel. Quand le paysan dit à sa femme : « Je vais vérifier les ruches », il s’exprime en gaulois. Mais une fois au marché, pour vendre à tout le monde, étrangers compris, le produit de ses abeilles, c’est en latin qu’il crie : « Par ici le bon miel ! »
Notons au passage qu’un Chinois attiré par notre gastronomie et désireux d’apprendre la langue indigène fera plus facilement un rapprochement entre « poule » et « poulailler » qu’entre « ruche » et « miel » ! N’hésitons pas à lui expliquer que la variété est une preuve de richesse.
6. POURQUOI LES FRANÇAIS DISENT-ILS « SOIXANTE-DIX » ET LES BELGES « SEPTANTE » ?
Parce que la francophonie est source de variété !
Les Gaulois ne nous ont pas seulement laissé quelques mots comme la « ruche ». Les copains de Vercingétorix nous ont aussi offert une manière de compter qui fera le bonfieur des anglophones désireux de parler la langue de Jacques Brel.
Les Romains comptaient par dix. Le fait que l’être humain possède dix doigts ne doit pas être étranger à cette technique. En effet, il est probable que les hommes ont eu tendance à d’abord compter avec les doigts. Peut-être parce qu’ils étaient plus souples ou par souci d’efficacité, les Gaulois ajoutèrent l’utilisation des orteils à leur comptabilité. Conséquence : ils changeaient à vingt.
Petite anecdote culturelle, les Babyloniens changeaient à soixante. Quelles parties du corps utilisaient-ils ? Les zones érogènes étaient-elles de la fête ? Nous l’ignorons. César (toujours lui !) piqua le système aux habitants de Babylone et nous le refourgua lors de sa visite en Gaule. Par la même occasion, il l’offrit à toute l’humanité. C’est la raison pour laquelle nous avons soixante secondes dans une minute et soixante minutes dans une heure.
La romanisation des populations gauloises fit que notre langue est probablement la seule au monde à mélanger les deux systèmes. Nous changeons aux dizaines jusqu’à soixante (dix, vingt, trente, quarante, cinquante et soixante) et aux vingtaines après (soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix). Cette comptabilité par vingt était également celle des Germains qui nous envahirent au Ve siècle et des Vikings qui s’installèrent en Normandie avant d’aller casser les pieds aux Anglais en y exportant notre langue. Ces deux influences ne militeront pas en faveur du système décimal.
L’usage hésitera longtemps. En 1260, notre bon roi Saint Louis crée un hôpital pour soigner les soldats revenus aveugles des croisades. Il prévoit trois cents places et fonde l’hôpital des Quinze-Vingts. Nos anciens tenaient visiblement à cette trace gauloise. Le grammairien Vaugelas, au XVIIe siècle, écrit : « Septante n’est pas français… Il faut toujours dire soixante-dix, tout de même que l’on dit quatre-vingts et non octante et quatre-vingt-dix et non nonante. » Le fait qu’il croit nécessaire d’exprimer cette interdiction prouve que d’aucuns devaient dire « septante » à une époque où la Belgique ne figurait sur aucune carte routière. On ne peut s’opposer qu’à ce qui existe. Dans une lettre qu’il envoie à Boileau, Racine écrit : « Il y avait hier six vingt mille hommes ensemble sur quatre lignes. » Avouons-le ! Nous devons compter pour comprendre le petit copain de Mlle Du Parc, surnommée la Marquise !
Lors de la Révolution, le système décimal a le vent en poupe. Cette époque nous offre les kilomètres, décilitres et autres décamètres. Il sera même appliqué à la semaine, qui comptera dix jours dans le calendrier républicain. Au XIXe siècle, les « septante » et « nonante » étaient monnaie courante au sein de la bourgeoisie. Dans le film Hibernatus, Louis de Funès se moque de l’hiberné en lui criant que bientôt « nous serons en quatre-vingt-dix : nonante », précise-t-il. Cette réplique est remarquable car l’hiberné appartenait à la haute bourgeoisie du début du XXe siècle et, dans son milieu, on disait « nonante ». Mais les couches populaires françaises n’ont pas suivi cette mode. Il en ira différemment en Belgique qui, séparée de la France (conséquence indirecte de Waterloo), conservera cette habitude révolutionnaire.
En 1935, l’Académie considère « nonante » et « septante » comme vieillis. Influence belge oblige, elle est plus diplomate dans sa neuvième édition et explique que cet emploi subsiste en Belgique, en Suisse et au Canada.
Je vous propose à présent de réaliser une petite expérience. Invitons un ami étranger non francophone, voire suisse ou belge, à écrire un chiffre qui commence par « soixante » ! Je parie qu’il fera une rature. En effet, lorsque l’on nous dicte le chiffre 43, nous rédigeons avec assurance le 4 avant même que le 3 ne nous soit mentionné. En revanche, si on nous dicte un chiffre commençant par soixante, nous attendons instinctivement la suite avant de mettre 6 ou 7. Instinct que les utilisateurs d’un système purement décimal ne possèdent pas. Difficile d’imaginer le nombre d’années nécessaires à un étranger pour acquérir un tel réflexe !
Cette expérience faite, nous l’inviterons à apprécier la richesse d’une langue qui permet de dire « 70 » de deux manières différentes !
7. POURQUOI LES MÈRES ACCOUCHENT-ELLES DANS DES MATERNITÉS ?
Parce que les Romains ne connaissaient que la paternité !
Les soldats de Jules César s’expriment dans un latin populaire dont la lente évolution aboutira au dialecte parlé de Bruxelles aux Pyrénées. Parallèlement, le latin châtié articulé par leur général et préservé dans les textes classiques fascinera l’Occident en général et ceux qui créeront notre orthographe en particulier. Très tôt, deux langues cohabitent : le latin du peuple qui deviendra peu à peu le français, et la langue classique de notre beau Jules qui inspirera le vocabulaire de nos élites. Des siècles durant, la culture latine sera le nec plus ultra de l’érudition. Si vous avez compris l’expression nec plus ultra, c’est bien la preuve que c’est encore un peu le cas. Sinon, belle preuve que les temps changent…
Au XVIe siècle, les mots possèdent donc deux origines possibles : une descendance directe et une reconstitution postérieure. Par exemple, l’évolution normale du mot mater débouche sur « mère ». Le t entre deux voyelles possède une fâcheuse tendance à quitter le navire : mater se prononce petit à petit maer. Ensuite, le a de maer cesse d’être articulé et nous avons fini par appeler notre « mère ». Par la suite, nous inventerons le terme « maternité » en repartant de mater.
Certaines de ces deux origines nous restent avec un sens différent. « Frêle » et « fragile » viennent tous les deux du latin fragilis, « entier » et « intègre » de integrum, « loyal » et « légal » de legalis. Le latin hospitalem donne « hôtel » et les érudits du XIIe siècle en dérivent l’« hôpital ». Liberare nous livre « livrer » et « libérer ». L’évolution naturelle du latin populus donnera notre mot « peuple ». « Populaire » est un terme reconstitué au XVIe siècle.
Certains mots construits a posteriori à partir du latin classique possèdent une connotation plus savante. « Œil » découle naturellement du latin oculus, à partir duquel nous construirons les mots « oculaire » et « oculiste ». « Se taire » et « tacite » viennent tous les deux du latin tacere. Le mot diurnum donnera le jour à « jour » et « diurne », auscultare à « écouter » et « ausculter » (XVIIe siècle), mutare à « muer » et « muter » (XVe siècle), strictum à « étroit » et « strict » (XVIIIe siècle), vita à « vie » et « vital ». Quant à calumnia, il donnera « challenge », revenu chez nous après un détour en Angleterre, et « calomnie » (XIVe siècle). Le mot latin ultra offrira le français « outre », puis nous réutiliserons le mot « ultra », cher aux supporters du PSG.
Remarquons que les mots reconstruits a posteriori sont plus faciles à écrire ! Merci qui ? Merci Jules !
8. POURQUOI METTONS-NOUS UN S AU PLURIEL ?
Parce que la phrase ressemble à la vie !
Elle comprend plus d’inactifs que d’actifs !
Je vous préviens, la réponse à cette question est plutôt complexe. Pour commencer, méditons cette déclaration de Jules César :
Omnium [de tous] populorum [les peuples] Galliae [de la Gaule] fortissimi [les plus braves] sunt [sont] Belgae [les Belges].
« De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves. »
Certains universitaires français traduisent fortissimi par « farouches ». Mais le monde universitaire belge, toutes langues confondues, les considère comme des mauvais joueurs.
L’hommage de ce grand connaisseur du courage belge nous permet de découvrir une caractéristique du latin. Pour le traduire, nous sommes contraints d’ajouter des prépositions. Le latin est une langue qui fonctionne par déclinaison comme l’allemand. Lorsque nous écrivons dans la langue de Proust : « La Gaule est belle sinon César ne serait pas venu », nous écrivons le mot sujet « Gaule » de la même manière que dans un complément du nom : « les peuples de la Gaule ». En latin, nous aurions dû écrire : Gallia pulchra est — je vous laisse traduire « sinon César ne serait pas venu ». En revanche, pour exprimer « les peuples de la Gaule », Jules écrit : populorum Galliae. Le e final, marque du génitif (complément du nom), le dispense de mettre un « de ». En quoi est-ce important ? me demanderez-vous. Ces cas (c’est le nom que l’on donne aux variantes) expliquent notre pluriel.
Là où nous mettons des prépositions (« le livre de Paul », « je vais à la maison »), les Romains déclinaient. Ils possédaient cinq déclinaisons qui comportaient six cas au singulier et six au pluriel. Réécoutons, c’est toujours un plaisir, la chanson de Jacques Brel Rosa ! Rosa appartient à la première déclinaison, dont les mots se terminent en a et sont généralement féminins. Suivant la fonction de cette rose dans la phrase, Cicéron l’écrivait différemment.
Les mots de la deuxième déclinaison se terminent par us et sont masculins. Je ne traiterai que de ces deux-là ; sinon mon éditeur va croire qu’il publie un manuel de latin.
Tout lycéen qui choisit d’apprendre l’allemand décrira avec plaisir les difficultés de parler une langue dans le respect des déclinaisons. Pour contourner cet obstacle, la population romaine prend l’habitude de mettre une préposition chaque fois que le mot n’est pas sujet. Derrière elle, ils privilégient le cas le plus employé : l’accusatif, qui correspond au complément d’objet direct (COD). Les autres disparaissent très lentement.
En ancien français (terme généralement employé pour désigner la langue dans laquelle sont écrits les textes entre le IXe et le XIIIe siècle), nous n’avons plus que deux cas : le cas sujet qui désigne celui qui agit, et le cas régime qui représente tous les autres.
Cas sujet.
Li murs = Le mur est beau.
Li mur = Les murs sont beaux.
Cas régime.
Le mur = J’aime le mur, je suis dans le mur…
Les murs = J’aime les murs…
Les deux cas du féminin s’écrivent pareillement. Le m de rosa ne se prononce plus.
Cas sujet.
La rosa = La rose est belle.
Les rosas = Les roses sont belles.
Cas régime.
La rosa = J’aime la rose, je suis dans la rose…
Les rosas = J’aime les roses…
Si nous regardons ces deux déclinaisons, nous constatons que nous mettons toujours un s au pluriel du cas régime. Comme une phrase comporte plus de mots inactifs que de sujets, le pluriel en s, qui se prononce jusqu’au XVIe siècle, l’emporte quand les déclinaisons disparaissent au XIIIe. Maintenant, nous ne le prononçons plus, mais nous continuons à l’écrire.
Morale de l’histoire : sans les déclinaisons romaines, nous n’aurions jamais pu polémiquer sur l’opportunité de mettre un s au pluriel du mot « euro ».
9. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « IL », « LE », « LUI » ?
Parce que nous avons eu envie d’utiliser les déclinaisons latines pour décorer nos pronoms personnels.
Cette envie peut paraître étrange, mais elle est apparue très tôt, à l’oral. Les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas !
« Il » et « ils » sont des sujets que les latinistes appellent nominatifs.
« Le » et « les » correspondent à l’objet direct nommé accusatif : « il le voit car il voit quelqu’un ».
« Lui » et « leur » renvoient au complément d’objet indirect autrement appelé datif : « il lui parle car il parle à quelqu’un ».
Constatons avec joie que personne ne fait de faute à l’écriture de ces mots. Mais si un étranger nous demande pourquoi nous disons « je le vois » et « je lui parle » alors qu’il trouverait plus simple de dire « je parle à lui », n’hésitons pas à commencer notre réponse par : « Tu vas rire, les Romains… »
Et si nous sommes vraiment sadiques, nous en profiterons pour lui expliquer l’accord des participes passés pronominaux.
10. POURQUOI DIT-ON « SIRE » AU ROI ET « MONSIEUR » À TOUT LE MONDE ?
Parce que le roi agit !
En ancien français, le mot sir, terme honorifique pour tout seigneur féodal, se déclinait, comme tous les autres noms communs. Sir était son cas sujet et sieur le cas régime, utilisé pour tous les compléments d’objet ou de circonstance.
Quand on s’adresse à son seigneur, on emploie le cas régime et on lui adjoint le possessif : mon sieur. Au fil du temps, on les a reliés en un seul mot et cela donnera notre « monsieur » qui n’en est pas pour autant un homme-objet.
Voilà comment deux mots de même sens, sir et sieur, dont l’écriture ne variait qu’en fonction du rôle qu’ils jouaient dans la phrase, donneront deux termes différents : « sire », forme noble qu’on n’offre plus qu’aux rois, et « monsieur », qui a, avouons-le, perdu beaucoup de sa superbe !
11. POURQUOI LE MOT « CHEF » A-T-IL DEUX SENS ?
Parce qu’il n’a pas eu de bol !
À l’époque gallo-romaine, le latin que parlait le peuple différait de la langue de César à son retour de Gaule. Les Romains étaient moins stricts que nous quant au bon usage de leur langue. Si les classiques à Rome tenaient à son bon emploi, la liberté régnait dans l’Empire. Chez nous, les étudiants, les soldats, les marchands utilisaient un latin plus imagé, plus concret que la noblesse de Rome. La lente évolution qui débouchera sur notre langue part de leur façon de s’exprimer. Deux petits exemples pour illustrer ce phénomène.
À Rome, le verbe edere signifiait « manger », nos ancêtres trouvèrent plus mignon d’utiliser le terme manducare qui signifiait « jouer des mâchoires ». « Arrête de jouer des mâchoires, tu vas grossir ! »
Ce manducare donnera notre verbe « manger ».
En latin, le mot « tête » se disait caput. Roma caput mundi : « Rome est à la tête du monde », criaient les Romains, prouvant que l’humanité n’a pas attendu le football pour être chauvine. L’évolution naturelle de ce terme a d’ailleurs donné notre « chef ». Nous retrouvons ce sens dans « chef-d’œuvre » et un « couvre-chef » !
Les habitants de Gaule pleins d’humour ignoraient le mot caput et préféraient utiliser le mot testa, qui signifiait « vase de terre cuite ». Impossible de connaître la réaction de la belle qui entendait son amoureux proposer à leurs amis de patienter en disant : « Ma fiancée est en train de maquiller son vase de terre cuite ! » N’empêche que ce terme sera à l’origine de notre mot « tête ».
Preuve que l’être humain témoigne de constance, lorsque nous disons : « j’en ai ras le bol », nous employons la même comparaison.
La cohabitation entre une langue classique et un langage plus populaire inspirera à saint Augustin une phrase qui devrait être inscrite au fronton de toutes les facultés de lettres. Au temps de Constantin, les prêtres utilisaient un latin très classique. Très rapidement, ils se rendirent compte que leurs ouailles peinaient à les comprendre. Par souci d’efficacité, ils décidèrent de s’exprimer dans un latin plus populaire. Ce phénomène se produira dans tout l’Empire.
Au début du Ve siècle, saint Augustin, évêque d’Hippone en Afrique du Nord, expose donc dans ses Enarrationes in Psalmos (Exposés sur les Psaumes) : « Il vaut mieux nous faire réprimander par les grammairiens que de ne pas être compris par le peuple. »
12. POURQUOI LE FUTUR ET LE CONDITIONNEL SE CONSTRUISENT-ILS A PARTIR DE L’INFINITIF ?
Pour que certains profs se distinguent grâce à un truc marrant !
Nos ancêtres trouvaient trop difficile le latin de l’élite romaine : des générations d’écoliers ont partagé leur avis.
Le futur du latin classique se forme ainsi : amabo, qui signifie « j’aimerai ». Petit à petit, le peuple prit l’habitude d’employer le verbe « avoir » avec l’infinitif. Amare habeo, littéralement « à aimer j’ai » (« j’ai à aimer »). Actuellement, nous agissons pareillement quand nous disons : « je vais aimer ». Leur amare habeo finira par se prononcer amereo et donnera notre « j’aimerai ».
Plus tard, ce nouvel emploi du verbe « avoir » sera aussi utilisé pour les temps passés. Au latin classique cepi urbem qui signifiait « j’ai pris une ville » succède habeo urbem captam, littéralement « j’ai une ville prise ».
Le conditionnel, qui n’existe pas en latin classique, se construira à partir du latin populaire de la même manière, sauf que le verbe « avoir » se conjuguera à l’imparfait. Cantare habebam, littéralement « à chanter j’avais » (« j’avais à chanter »), deviendra « je chanterais ». Voilà pourquoi le conditionnel français part de l’infinitif comme le futur, mais avec la terminaison de l’imparfait.
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Soyons francs : Clovis et Charlemagne sont, eux aussi, responsables de notre orthographe alambiquée !
Du Ve au VIIIe siècle, les Francs s’installent au nord de la Gaule. S’ils n’imposent pas leur langue, ils influenceront notre manière de prononcer la nôtre, qui s’éloigne de plus en plus du latin. Dès cette époque va naître une opposition entre une langue orale qui évolue et une langue écrite qui tente de s’accrocher à la tradition latine. Un peu comme si, de nos jours, les intellectuels écrivaient « cinéma » et le peuple disait « cinoche ».
À la fin du VIIIe siècle, Charlemagne accentue encore cette séparation en essayant de renouer avec un latin classique qui s’était un peu perdu. Il voudrait que ses contemporains usent du même latin que celui de l’époque bénie où Cicéron et Marc Antoine devisaient agréablement à la tribune des Rostres en évitant soigneusement de se servir de leurs mains. Je préviens ceux qui chercheraient à comprendre cette dernière allusion par une recherche sur Google qu’elle est glauque.
En 782, Charlemagne nomme à la tête de l’école du palais Alcuin d’York, qui devient une sorte de ministre de l’Éducation nationale. En 789, Alcuin crée des écoles paroissiales dont un des objectifs est d’améliorer le latin retranscrit dans les livres. Voilà d’où vient cette réputation à laquelle, quelques centaines d’années plus tard, Sheila rendra hommage. Cette dernière plaisanterie est réservée aux plus de cinquante ans.
Pour mieux comprendre, transposons ce phénomène à notre époque ! Notre septième art, qui s’appelle à l’origine « cinématographe », s’écrit « cinéma » et se prononce « cinoche ». François Hollande impose de réécrire « cinématographe », mot que ne comprennent plus tous ceux qui disent « cinoche ».
Durant la messe, les clercs utilisaient les prêches pour transmettre au peuple certains conseils qui ressemblaient souvent à des directives. Quel est l’intérêt de donner des instructions si le peuple ne les comprend pas ? Telle était la question ! Les évêques y répondirent en décidant officiellement au concile de Tours, en 813, que les prêches seraient prononcés in rusticam romanam linguam, littéralement « en langue romaine vulgaire ». En français littéraire : « comme les gens causent ». Ces prêches, les prêtres les lisaient. Donc, ils devaient les écrire ! Ils firent alors une découverte : certains sons ne possédaient aucun équivalent dans l’écriture latine. Voilà nos ecclésiastiques obligés de redoubler d’imagination pour les transcrire.
13. POURQUOI LES FRANCS N’ONT-ILS PAS IMPOSÉ LEUR LANGUE ?
Parce qu’ils venaient de Flandre !
Arrivés chez nous au Ve siècle, les Francs continuent à parler le tudesque. Il n’y a aucune raison qu’ils y renoncent. Mais contrairement aux compagnons de Christophe Colomb qui méprisaient superbement les dialectes indiens, les sujets de Clovis adoptèrent la langue latine. À leurs yeux, elle possédait trois avantages.
Tout d’abord, elle ne leur était pas inconnue. Depuis la fin du IIIe siècle, ils vivaient dans la région de Tongres, près de Bruxelles, aux marches de l’Empire romain. Les descendants de Romulus comptaient sur eux pour barrer la route à d’éventuels envahisseurs. Durant deux cents ans, ils ont multiplié les échanges commerciaux et de bon voisinage. Vision peut-être un peu naïve des choses. Il devait bien y avoir de temps en temps des engueulades, voire peut-être de petits conflits, mais nous n’en avons pas gardé la trace. Qu’ils s’aimassent, se disputassent ou se fissent la gueule, toujours est-il qu’ils communiquaient. De plus, nous savons de source sûre que certains Francs ont servi dans l’armée romaine.
Deuxième avantage du latin, c’est la langue officielle de la religion chrétienne qu’adopta le fin politicien Clovis. Sa conversion était-elle sincère ou purement politique ? Il est toujours difficile de savoir si les opinions d’un homme politique sont authentiques ou guidées par l’opportunisme. Cette évidence du XXIe siècle devait l’être également au Ve ! Quelles que soient ses motivations, Clovis devait dialoguer avec des évêques et supporter leurs sermons. La diplomatie n’a pas que des avantages !
Ces notables parlaient latin. L’ancêtre des rois de France ressemble un peu à un homme politique de notre époque obligé d’étudier l’anglais pour bien comprendre les conseils de ses spin doctors.
Enfin, à l’instar des Gaulois, les Germains du Ve siècle n’écrivaient pas leur langue. Le latin possédait une tradition écrite indispensable à la collecte des impôts. Pour remplir ses coffres, le pouvoir de l’époque est capable de faire bien des concessions. Preuve que les temps ne changent pas tant !
14. POURQUOI LES FRANCS SONT-ILS, EUX AUSSI, RESPONSABLES DE NOTRE ORTHOGRAPHE ?
Parce qu’ils avaient un drôle d’accent !
Il est probable (j’écris « probable » car nous ne possédons pas d’enregistrement des poésies d’Agrippine) que les Romains prononçaient toutes les lettres qu’ils écrivaient. Si nous voulons respecter la chronologie, disons qu’ils écrivaient toutes les lettres qu’ils prononçaient. Lorsqu’il était à l’école, le petit Cicéron n’aurait eu aucune difficulté à faire zéro faute à sa dictée si ses professeurs avaient eu seulement l’idée d’en faire une. Naturellement, les langues où l’on écrit comme on parle sont dépourvues de dictées alors qu’elles permettraient d’augmenter la moyenne sur le bulletin. Ce doit être pour ça !
Déjà à l’époque romaine, nos ancêtres les Gaulois devaient parler latin avec un accent qui faisait sûrement bien rire les habitants de Rome lorsque nos aïeux y faisaient du tourisme. Toutes les capitales du monde présentent un trait commun : elles se moquent de l’accent des provinciaux. À l’exception de Paris, bien entendu !
Sur cet accent gaulois va se greffer l’accent germanique de nos envahisseurs. Ces derniers vont considérablement modifier notre prononciation. Plus tard, lorsque l’idée nous prendra d’écrire notre langue, nous disposerons de lettres parfaitement adaptées aux sons latins, mais pas à ceux que nous émettons. Des sons germains comme le ch, le euh, le ; ou le v n’ont pas d’équivalent en latin. Or, nous devrons les écrire.
Certes, nous aurions pu inventer des lettres. Vous allez rire ! Cette idée n’a jamais traversé l’ombre du cerveau d’un grammairien. Ils préféraient se débrouiller avec les lettres romaines. Pire, lorsque la prononciation d’une lettre évoluera, ils tenteront de la conserver tout en modifiant la prononciation.
15. POURQUOI LES VESPERTILIONES SONT-ELLES DEVENUES DES « SOURIS CHAUVES » ?
Pour que nous puissions les repérer plus facilement !
Au VIIIe siècle, le clergé, habitué à s’exprimer dans un latin classique, peine à se faire comprendre du peuple. Cette difficulté se fait particulièrement ressentir lorsque les clercs prononcent leurs homélies. Officiellement, ces dernières sont censées transmettre à la population les instructions des autorités. Parfois, il s’agit de lui administrer des leçons de morale, passe-temps favori de tous les clergés qui ont un jour ou l’autre sévi sur cette planète. Certes, il est toujours gratifiant de donner des leçons ! Mais le plaisir est encore plus grand lorsque le destinataire les comprend. Voilà nos clercs obligés d’adapter leur vocabulaire.
Cette obligation nous offrira la première trace écrite de ce qui deviendra la langue de Molière. Il s’agit des Gloses de Reichenau. Rédigées au VIIIe siècle dans le nord de la France, elles doivent leur nom à celui de l’abbaye située au bord du lac de Constance où le manuscrit a été découvert. Il s’agit d’un dictionnaire dont le but est de faciliter au clerc la lecture de l’Écriture sainte. Elle donne le mot latin classique et sa traduction dans la langue parlée à l’époque. Certes, cette traduction est encore latine, mais nous pouvons constater qu’elle se rapproche de notre langue. D’ailleurs, il nous sera facile d’en deviner le sens. Voici quelques exemples.
Pour dire que sa femme lui a montré le chemin, Cicéron disait ostendit. Nous retrouvons ce mot dans notre « ostensible ». L’auteur des Gloses conseille à son lecteur, s’il veut être compris, de dire monstravit, proche de notre « il a montré ».
Plutôt que le latin classique pueros que nous avons reconstitué dans « puéril », il conseille d’employer infantes, que nous comprenons parfaitement.
Nous pouvons nous demander ce qu’un clerc pouvait faire d’une chauve-souris, mais au latin vespertiliones, il préfère pour être compris calvas sorices.
Pour amener les fidèles à travailler dans les champs, il conseille d’employer le terme campus plutôt que le latin ager, que nous reconstituerons plus tard dans « agriculture ».
Si l’homme a soixante ans, il conseille de dire LX annos habet (littéralement : « soixante ans il a ») plutôt que d’utiliser le latin sexagenarias que nous reprendrons dans notre « sexagénaire », mais qui risque d’amener les fidèles à lui demander directement son âge, ce qui n’est jamais très diplomate.
Pour dire que le marchand de sable est passé, il conseille d’employer le terme sabulo plutôt que le latin classique arenam que nous reprendrons dans notre « arène ». Ce sabulo donnera notre sable.
Lorsqu’il leur parle du péché de gourmandise qui devait certainement déjà exister (il ne faut pas rêver), il préfère racemos et formaticum au latin classique uvas et caseum. Vous avez certainement deviné qu’il s’agit de notre raisin et de notre fromage.
Les latinistes qui lisent ces lignes constateront que ces exemples sont donnés à l’accusatif, qui désignait en latin classique l’objet direct et qui peu à peu déterminera l’écriture du mot à partir du moment où il n’est pas sujet. Preuve supplémentaire que le COD latin est, en grande partie, à l’origine de notre vocabulaire.
16. POURQUOI FAISONS-NOUS DAVANTAGE DE FAUTES A LA FIN DES MOTS ?
Pour permettre à ceux qui corrigent les dictées de gagner du temps en ne lisant pas le début des mots !
L’accent germanique accélère une habitude qui date du Ier siècle. Nous prononçons de moins en moins les fins de mots. Imitant le m qui cesse d’être articulé à l’époque des douze Césars, c’est-à-dire au Ier siècle, la voyelle finale disparaît, sauf lorsqu’il s’agit d’un a qui finira par se prononcer e. C’est pourquoi le latin lupus a donné notre « loup » qui, au début, s’écrivait simplement lou alors que sa femme madame lupa a donné notre « louve ». Le latin digitus a fini par se prononcer doi. Nous avons rajouté gt en souvenir des Romains. Le latin campus a fini par s’articuler chan, nous avons remis le p en souvenir. Voilà pourquoi nous écrivons « champ ».
À la deuxième personne du singulier, les Romains articulaient un s qu’ils écrivaient sans difficulté, puisqu’ils le prononçaient. Cantas signifiait « tu chantes ». Peu à peu, le s a cessé d’être prononcé. Nous l’avons gardé en souvenir des Romains.
En résumé, les Romains prononçaient les fins de mots. Influencés par l’articulation germanique, nous avons cessé de le faire. Mais comme nous connaissions l’équivalent latin du mot que nous employions, nous avons ajouté la consonne romaine. Voilà pourquoi un môme doit retenir le s de « tu dis » (Cicéron disait dicis), le t de « il dit » (César disait dicit) et le nt de « ils disent » (Cicéron et César disaient dicent). Nous pouvons le lui dire, mais je ne sais pas si ça l’aidera.
17. POURQUOI LE FÉMININ DE « BEAU » EST-IL « BELLE » ?
Parce que le féminin est plus poétique !
« Beau » en latin populaire se disait bellus. Comme toutes les voyelles finales différentes de a, le u cesse d’être prononcé. Et le bels devient beau.
Le féminin de bellus était bella. À l’inverse des autres voyelles finales, le a latin ne disparaît pas, mais se transforme en e et donnera « belle ».
18. POURQUOI HÉSITONS-NOUS ENTRE O, AU ET EAU ?
Une, deux ou trois lettres pour un seul son !
C’était trop tentant !
Le o existait déjà en latin et nous l’avons gardé. Le très populaire sotus donnera « sot ». En voilà un qui ne nous ennuiera pas, contrairement aux deux autres.
Les Romains prononçaient différemment le au. Ils disaient a/o. Si nous hélons une Claudia dont nous sommes amoureux, pour qu’elle se retourne, veillons à bien articuler Claodia. À l’époque mérovingienne, cette prononciation évolua vers le o. Causa, que les Romains bredouillaient caosa, devient « chose ». Plus tard, nous reconstituerons le mot « cause ». Pauper, qui se prononçait paoper, deviendra povre. Lorsque nous voudrons rapprocher la langue française de la langue latine, nous réintroduirons le au sans changer la prononciation. Voilà pourquoi nous écrivons « pauvre ».
Histoire de tout simplifier, le XIIe siècle nous verra utiliser ce au pour marquer une évolution de la prononciation latine. Les Romains, qui articulent toutes leurs lettres, distinguent parfaitement une voyelle suivie d’un l et d’une consonne. Ils disent altus comme nous prononçons « altitude », alter comme notre alter ego. Au début du premier millénaire, nos troubadours exprimaient cet ensemble de lettres comme les Anglais articulent leur all. Ensuite, ces lettres se lisent comme un w puis au. Le latin albam devient awbe puis « aube ». Le latin alter donnera altre, awtre puis « autre ». Lorsque nous avons dû orthographier le mot « aube », nous aurions pu écrire « obe ». Mais comme nous savions qu’il venait du latin alba, nous avons gardé le a.
« Beau » est l’évolution naturelle du latin bellus. Le u a vite cessé de se prononcer et nous nous sommes retrouvés avec le son els que nous articulions en insistant sur le e. Insistance qui se poursuit lorsque le h vire au au. Nous disions be/au. Finalement, nous cesserons de prononcer ce e, mais nous continuerons à l’écrire.
19. POURQUOI PRONONÇONS-NOUS DIFFÉREMMENT LES CH DE « CHEVAL » ET DE « PSYCHOLOGIE » ?
Parce que Cicéron n’a jamais pu appeler sa petite chérie « mon chou ».
En effet, les Romains ignorent le son ch, qui n’apparaît qu’au début du Moyen Âge. Plus tard, lorsque nous devrons l’écrire, nous constaterons que l’alphabet latin que nous utilisons ne l’a pas prévu. Et pour cause ! Comment faire ? Nous aurions pu inventer une lettre. Paradoxalement, c’est une chose que nous ne ferons jamais. Nous avions l’alphabet latin et il n’était pas question d’en changer. Ce n’est pas beau, la fidélité ? Pour marquer le son ch, nous allons réunir les consonnes c et h.
Pourquoi c ? me demanderez-vous ! Et si vous ne me le demandez pas, c’est trop tard. Tout simplement parce que la plupart des mots où nous prononçons ce ch se disaient k à l’époque romaine. Ce k, les Romains l’écrivaient c. Causa a donné « chose ». Le latin cantare nous fera « chanter ».
Pourquoi h ? Parce qu’il possède l’énorme avantage d’être une lettre à hampe. La lettre à hampe est une lettre qui monte comme t, d, h ou qui descend comme p, q, y. Elle aide à distinguer les lettres dans un manuscrit parfois un peu cochonné.
Voici quelques exemples de l’évolution du c en ch.
L’évolution de caballus, que nos ancêtres de la période romaine préfèrent au latin classique equus que nous reconstituerons plus tard en créant le mot « équitation », donnera notre « cheval ».
Le latin classique casa, qui signifie « dans la maison » et devient chiès au Moyen Âge, donnera notre « chez ».
Le latin classique tacca est à l’origine de notre « tache ». Son cousin médiéval tasca est issu du latin classique tascare. Inutile de vous dire le sens de ce verbe que nous avons volontairement repris plus tard pour nous faire taxer. À Rome, cette tasca se paye souvent par un travail gratuit, un peu comme le lundi de Pentecôte. En ancien français, elle devient tasche. Nous pouvons donc supposer que les Romains le prononçaient en séparant le s et le c (taska). Le ca donne le che et le s reste : tasche. Au XVIIIe siècle, l’Académie remplace le s par un accent circonflexe et voilà notre « tâche ».
Avez-vous remarqué que la traduction anglaise de « chat » est caf ?
Une fois n’est pas coutume, la graphie ch ne présente aucune difficulté orthographique. Ne le répétons pas ! Il s’agit peut-être d’un oubli.
Quoique ! Les Romains utilisaient la graphie ch lorsqu’ils reprenaient un mot grec contenant la lettre χ : elle se prononçait k. Plus tard, nous les imiterons, conservant pour ces mots venus d’Athènes la prononciation k.
Pourquoi ce choix orthographique qui peut sembler saugrenu ? L’alphabet grec diffère du nôtre. Il possède deux k : К, que nous reproduisons en écrivant c ou k, et χ. Pour les distinguer, lorsqu’ils reprenaient un mot grec qui comprenait un χ les Romains mettaient un ch qu’ils prononçaient k. À la Renaissance, époque où la langue grecque fascine, l’imprimerie oblige à faire des choix. Les latinistes qui déterminent notre langue imitent l’idée romaine qu’ils jugent excellente.
Les exemples sont multiples. Le grec ancien archéos, qui signifie « ancien », explique la manière dont nous prononçons « archéologie », « archaïsme »… Choros désigne le « chœur », mot que nous avons repris tel quel, et explique la manière dont nous prononçons « chorégraphie ». Le grec schizein, « fendre » en français, explique l’orthographe et la manière dont nous disons « schizophrène ». Cette racine existe aussi à l’intérieur des mots. Psyché, qui désigne l’« esprit », explique la prononciation de « psychiatre » et de « psychologue ».
L’évolution naturelle du latin cathedra, issu du grec, donnera « chaise ». Nous baptiserons « cathédrale » l’endroit prestigieux où l’on pose le siège épiscopal. Ça fait tout de suite mieux !
Dès lors, me direz-vous, tout mot écrit ch et prononcé k est d’origine grecque. Rêvez-vous ? Ce serait trop simple. Certains mots furent empruntés au grec il y a si longtemps que notre prononciation s’est adaptée. Le mot « monarchie », construit à partir des mots grecs monos (« seul ») et arkè (« pouvoir »), qui existe déjà dans la grammaire de Robert Estienne de 1549, se prononce normalement. Moralité, réfléchissons deux fois avant de nous moquer de notre cousin Sigmund qui prononce le ch de « psychiatre » comme « chat ». Il est peut-être en avance sur son temps !
20. POURQUOI NE PRONONÇONS-NOUS PAS TOUS LES G DE LA MÊME MANIÈRE ?
Parce que les g et les j sont intraduisibles en anglais !
Les Romains articulaient le g comme nous disons « gare ». Après que Clovis a décidé de s’installer chez nous, cette prononciation variera suivant la voyelle qu’il précède (le g, pas Clovis). Sur le moment, nous ne nous en sommes pas bien rendu compte. Mais, plus tard, cette évolution nous obligea à jouer les équilibristes ! Les choses auraient été simples si nous n’avions pas été obsédés par la volonté que notre langue colle le plus possible au latin ! Respecter cette ressemblance était aisé lorsque le g précédait o et u, car nous avions conservé la prononciation romaine. Le gustare du restaurateur Lucullus devient gouster puis « goûter ». L’angustia qui régnait parmi les employés des arènes que l’on appelait gladiateurs devient notre « angoisse » de perdre notre boulot. Lentement, l’humanité progresse !
Hélas, la situation se complique devant e, i et a, car notre articulation avait évolué vers le j. Si les Romains nous avaient dicté gelare comme ils le prononçaient, nous aurions écrit guelare. Au Moyen Âge, la prononciation de gelare évolue vers le j pour donner notre « geler ». Pourquoi ne pas avoir écrit j ? Parce que nous savions que les Latins écrivaient g. Nous prendrons donc l’habitude de prononcer j le g qui précède e. À côté des mots d’origine latine, il existait des mots d’origine germanique. Les Germains possédaient un son w qu’ils prononçaient, avant de nous rendre visite, comme l’anglais war. À notre contact, ce son se prononcera gw puis g comme notre « gare ». Dès lors, pour transcrire ce son, nous rajouterons un u avant le e. C’est ainsi que le germanique werra deviendra « guerre ».
Le même phénomène se produisit devant le a. Pour les mots d’origine latine, nous aurions pu décider que le ga se prononcerait comme le ge. Mais nous avons préféré écrire j. C’est ainsi que la belle gamba des Romaines, qui s’était peu à peu prononcée jamba pour donner notre « jambe » française tout aussi belle, s’écrira avec un j. Quant au teint galbinus des contrôleurs fiscaux latins, il passera au jalne pour devenir « jaune ». Le francisque wardon deviendra « garde ». Nous aurions pu faire comme pour le ge et mettre gua.
N’est-ce point drôle ? Un ge et un ga latin cohabitent de la même manière avec leurs homologues germaniques et nous trouvons deux manières différentes de résoudre la difficulté. C’était la rubrique « souvent grammaire varie » !
Si un anglophone nous le reproche, demandons-lui pourquoi il inverse la prononciation du j et du g !
21. POURQUOI PRONONCONS-NOUS SEGOND ?
Parce que le Glaude est arrivé le premier !
La prononciation de « second » tient à notre difficulté à articuler les g, à laquelle s’ajoute notre profond désir d’en référer à cette langue latine qui fascine nos grammairiens.
Méditons cet extrait de la préface de la première édition du Dictionnaire de l’Académie, écrite en 1694, dont j’ai respecté l’orthographe : « Le C se prononce quelquefois comme un G, ainsi on prononce Segret & non pas Secret, segond & non pas second, Glaude & non pas Claude, quoy que dans l’Escriture on doive absolument retenir le C. »
Nous prononçons segond mais écrivons « second » afin de respecter l’origine latine secundas. Visiblement, il en allait de même pour « secret », du latin secretus. Mais là, nous avons fini par parler comme nous écrivions. Quant au masculin de Claudine, il explique la prononciation populaire : « Comment qui va le Glaude ? »
22. POURQUOI ÉCRIT-ON « ŒUF » ET « FEU » ?
Par chauvinisme ! C’est nous qui avons inventé les sons u et eu que Sénèque ne connaissait pas.
Lorsque les Romains lisaient la lettre u, ils la prononçaient ou. Si Cicéron nous dictait le mot qu’il écrivait ludus (« jeu »), nous écririons loudous. Cette articulation nous obligera à écrire ou ce son pour permettre de transcrire notre son u. L’écriture de ce u mettra du temps à s’installer.
Les Romains ne connaissaient pas non plus le son eu. Pour le symboliser, nous joindrons les lettres e et u. Une fois de plus, notre besoin de coller à la langue latine compliquera les choses. Le nom « mon œil » se prononce comme « bien qu’ils veuillent » et « les yeux » comme « ma sœur » ! Nous mettrons un o à « œil » et à « sœur » en l’honneur des latins oculus et soror.
Soucieux du latin, Robert Estienne tend à remplacer eu par œu. Il écrit œuf, œuvre, sœur. Il regrette d’écrire beuf et feu. Je le cite : « D’aucuns écrivent bœuf par oe diphtongue… D’aucuns veulent écrire par oe diphtongue, fœu comme venant de focus. » L’Académie l’entendra pour « bœuf » en 1694. Il ne sera jamais suivi pour « feu ». Pauvre Robert, les choses ne finissent jamais complètement comme il aurait voulu…
23. POURQUOI MA BELLE-MÈRE M’ACCUEILLE-T-ELLE SUR LE SEUIL ?
Parce qu’au grenier, elle n’était pas sûre que je viendrais !
Les Romains possédaient un o long et un o bref.
Le bref débouchera sur la graphie ue. Folia donnera fueille et soliu, sueil. C’est ainsi que le grammairien Estienne les écrit en 1549.
Le o long évoluera vers le eu. Florem qui se prononce flore deviendra flour puis « fleur ».
Constatons que de nos jours encore la prononciation de « fleur » et « seuil » diffère subtilement !
En 1694, l’Académie française décide de réunir ces deux graphies et que le e doit précéder le u. Elle écrit « feuille » et « seuil » comme « fleur ». Mais elle doit constater que cette solution ne fonctionne pas pour « accueil » et « orgueil » : suivant les règles de prononciation de c et de g devant un e, acceuil devrait se lire ac-seuil et orgeuil, orge-oeil. La graphie en ueil préconisée un siècle plus tôt par Robert Estienne s’impose alors. Pour une fois, les habits verts se sont montrés pragmatiques !
24. POURQUOI LORSQUE LA LANGUE SE COMPLIQUE, Y A-T-IL TOUJOURS UN E QUI TRAÎNE ?
Vous avez déjà vu un Parisien hésiter ? Il dit : « Euhhhh… »
Au Moyen Âge, nous avons découvert le son e qu’ignoraient les Romains et l’ensemble des langues latines.
Lorsque les Romains écrivaient e, ils le prononçaient é à l’instar des Italiens. La présence de ce son que nous écrirons e après bien des hésitations (dans les serments de Strasbourg, texte considéré comme le premier écrit de langue française, nous trouvons un nostro qui se prononçait probablement nostre) nous obligera à trouver des solutions pour symboliser le son é. Nous testerons plusieurs méthodes, comme le ez.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les accents résoudront cette difficulté. Et encore ! Les accents ne sont toujours pas simples, comme en témoignent les mots « événement » et « réglementation ».
25. POURQUOI METTONS-NOUS UN Y À NOS YEUX ?
Parce que les lunettes étalent rares au Moyen Âge !
Si les Latins nous dictaient le mot jacere comme ils le prononçaient, nous écririons iacere. Ce mot donnera notre « jeter ». L’écriture des sons j et i sera d’ailleurs longtemps une source de difficultés.
En réalité, la lettre j défendue par les imprimeurs n’entrera dans le dictionnaire qu’au XVIIIe siècle. Avant, la lettre i pouvait se lire i ou j. Quand, dans une lettre à Gabrielle d’Estrées, Henri IV écrit ie croys, il prononce « je crois ». La crainte de confondre i et j popularisera l’emploi du y. Avant, écrire ieux pouvait signifier « yeux » ou le pluriel de « jeu ». Mettre un y à « yeux » évitait toute confusion.
En outre, sa forme augmente la lisibilité des manuscrits. En effet, dans un manuscrit où on ne sépare pas toujours les mots, le y se distingue plus facilement que le i, qu’on écrivait sans point. Voilà pourquoi cette lettre était très fréquente avant le XVIIIe siècle. Nous écrivions amy, roy… L’introduction du j permettra d’en supprimer beaucoup.
Nous garderons toutefois un vestige : le y aux « yeux ». Notre langue comprend beaucoup de vestiges. C’est son petit côté Pompéi !
26. POURQUOI ASPIRONS-NOUS CERTAINS H ET PAS D’AUTRES ?
Parce que nous aimons les héros !
Au XIXe siècle, Larousse appellera ce h un vestige graphique qui ne change rien à la prononciation.
Les Germains aspiraient fortement les h alors que les Romains ne le faisaient plus ou peu depuis plusieurs siècles. Quiconque réprime son enfant qui s’obstine à dire « des zaricots » peut témoigner que cet apport germanique a laissé des traces. Dans un article de l’Encyclopédie, Voltaire propose d’imiter les Italiens qui n’en ratent pas une et de supprimer le h en tête de mot. Inutile de vous dire à quel point il a été écouté !
En tête de mot, notre h est muet ou aspiré. Le muet est souvent d’origine latine : l’accusatif latin hominem donnera le mot « homme ». Voilà pourquoi nous disons : « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ». Le h aspiré est d’origine germanique : haimgard donnera « hangar ». Voilà pourquoi nous regrettons que l’ours soit caché dans le hangar.
Dans l’enthousiasme, nous ajouterons un h aspiré à « haut ». Pourtant, ce mot vient du latin altus que nous retrouvons dans « altitude », le alt ayant donné au. Nous ajouterons un h, car nos anciens aspiraient devant le a probablement à cause de l’influence du germain hoh de même sens et qui donnera l’anglais high.
À ceux qui croient que l’Académie a supprimé le h aspiré, qu’ils méditent cet extrait tiré de son site : « La rumeur selon laquelle il serait aujourd’hui d’usage et admis que l’on fasse cette liaison a été colportée par un journal largement diffusé dans les établissements scolaires, L’Actu (no 8 du jeudi 3 septembre 1998, p. 7), qui n’a pas jugé bon de publier de rectificatif. » Donc, nous ne pouvons toujours pas dire « les zaricots » ! Bien des héros s’en réjouiront.
27. POURQUOI LES LATINISTES SE TROMPENT-ILS SUR LA GRAPHIE D’« ESCLAVE » ?
Parce que notre orthographe est taquine !
Vous devez penser la connaissance du latin très utile à l’écriture de notre langue. Il s’agit d’une vérité incontestable qui comporte tout de même une petite exception. À l’époque mérovingienne, le x latin tend à se prononcer s.
Nous le savons car les troubadours écrivaient comme ils parlaient. Dans leurs manuscrits, il n’est pas rare de lire Alessandre au lieu d’« Alexandre ». À l’époque, les esclaves venaient surtout d’Europe de l’Est. Les Byzantins en kidnappaient beaucoup et Charlemagne les imitera avec un grand succès.
Notre mot « esclave » s’explique par cette origine. En effet, il s’agit de gens capturés et enlevés hors du pays des Slaves, ex slavius. C’est la raison pour laquelle bien des étudiants en latin ont tendance à écrire exclave. Ils oublient la prononciation mérovingienne. Votre serviteur, du latin servus qui désigne l’esclave romain parfois capturé en Gaule, a été payé pour le savoir.
28. POURQUOI LE VERBE « ALLER » EST-IL SI DIFFICILE ?
Pour nous inviter à la promenade !
Trois formes latines s’uniront pour construire ce verbe qui fait le bonheur de l’intrépide voulant apprendre le français comme langue étrangère.
Le futur (j’irai) et le conditionnel (j’irais) se forment à partir de l’infinitif du verbe latin ire qui signifiait « aller ».
Les trois premières formes du présent (je vais, tu vas, il va) viennent du latin vadere, synonyme de « marcher ». Les autres formes dérivant de « aller » (nous allons…) proviennent du latin atribulare qui désignait l’humain en promenade et que nous retrouvons dans le mot « déambuler ». Pour l’anecdote, le « déambulatoire » indique la partie de l’église qui entoure le chœur et où il est loisible de se promener.
29. POURQUOI DISTINGUONS-NOUS « NOTRE » DE « NÔTRE » ?
Une histoire de gâteau !
Ces mots viennent tous les deux du latin nostrum. Nous écrivions nostro au IXe siècle et nostre au Xe siècle.
Si notre enfant a du mal à les distinguer, il faudra lui expliquer que cette faute est très récente.
Au XVIe siècle, Ronsard, suivant les imprimeurs, aura tendance à mettre un accent circonflexe à nôtre en remplacement du s. Jean Lebon d’Autreville, médecin du roi, critique Ronsard car le s « cause une symétrie indicible que ne saurait faire l’accent circonflexe ». Notons qu’il n’est toujours pas question de distinction !
En 1694, l’Académie écrit encore nostre interest et nous défendons le nostre. Les partisans de l’accent circonflexe en remplacement du s, comme Richelet en 1680, le mettent aux deux mots.
La distinction sera l’œuvre de l’abbé d’Olivet qui rédigera la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie (1740). Il officialise l’installation de l’accent et saisit l’occasion pour séparer l’adjectif « notre » du pronom « nôtre ». Il justifie son choix par le fait que le o du pronom est plus allongé que celui de l’adjectif. Est-ce toujours le cas à notre époque ? Ça dépend des personnes. Amis parents, essayons d’allonger le o quand nous disons : « le nôtre ». Ça aidera les enfants !
30. POURQUOI NE SONT-CE PAS NOS INFORMATICIENS QUI ONT INVENTÉ LE & ; ?
Pour nous éviter de payer des droits d’auteur !
Examinons un extrait des serments de Strasbourg. Le 14 février 842, deux des petits-fils de Charlemagne, Charles le Chauve et Louis le Germanique, prêtent le serment d’une alliance contre leur frère aîné, Lothaire Ier : la famille est digne de Dallas ! Louis le Germanique prononce son serment en langue romane pour être compris des soldats de Charles le Chauve. La confiance règne !
Ce texte marque la naissance de la langue française : événement historique s’il en est ! Qualité moins connue de ce texte, il confondrait tout informaticien qui réclamerait des droits d’auteur sur l’esperluette. C’est ainsi que l’on appelle le signe &. Voici l’extrait :
Pro Deo amar & pro Christian poblo
Nous pouvons le traduire par : « pour l’amour de Dieu et du peuple chrétien ». Cet extrait prouve que l’esperluette est utilisée pour transcrire le son et depuis plus de mille ans. Nos informaticiens l’ont simplement piquée. Nous l’utiliserons très longtemps. Au début du XVIIIe siècle, nous envisagerons même d’en faire une lettre de l’alphabet.
Cette esperluette sera supprimée pendant la Révolution française. Elle est ressuscitée grâce à l’informatique.
31. POURQUOI DISONS-NOUS « DES CHEVAUX » MAIS « DES FESTIVALS » ?
Pour briller en société sans jouer au Scrabble !
Le latin al suivi d’une consonne finit par se prononcer au. Voilà comment salvare a donné notre « sauver ». Nous lui piquerons le l lorsque nous créerons le mot « salvateur ».
En ancien français, lorsque le mot n’est pas sujet, nous écrivions cheval au singulier. Cette prononciation ne variera pas. En revanche, l’articulation de son pluriel chevals évoluera vers « chevaux ».
Nous l’avons échappé belle : la prononciation subit la même évolution pour les mots en ols et en els. Pour l’anecdote, le pluriel de « rossignol » passera un moment de « rossignols » à rossignoux et le singulier de « cheveux » aurait pu être chevel. En effet, un chevel, des chevels, mais ce dernier finira par se prononcer « cheveux ». Imaginons-nous à l’école ! Un cheval, des chevaux ; un rossignol, des rossignoux ; un chevel, des cheveux.
Pour ces deux derniers mots, il se produira ce que l’on appelle une réfection analogique. En français, comme nous trouvons que l’existence de deux formes complique tout, nous décidons de les unifier. Naturellement, nous conserverons cette légitime fantaisie qui agrémente notre langue depuis la nuit des temps.
Chez le rossignol, c’est le pluriel qui perdra la face. Rossignoux disparaît pour céder la place aux très simples « un rossignol », « des rossignols ». Chez les cheveux, le singulier a perdu. Le singulier chevel disparaît et le pluriel « cheveux » accepte de perdre son x pour que le singulier « cheveu » lui ressemble. Je ne possède aucune preuve, mais je crois savoir que le grammairien qui entérina cette dernière prononciation craignait d’être chauve.
Pourquoi cette adorable réfection analogique n’a-t-elle pas joué pour « cheval » ? Probablement pour nous procurer la joie d’hésiter.
En effet, les mots récents n’ont pas subi cette évolution. Voilà pourquoi le pluriel de « festival » est régulier. En effet, ce mot ne fut emprunté à l’anglais qu’en 1830, qui est également la date de l’indépendance de la Belgique. Cela n’a rien à voir, mais c’est un rappel. La prononciation de mots très anciens comme « cheval » ou très récents comme « festival » est facile. En revanche, entre les deux, notre cœur a longtemps balancé.
Mme de Sévigné écrit « des combats navaux ». Au XIXe siècle, nous hésitions tellement que nous ne l’employions pratiquement plus et ce n’est qu’au XXe que la multiplication des chantiers navals finit par nous décider.
Si un de nos enfants hésite sur un pluriel en al, lisons-lui ces vers de La Fontaine extraits des Rémois :
Il n’est cité que je préfère à Reims :
C’est l’ornement, et l’honneur de la France :
Car sans compter l’ampoule et les bons vins,
Charmants objets y sont en abondance.
Par ce point-là je n’entends quant à moi
Tours ni portaux ; mais gentilles galoises ;
Ayant trouvé telle de nos Rémoises
Friande assez pour la bouche d’un roi.
« Un portail », « des portaux », écrivait le regretté La Fontaine ! Et ne me dites pas que les Rémoises lui avaient fait perdre la tête !
Narrons-lui aussi la réplique de Boursault qui, en 1683, dans sa comédie Le Mercure galant, se moquait des grammairiens qui devaient déjà se couper les cheveux en quatre dans le sens de la longueur : « Ces bras te deviendront fatals ou fataux. »
3
Ne le répétons pas ! Mais il paraît que les juristes ont snobé les troubadours !
Nous abordons à présent le « vrai » Moyen Âge, celui des châteaux forts, des croisades et autres féodalités. Mais pour ce qui nous concerne, les personnages les plus importants ne sont pas ces illettrés de chevaliers, mais deux classes sociales plutôt négligées et opposées, dont le seul point commun est que leur outil de travail est le langage : j’ai nommé les troubadours et les juristes. Les premiers sont les poètes de l’époque et la principale source de divertissement des cours royales et seigneuriales qui parsèment la France. Parfois Jacques Brel, parfois Jean-Marie Bigard, leurs talents et leurs sujets varient, ils font rire, ils font pleurer, mais ils chantent ou déclament toujours dans la langue de leur auditoire et leurs manuscrits les aident à retenir leurs interminables ballades. Dans ces aide-mémoire, ils emploient une orthographe phonétique, la plus adaptée à la lecture à haute voix qu’ils pratiquent.
Les juristes ont une histoire plus compliquée. Ils sont nés du royaume capétien, fondé en 987 par Hugues Capet, et qui ne contrôle à l’origine que les environs de Paris. Jusqu’au XIIe siècle, le latin est la langue de la culture. Les écrits théologiques, philosophiques, publics sont en latin. Savoir lire, en règle générale, c’est savoir lire le latin — ce n’est pas donné à tout le monde, loin de là. Les rois s’efforcent à faire entrer leur pouvoir, à l’origine essentiellement théorique quand ce n’est pas symbolique, dans la pratique. Pour les y aider, il faut des lettrés : ce sont les agents de la chancellerie royale. Au fil des siècles, l’administration se développe, la bureaucratie se multiplie. Dans les bureaux du palais de la Cité (notre Palais de Justice de Paris) planchent des dizaines de clercs et de notaires. Le but de leurs écrits n’est pas d’être déclamés, mais parcourus rapidement. Cette différence sera à l’origine d’une orthographe plus précise, mais aussi plus compliquée !
Alors pourquoi l’écriture des juristes l’a-t-elle emporté sur celle des troubadours ?
32. POURQUOI DISONS-NOUS « LANGUE D’OC » ET « LANGUE D’OÏL » ?
Pour que Dante puisse se distinguer !
À l’époque des croisades, ce qui deviendra la France connaît de multiples langages qui, en simplifiant un peu, se regroupent en deux grandes catégories.
Dans le Nord, les troubadours s’appellent des trouvères et parlent la langue d’oïl, tandis que les troubadours méridionaux parlent la langue d’oc. Les mots « oc » et « oïl » viennent du latin hoc que nous traduisons par « ceci », mais qui correspond à la réponse affirmative « voilà » que nous émettons lorsque nous sommes d’accord.
Au sud, hoc passe à oc utilisé pour signifier « oui ». Au nord, on ne prononce plus le c. Nous disons o, mais avons tendance à ajouter un pronom personnel derrière, notamment celui de la troisième personne qui se prononce o il, ce qui explique le tréma du oïl qui donnera notre « oui ». Nous pourrions le traduire par « comme il dit ».
Au XIIIe siècle, Dante nommera les trois langues romanes par leur manière de dire oui : la langue d’oïl, la langue d’oc et la langue de si, qui correspond à l’italien que tous les passionnés de football connaissent !
33. POURQUOI DISONS-NOUS QUE L’ÉCRITURE DES JURISTES REMPLACE CELLE DES TROUBADOURS ?
Parce que l’absence de créativité augmente la productivité !
Beaucoup des questions soulevées dans ce livre donnent l’impression que les juristes ont compliqué l’orthographe phonétique des troubadours. Par exemple, ces derniers désignaient un beau paysage avec leur dot alors que les juristes utilisaient leur doigt pour indiquer le bureau adéquat.
Comme le prouve l’exemple précédent, la graphie de nos juristes bénéficiera d’une plus grande postérité que celle de nos poètes. D’où la tentation de dire qu’ils ont, par snobisme, compliqué l’écriture des artistes.
Il est vrai que ces derniers, écrivant surtout pour indiquer aux lecteurs comment déclamer leurs poèmes, ont tendance à écrire comme ils parlent. Le but des juristes est complètement différent. Ils veulent qu’on les comprenne très vite. Que le lecteur sache exactement ce qu’ils veulent dire est leur simple désir. Qu’importe si ces derniers ne déclament pas leurs textes comme eux. Dès lors, si nous juxtaposons ces deux écritures, nous voyons une écriture phonétique relativement simple et une autre fondée sur l’étymologie latine, particulièrement complexe pour qui ignore le latin. Comme les écrits des juristes se multiplient à partir du XIIIe siècle, nous avons tendance à estimer que leur écriture remplace celle des poètes, par définition beaucoup moins prolixes.
Mais n’imaginons pas une orthographe remplacer brutalement une autre ! Au XIIIe siècle, nos juristes produisent énormément. Certes, il existe encore des écoles de troubadours et des œuvres poétiques, mais leur production représente une goutte d’eau dans l’océan des écritures juridiques. Cette multitude va donner une orthographe dominante. Écrire devient un métier et les heures supplémentaires ne sont pas une invention du XXe siècle. Les pontes de ces lieux, plutôt que d’écrire, se mettent à dicter leurs sentences à des clercs habitués aux textes juridiques, ancêtres de tous nos greffiers et secrétaires. Et puis, certains juristes se sentiront pousser des ailes de poète. Ils sont incontestablement responsables, mais sont-ils coupables ?
Certes, comme tout diplômé de droit qui se respecte, ils doivent parfois snober ces saltimbanques de troubadours ! Tout comédien obligé d’expliquer son métier à une fonctionnaire protégée par un guichet comprendra. Mais croire que, par mépris, ils décident de corriger l’écriture précédente me semble anachronique.
Si, de facto, ils modifient l’orthographe des troubadours, disons qu’ils agissent « à l’insu de leur plein gré ».
34. POURQUOI LES JURISTES DE SAINT LOUIS SONT-ILS À CE POINT FASCINÉS PAR LE LATIN ?
Parce que la langue anglaise n’était pas encore à la mode !
Nos juristes sont des lettrés : cela veut dire, à cette époque, qu’ils lisent et écrivent plus souvent en latin qu’en français. Il ne faut pas croire que les fonctionnaires qui rédigent en latin au XIIe siècle changent subitement de langue à la fin du XIIIe. Le français mettra du temps à s’installer. Sous Saint Louis, les scribes rédigent dans la langue de Messaline et, de temps en temps, pour des raisons purement pragmatiques, pondent un texte dans celle du marquis de Sade. Quand ces conseillers, greffiers, procureurs et leurs clercs (secrétaires, dirait-on de nos jours) écrivent un texte français, ils interrompent leur rédaction latine coutumière. D’ailleurs, beaucoup de leurs textes français sont des traductions.
Comment s’étonner qu’ils aient tendance à rapprocher les deux orthographes ? Demandez à nos amis scientifiques qui passent constamment de l’anglais au français s’ils n’en ont pas marre de voir le nombre de d à « adresse » varier et « connexion » passer de x à ct ? Seulement, de nos jours, ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent : le suprême pontife qu’est le dictionnaire leur dicte la bonne formule. Les fonctionnaires de Saint Louis ne connaissaient pas une telle autorité. Tout au plus devaient-ils convaincre leur chef de bureau !
Autre point : grâce au développement du pouvoir royal, leurs missives vont de plus en plus loin. On a du mal à l’imaginer, mais le français de l’époque est essentiellement parisien. Il suffit de faire quelques dizaines de kilomètres pour ne plus être compris. Plus ils s’éloignent de Paris, plus leurs écrits atteignent des provinces à la langue bien différente. Certains bourgeois de Lyon ou de Poitiers ont certes des notions de la langue parlée à la cour du roi, mais ils connaissent mieux celle du pape. Plus l’écriture d’un mot français ressemble à son équivalent latin, plus vite le provincial le comprend. L’orthographe phonétique aurait fortement desservi les communications entre les villes, or Paris se souciait de ce qu’on penserait au-delà des murailles périphériques !
Enfin, le latin est la langue de la culture. Au XIVe siècle, un dénommé Faber critique les étudiants qui parlent parfois français dans son cours comme si, je cite, « le français pouvait atteindre au sommet de l’éloquence ». Nos juristes attribuent à la langue antique ignorée du peuple une valeur qui les flatte. La rengaine est familière : la langue que je connais est extraordinaire et justifie ma supériorité car tu l’ignores. Ils légitiment ainsi leur prestigieuse fonction. Ils ne sont pas là par piston, mais parce qu’ils parlent latin. Comment décemment leur reprocher de vouloir exposer cette connaissance si chèrement acquise ? Ajoutons qu’ils seront suivis par les moines, d’autant plus férus de latin qu’il est la langue officielle de l’Église ! Mais leur méthode quand ils écrivent un français latinisé rappelle un cadre dynamique qui exposerait son don des langues en saupoudrant ses mémos de management, business plan, et autres deadlines…
35. POURQUOI LEURS MANUSCRITS NE RESPECTENT-ILS PAS LA COUPURE DES MOTS ?
Pour éviter les pâtés !
Pour répondre à cette question, j’ai choisi un extrait d’une lettre de Louis XIV dont le langage est plus proche du nôtre que celui de nos juristes médiévaux. Je l’ai trouvé dans l’excellente Introduction à l’histoire de la langue française de Michèle Perret :
Jay souferplusieursennees desafoiblesse de sonopniastreté et desonjnaplication il men acousté desschosesconcidérables je naypas profitéde tous les auantages queje pouuoissauoiret toutcela parcomplaisance etbonté enfin il a falu quejeluyordonase deceretirer parcequetout cequipassoit parluy perdoitdelagrandeur etdelaforce quondoitavoir enexecutantles ordres dun roy defiance quinaistpasmalheureux.
Imaginez maintenant François Hollande se plaignant d’un subalterne de la sorte :
J’ai souffert plusieurs années de sa faiblesse, de son opiniâtreté et de son inapplication. Il m’en a coûté des choses considérables. Je n’ai pas profité de tous les avantages que je pouvais avoir et tout cela par complaisance et bonté. Enfin il a fallu queje lui ordonne de se retirer parce que tout ce qui passait par lui perdait de la grandeur et de la force qu’on doit avoir en exécutant les ordres d’un président de la République qui n’est pas malheureux.
Pourquoi le Roi-Soleil ne coupe-t-il pas les mots ? Parce qu’il veut éviter les pâtés. Ses espaces ne répondent à aucune logique. Lui ou son secrétaire écrivent avec une plume d’oie plongée dans un encrier. Or l’encre, comme chacun sait, est une substance liquide. Comme elle est liquide, elle coule. Et quand elle coule… elle fait des pâtés ! Tant que la plume parcourt le papier, le risque de pâté est faible. Mais il s’accroît lorsque nous soulevons la plume. Le moindre pâté oblige à recommencer toute la lettre… Voilà aussi pourquoi les accents et les points sur les i ne se répandent qu’après l’invention de l’imprimerie. L’apparent manque de sérieux de cet argument explique sans doute sa rareté. Mais j’ai l’intime conviction que la crainte des pâtés a joué un rôle déterminant dans cette évolution.
36. POURQUOI AVONS-NOUS DU MAL À LIRE LES ORIGINAUX ÉCRITS AVANT LE XVIIIe SIÈCLE ?
Pour rassurer les mômes forcés de calligraphier les majuscules. Courage, les enfants, ça aurait pu être pire !
Ceux qui connaissent le grec savent qu’il possède deux sortes de s. Lorsque cette lettre termine un mot, les Hellènes l’écrivent comme nous (s). Ailleurs dans le mot, cette lettre s’écrit σ.
Avant le XVIIIe siècle, le français possède également cette distinction. À la fin d’un mot, nous retrouvons le s que nous connaissons mais, ailleurs dans le mot, on trouve un s allongé qui ressemble à un f qui aurait bu.
Pensons-y quand nous regardons un vieux manuscrit dans un musée : meffage = « message » ! La hampe de cette lettre en facilitait la lecture. C’est au XVIIIe siècle que nous supprimerons cette originalité. Nos enfants l’ont échappé belle. Ils ne sont pas les seuls.
37. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « CHANSON », « FORCENÉ » ET « JE BATS » ?
Par analogie, voyons !
Si on regarde l’histoire de la syntaxe, on est surpris par l’influence des grammaires latines sur tous nos grammairiens. Nos juristes médiévaux ont une autre profession, mais ils apprécient néanmoins l’aspect rationnel et logique de la langue de Jules César. Dès lors, ces clercs gratte-papier chercheront systématiquement une logique à notre langue : leur première trouvaille pour ce faire est le principe d’analogie, qui consiste à regrouper le vocabulaire par familles de mots et à en adapter l’orthographe de manière cohérente. Cette mode perdurera : la présentation du premier Dictionnaire de l’Académie ne sera pas alphabétique, mais analogique.
La chancon des troubadours devient ainsi « chanson » à cause du mot « son ». Nos scribes cèdent même à l’envie d’inventer des familles de mots. À l’origine, « forcené » s’écrit forssené, assemblage du mot fors, qui signifie « hors de », et du mot « sens » (littéralement, « hors du bon sens »). Les juristes écriront « forcené » à cause du mot « force » qui n’a pourtant rien à voir ! Cette tendance touchera également les formes grammaticales. Par exemple le je bas des troubadours devient « je bats » pour que l’on voie qu’il vient du verbe « battre » (qu’on écrivait alors batre).
Au XVIe siècle, Robert Estienne pratique le principe d’analogie. Il écrit grand au lieu de grant à cause de grande. En revanche, il conserve vieillart et dont qui vient de de unde et devrait avoir un d. L’Académie écrira « vieillard » en 1694. Ce principe d’analogie explique l’adaptation de certains pluriels. Par exemple, l’évolution naturelle a donné chastel et son pluriel chastels. Cette dernière forme évolue vers chasteaux qui donnera notre « châteaux ». Par analogie, on invente le singulier « château ».Agnel aura la même évolution et deviendra « agneau » à cause de son pluriel agneaux.
Ce principe d’analogie expliquera que, à la longue, la première personne prendra parfois un s.
38. POURQUOI METTONS-NOUS TOUJOURS UN S À « TU » ET NON À « JE » ?
Pour embêter les égocentriques !
Le s d’un verbe à la deuxième personne est issu tout droit du latin : on parle d’une forme étymologique. Les Romains le mettent systématiquement à la deuxième personne du singulier : amas, dicis… En leur hommage, nous les imitons : « tu aimes », « tu dis »… Mais Cicéron ignorait ce s à la première personne : amo, dico… Voilà pourquoi il nous semble moins évident : « j’aime », « je dis »… Nous avons longtemps hésité, comme en témoigne indirectement Molière dans Tartuffe :
Orgon
Comment ! vous moquez-vous ?
Tartuffe
On m’y hait, et je voi
Qu’on cherche à vous donner des soupçons sur ma foi
Contrairement à ce que pense mon correcteur orthographique, Molière ne fait pas de faute à je voi. À la même époque, le grammairien Vaugelas conseille de ne pas mettre de s à la première personne et de remplacer le i final par un y : je voy…
Ce n’est qu’en 1694 que l’Académie rejette son avis et donne tort à Molière en précisant que les terminaisons des verbes de la première personne ne se terminant pas en e sont longues et que le s symbolise cette longueur. En réalité, ils appliquent plutôt le principe d’analogie avec la deuxième personne. Jusqu’en 1798, je sai est toléré, vestige d’une époque révolue.
39. POURQUOI LA TROISIÈME PERSONNE PREND-ELLE UN T AU SINGULIER ET NT AU PLURIEL ?
Parce que, dans le temps, nous l’entendions !
Le t du singulier que les enfants oublient ou mettent quand il ne faut pas n’a pas toujours eu la cote. Pour preuve, cet extrait de la deuxième préface du Dictionnaire de l’Académie : « lenteur qui n’exclud point la diligence ». Certes, je l’ai sorti de son contexte. Mais leur exclud mérite une méditation.
Le t du singulier s’explique par le Romain qui écrit et dit amat quand « il aime », dicit quand « il dit ». Les troubadours le prononçaient encore et ils ne sont pas les derniers. Le premier à disparaître aux environs du XIIe siècle sera le t qui suit la lettre e. Ainsi, amat devient aimet puis « aime ». Voilà pourquoi nous ne mettons pas de t lorsque le verbe conjugué se termine par e. Les t qui ont cessé très tôt d’être prononcés ont eu la chance de ne pas être écrits.
Au pluriel, les Romains mettent nt et le prononcent. Cantant a donné « ils chantent ». Le e vient du a latin. Les troubadours prononcent à la romaine ou comme les Anglais disent management. Le nt cessera de s’entendre au XVIe siècle. On l’a gardé par souci étymologique. Un e vient avant le nt rappeler qu’on ne nasalise pas la syllabe : si « chantaient » s’écrivait chantaint, on le prononcerait comme « main ». Dans le cas des formes en ont, nous n’allions pas mettre un e imprononçable entre o et n, d’autant plus que, étymologiquement, le on vient souvent du un : sunt a donné « ils sont ».
40. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « VOUS NE MARCHEZ PAS ASSEZ VITE » ?
Pour offrir aux enfants le plaisir de calligraphier le z !
Le z est pratiquement inexistant en latin. Les Romains l’utilisaient seulement pour écrire des mots empruntés au grec. En effet, l’alphabet d’Homère possède une lettre, le zêta ζ, qui se prononçait dz, comme nous le rappelle Zeus. Nos latinistes nationaux ne pouvaient pas quant à eux ignorer une lettre à hampe d’une telle beauté. Le z qu’ils écrivent est en effet celui qui descend sous la ligne, que nous apprenons encore à l’école mais négligeons dans la vie quotidienne. Quoi de mieux que cette lettre majestueuse pour distinguer la fin d’un mot ? C’est pourquoi nos juristes du XIIIe siècle l’adoraient.
Le suffixe tis est très fréquent en latin. Satis signifie « suffisamment ». Si nous draguons une Romaine qui nous dit : satis, elle veut signifier : « ça va ». Si nous sommes durs de la feuille, elle insistera en ajoutant un ad devant le satis. Quand une Romaine crie : ad satis, cela correspond à notre : « tu te calmes ou j’appelle ta femme ». Nos juristes, précurseurs involontaires du langage SMS, abrègent adsatis en adsaz. Lorsqu’ils traduisent adsatis par le français « assez », le z est déjà sur place et s’y montrera indélogeable. Outre « assez », trois autres mots garderont ce z médiéval sans qu’un tis ait besoin de nous servir d’alibi.
« Chez » vient de l’expression latine in casa (« dans la maison ») qui s’écrira en chiès au Moyen Âge. Le en finit par disparaître, ce qui permet à notre « chez » de devenir une préposition.
« Nez » vient du latin nasus. Ce z ne sera pas supprimé en 1762 de peur de le confondre avec le participe passé masculin du verbe « naître » (« nés ») qui vient de perdre son ez au profit du és. L’orthographe ressemble parfois à l’administration. Dès qu’elle simplifie un élément, une multitude d’imprévus vient tout compliquer. Si vous y voyez une allusion à l’accord des participes passés, vous avez bien raison.
Nous retrouvons aussi ce z dans notre « rez-de-chaussée ». Rez vient du participe passé latin rasus du verbe radere, qui signifie « raser » et qui donnera l’ancien français rez (« à ras »), littéralement « au ras de la chaussée ». En 1549, Robert Estienne cite l’expression a ré dans emplir a ré. La variante rez est probablement le pluriel de ce ré que nous retrouvons dans la phrase « ma belle-mère vit au rez-de-chaussée ». Personnellement, je la préfère au grenier, mais je devais parler du rez.
Je vous le donne en mille : « vous aimez », en latin, se dit amatis !
Dans le registre, nous l’avons échappé belle : comme Robert Estienne ne veut pas mettre d’accent, il emploie le z pour marquer le pluriel afin que l’on voie qu’il s’agit du son é. Il applique les conseils de Bonaventure Des Périers, poète au service de la reine de Navarre, sœur de François Ier.
Vous auez tousiours s a mettre
À la fin de chasque plurier
Sinon qu’il y ait vne lettre
Crestée au bout du singulier
Et quand e y ha son entier
Bonté vous guide à ses bontez
Si vous suyuez autre sentier
Voz bonnes notes mal notez.
Bien que de lecture difficile, ce texte est compréhensible et témoigne de l’utilisation du z comme pluriel : ses bontez, voz.
41. POURQUOI METTONS-NOUS PARFOIS UN X OÙ IL EÛT ÉTÉ PLUS SIMPLE DE METTRE UN S ?
Un hommage à un SMS de 800 ans !
Qu’ils écrivent latin ou français, nos juristes abrègent us en x. Par souci d’économie, là où les troubadours écrivaient des chevaus, ils mettent des chevax. Dès que le prix du papier baissa, nous en profitâmes pour remettre le u tout en gardant le x.
C’est également pour cette raison que nous mettons un x à « je peux », « je veux » et « je vaux ». Les troubadours écrivaient je peus et le prononçaient. Nos juristes abrègent en je pex. Plus tard, nous remettons le u, mais gardons ce x auquel nous nous étions habitués. Comme nous écrivons « je m’émeus », d’aucuns en ont conclu que, les juristes manquant d’empathie, il fallait beaucoup pour les émouvoir, mais ce sont de mauvaises langues.
Pourquoi, me demanderez-vous, mettre un s à « bleu », « pneu », « landau » et « sarrau » ? Pour le savoir, j’ai eu recours à l’excellent site de Françoise Nore. « Pneu » prend un s parce qu’il est l’abréviation de « pneumatique » et « landau » car il fait référence à une ville allemande. « Sarrau » vient tardivement de sarroc (à croire que nous avions oublié qu’il fallait un x) et « bleu » est un mot d’origine germanique.
C’est ma rubrique « merci Françoise » !
Parfois, c’est un simple caprice de nos juristes, plus qu’un souci d’économie, qui nous a légué un x final.
Ils voulaient coller au latin et constatèrent que bien des mots qui s’écrivaient jusque-là en ancien français avec un s ou un z venaient d’un mot latin en x. Aussitôt, on les change ! C’est ainsi qu’ils écrivent « paix », « croix », « noix » et « voix » parce qu’Agrippine disait pax, crux, nox et vox.
42. POURQUOI BEAUCOUP DE NOS MOTS SE TERMINENT-ILS PAR UNE LETTRE À HAMPE ?
Pour faciliter la lecture !
Nous appelons hampes les traits verticaux de certaines lettres qui montent (f, d, h…) ou qui descendent (p, y, q…). Les juristes du XIIIe siècle les adoraient car leur présence facilitait la lecture. Beaucoup d’épistoliers feront le même raisonnement. En effet, nous reconnaissons ces lettres d’un premier coup d’œil. Lors d’une lecture silencieuse, elles facilitent le décryptage des mots dans la froideur d’un bureau éclairé par des chandelles, résultat des économies systématiquement exigées du petit personnel de la fonction publique. C’était ma rubrique misérabiliste, tout à fait critiquable car les lettres à hampe agissent de même en plein air et par un beau soleil.
Tout professeur nous le dira, les seuls mots déchiffrables dans une écriture catastrophique possèdent des lettres qui montent ou descendent. Nous lisons plus facilement le début du mot « différence » que la fin. Sous quel prétexte ajouter ces lettres à hampe ? Quand ils pouvaient, nos juristes prenaient modèle sur le latin, comme pour « doigt » qui venait de digitus. Quand ils ne pouvaient pas, ils inventaient. Leur « un » qu’ils écrivaient VN se confondait dans un texte manuscrit avec le VII romain. Dès lors, ils ajouteront un g (ung) qui durera jusqu’au XVIIIe siècle. Nous aurons du mal à nous défaire de cette lettre.
La seule lettre à hampe qui possède la chance d’être une voyelle est le y. Nos anciens l’ont adoré. Un dénommé Tabourot a expliqué que la présence du y se justifiait en raison « de la trop grande obscurité que pourrait engendrer notre i commun en écriture courante et que nos praticiens français en usent à la fin de chaque diction qui se devrait finir par i ». Il est vrai que nous l’utiliserons longtemps pour repérer la fin d’un mot : amy, roy. Beaucoup de ces y disparaîtront. Nous avons toutefois gardé une trace de cet emploi dans l’adverbe de lieu « y ».
43. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « AUJOURD’HUI » ?
Pour contrarier ceux qui abhorrent les pléonasmes !
Au Moyen Âge, l’écriture des sons v et w se confondait. L’habitude était d’écrire v en tête de mot et « à l’intérieur. Dès lors, vi pouvait signifier je vi ou ui, qui désigne le jour. Pour éviter toute confusion, les juristes ajoutent un h à ce dernier (hui) que le latin hodie justifiait.
Cette confusion disparaîtra : « je vis » prend un s et hui n’est plus utilisé. Néanmoins, il nous en reste une trace dans le mot « aujourd’hui » qui signifie littéralement « au jour du jour ». Vous me direz qu’il s’agit d’un pléonasme aussi intelligent que « monter en haut », « descendre en bas » ou « voire même ». Certes ! Mais il s’agit d’un pléonasme qui a réussi. Pourquoi a-t-il réussi ? Parce que tout le monde l’utilise. Pourquoi tout le monde l’utilise-t-il ? Parce qu’il a réussi…
Vous avez de ces questions, parfois !
44. POURQUOI FINISSONS-NOUS CERTAINS MOTS PAR G ?
Pour faire joli.
Nos juristes avaient tendance à mettre un g à la fin de certains mots par analogie ou pour une raison étymologique.
« Joug » vient du latin jugulum. On écrivait aussi alors soing et besoing, il nous en reste « poing ». Ce dernier g s’explique par le latin pugnus. Je vous avoue ne pas avoir trouvé l’origine latine des deux autres, c’est peut-être pour cela qu’ils l’ont supprimé (pour m’aider !).
Ce g final explique aussi « hareng », « sang » (sanguinis), « bourg ». Pour « hareng », on disait aringus en bas latin, qui avait piqué ce mot à la langue des Francs.
Le latin burgus désignait une fortification. Les troubadours montraient la voie avec leur doi. Mais comme ce mot s’écrit digitus en latin, nos juristes ont ajouté gt en hommage aux Romains et pour faciliter la lisibilité de leurs manuscrits. Le mot latin leur offrait la possibilité de placer deux lettres à hampe ! Comment résister à une telle tentation ?
45. POURQUOI NE PRONONCONS-NOUS PAS LE P DE « BAPTÊME » ?
En orthographe, il n’y a pas de miracle !
Les troubadours prononçaient et écrivaient oscur, amirer, sustance. Cette prononciation perdure jusqu’à la Renaissance. Nos juristes savaient que ces mots venaient du latin obscurus, admirare et substantia. Pour respecter cette origine, ils écrivirent : « obscur », « admirer », « substance » que nous finirons par prononcer comme ils ont décidé de les écrire. Comme quoi, l’administration finit toujours par avoir le dernier mot. Quoique ! Ils ajoutèrent un p au batesme des troubadours à cause de baptisma. Ils écrivirent baptesme qui deviendra « baptême » et nous ne le prononçons toujours pas.
46. POURQUOI METTONS-NOUS UN H À « HUIT » ?
En souvenir d’une vieille écriture.
Ce mot sera le seul reproche que l’historien de la langue Charles Beaulieux adressera aux troubadours. Dans son Histoire de l’orthographe française, il applaudit l’orthographe des troubadours et regrette amèrement celle des juristes qui sévissent entre le XIIIe et le XVe siècle. Les troubadours ignorent les h qui ne sont pas aspirés. Chrétien de Troyes exprime sa virilité en écrivant qu’il est un ome. Plus tard, les juristes écriront « homme » en hommage à hominem. En revanche, nos poètes mettent un h à huit. D’où le reproche du beau Charles. J’ignore son physique, mais je lui accorde le bénéfice du doute. Ce h prouve que nos troubadours ne militent pas pour une écriture phonétique. Leur objectif est double : que leurs lecteurs les comprennent et sachent comment déclamer leurs textes.
Les Romains prononçaient le v comme les Anglais le w de why. Ils ne disaient pas ave mais awé ! Cette lettre sera la cause d’une grande difficulté. En effet, l’écriture de ce son se confond avec celle du son u. Voici un extrait d’une lettre envoyée par Henri IV à Gabrielle d’Estrées dont il était épris. Si vous dictiez cet extrait à un élève de CM2, voilà ce qu’il écrirait : « puisque l’absence me prive de le faire autrement ». Voici maintenant la version du plus populaire de nos monarques : « puys que l’absance me pryue de le fayre autremant ». Apprécions la fantaisie orthographique qui régnait à une époque où il n’y avait pas de règles unanimement admises et où chacun écrivait comme bon lui semblait. C’était vrai pour le commun des mortels, imaginez pour le Vert-Galant, surtout quand il était amoureux ! Observons les u du roi ! Il utilise la même lettre pour puys (« puis ») et pryue (« prive »). Au XVIe siècle, tout le monde mélangeait encore u et v.
À cette époque, « nouvelle » s’écrivait nouuelle. Si nous avions gardé cette habitude, vu désignerait le participe passé de « voir » ou des « UV », quand bien même nos aïeux les auraient évités à une époque où la blancheur était à la mode. Il sera longtemps de tradition de mettre v en tête de mot et u ailleurs, qu’ils soient prononcés v ou u. En effet, les Romains écrivaient u en minuscule et V en majuscule. Et comme les majuscules se trouvent souvent en tête de mot et que nous adorons copier les Romains… Si, un jour, vous lisez une grammaire du XVIe siècle, sachez que notre u s’appelait « u voyelle » et notre v « u consonne ».
Cette originalité complique la lecture. Vit peut se lire comme la forme verbale « il vit » ou comme le chiffre 8. Vile peut se comprendre comme une « uile » solaire ou comme une méchante dame : « vile ». Vitre peut signifier « uitre » ou « vitre ». Ce genre de confusion touche la langue orale. Le but des troubadours est que le lecteur sache comment chanter leurs poèmes. Ne nous étonnons pas s’ils vont inventer un système que les juristes reprendront et amplifieront : ajouter un h quand le mot commence par le son u ! Voilà pourquoi nous écrivons toujours « huile », « huit » et « huître ». Ces h ne sont pas étymologiques. En latin, « huit » se dit octo, « huile », oleum et « huître », ostreum. Et plutôt que de les enlever quand l’écriture s’est mise à distinguer les deux lettres, nous avons même ajouté un h à « hurler » bien qu’il vienne de ululare. On est bons, parfois !
Au fait, cette orthographe prouve que si les troubadours utilisaient très peu le latin pour décider de l’orthographe, ils en possédaient tout de même quelques notions. On sous-estime toujours les saltimbanques !
47. POURQUOI LA COULEUR VERTE A-T-ELLE FAILLI NOUS RENDRE CHÈVRE ?
Pour que nous soyons verts de peur !
Le d final latin tend à se prononcer t. Logique avec lui-même, Grégoire de Tours, évêque et historien du VIe siècle, est le premier à remplacer dans ses manuscrits ces d par des t. Les copistes et scribes postérieurs l’imitent en cela. Les mots latins quando, lardu, tardu, viride, de unde et frigidus se prononçaient et s’écrivaient au Moyen Âge : quant, lart, tart, vert, dont, froit. Plus tard, lorsque les fins de mots tombèrent de notre prononciation, on en a profité pour rétablir certains d d’origine latine : « quand », « lard », « tard » et « froid ». Deux exceptions : « dont », et un mot qui multipliera les allers et retours : « vert ».
Étymologiquement, nous devrions mettre un d (viride) à « vert », mais au féminin, nous prononçons verte. Origine d’un drame cornélien ! En 1549, Robert Estienne écrit verd et verte au féminin. Dans les trois premières éditions de son Dictionnaire, l’Académie accepte verd, vert et verte. Lors de sa quatrième, elle écrit vert et verte. Ses cinquième, sixième et septième éditions acceptent à nouveau verd à côté de vert et verte. Elle tranche définitivement lors de sa huitième (1935) pour « vert » et « verte ». Notre envie de coller au latin viride en contradiction avec la prononciation du féminin explique ces hésitations.
Il est clair que si les partisans d’une écriture phonétique l’avaient emporté, la question ne se serait jamais posée. Tous ceux qui aiment se promener dans les méandres de notre orthographe l’admettent : c’est un miracle que d’avoir résolu tant de casse-tête orthographiques et que tout le monde s’accorde aujourd’hui sur la manière d’écrire « vert » !
48. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « QUANT » ET « QUAND » ?
Parce que l’enfer est pavé de bonnes intentions.
L’utilisation que nos moines faisaient du latin partait souvent d’une bonne intention. Par exemple, en latin, quando signifie « quand » et quantum, qui a donné notre « quant », « combien ». Au XIe siècle, notre « quand » s’écrivait quant. Ce n’est qu’au XIVe siècle que nous aurons l’idée de mettre un d en souvenir des Romains et pour éviter de les confondre.
Beaucoup de personnes hésitent sur l’orthographe de « quand » dans la phrase : « Quand arrive-t-il ? » parce que les juristes ont voulu nous aider à ne pas confondre ! Ça a quelque chose de touchant ! Non ?
49. POURQUOI AVONS-NOUS FAILLI METTRE UN M AU PRONOM « ON » ?
Parce qu’ils savaient que « on » est un c… !
Le m final latin est souvent devenu n. Nos troubadours écrivaient non notre « nom » : cette orthographe n’a pas perduré. Ils employaient aussi déjà le pronom on, dont l’histoire est plus tordue. Il vient du mot latin pour « homme », homo.
Lorsque l’homme était sujet, les Latins disaient homo. Au fil du Moyen Âge, le o final a disparu, le h également, et le om restant est devenu on sous la plume des troubadours. Observons que le pronom « on » est toujours sujet ! Quand un auteur écrit ce genre de phrase, il se dit toujours : « Pourvu que quelqu’un n’aille pas me sortir un cas… »
Mais quand notre homme était complément d’objet direct, Messaline écrivait hominem. Homo hominem videt peut se traduire par « l’homme voit l’homme ». Preuve qu’un exemple idiot peut être clair. Le m final cesse de se prononcer, le i aussi et le n se fait avaler par son voisin. Cela donnera la prononciation ome que les troubadours auront tendance à écrire ainsi. Nos juristes remettront les deux m et le h en souvenir du latin.
Quant au pronom « on », Robert Estienne essaye vainement d’imposer hom car il sait qu’il vient du latin homo. Il échouera ! Na !
50. POURQUOI DÈS NOTRE ENFANCE DEVONS-NOUS DISTINGUER « POISON » ET « POISSON » ?
Parce que n’est pas Zorro qui veut.
Au Moyen Âge comme à notre époque, le s entre deux voyelles se prononçait z. Pourquoi ne pas saisir cette belle occasion de mettre pour de bon un z à la place de ce s esseulé ? À cause des Romains ! Si nous devions transcrire en français la manière dont les Romains prononçaient rosa, nous écririons rossa. Nous le prononçons d’ailleurs ainsi à l’initiale d’un mot : « Chérie, le sel ! » ou après une consonne : « Verse-moi une bière ! » Il paraît qu’un exemple machiste peut provoquer un buzz…
Au fil des siècles, la prononciation romaine du s entre deux voyelles s’est transformée en z. Écrire z aurait simplifié les choses. D’ailleurs, en début de mot, nous arrivons à noter « Zorro mange du sel ». Mais comme les Romains écrivaient rosa qui donnera notre « rose », nous préférerons ce s à un z éventuel, quitte à le doubler quand la prononciation l’exige. Voilà pourquoi des millions d’enfants devront distinguer « poison » et « poisson » !
51. POURQUOI NOS JURISTES DÉTESTENT-ILS LES HOMONYMES ?
Par souci d’efficacité ! Si je vous le dis…
À côté du principe d’analogie, nos juristes appliquent celui de distinction, qui permet de repérer très vite le sens d’un mot. Seule leur haine des homonymes le justifie. Encore un principe qui trouve ses racines dans une haine !
Rédigeant pour être déclamé par des récitants qui ont le temps devant eux, Chrétien de Troyes et nos troubadours peuvent écrire sin. Selon le contexte, le lecteur saura à quel sin se vouer. Si, par hasard, il n’a pas inventé la poudre, il chantera le mot, comptant sur la perspicacité de son auditoire. La Star Ac n’a pas tout inventé.
Mais le fonctionnaire pressé perdra du temps à découvrir de quel sin l’auteur parle. S’il se trompe, il risque gros. Comme il connaît la langue de Rome, il apprécie de voir l’orthographe du mot rapprochée de son équivalent latin. En latin, « sein » se dit sinum, « ceint », cinctu, « cinq », quinque, « sain », sanus et « saint », sanctus. Les mots latins meos et magis permettent de distinguer « mes » et « mais ». Les juristes écrivent « cœur » et « chœur » à cause de cor et chorum. Les deux l à « ville », qui vient de la villa romaine, permettent de ne pas confondre avec « vile », la méchante dame.
Gardez en tête que ces orthographes qui vous torturent ont aidé des générations de juristes à comprendre rapidement un texte ! Il y a toujours une explication.
52. POURQUOI DEVONS-NOUS DISTINGUER « COMPTER » ET « CONTER » ?
Par esprit poétique !
Lorsque le latin ne permet pas de distinguer les homonymes qu’ils détestent, nos juristes se payent le luxe d’inventer deux orthographes pour séparer deux mots de même origine, mais de sens différent.
« Compter » et « conter » viennent du latin classique computare, qui signifiait « calculer ». Au fil des siècles, le u cesse de se prononcer et le p ne se prononce plus devant un t. Le e final de are cesse de se dire et le ar finit par se prononcer é. C’est pourquoi le verbe amare donnera notre « aimer ». Nos troubadours écrivaient conter et lui donnaient le sens de « conter » et de « compter ». Une prémonition ! Nos braves juristes, qui n’imaginaient pas que des saltimbanques puissent gagner de l’argent en contant fleurette, décidèrent de distinguer les deux termes. Ils ajoutèrent un p qui ne se prononçait pas. Voilà pourquoi vous avez dû apprendre à distinguer ces deux mots. Notons que ces messieurs ont rapproché du latin le mot qui leur semblait le plus noble. Des poètes, je vous dis !
Ce qui explique l’étrangeté du mot « comptine », dont le sens se rapproche plus de « conte » ! En faisant des totaux, les juristes ressentaient-ils la nostalgie de l’enfance ? Mystère !
53. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « EXEMPLE » ET « SOIXANTE » ?
Pour amuser les étrangers !
Nos juristes s’inspirent du latin par goût. Eh oui ! Ils aiment ça ! Cette passion aura une grande influence ! À l’époque mérovingienne, le x latin tend à se prononcer s. Les troubadours écrivaient comme ils parlaient. Dans leurs manuscrits, il n’est pas rare de voir Alessandre à côté d’Alexandre. Puis, la connaissance du latin nous incitera à remettre ce x.
Déjà au XIIe siècle, nous avons transformé essemple en « exemple » à cause d’exemplum. Constatons que cette manière d’écrire influence notre prononciation ! Ce genre d’évolution explique que nous ne pouvons pas systématiquement nous fier au latin pour orthographier certains mots, comme « esclaves ».
Nous n’avons pas toujours adapté notre prononciation à notre écriture. Voilà pourquoi « soixante », que les troubadours écrivaient soissante, prend un x. L’analogie avec « six » l’a emporté, ainsi que l’étymologie : les Romains, quand LX ne leur suffisait pas, épelaient sexaginta.
54. POURQUOI METTONS-NOUS PARFOIS AI LÀ OU UN É SUFFIRAIT ?
Parce que le e compliquait tout !
Il est toujours difficile pour un étranger de savoir comment un e se prononce dans un mot français inconnu. Mais avant les accents, c’était encore pire : il fallait toujours se demander comment l’articuler.
La prononciation de ai ne souffre quant à elle d’aucune ambiguïté. Dès lors, lorsque l’étymologie latine l’autorisait, nos scribes médiévaux ne se privaient pas de l’employer. C’est ainsi que nous vîmes « fait » à cause du latin factum. Au XVIe, suivant leur exemple, Robert Estienne écrit « graisse », « maison », « palais », « saison »…
En règle générale, les mots écrits ainsi sont plus anciens, ou d’emploi plus courant, que ceux que l’accent grave est venu sauver de l’ambiguïté à la Renaissance.
55. POURQUOI DISONS-NOUS « UN RAPT » ?
Parce que nous prononçons comme nous écrivons… parfois !
À l’époque des troubadours, « rapt » s’écrit rat. Et c’est ainsi qu’ils le prononçaient. Les juristes préfèrent « rapt » à cause du latin raptus qui leur permet en plus de ne pas confondre avec le « rat » que les Romains appelaient mus et Walt Disney mouse.
Le rat romain devient une souris américaine !
56. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « AUTOMNE » ?
Parce qu’il n’y a plus de saisons !
Les Romains écrivaient columna et autumnus exactement comme ils les prononçaient. Petit à petit, nous avons cessé de prononcer le n. Et les troubadours l’ignoraient. Férus de latin, nos juristes le remettent et écrivent colomne et automne. Nous n’avons pas tout gardé.
Pourquoi avons-nous conservé cette orthographe pour « automne » et non pour « colonne » ? La variété est dans la richesse !
57. POURQUOI METTONS-NOUS UN C À « ACQUÉRIR » ET À LA FEMME « GRECQUE » ?
Hommage à la beauté !
Cicéron disait et écrivait factum, noctem, sanctum, acquirere et revicare. Il prononçait acquirere comme nous dirions ac cuirire. Suppose-t-on, car Universal a perdu les enregistrements de Cicéron. Admirateurs zélés du grand orateur romain, nos juristes ajouteront un c à faict, nuict, sainct, acquerir et reuocquer. Nous les avons tous supprimés sauf pour « acquérir », qui possède un cqu en latin.
Pour l’anecdote, voici le débat qui sévit lors de la rédaction de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française. Trois académiciens dissertent ainsi :
Perrault. Je ne voudrais point de « c » à « aquitter », le « q » tenant lieu de tout, comme à « coq ».
Doujat. Je crois qu’il faut écrire « acquitter ».
Régnier-Desmarais. C’est mon sentiment aussi, car ce mot se prononce avec plus de force que s’il n’y avait point de « c » comme à « aqueux ». [Pour info, un fruit est aqueux quand il comporte de l’eau.]
Finalement, « acquitter » triomphe.
Cette tendance à rajouter un c en hommage aux Romains durera longtemps. Encore au XVIIe siècle, on écrivait magnificque parce que les Romains admiraient ce qui est magnificus. Faict également durera longtemps. D’ailleurs, les Anglais ont conservé le c dans fact ! Quant à nous, nous avons gardé une trace de cette habitude dans le féminin de « Grec », « Grecque », alors que la Turque n’a pas de c.
58. POURQUOI N’ÉCRIVONS-NOUS PAS KI OU KE ?
Ça nous ferait mal aux yeux !
Nous aurions pu. Conon de Béthune est un trouvère artésien qui naît au milieu du XIIe siècle et meurt avant 1224. Chevalier, il partira en croisade et participera à la prise de Constantinople en 1204. Il fréquente la cour de Philippe Auguste et se paye de poésie. Alix, la reine mère, qui se pique elle aussi de poésie, lui reproche de s’exprimer dans des vers qui possèdent « un goût de terroir ». Le preux chevalier riposte dans un texte qui est probablement la première trace d’une opposition entre Paris et la province.
Dans ce texte, Conon accuse Alix et son fils d’avoir manqué de courtoisie en le reprenant. Concentrez-vous, je vous donne la traduction. Il reconnaît que son parler n’est pas celui de France, mais se comprend en français. Ils ne sont ni bien élevés ni courtois, ceux qui l’ont repris pour avoir employé un mot d’artois. En effet, il n’a pas été élevé à la cour. Voici le texte original :
La Roine ne fist pas ke cortoise
Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois
Encoir ne soit ma parole franchoise
Si la puet on bien entendre en franchois !
Ne chil ne sont bien apris ne cortois
S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois
Car je ne fui pas norris a Pontoise
Cette écriture comporte des passages simples. D’ailleurs, elle est facile à comprendre et nous aide à entendre la manière de parler des trouvères de l’époque. Conon met un t à soit. Cela indique que la consonne finale se prononçait : le t final se disait comme le th des Anglais. Aimet, chantet et vertut devaient tous se prononcer de la sorte. Cette articulation finira par disparaître. L’orthographe encoir nous fait savoir que le e final que nous écrivons à nouveau était déjà devenu muet. Apprécions la simplicité scripturale du ke et du ki qui ferait rêver bien des adolescents ! Le seul doublement de consonne de ce poème réside dans le verbe norris, mais les poètes de l’époque prononçaient les consonnes doublées différemment des simples : les rr roulaient allègrement !
Les Romains prononçaient leur qui comme nos oiseaux leur cuicui. Peu à peu, la prononciation évolua vers la nôtre et Conon écrit ki comme il le dit. Les juristes du parlement de Paris, en bons latinistes, allaient revenir à l’orthographe latine de qui : dès lors, qu aura plus de succès que k pour marquer ce son en français.
59. POURQUOI NOS CHIFFRES S’ÉCRIVENT-ILS AINSI ?
Pour montrer aux matheux qu’ils n’ont pas le monopole de la complexité !
Le latin explique l’orthographe des chiffres que le monde entier nous envie.
Un. Les scribes médiévaux mettent un g à un (ung) qui ne possède aucune justification étymologique mais permet de ne pas le confondre avec le chiffre romain VII. Comme cette écriture ne possède aucune justification étymologique, elle sera simplifiée. Ce sera le seul chiffre à perdre une lettre muette ainsi ajoutée !
Deux. Nos ancêtres abrègent le us en x. Ils écrivent donc dex, puis nous remettrons le u.
Trois. Comme Cicéron dit tres, nous continuons d’écrire un s muet.
Quatre. Le qu se justifie car Jules César préférait les quattuor que les Romains écrivaient avec deux t. Jules devait dire couattuor !
Cinq. Nous mettons un q car Agrippine adorait faire des parties à quinque.
Six. Nous mettons un x car Messaline dit sex (ne cherchez pas la position !). De plus, le x permet de ne pas confondre avec sis du verbe seoir (ancêtre de « asseoir »). Comme nous utilisons peu souvent le verbe « seoir », cette seconde explication n’est pas la première qui vient à l’esprit.
Sept. Les Romains disaient septem, mais eux prononçaient le p.
Huit. Le h fut mis là pour rappeler qu’on ne prononçait pas ce chiffre vit, à une époque où u et v ne se distinguaient pas.
Neuf. Il s’explique par le latin novem. Comme le o est court, il évolue vers le eu, et le em, qui cesse d’être prononcé, disparaît. Le v final se prononce puis s’écrit f.
Dix. Les Romains disent decem. Nous mettrons un x à « dix » pour qu’il ressemble à « six » et ne pas confondre avec « je dis ».
Vingt. Comme les Romains comptaient jusqu’à viginti, nous ajouterons un gt qui nous permet de ne pas confondre avec la boisson, surtout si nous en avons abusé.
Il en va de même des dizaines. Le latin triginta donne notre « trente », quadraginta « quarante », quinquageni « cinquante », sexaginta « soixante » (que les troubadours écrivaient soissante).
60. POURQUOI DISONS-NOUS « LA BANDE A BONNOT » ?
Pour simplifier la vie des cinéastes !
En ancien français, selon notre humeur, nous disions indifféremment : le fils de Raymond (habitude qui a survécu jusqu’à notre époque), le fils Raymond (expression que nous retrouvons dans « hôtel-Dieu », « bain-marie », « Joinville-le-Pont » ou « Bourg-la-Reine ») et le fils à Raymond (expression que des artistes reprendront pour chanter La Bande à Bonnot).
Au début du XVIIe siècle, on considère ce dernier emploi comme vulgaire et le grammairien Antoine Oudin, interprète à la cour de Louis XIII, le condamne. Actuellement, l’Académie le proscrit entre deux substantifs, mais l’accepte dans des expressions figées comme « bête à bon Dieu » ou « fils à papa ». Elle ne parle pas de « la bande à Bonnot ». Il est vrai que les anarchistes ont tendance à refuser d’entrer à l’Académie et sans doute considère-t-elle cela comme du dédain !
4
Au XVIe siècle, imprimeurs, auteurs et grammairiens entrent en scène
Au XVIe siècle, la compétition entre le latin et le français se poursuit. Ils se partagent les rôles au sein de la société : le français est la langue de la chancellerie, du Parlement et de la cour, le latin celle de l’université et de l’Église. Même s’il reste la langue du savoir, le latin recule. Les progrès de certaines sciences, telle la chirurgie pratiquée par des hommes qui n’ont pas suivi le cursus scolaire classique de l’époque et ignorent le latin, exigent un développement du vocabulaire français. Le chirurgien Ambroise Paré rédige ses traités en français. Certains qui s’adressent à un public peu initié à la langue de Cicéron préfèrent eux aussi écrire en français, tels le botaniste Pierre Belon et plusieurs géographes.
La langue de César commence à être critiquée. François Rabelais se moque de ces « rappetasseurs de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots latins tous moisis et incertains » dans le prologue de son Cinquième Livre, œuvre posthume publiée en 1562. Il crée l’expression « escumer le latin » qui consiste à le baragouiner pour paraître intelligent. Dans son œuvre, la langue de Plaute est le monopole de personnages ridicules. Par exemple, en 1532, il narre la rencontre de Pantagruel avec un écolier qui s’avoue parisien en disant qu’il provient « de l’alme, inclyte et celebre academie que l’on vocite Lutece ». Le talent ironique de cette phrase mérite que nous fassions l’effort de la comprendre. Almus en latin veut dire « sacré », inclitus, « illustre », vocite, « appelle » (vocare en latin) et Lutèce est le nom de Paris à l’époque romaine. Dans le même ordre d’idées, Joachim Du Bellay (1522–1560) publie en 1549 Deffence et Illustration de la Langue Francoyse où il l’affirme aussi riche que les langues grecque et latine. Dix ans plus tôt, le 25 août 1539, François Ier publiait l’ordonnance de Villers-Cotterêts :
Nous voulons que dorénavant tous arrêts, ensemble toutes autres procédures […] soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel français et non autrement.
Le français est devenu une langue officielle. Il va falloir l’écrire !
61. POURQUOI LES IMPRIMEURS ONT-ILS JOUÉ UN GRAND RÔLE ?
Question de tirage !
En 1455, Gutenberg invente l’imprimerie. Dès 1470, la Sorbonne imprime son premier ouvrage, naturellement en latin. En 1543, François Ier crée l’Imprimerie royale qui publie en latin, en grec et en français. À l’époque, l’Église se limite au latin. L’initiative royale sera couronnée de succès. Seuls 20 % des textes imprimés avant 1550 sont en français ; cette proportion passe à 50 % en 1575. Les imprimeurs se rendent compte qu’ils ont davantage de lecteurs quand ils éditent en français. Époque bénie où les intérêts commerciaux favorisent notre langue. O tempora ! O mores !
Beaucoup de ces imprimeurs ont fui le pays, ses guerres civiles et sa censure. On les accuse de représenter le parti de l’étranger. Certains vivent en Hollande, d’autres à Anvers, comme le Tourangeau Plantin, partisan d’une orthographe simplifiée qui aiderait ses clients à lire ce qui est tout de même pour eux une langue étrangère. En tant que Belge francophone, je ne ferai aucun commentaire. Plantin prône l’accent aigu et l’accent circonflexe qui permet de supprimer le s (« apôtre » au lieu d’apostre). L’histoire lui donnera raison. En attendant, il doit renoncer à ses idées subversives devant le risque de perdre de la clientèle.
Par sa diffusion, l’imprimerie donne de l’importance à la moindre décision touchant à l’orthographe. Jusque-là, les clercs, juristes, copistes et autres poètes écrivaient sans trop craindre des critiques qui ne pouvaient émaner que de rares lecteurs. Par définition, ils n’étaient lus que par une personne à la fois. L’imprimerie multiplie les lecteurs d’une même édition qui peuvent comparer et critiquer. L’innovation d’un simple copiste se limitait à sa copie. Lorsqu’un imprimeur a une idée, elle se trouve immédiatement entre les mains de nombreuses personnes. De plus, si l’auteur du Roman de Renart n’a jamais relu les copies qu’on faisait de son œuvre, il en ira différemment pour ceux qui impriment Montaigne ou Ronsard. Les écrivains qui envoient leurs manuscrits suggèrent une orthographe. L’imprimeur qui se sent responsable donne son avis. Tout cela provoque pour notre matière un intérêt inconnu jusque-là. De plus, ce débat est public et prend les lecteurs à témoin dans un pays qui aura toujours une prédilection pour les bagarres.
Les imprimeurs, qui ne pèchent pas toujours par leur délicatesse, agissent souvent sans même demander l’avis de l’auteur. Placés devant le fait accompli, certains auront un choc en se relisant. Sans parler des écrivains morts ! En témoigne cette réflexion de Clément Marot à qui nous devons le participe passé. Selon lui, aucun livre n’est plus incorrect ni corrompu que les Ballades de François Villon : depuis sa mort, en 1462, les éditions se sont multipliées, toujours plus inexactes.
Un certain Bouchet, dans son livre Epistres morales & familieres du Trauerseur, ira même jusqu’à les menacer en vers :
Mais parautant [pour autant] qu’entre vous imprimeurs
Estes souuent [souvent] des facteurs [acteurs] reprimeurs
Et qu’adioustez [ajoutez] a vostre fantasie
Chose mauluaise [mauvaise] au propos mal choisie
En corrompant la rime bien souuent
La prose aussi
Et qui pis est corrompant la sentence [la phrase]
De l’escripuant [écrivant], c’est iniure [injure] et offense.
Gardez vous en, Messieurs les Imprimeurs…
À bon entendeur…
62. POURQUOI SONT-CE LES IMPRIMEURS QUI PROMEUVENT LES ACCENTS ?
Parce qu’ils ne craignent pas les pâtés !
Les imprimeurs défendent les accents, les points sur les i, voire la cédille ! Ils ne rencontrent pas les problèmes liés à l’écriture de manuscrits. Quiconque a chanté Au clair de la lune sait que nos anciens écrivaient avec une plume trempée dans un pot d’encre. Essayez. Prenez une plume d’oiseau, trempez-la dans le pot et écrivez. Vous constaterez que l’encre, ça coule et ça tache ! Ce faisant, elle provoque chez l’auteur une angoisse terrible : celle du pâté ! Un horrible pâté au milieu d’une lettre oblige à la réécrire intégralement. Or le temps, c’est de l’argent, et le papier coûte cher. Le risque de pâté augmente quand nous soulevons la plume.
Voilà pourquoi, comme on l’a vu, nos anciens ne séparaient pas les mots dans leurs manuscrits. Ils attendaient que l’encre ait disparu de la plume pour aérer leur écrit d’un petit espace. Ils évitaient les points sur les i, se méfiaient des accents et abhorraient la cédille. En effet, l’écriture de ces signes implique de soulever la plume. Du coup, la nécessité de rendre leur écriture lisible les obligeait à multiplier les lettres à hampe (h, t, y…), notamment à la fin des mots ou pour indiquer le son é. Voilà pourquoi ils écrivaient amy, roy, amitiez…
L’invention de la presse supprime cette crainte. Dans le texte imprimé, on peut séparer les mots, améliorant ainsi la lisibilité. Je vous invite à regarder dans un musée une vieille presse à imprimer. Vous verrez qu’il y a une case par lettre avec les poinçons correspondants. Ces poinçons ne sont pas gratuits, bien au contraire. Le mot forest, que nous rencontrons dans les lettres manuscrites et qui pouvait s’écrire sans lever la plume, nécessite l’utilisation de six poinçons. Est-ce pour cette raison que les imprimeurs préfèrent écrire forêt, qui ne compte que cinq lettres ?
63. POURQUOI L’ORTHOGRAPHE DES IMPRIMEURS A-T-ELLE MIS TANT DE TEMPS À TRIOMPHER ?
Parce qu’il n’y avait pas d’ordinateurs !
De nos jours, l’immense majorité des textes sont dactylographiés. Les textes manuscrits sont en voie de disparition, à tel point que des pays comme la Finlande envisagent d’arrêter l’enseignement de l’écriture manuscrite. Au XXe siècle, la correspondance des entreprises était rédigée sur des machines à écrire. Aux XVIe et XVIIe siècles en revanche, le texte imprimé était l’exception. En dehors des textes officiels et de la littérature jugée digne de publication, le manuscrit régnait sans partage. En outre, ne perdons jamais de vue que, à l’époque, l’orthographe n’est pas une règle, mais une opinion ! Lorsqu’un imprimeur propose une orthographe, il émet un avis, rien de plus.
Si l’idée de rationaliser et d’uniformiser l’orthographe s’installe dans la société, elle ne triomphera définitivement qu’au XIXe siècle. En attendant, ce n’est pas gagné ! Claude Mermet, qui cumule les activités de notaire, maître d’école et poète, publie en 1583 une Pratique de l’orthographe française. Pour lui, l’enseignement de l’orthographe consiste surtout à apprendre à lire et, par exemple, à expliquer que le ph se prononce f et que le y possède le grand avantage de ne pouvoir être confondu avec ce qu’il appelle le « i consonne », notre j. Dans ce manuel, il critique ceux qui veulent uniformiser l’orthographe. Je le retranscris mot à mot :
Je puis ici dire mon opinion de la répréhension de ceux qui, rencontrantun même mot orthographié en manière diverse, condamnent témérairement l’une en approuvant l’autre, ou ambitieusement les condamnent toutes deux […]. L’un veut écrire « cognoistre », l’autre « congnoistre », et l’autre « connoistre » ; l’un « besogne », l’autre « besoigne », et l’autre « besongne » ; l’un « faire », l’autre « fere » ; l’un « faict », l’autre « fait » ; l’un « soubzsigné », l’autre « soubsigné », et l’autre « soussigné ». Il me semble donc que de tels repreneurs […] estiment qu’il n’y ait qu’une orthographe pour chaque diction, comme s’il n’y avait qu’un seul chemin pour aller en un seul lieu, comme si l’on ne pouvait cuisiner des œufs que d’une manière et porter des chausses que d’une façon.
Méditons cette dernière phrase qui comblerait d’aise des millions d’élèves.
De ce texte, il ressort que l’orthographe varie énormément suivant les auteurs et les imprimeurs. Une telle variation serait impensable de nos jours.
Cette variation est encore plus vraie dans l’écriture manuscrite, comme en témoigne cette lettre de François Ier.
Madame, vous congnoytrez [connaîtrez] par effect que ie [je, le i et le j s’écrivent de la même manière] desyre sur tout [surtout] conseruer et garder lamytye [l’amitié] dentre [d’entre] ledyt Empereur mon bon frere et moy et de demeurer en laduenyr [l’avenir] tousyours [toujours] vostre bon frere et cousyn Francoys. À lymperatrisse [l’impératrice] ma bonne seur [sœur] et cousyne.
Il s’agit d’une lettre diplomatique. Nous pouvons imaginer que François l’a soignée. Les u ne se distinguent pas des v, ni les i des j. Notons l’abondance de y dont la fonction est d’aider à distinguer les mots et qui possèdent l’avantage, contrairement aux i, de ne jamais se prononcer j. Même si François l’utilise pour indiquer le j de « toujours ». Ces y sont d’ailleurs plus fréquents dans les manuscrits que dans les textes imprimés. Si nous avions continué à employer ainsi le y, le i n’aurait plus existé que pour marquer la lettre j.
L’orthographe inventive mais variable des imprimeurs ne sera pas systématiquement reprise par l’Académie, qui se montre même sévère envers eux dans la préface de la première édition de son Dictionnaire :
Elle a cru ne devoir pas autoriser le retranchement que des Particuliers, et principalement les Imprimeurs ont fait de quelques lettres, à la place desquelles ils ont introduit certaines figures qu’ils ont inventées, parce que ce retranchement ôte tous les vestiges de l’Analogie et des rapports qui sont entre les mots qui viennent du Latin ou de quelque autre Langue.
Cette décision académicienne n’empêche pas les imprimeurs d’écrire comme ils le désirent, et ce jusqu’à la Révolution. Celle-ci fit du français la langue de la nation, elle aussi une et indivisible : l’une des rares décisions à faire l’unanimité en sa faveur au XIXe siècle.
64. POURQUOI NE PRONONÇONS-NOUS PAS LE L DE « SOURCIL » ?
Histoire de ne pas sourciller !
Avant le XVIe siècle, le t de « mort » se prononçait, mais, à partir de la Renaissance, il est de bon ton d’ignorer les fins de mots. Et le t cesse d’être prononcé dans la conjugaison du pluriel et à la fin de mots comme « mort » ou « petit ».
Il en ira de même pour le l lorsqu’il est la dernière lettre. « Mortel » se disait morté. Plus tard, ce l sera de nouveau prononcé. Sauf pour « sourcil », « fusil » et « gentil », dont le l final ne le sera jamais plus.
Naturellement, nous garderons ce l en souvenir de cette évolution ! Un vestige !
65. POURQUOI HÉSITONS-NOUS SUR L’ORTHOGRAPHE DE « GAIEMENT » ?
Parce que les gaietés de l’orthographe dépassent celles de l’escadron !
Les adverbes ont tendance à se former à partir du féminin de l’adjectif. « Vraie » a donné vrayement ; « éperdue », éperduement ; « due », duement ; « nue », nuement ; « jolie », joliement ; « gaie », gaiement. Au XVIe siècle, le e cesse de se prononcer quand il suit une voyelle. Dès lors, la tendance sera d’enlever ce e. Estienne écrit « joliment » en 1549.
Cette tendance perdurera pendant deux siècles. Le e sera parfois remplacé par un accent circonflexe : « dûment » et « nûment ». Mais pas toujours, comme dans « vraiment » (1740) et « éperdument » (1740). En souvenir, nous le laisserons à « gaiement ». Encore un vestige !
Méditez ces trois manières différentes de prendre soin du e dans gaiement, duement et vraiement. Nous gardons le premier, remplaçons le deuxième par un accent circonflexe et supprimons purement et simplement le troisième. Elle n’est pas géniale, notre langue ?
66. POURQUOI DISONS-NOUS « JE PEUX » ET « NOUS POUVONS » ?
Parce qu’on n’en peut mais…
L’évolution de la prononciation latine a donné souvent une forme différente entre la première et la deuxième personne du pluriel d’un côté et les autres personnes de l’autre. Quand César dit : probat (« il prouve »), il insiste sur le o. Quand son côté monarchique ressort, il dit : probamus (« nous prouvons ») et insiste sur le a. L’évolution de ces prononciations donnera aux XIIIe et XIVe siècles : il preuve et nous prouvons, je coeuvre et nous couvrons, je parole et nous parlons, il poise et nous pesons et je claime et nous clamons.
Au XVIe siècle, ces formes seront unifiées en appliquant le principe d’analogie. Dans les exemples cités, la forme nous l’emporte. Il n’en va pas toujours ainsi comme le prouve le verbe « aimer » qui, en ancien français, se conjuguait : j’aim, tu aimes, il aimet, nous amons, vous amez, ils aiment. Constatons que les nous et vous ont dû céder ! De là à penser que l’amour est individualiste !
Hélas pour ceux qui étudient le français comme langue étrangère, tous les verbes n’ont pas eu la chance de voir le principe d’analogie les simplifier, comme le prouvent les formes : « je meurs » et « nous mourons ». Autre exemple, nos marchands romains trouvaient les verbes posse (« pouvoir ») et velle (« vouloir ») trop difficiles à conjuguer. Dès lors, ils les transformèrent en potere et volere qu’ils conjuguèrent comme le verbe « avoir » (habere) qu’ils employaient plus souvent. Quand ils disaient poteo (« je peux ») et voleo (« je veux »), ils insistaient sur le premier o. Quand ils disaient potemus (« nous pouvons ») et volemus (« nous voulons »), ils insistaient sur le e. L’évolution de la prononciation de ces mots donnera : « je peux », « je veux » et « nous pouvons », « nous voulons ». Il en ira de même pour « il boit », « nous buvons ».
Pourquoi le principe d’analogie a-t-il joué pour certains verbes et pas pour d’autres ? D’aucuns en appellent au hasard, d’autres au fait que ce sont les verbes les plus utilisés qui ont évolué. Disons que le hasard a fait que nous employons ceux-ci plus souvent !
D’autres cohabitations engendreront un différend entre la France et la Belgique. Au XVIe siècle, on conjuguait ainsi en France : je déjeune, tu déjeunes, il déjeune, nous dînons, vous dînez, ils déjeunent. De nos jours, c’est plus simple : quelle que soit la personne, le verbe reste le même. En revanche, le choix du verbe diffère entre nos deux pays : quand le Parisien déjeune, le Bruxellois dîne !
67. POURQUOI DISONS-NOUS « JE M’ASSIEDS » ET « JE M’ASSOIS ?
Parce que la cour et le peuple ont eu du mal à s’accorder !
Au XVIe siècle a été appliqué le principe d’analogie pour unifier les formes des première et deuxième personnes du pluriel avec les autres. Le « j’aime » transforme le nous amons en « nous aimons ». Le « nous clamons » transforme je claime en « je clame ». Mais, dans certains cas, on s’est montré incapable de se décider. Par exemple, on est longtemps resté partagé entre je treuve et « je trouve ». Voilà pourquoi les formes « je m’assieds » et « je m’assois », « je paie » et « je paye » sont encore toutes acceptées.
Nous avons longtemps hésité entre « je vais » et je vas. Cette hésitation est passée à la postérité grâce au grammairien Vaugelas, censé avoir dit sur son lit de mort : « Je m’en vais ou je m’en vas. Car l’un et l’autre se dient ou se disent. » Dans ses Remarques, le linguiste majeur du XVIIe siècle avoue une grande souffrance. Selon lui, la forme « je m’en vais » est correcte. Hélas, toute la cour dit je m’en vas et traite ceux qui prononcent vais de provinciaux ou d’hommes du peuple. À l’époque de la monarchie absolue, c’était mal vu de critiquer la cour ! Et ce malheureux courtisan de Vaugelas se devait de soutenir le langage de la cour, mais là, le peuple était loin d’avoir tort…
68. POURQUOI AVONS-NOUS DU MAL À BIEN PRONONCER LE MOT « FIENTE » ?
Parce que les Parisiens prennent parfois de mauvaises habitudes.
Les Parisiens avaient tendance au XVIe siècle à prononcer er au lieu de ar. Une Parisienne à la mode disait : « J’attends mon mery » ! Ils avaient aussi des difficultés à dire les ien, qu’ils prononçaient comme les ânes (hi han). Ils disaient bian au lieu de « bien ». Cette habitude sera rectifiée, mais il nous restera le mot « fiente ». Un vestige scatologique !
69. POURQUOI AVONS-NOUS DU MAL À ÉCRIRE « FAVORI » AU MASCULIN ?
Parce que Francois Ier était hétéro à 100 %.
Cette apparente anomalie (je parle du masculin de « favorite ») témoigne de notre fascination pour l’Italie. Au XVIe siècle, la patrie du calcio fascine par sa richesse, sa technologie (nous leur piquerons la fourchette) et sa suprématie culturelle. François Ier invite Léonard de Vinci en France et nous offre La Joconde.
Cette mode italienne nous apportera quelques mots tels « balcon », « caleçon », « masque »… Naturellement, elle aura ses détracteurs. Nous croirions entendre un Québécois s’offusquer de l’emploi de l’anglais week-end quand nous voyons dès 1616 Béroalde de Verville conseiller aux Français dans son livre Le Moyen de parvenir de ne pas dire « la soupe se mange » mais « on mange la soupe ». Visiblement, à l’époque non plus, on ne la buvait pas. Notre langue possède de ces mystères ! En 1578, voici comment Henri Estienne se moque des courtisans de la cour d’Henri IV. Je me suis permis de garder son orthographe.
Vous vous accoustumerez tant à ce jergon de cour que, quand vous la voudrez quitter, vous ne pourrez pas quitter pareillement son jergon : vous serez en danger d’estre en risee à plusieurs cosmopolitains, qui ne viuent ni parlent courtisanesquement : et toutefois sçauent [savent] comment il faut viure [vivre] et comment il faut parler.
Malgré ces quelques pisse-vinaigre, l’influence italienne se retrouve dans l’écriture. Les caractères gothiques de l’époque précédente disparaissent au profit des caractères romains, ainsi appelés car ils ont été créés au monastère de Subiaco, près de Rome. Nous importerons également les italiques, dont le nom indique bien la provenance. La péninsule nous offrira une accentuation ignorée de l’écriture gothique, due à l’imprimeur vénitien Manuce et que le poète Marot rapportera avec le participe passé.
L’Italie est à la mode auprès des jeunes étudiants. Une sorte d’Erasmus réservé à la botte. Tous ces voyageurs enthousiastes constatent que les Italiens depuis Dante sont fiers de leur langue. Belle occasion de les imiter ! Beaucoup des personnages qui influenceront notre langue ont été formés en Italie. Geoffroy Tory, futur humaniste, professeur, imprimeur, fait ses études au collège de la Sapience à Rome et à l’université de Bologne, vers 1480. Il y retourne de 1516 à 1518. Voilà ce qui s’appelle de grandes vacances ! Impressionné, il glorifie les monuments romains, dont ce Colisée qu’il prétend avoir vu mille fois. Influencé par l’amour que les Italiens portent à leur langue, il vante à son tour la sienne qu’il veut régler et rendre l’égale des langues antiques :
O deuotz [dévots] amateurs de bonnes lettres ! Pleust a Dieu que quelque noble cueur semplyast [s’emploie] a ordonner par reigle nostre langage francois !
Méditons ! Parmi les beautés italiennes, il réussit à ramener comme souvenir l’idée de donner des règles à notre langue.
Et « favori » là-dedans ? me demanderez-vous !
« Favori » est le participe passé du verbe français favorir qui sera remplacé par « favoriser ». Le féminin devrait faire favorie. Mais les Italiens disaient favorito et favorita. Cette dernière désignait souvent la préférée du roi. François Ier aimait flatter sa belle à l’italienne en la qualifiant de favorita, que nous franciserons très vite en « favorite ».
Pourquoi avons-nous gardé l’ancien participe passé « favori » ? Parce que François Ier n’avait pas de favorito et qu’il n’aurait peut-être pas apprécié qu’on y fasse allusion. Notons que notre graphie aurait probablement été plus logique si ce mot avait été introduit par Henri III ! À quoi peut tenir parfois l’orthographe !
70. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS PARFOIS DES TH ET PH ?
Vous êtes-vous déjà interrogé sur la prononciation de mailing ?
D’Italie, nous avons importé la Renaissance. L’époque était fascinée par les classiques grecs et a vu se développer une habitude qui existait déjà et ne fera que croître par la suite : utiliser les racines helléniques pour créer de nouveaux mots. Précédemment, c’étaient surtout les mots grecs que les Romains avaient eux-mêmes empruntés qui étaient repris. À la Renaissance, la reprise se fait directement dans la langue grecque sans passer par la langue latine.
Les Athéniens possédaient deux t : τ (comme le nôtre) et θ. Lorsque nous reprenons un mot grec qui comprend un θ, nous ajoutons un h. Le th de « anthropologie » s’explique par anthropos qui désigne l’être humain, « orthographe » par orthos qui veut dire « droit » et graphein « écrire ». « Bibliothèque » : thékè est une « armoire » et biblion un « livre ». « Thérapie » vient de thérapein qui signifie « soigner ». Quant au thermos, il désigne la chaleur… Lorsque nous disons : « Germaine, passe-moi le thermos », c’est du grec !
Dieu sait pourquoi (et il ne nous le dira pas) nous symbolisons le f grec par un ph. C’est ainsi que nous mettrons ph à « amphithéâtre » car amphi signifie « des deux côtés » ; à « philosophe » car philos désigne l’« ami » et sophos la « sagesse ». Phobos, qui désigne la « crainte », explique le ph de « phobie » ; photos, qui signifie la « lumière », celui de « photogénique » ; et trophè, qui désigne la « nourriture », celui de « hypertrophie », etc.
L’Académie a tenté à plusieurs reprises d’imposer une orthographe hellénophile à des mots qui avaient oublié leur origine : ainsi, en 1835, elle insiste pour écrire asyle, avec un succès modéré : les directeurs d’asiles psychiatriques ne devaient pas avoir affaire à beaucoup d’académiciens !
71. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « JE PHOTOGRAPHIE CE FANTÔME » ?
Pour avoir un sujet de conversation à l’Opéra !
En grec, photos désigne la « lumière » et graphein veut dire « écrire ». Lorsque nous faisons une photographie, nous écrivons la lumière.
En 1762, dans la quatrième édition de son Dictionnaire, l’Académie enlèvera le ph de phantôme bien qu’il vienne du grec phantasma. Mais les Américains le reprendront quand ils tourneront le film The Phantom of the Opera. Peut-on y voir de la jalousie face à une langue un peu plus difficile que la leur ?
72. POURQUOI « BLÉ » ET « PIED » ?
Parce que nous ne savons pas d’où vient le blé ! Sémantiquement parlant !
Avant l’imprimerie, nos juristes représentaient le son é sans mettre d’accent mais en ajoutant une consonne à hampe : t, h, p, y, z… Il s’agissait souvent du z, mais pas toujours. L’étymologie latine leur inspirait souvent une autre lettre. Le d de « pied » s’explique ainsi par le latin pedem.
Mais il leur arrivait aussi d’en appeler à leur imagination. Ce sera le cas pour « blé » qui s’écrira bled alors qu’ils ignoraient son étymologie. Nous-mêmes n’en sommes pas très sûrs.
Lorsque l’imprimerie permettra l’utilisation de l’accent aigu, beaucoup voudront remplacer ed par é. La lutte durera des siècles. Pour « blé », ce n’est qu’en 1762 que le d disparaîtra définitivement. Les partisans de la graphie pié échoueront. La résistance était plus forte quand le latin justifiait la lettre ajoutée. D’où l’importance de bien choisir ses alliés !
73. POURQUOI ROBERT ESTIENNE EST-IL SI MÉCONNU ?
Parce que la destinée est injuste !
Né en 1503 et mort en 1559, nous pouvons considérer Robert Estienne comme le père de notre orthographe. Personnalité originale ! Chez lui, tout le monde parle latin : femme, enfants et domestiques, comme en témoignera son fils qui, plus tard, se moquera des courtisans d’Henri IV. Pour ce latiniste amoureux de la langue grecque, le français ne pourra jamais acquérir la qualité des langues classiques s’il ne se dote pas de règles et d’une grammaire.
En 1540, il publie un dictionnaire françois-latin censé être un modèle d’orthographe. Il y fixe le français en traduisant le latin. Comme pour nos juristes du XIIIe siècle qui passaient continuellement d’une langue à l’autre, l’habitude lui fait écrire notre langue d’une manière qui colle le plus possible à l’orthographe latine.
En 1558, il publie son Traité de la grammaire française, œuvre d’une importance capitale qui inspirera l’Académie française et marquera notre orthographe. Dans sa préface, il fait explicitement référence aux juristes, qu’il décrit comme « des plus savants en notre langue, qui avaient tout le temps de leur vie hanté les Cours de France, tant du Roi que de son Parlement à Paris, aussi sa Chancellerie et Chambre des comptes : lieux où le langage s’écrit et se prononce en plus grande pureté qu’en tout autres ».
À lire cette préface, nous pourrions penser qu’il s’est contenté dans son traité de reprendre les décisions des juristes. Allons-y ! Traitons-le de fainéant ! Ce n’est pas le genre de Robert Estienne. Il a bien dû prendre des initiatives. Comme le démontre Charles Beaulieux, l’orthographe des juristes n’est pas homogène et varie souvent d’un écrit à l’autre, voire à l’intérieur d’un même manuscrit. Même si une uniformité a fini par s’établir, Robert Estienne a certainement dû faire des choix.
Sa fidélité aux anciens va au-delà de l’étymologie, comme en témoigne sa défense du ung.
Nos anciens ont écrit « ung » avec un « g » à la fin, de peur que « un » ne semble être le nombre VII. Toutefois, cela ne plaît pas à plusieurs. Nous savons que « g » en ce lieu ne sert de rien, sinon pour cette cause […] s’il ne leur plaît je ne veux être contentieux, qu’ils écrivent « un » et moi « ung ». Ils ont qui les suivent et je m’arrête aux anciens savants qui en savaient plus que nous.
Sa philosophie transparaît dans ces lignes : fidélité aux anciens même si leurs décisions ne se justifient plus. Au passage, apprécions sa tolérance ! Il refuse tout contentieux. Si quelqu’un veut écrire un, qu’il le fasse. Ce n’est pas Bled qui dirait ça !
Au XVIIe siècle, le dictionnaire de Robert Estienne est continuellement réédité et augmenté. Son influence est si considérable qu’il va largement influencer le premier Dictionnaire de l’Académie.
Il est difficile d’imaginer le nombre de zéros en dictée que le Robert Estienne provoqua. Étonnons-nous qu’on l’ait oublié !
74. POURQUOI AVONS-NOUS BESOIN D’UNE CÉDILLE ?
Viva España !
En ancien français, le c devant e et i se prononce ts, puis, peu à peu, s. Certes, nous aurions pu mettre un s, mais nous tenions tellement à garder la trace latine… Centum devient « cent », cilium « cil » et mercedem, qui signifie « récompense », devient « merci ». Recipere explique « recevoir » et son participe passé « reçu ». Or, devant u, c se prononce k. Robert Estienne met un e comme nous le ferons pour distinguer « gorges » et « Georges ». Il écrit receu et prononce ce mot comme nous le faisons.
La cédille vient d’Espagne et devra sa réussite aux échecs italiens de François Ier. Le bonheur des uns… Prisonnier à Madrid, le vainqueur de Marignan, dont la suite fut moins glorieuse, se fait lire un roman titré Amadis. Il donne l’ordre à d’Herberay des Essarts de le traduire de l’espagnol en français. Ce dernier obéit et l’imprime en 1540. Dans sa traduction, d’Herberay des Essarts emploie la cédille dont il a apprécié l’utilité en Espagne. Le succès du livre habitue le public à l’écriture romane et à ce petit signe si sympathique que Geoffroy Tory, dans son œuvre Champ fleury, avait été le premier à utiliser en français.
75. POURQUOI LES ANGLAIS ONT-ILS ÉTÉ NOS PREMIERS GRAMMAIRIENS ?
Parce que l’orthographe n’était pas grave à l’époque !
Les Anglais étudiaient le français comme langue étrangère. Cela fait rêver, mais à une époque la langue française avait la cote en Angleterre. Alors que nos intellos hexagonaux (attention, l’Hexagone de cette époque est purement symbolique) s’agenouillaient devant la langue latine, les penseurs anglais vouaient un véritable culte à notre dialecte. Époque bénie du français première langue !
Pour étudier une langue étrangère, il faut des livres. Au tout début du XIVe siècle (je dis « tout début » parce que certains scientifiques le datent de la fin du XIIIe siècle) sort le plus vieux traité d’orthographe française : Orthographia gallica. L’auteur anonyme informe ses lecteurs que la plupart des s ne se prononcent pas, comme dans les mots blasmer et mesme. À ses élèves qui ont dû un jour lui demander pourquoi il les écrivait ainsi, il répondit : « Pur bele escripture », que nous pouvons traduire par : « Pour belle écriture » ou « C’est plus joli comme ça » ! Cet auteur anonyme est l’ancêtre de tous ceux qui corrigent leurs enfants en déclarant : « Tes fautes me font mal aux yeux ! »
Je vous invite maintenant à faire la connaissance de l’Anglais Palsgrave (1480–1554), auteur de la première grammaire française qu’il dédie à Henri VIII et à la princesse Marie, dont il est le précepteur. Plus tard, la reine Marie sera surnommée « Marie la Sanglante », Bloody Mary. Mais l’orthographe n’y est pour rien ! N’est-il pas amusant de penser que notre premier grammairien s’appelait Palsgrave ? A-t-il servi d’inspiration à ceux qui disent que faire une faute, ce n’est pas grave ?
En 1530, il publie en anglais Lesclarcissement de la langue françoyse afin d’aider ses compatriotes à bien articuler notre langue. Particulièrement visionnaire quant à l’avenir de notre société, il privilégie la prononciation parisienne. Palsgrave utilise les accents pour montrer comment prononcer cette langue étrangère qui doit sembler bien exotique à sa royale lectrice. Il place un accent aigu sur « père ». En bon Anglo-Saxon, il critiquera la négligence et l’ignorance des imprimeurs français. Quatre cents ans plus tard, Charles Beaulieux lui rendra la monnaie de sa pièce en notant que les imprimeurs anglais ne sont pas meilleurs car les éclaircissements mêmes de Palsgrave sont criblés de fautes.
En revanche, Palsgrave ne suit pas les imprimeurs dans l’emploi de l’accent circonflexe en remplacement du s. Il sera le premier à publier la liste exhaustive des cent neuf mots avec st dont le s se prononce. Il aurait pu relever ceux qui ne se prononçaient pas, mais comme ils étaient moins nombreux et que notre British était efficace… Mine de rien, il venait de créer une mode. En effet, ces listes de mots où les st se prononcent seront fréquentes au XVIe siècle.
76. POURQUOI PRONONÇONS-NOUS PAREILLEMENT « IL EST » ET « FORÊT » ?
Parce que « il êt » sembla étrange !
Mine de rien, cette question renvoie à une polémique vieille de trois siècles ! Comme chacun sait (et sinon, c’est fait), l’accent circonflexe constitue la pierre tombale du s. Jules César dégustait des crustae, l’ancien français disait crouste et aujourd’hui nous évitons de manger les « croûtes » de fromage censées faire grossir. Jules César ignorait la diététique.
Nos ancêtres médiévaux disaient crouste comme nous « croûte ». Ah bon, me direz-vous (car vous avez l’esprit caustique), vous avez un enregistrement de Philippe Auguste ? Nous le savons grâce aux Anglais.
En 1066, Guillaume le Conquérant décide de quitter sa Normandie natale pour goûter (avec circonflexe, pensez à « dégustation ») la nourriture anglaise. Comme il l’apprécie, il s’y installe et continue à parler sa langue (tradition honorée par l’ensemble des touristes francophones). Pas chiens, les Anglais s’approprient un grand nombre de mots venus de chez nous, qu’ils continuent à prononcer comme nous le faisions à l’époque. Les mots anglais male, isle, to dine, to blame — qui viennent de l’ancien français masle, isle, disner, blasmer — se prononcent sans s.
En revanche, beast, host, tempest — qui viennent de beste, hoste, tempeste — se prononcent avec un s. Comme les Anglais ont copié le phrasé des copains de Guillaume, nous pouvons légitimement supposer avec Bernard Cerquiglini, auteur d’un excellent livre sur cette question, qu’avant 1066 les mots mask, isle, disner et blasmer se prononçaient sans s. Nous finirons par taire le s de beste, hoste et tempeste. Certes, mais plus tard !
Au XVIe siècle, sous la pression des imprimeurs, l’idée de remplacer le s par un accent, en général circonflexe, se répand. Elle mettra deux siècles à triompher et soulèvera des discussions épiques, comme en témoigne ce débat de l’Académie. L’académicien Boyer préfère l’accent circonflexe au s dans « flûte ». Il est minoritaire. Tallemant le Jeune, Doujat, Bossuet et Segrais sont partisans du s. L’académicien Perrault déclare : « J’aime mieux l’s que le chapeau. Parce qu’on peut oublier en écrivant de mettre le chapeau mais non pas l’s qui s’écrit sans lever la plume. » En 1694, les partisans du s l’emporteront, avantagés par le fait que le Dictionnaire ne classe pas les mots par ordre alphabétique, mais par familles. Du coup, beste se retrouve dans le même article que bestialité.
L’accent circonflexe finira par triompher au XVIIIe siècle. Des siècles durant, ses défenseurs se recrutaient dans le camp des progressistes. Actuellement, il est l’adversaire des partisans de la simplification de l’orthographe et le meilleur ami des adeptes de la tradition. Même dans ses polémiques, notre orthographe réussit à être paradoxale.
Aujourd’hui, nous justifions parfois sa présence par la longueur de la lettre en bouche ! Avouons-le ! Celle-ci est parfois symbolique. Prononçons-nous différemment « dos » et « hôpital », « dôme » et « axiome » ?
Le rôle de l’accent circonflexe se limite ainsi souvent au souvenir d’une lettre disparue, comme le s ou le e. Néanmoins, je conseille aux étudiants en lettres de bien réfléchir avant d’utiliser ce truc pour déchiffrer l’ancien français ! Meu, deu, creu ont donné « mû », « dû », « crû », alors que beu, leu, peu, pieu, veu s’écrivent « bu », « lu », « pu », « plu », « vu ».
L’accent circonflexe permet aussi de distinguer certains homonymes, mais pas tous ! « Cru » (croire) se distingue de « crû » (croître), mais ne nous aide pas pour « un bon cru » ! Il est très utile pour savoir si un enfant « pêche au bord de l’eau » ou « pèche à l’église ». Mais comment savoir s’il « mange une pêche pendant sa partie de pêche » ?
77. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « PAON » ET « AOÛT » ?
Pour prouver que même Voltaire n’a pas toujours le dernier mot !
À l’origine, nous prononcions les deux lettres : pa/on et a/out. Peu à peu, l’une des deux céda la place. Pour « paon », le o abandonne la partie, et pour « août », c’est le a.
À l’époque de Robert Estienne, qui écrivait aoust, les provinciauxprononcent le a, contrairement aux Parisiens. Robert Estienne conservera aussi les deux lettres pour « saoul » et « faon ». Au XVIIIe siècle, Voltaire critiquera l’orthographe de « paon qu’on prononce pan, faon qu’on prononce fan »… Mais nous ne l’avons pas écouté.
78. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS DIFFÉREMMENT EN ET AN ?
Pour que nous puissions dire que nous vivons en l’an 2015.
Pourquoi rater une occasion d’exposer des connaissances latines qui permettent d’éviter une confusion ? « L’an 2015 » s’explique par le latin annus ; « sentir » et « dent » s’écrivent ainsi parce que Cicéron justifiait sa mauvaise haleine en utilisant sentire et l’accusatif dentem.
Les Romains prononçaient en comme notre enne et an comme anne. Il s’est produit une nasalisation. Celle-ci consiste à passer du son an (Anne) à an (dans) et én (mienne) à en (dent).
Le phénomène inverse s’appelle dénasalisation et consiste à passer du son an de « grand » à celui de « gramme ». Il est plus rare, mais existe. Il est probable que Molière prononçait « grand-mère » comme « grammaire ». Cela explique la confusion de Martine dans Les Femmes savantes.
Bélise
Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel.
Je n’est qu’un singulier ; avons est pluriel.
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?
Martine
Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ?
Notons que Molière pour provoquer le rire ajoute « grand-père » ! Il est probable que le public riait à ce moment-là.
Conséquence de cette nasalisation, des sons (én, anne) parfaitement différenciables en latin deviennent identiques en français. Dès le XIIe siècle, en et an se prononçaient pareillement. Les troubadours n’hésitaient pas à écrire systématiquement an. Les juristes du XIIIe modifieront cette habitude, à l’inverse de Ronsard, qui préconise de toujours écrire an.
Disciple des juristes, Robert Estienne remplacera an par en quand l’origine latine est in. Il n’ose pas le faire pour les mots qu’il estime entrés dans l’habitude. Par exemple, « langue », qui vient de lingua, conserve son a car nous nous y étions habitués. Il agira de même pour « sans », qui vient de sine, pour ne pas confondre avec « sens », du latin sensus. Le latin deintus, devenu denz au Moyen Âge, finit par s’écrire « dans ».
Nous ne pouvons imaginer à quel point Robert Estienne souffre chaque fois qu’il doit choisir entre l’étymologie et la tradition. La clé du bonheur de tout homme à principes consiste à n’en avoir qu’un. Et Robert en avait deux ! Il suivait l’étymologie et la tradition.
Reconnaissons-le ! L’utilisation systématique du a aurait gêné l’orthographe de certains mots, comme « cent » et « gens ». Pas question de mettre un s ou un j puisque les Romains écrivaient centum qu’ils prononçaient kentum et gens qu’ils articulaient guens. Mettre un a aurait modifié la prononciation et les écrire çant et geant n’aurait pas vraiment simplifié la situation.
79. POURQUOI DEVONS-NOUS DISTINGUER « PENSER » ET « PANSER » ?
Pour que le narcissique puisse panser ses plaies sans ambiguité !
Les deux viennent du latin pensare qui signifie « peser ». Au Ier siècle, le n situé devant le s cesse de se prononcer. Les Romains tardifs disaient pesare. Vers l’an mille, le mot sera reconstitué pour créer « penser ».
« Peser » et « penser » ont ainsi la même origine. Preuve que « penser » consiste souvent à bien peser ses mots. Mais « penser à quelqu’un », c’est aussi « panser ses plaies ». Robert Estienne invente cette nuance, histoire d’éviter toute confusion.
Dans les trois premières éditions de son Dictionnaire, l’Académie française l’ignore, mais lui donne raison en 1762. Preuve qu’il était encore lu deux cents ans après sa mort.
80. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS PARFOIS EIN ET PARFOIS AIN ?
Hein ?
Obéissant aux juristes du XIIIe siècle, Robert Estienne rétablit le ein pour les mots latins s’écrivant en ou in alors que, au XIIe siècle, la tendance était plutôt d’écrire ain. Il écrit « astreindre », « haleine », « plein »…
En revanche, il renonce à le faire pour les mots auxquels nous nous étions habitués. Charles Beaulieux donne trois exemples : « vaincre » (latin vincere), « craindre » (un mélange du verbe classique timere et du gallo-romain cremere), faindre (fingere). Pour ce dernier, l’Académie en 1694 vaincra la prudence de Robert Estienne et écrira « feindre ».
81. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « HONNEUR » ET « HONORER » ?
Parce que la difficulté surmontée nous honore !
Au XVIe siècle, le but des livres d’orthographe est d’abord de nous aider à lire. Ce qui est devenu une difficulté était à l’origine un témoignage de bonne volonté.
Robert Estienne prit la décision de doubler le n quand la syllabe qui le précédait comportait le son on. Il écrit « donner » car, à son époque, on disait don/ner. Pour comprendre ce phénomène, écoutez la prononciation des n dans « ennui » et « ennemi ». « Donner » se prononçait de manière nasale, comme « ennui ». Notre bienfaiteur met deux n à « honneur » car ses contemporains disaient hon/neur, et un à « honorer » car Robert Estienne le prononçait comme nous le fusons aujourd’hui.
Finalement, la prononciation des mots « honneur » et « donner » a changé, mais nous avons conservé l’orthographe sur laquelle Robert Estienne comptait pour simplifier la vie de ses lecteurs. L’enfer orthographique est pavé de bonnes intentions !
82. POURQUOI SOUFFRONS-NOUS QUAND NOUS DEVONS APPELER QUELQU’UN ?
Pour que nous puissions écrire « je te joins au téléphone » !
Au XVIe siècle, le verbe « appeler » se prononçait comme aujourd’hui. « J’appelle » et « nous appelons » s’articulaient différemment. Robert Estienne sera un des premiers à adapter le nombre de l ou de t en fonction de la prononciation. Il l’applique pour « appeler ». L’Académie ne le suivra pas à cause de l’étymologie latine appellare et écrira appeller, systématiquement avec deux l. Cette orthographe tiendra jusqu’au milieu du XVIIe siècle.
En effet, à l’époque, les amoureux des lettres attachent plus d’importance à l’étymologie qu’à la phonétique des sons é et è en pleine évolution. En 1740, l’Académie donnera raison à Robert, grâce à l’intervention de l’abbé d’Olivet. Si un collègue vous corrige sur ce mot, n’hésitez pas à lui demander pourquoi il prend parti pour d’Olivet et Estienne contre les quarante premiers académiciens… Cela ne vous dispensera pas de refaire votre Post-it, mais détournera la conversation.
Constatons au passage que cette réticence académique à mettre un seul l à « appeler » parce que appellare en a deux explique notre accent grave à « je gèle ». Nous aurions pu mettre deux l, mais le latin gelare n’en avait qu’un !
83. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « BOURSE » ET « SOURCE » ?
Parce que les plus grands savants ont des lacunes !
Au XVIe siècle, Robert Estienne, suivant les juristes qu’il adore, prend l’habitude d’écrire à la fin des mots la consonne désormais muette qui termine leur racine latine. Il nous a légué « sang » (sanguis), « lard » (lardum), « plomb » (plumbum), « tard » (tardus), « sourd » (surdus), « profond » (profundus), « long » (longus) et « froid » (frigidus) par amour du latin. Robert conseille d’écrire « bourse » car l’équivalent de ce mot en latin est bursa.
Néanmoins, ses connaissances ne sont pas infaillibles. Il aurait pu tenir le même raisonnement pour « source », qui vient de sursa. Mais il ignorait cette étymologie. En somme, c’est à cause de l’ignorance de Robert Estienne que nous mettons un c à « source ».
84. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « PRUDENCE » ET « OFFENSE » ?
Par souci de simplicité !
Les Romains écrivaient et prononçaient prudentia et dementia. Au cours des siècles, ce t va évoluer vers le s. Au XVIe siècle, Robert Estienne trouve original de symboliser ce son par un c. Il écrit « prudence » et clemence.
Les Romains disaient et écrivaient offensa et mensus. La prononciation de ce son s perdurera. C’est en toute logique que Robert Estienne écrira « offense » et « immense ».
Vous me direz : « Il aurait pu mettre un s pour les mots qui viennent de prudentia et dementia ! »
C’est vrai, il aurait pu ! Mais c’eût été oublier l’étymologie, savoir suprême pour nos grammairiens humanistes !
85. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS : « CHER PSYCHOLOGUE, IL Y A PEU DE CHANCES QUE NOUS VOUS SOURIIONS » ?
Suspens !
Le y possède l’immense avantage d’être la seule voyelle à hampe. Nos anciens l’adoraient et lui attribuaient trois fonctions.
Il permettait de distinguer les fins de mots dans les manuscrits : roy, loy… Au pluriel, ce y n’a plus de raison d’être. Cela donnait : un roy, des rois, un mary, des maris. Au début du XVIIIe siècle, ces ajouts qui n’ont aucun rapport avec l’étymologie disparaîtront plus facilement que les autres. Une fois n’est pas coutume, l’Académie entérinera rapidement cette évolution.
Les Grecs indiquent le son i grâce à deux lettres : iota et upsilon. Lorsque nous reprenons un mot grec muni d’un upsilon, nous écrivons un y qui porte bien son nom. Le grec cryptos, qui signifie « caché », explique le y de « chaîne cryptée ». Kyclos, qui désigne le « cercle », justifie le y de « bicyclette » (littéralement « deux roues »). Le y de « gymnastique » s’explique par le mot grec gymnos qui caractérise quelqu’un de « nu » (no comment !).
À terme, cette distinction permettra de créer ces nuances que notre langue adore. « Disproportion » vient du latin dis qui signifie « séparé de » (des proportions différentes) et « dysfonctionnement » de la racine grec dys, qui désigne le « mauvais état » et que nous retrouvons également dans « dysenterie ». Au cas où vous ne l’auriez pas trouvé, entron désigne le « ventre ». Nous pourrons aussi distinguer la « policlinique » du grec polis qui désigne la « cité » (une policlinique est une clinique tenue par la ville) de la « polyclinique » du grec polys qui signifie « nombreux » (une polyclinique est une clinique qui offre plusieurs spécialisations).
Enfin, le y permettait de distinguer le i du j. C’est d’ailleurs l’emploi qu’en firent les juristes de Saint Louis. Ils écrivaient « yeux » pour être sûrs qu’on ne lise pas « jeux ». À leur exemple, Robert Estienne avait tendance à mettre le y sur oi et ai suivis d’un i. Écrire « nous voiions » aurait pu se lire voijons. Mettre un y évitait toute confusion. Partout où ai, oi, ui sont suivis d’une voyelle, Robert Estienne met un y. Il écrit ainsi « essayer », « noyau », « ennuyer »… Non parce qu’on prononce deux i comme nous l’apprenons aujourd’hui à l’école, mais pour montrer qu’il s’agit d’un i et non d’un j. Un siècle plus tard, l’idée de justifier ce y par les deux i s’imposera. Mais, à l’origine, ce n’est pas la vraie raison. Voilà pourquoi nous ne généraliserons pas cette habitude qui ne deviendra donc pas une règle. C’est la raison pour laquelle, quand nous écrivons « l’an passé pendant que vous criiez », nous ne mettons pas de y.
86. POURQUOI LE VERBE « AVOIR » AURAIT-IL PU ÊTRE PIRE ?
Pour se consoler !
En effet, la conjugaison du verbe « avoir » aurait pu être encore plus dure !
Le grammairien Sylvius écrit havoir à cause de habere qui avait le même sens. Robert Estienne, qui détestait l’accent grave, préconisait d’écrire il ha afin de ne pas confondre avec la préposition à. En revanche, il estimait que l’ajout de ce h justifié par le latin était inutile quand il n’y avait pas de risque de confusion. Voilà pourquoi il n’en mettait pas à « il y a » car il est impossible qu’un y précède le à. Mais Bonaventure Des Périers, poète au service de la reine de Navarre, écrit ha même dans l’expression « il y a ».
Deux petites remarques ! Le « il y a » de Robert prouve que, même chez les puristes, l’orthographe reste encore empirique et instable. Ensuite, remercions l’accent grave de nous avoir épargné ce h à géométrie variable.
87. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « DOUCEÂTRE » ?
Parce que la cédille est trop amère !
Avant l’imprimerie et l’invention de la cédille, nos juristes gardaient le c devant a, o et u en référence aux Romains. « Reçu » se dit en latin receptum. Pline prononçait rekeptu. Pour signaler que le c se prononce s, les clercs médiévaux utilisaient parfois cz et souvent ce. Ils écrivaient nous lanceons. Nous avons gardé cette astuce pour le g : « la gorge de Georges ».
Au XVIe siècle, Robert Estienne refuse la cédille proposée par l’imprimeur Tory parce que les Romains ne la connaissaient pas. De temps en temps, mais pas toujours, il mettra un e après le c pour signaler la prononciation s : commencea, receu.
Finalement, grâce à la persévérance des imprimeurs, la cédille triomphera au XVIIIe siècle. Naturellement, il nous fallait garder un vestige de ce ce ! Voilà pourquoi nous écrivons « douceâtre ». Un vestige plein de douceur !
88. POURQUOI « TOUT » PERD-IL SON T AU PLURIEL ?
Parce qu’il cachait des atouts dans son jeu !
Robert Estienne reprend et relance la tendance qui perdurera jusqu’au XIXe siècle de supprimer la dernière lettre lors du passage du singulier au pluriel. Il ôte souvent le t au pluriel : appétit, des appetis ; petit, petis ; tout, tous ; une dent, des dens ; un enfant, des enfans ; un parent, des parens. Mais il ne le fait pas systématiquement : un mot, des mots.
D’ailleurs, en 1747, l’abbé Girard, dans ses Vrais Principes de la langue (cité par Chervel), critique cette habitude : « J’avertis seulement que ceux qui voudront le supprimer [le t] auront une règle de plus à savoir que ceux qui voudront le conserver. »
En 1835, la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie remettra le t. Néanmoins, nous appliquons cette règle lorsque nous écrivons le pluriel de « tout ». Tout un vestige !
89. POURQUOI NE PRONONÇONS-NOUS PAS LE I DE « OIGNON » ?
Un vestige à faire pleurer !
Les Romains prononçaient le gn de signum comme notre « diagnostic ». Au fil des siècles, la prononciation latine s’est transformée en ni et nous disons « signe ». Naturellement, il n’est pas question d’écrire ni puisque les Romains mettaient gn : l’étymologie l’emporte.
Durant une longue période, on a placé un i avant le gn pour indiquer qu’il fallait prononcer ni, et non gn comme dans « stagner ». C’est ainsi que l’on écrivait montaigne afin d’indiquer qu’il fallait prononcer montagne. D’ailleurs, pour que l’écrivain Montaigne réponde à un appel, il fallait veiller à bien dire montagne. En effet, c’est ainsi qu’il prononçait son patronyme. Certains universitaires continuent d’ailleurs à suivre son exemple. Quand la tradition se mêle au snobisme, l’université exulte !
« Poignet » se prononça longtemps pognet. D’ailleurs, certains grammairiens critiqueront notre manière de le dire qui, pourtant, triomphera. Peu à peu, le i disparut de tous les mots où on ne s’était pas mis à le prononcer. Tous ? Non ! Comme vestige, nous l’avons tout de même gardé dans « oignon ».
90. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « CAR » ?
Par ignorance !
Les juristes, suivis par Robert Estienne, écrivaient « car » parce qu’ils étaient persuadés que ce mot venait du grec gar que nous traduisons par « en effet ».
En réalité, il dérive du latin quare qui signifie « c’est pourquoi ». S’ils l’avaient su, nous aurions dû apprendre à écrire quare.
91. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « LEGS » ?
Parce que Robert était timide !
Ce mot vient du latin laxare qui veut dire « lâcher » et a donné notre « laisser ». Les juristesdu XIIIe siècle se mettaient le doigt dans l’œil jusqu’au coude en croyant qu’il provenait du latin legatum qui signifiait justement « legs », mais dont la ressemblance de prononciation n’était due qu’au hasard.
Robert Estienne savait que ces gens qu’il considérait comme des savants se trompaient. Mais, paralysé d’angoisse, il n’osa pas remplacer « legs », qu’il savait fautif, par lais. Peut-être la crainte qu’une réaction exagérée ne le prive d’héritage.
92. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « METS » ?
Une erreur volontaire !
Le principe de distinction consiste à écrire deux mots se prononçant à l’identique de deux manières différentes afin de ne pas les confondre. Nous utilisons souvent l’origine latine des mots. C’est ainsi que nous écrivons « sain » qui vient de sanus pour ne pas confondre avec « saint » qui provient de sanctus.
Pour appliquer ce principe, Robert Estienne va réussir l’exploit de se tromper volontairement. Il sait parfaitement que « mets » vient du latin missum, mais, pour ne pas confondre avec l’adjectif possessif « mes », il ajoute un t sous prétexte que « mets » serait apparenté à « mettre ».
Et nous l’avons cru !
93. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « QUATRE CAILLES » ?
Parce que nos anciens étaient plus forts en maths qu’en zoologie !
Au XVIe siècle, Robert Estienne confirme le qu à « quatre » car il sait que ce mot vient de quattuor. Il aurait pu avoir la même logique pour « caille », qui vient de quaccola, mais comme il l’ignore…
94. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « POIDS » ?
Parce que nos anciens ne le faisaient pas toujours !
Comme tous les latinistes de l’époque, Robert Estienne met un d à « poids », persuadé que ce mot vient du latin pondus. Plus tard, nous découvrirons qu’il vient du latin pensum. Mais le d restera !
Histoire que tous les étymologistes sachent que Robert avait fait une erreur !
95. POURQUOI L’ORTHOGRAPHE N’A-T-ELLE PAS ÉTÉ SIMPLIFIÉE AU XVIe SIÈCLE ?
Parce que les élèves avaient la guigne !
L’adolescent qui demande à son professeur pourquoi on n’écrit pas comme on parle n’imagine pas le nombre de ses prédécesseurs. Cette polémique a commencé au XVIe siècle. À cette époque, les jeux n’étaient pas faits.
En 1579, Laurent Joubert, médecin d’Henri III, écrit dans son livre Dialogue sur la cacographie fransaize, expliquant la cause de sa corruption que le français, à l’inverse du latin, du grec et des langues modernes, ne se prononce pas comme il s’écrit. À cette critique partagée depuis par des millions d’enfants, les intellectuels du XVIe siècle proposent trois réponses. Au centre, nous avons les modérés qui veulent seulement profiter des apports techniques de l’imprimerie. À gauche se trouvent les défenseurs d’une graphie phonétique et à droite les partisans d’une écriture étymologique. Nous allons examiner les arguments de ces deux derniers courants. Voyons deux partisans de l’écriture phonétique.
Le plus réputé des défenseurs de la simplification s’appelle Louis Meigret (1500–1558). Il publie un Tretté de la grammaire francoeze où il se déclare partisan d’écrire comme il parle. Un sondage de l’Ifop l’aurait plébiscité auprès des écoliers. Dans son livre La Genèse de l’orthographe française, Bernard Cerquiglini constatera : « En douze ans, Meigret a tout inventé : la réforme orthographique, la bataille de l’orthographe, la victoire des conservateurs. »
Louis Meigret regrette que notre orthographe transcrive plus de lettres qu’elle n’en prononce. La réforme qu’il propose est simple : « Ayons tousiours comme ie vous ay dict la prononciation deuant nous yeux : car cest le vif et le refrein de nostre escriture. » Dans son élan, il défendra les dames qui, peu férues de latin, mettent un s quand il faut un c. Nous savons aujourd’hui que cette méconnaissance leur permet parfois d’éviter des erreurs. Les hommes, en écrivant scauant et forcené, faussent la vérité étymologique alors que le beau sexe qui rédige sauoir et forsené la respecte. Ne perdons pas de vue que, à l’époque, Louis Meigret s’oppose à la coutume d’écrire. Contrairement aux réformistes de notre siècle, il ne combat pas l’orthographe officielle. Car il n’y a pas d’orthographe officielle.
Face au défenseur de l’écriture étymologique, Louis sait se montrer malin. Par exemple, il fait remarquer que l’accent circonflexe permet de distinguer entre les nouveaux mots constitués à partir du latin où le s se prononce, comme « bestial », et les vieux mots français où il ne s’entend pas, comme « bête ». Les conservateurs frôlent la crise cardiaque quand ils l’entendent proposer de ne même pas remplacer le s par un accent circonflexe. Ils lui rétorquent que la prononciation de cette voyelle varie. Érasme lui-même le confirmera. Avouons-le ! Aujourd’hui encore, nous articulons différemment « bête » et « bestiole ».
À Montaigne qui invite son imprimeur à « suivre l’orthographe ancienne », Ronsard, dans les Quatre Premiers Livres des Odes, oppose les idées de Meigret. Néanmoins, il avoue avoir reçu des préventions de ses amis plus soucieux de son « renom, que de la vérité » : lui « peignant au devant des yeux le vulgaire, l’antiquité, et l’opiniâtre avis des plus célèbres ignorances de notre temps ». Cette dernière flèche s’adresse aux partisans de l’orthodoxie orthographique. Si certains réformistes, voire des étudiants, sont en manque de citations…
De 1550 à 1665, il adopte ce système suivi par ses amis de la Pléiade, à l’exception de Du Bellay. Ce dernier y serait favorable, mais craint de perdre des lecteurs ou que ses écrits ne servent « de cornetz aux apothequaires, ou q’on les employe a quelque aultre plus vil mestier ». Aujourd’hui, il écrirait « de cornets de frites ou de papier c… » !
Petite remarque au passage, les auteurs de la Pléiade écrivent des poèmes destinés à être lus et se rapprochent ainsi des troubadours du XIIe siècle qui écrivaient comme ils parlaient.
Histoire de rêver un peu, je vous invite à découvrir quelques propositions de Ronsard qui auraient permis à des millions d’élèves d’avoir de meilleures notes en dictée.
Il propose de remplacer les y qu’il qualifie d’« épouvantables crochets » par des i. Il écrit cigne et nimphe là où nous écrivons « cygne » et « nymphe ». Il change les en en an et écrit ardant, étandre et défandre alors que nous mettrons un e.
Ronsard supprime les x et z finaux et les consonnes superflues : dict devient dit ; faict, fait ; temps, tens ; advertisement, avertissement ; advis, avis. Notez que nous finirons parfois par lui donner raison. Comme la plupart des enfants, il déteste les consonnes doubles. Il écrit atendant, insuportable, acorder, acoutumer, combatre. En outre, il s’oppose à ce qu’il appelle « ces épouvantails de Pythagore » que représentent pour lui les th et ph.
S’il applique ses idées, en 1555, dans les Hymnes, il revient à l’orthographe usuelle en 1565 dans son Abrégé de l’art poétique. Ce renoncement correspond à l’arrivée à ses côtés d’Amadis Jamyn, partisan de l’orthographe étymologique, comme secrétaire. A-t-il agi par sentiment ou parce que l’opposition était trop forte ?
En effet, ces réformateurs affrontent de solides détracteurs. Un jeune auteur, Guillaume Des Autels, attaque Meigret dans un livre. Ce dernier lui répond. Ensuite, Des Autels s’en prend aussi à l’orthographe de la Pléiade dont il dira : « Ils veulent régler l’écriture selon la prononciation. Il semblerait plus convenant de régler la prononciation selon l’écriture. »
Le point faible des partisans de l’écriture phonétique est leur désunion. On se croirait dans un parti politique français (ou au gouvernement belge). Étienne Pasquier, conservateur, le fera remarquer à Ramus, soutien de Meigret : « Pensant y apporter quelque ordre, vous y apportez le désordre. Parce que chacun se donnant la même que vous, se forgera une orthographe particulière. » Comme le constate Bernard Cerquiglini, le Manceau Jacques Peletier et le Lyonnais Louis Meigret ne doivent pas parler exactement de la même manière.
Théodore de Bèze fera remarquer qu’écrire comme on parle n’est possible que si tout le monde partage le même accent. Et, même dans ce cas, la prononciation évoluant avec le temps, l’orthographe devrait continuellement changer. Avouons-le, les arguments de ce partisan de l’écriture étymologique tiennent !
Face aux partisans de l’orthographe phonétique, les défenseurs de l’orthographe étymologique voient leurs arguments résumés par Théodore de Bèze. Selon lui, l’orthographe étymologique permet de reconnaître un mot d’un simple coup d’œil. Ce n’est pas en articulant les syllabes que nous comprenons un terme, mais en le regardant. Dans un dialogue, Peletier lui fait décrire l’utilité des consonnes superflues. Nous pouvons y voir la philosophie des partisans de l’écriture étymologique. Elle permet :
1) de distinguer l’écriture des savants de celle des ignorants. Voilà l’origine d’une mentalité dont le monde universitaire aura du mal à se défaire. Plus sérieusement, les savants de l’époque se reconnaissent par l’emploi du latin ;
2) de reconnaître la lettre qui précède : dans peult, le l qui ne se prononce pas signale que la lettre juste avant lui est un u et non un v. Ce sera l’origine de moult. Ce principe ignore l’apport des imprimeurs qui ont déjà inventé le v. D’ailleurs, peult perdra son l lorsque l’Académie reconnaîtra le v. Nous conserverons « moult » parce que le l a fini par se prononcer ;
3) de marquer la prononciation de la voyelle : tempeste, belle… ;
4) de distinguer les homonymes ;
5) de marquer la parenté des mots de la même famille. Regrouper les mots par familles donne à notre langue en perpétuelle concurrence avec le latin une rationalité qui séduira de tout temps les grammairiens ;
6) de donner de la grâce à l’écriture. Peletier reprend ainsi l’argument esthétique déjà défendu par le premier livre d’orthographe.
La réussite de l’écriture étymologique est surtout due à l’apport de Robert Estienne, qui aura l’idée de rédiger un dictionnaire français-latin alors que les partisans de l’écriture phonétique avaient tendance à se contenter d’appliquer leurs idées dans leurs écrits. Comme le latin était la langue scientifique par excellence, ce dictionnaire sera beaucoup lu, notamment par ceux qui apprécieront que l’orthographe du mot latin ne soit pas si éloignée de celle du français. Il est plus facile de retenir que digitus indique le « doigt » si ce dernier s’écrit avec gt. De même que l’orthographe de ce mot sera aisée à retenir si celui qui l’étudie sait que, en latin, « doigt » se dit digitus. Le succès des livres de Robert influencera notre orthographe.
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Au XVIIe siècle, l’Académie entreprend de mettre un peu d’ordre dans le chaos
Au XVIIe siècle, la rivalité entre le latin et le français continue. À cette époque, la lecture s’enseigne séparément de l’écriture. Enseigner l’orthographe est d’abord apprendre à lire. Quand Monsieur Jourdain demande à son maître de philosophie : « Apprenez-moi l’orthographe ! », son professeur commence par lui expliquer que les lettres se répartissent entre voyelles et consonnes. Ensuite, il lui apprend à les prononcer. La satire de Molière est plus proche de la pédagogie de son temps que nous pourrions le croire. L’orthographe consiste d’abord à reconnaître les lettres.
Les enfants apprennent à lire dans la langue latine, qui présente un avantage : toutes ses lettres se prononcent. Ne perdons pas de vue que le but premier de l’enseignement populaire est que tout le monde puisse lire le livre de messe ! Monsieur le curé a besoin d’enfants de chœur. À la fin du XVIIe siècle, les élèves du collège oratorien de Troyes parlent français dans les classes de grammaire et d’humanités, latin dans celles de rhétorique et de philosophie. Pendant deux siècles encore, les manuels scolaires présenteront ces deux dernières matières dans la langue de Sénèque. L’université de Paris restera longtemps le haut lieu du latin. « Ses maîtres sont plus aptes à écrire en latin qu’en français », explique André Chervel dans son Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle.
Néanmoins, le latin est vivement attaqué. L’enseignement novateur de l’abbaye de Port-Royal favorise l’apprentissage du français : les jansénistes l’utilisent dans leurs manuels pour expliquer la langue de la messe, à rebours des conventions pédagogiques d’alors. Les jésuites les accuseront de transformer le latin en langue morte. Cette expérience ne durera qu’une vingtaine d’années, jusqu’à la condamnation officielle des jansénistes en 1713.
Le débat pour savoir laquelle des deux langues est la meilleure porte un nom : la querelle des Anciens et des Modernes. Parmi les Modernes, Desmarets de Saint-Sorlin défend la supériorité de la poésie française et Charles Perrault déclare le siècle de Louis le Grand supérieur à celui d’Auguste. Tactiquement, c’est bien vu ! Le Roi-Soleil adore être valorisé. Dans le camp d’en face, La Fontaine, Boileau et La Bruyère défendent la suprématie du latin.
Naturellement, comme nous sommes en France, ce débat débouchera sur une polémique courtelinesque, si vous me pardonnez l’anachronisme ! On envisage d’élever un arc de triomphe à la gloire de Louis le Quatorzième. Une bataille féroce oppose l’académicien François Charpentier, qui exige une inscription en français, au jésuite Jean Lucas, qui la voudrait en latin. Finalement, la construction sera interrompue, et le projet abandonné à la mort du roi.
96. POURQUOI NOS ÉCOLIERS ENVIERAIENT-ILS L’ORTHOGRAPHE DES AUTEURS DU XVIIe SIÈCLE ?
Parce que les fautes ne leur faisaient pas peur !
Voici deux phrases citées par Michèle Perret dans son Introduction à l’histoire de la langue française qui témoignent que l’écriture manuscrite persistait à ignorer les règles ! Imaginons un instant un écolier d’aujourd’hui écrire ainsi !
Une lettre de Vauban, maréchal de France : « Il nia heure dans la journée que vous ne Soyez fort bien traitee chéz moy ; non Soyez point Scandalisee Celia ne vous fera point daffaire. » Traduction du texte de ce petit dragueur : « Il n’y a d’heure dans la journée que vous ne soyez fort bien traitée chez moi ; ne soyez point scandalisée ! Cela ne vous fera point d’affaires. » Certes, ce militaire n’était pas censé être un spécialiste de l’orthographe.
Allons donc voir comment écrivait la marquise de Sévigné : « Monsieur vous me permettres de souhaitter la paix car ietrouve avec vostre permissionquune heur de Conuerrsation vaut mieux que cinquante lettres. » Traduction : « Monsieur, vous me permettrez de souhaiter la paix car je trouve avec votre permission qu’une heure de conversation vaut mieux que cinquante lettres. »
L’écriture imprimée est plus régulière, mais de manière toute relative. L’Académie elle-même en témoigne, qui déclare : « La langue francoise comme dans la pluspart des autres, l’Orthographe n’est pas tellement fixe et determinée qu’il n’y ait plusieurs mots qui se peuvent escrire de deux differentes manieres, qui sont toutes deux esgalement bonnes. » Cette citation est à soumettre à tous les professeurs de français.
Dans son Dictionnaire, elle ajoute : « Et si un mesme mot se trouve escrit dans le Dictionnaire de deux manieres differentes, celle dont il sera escrit en lettres Capitales au commencement de l’Article est la seule que l’Académie approuve. »
Imaginons la tête du professeur à qui un enfant expliquerait : « Je n’écris pas toujours un mot de la même manière, mais ne tenez compte que de la première ! »
97. POURQUOI EN VOULONS-NOUS À L’ACADÉMIE ?
Jalousie de métier !
Nous lisons Molière dans le texte. Pour Montaigne, nous avons besoin d’un décodeur. Montaigne, c’est de l’ancien français, me direz-vous ! Entre Molière et Montaigne, cent ans à peine se sont écoulés. Entre Molière et nous, trois cents ! La différence porte un nom : l’Académie française.
Dans le monde universitaire, il est de bon ton de minimiser son rôle. Pourtant, les éditions successives de son Dictionnaire, et notamment celle de 1835, ont fixé l’orthographe que nous avons l’immense plaisir d’étudier aujourd’hui. Il est vrai que l’Académie suit davantage les évolutions qu’elle ne les provoque et met souvent un siècle à accréditer une modification. Néanmoins, celles qu’elle ignore tombent en général dans les oubliettes. Nous finissons toujours par lui donner raison. Par exemple, dans les années 1960, il était de bon ton d’utiliser le terme « alunir » pour désigner les exploits de Neil Armstrong et d’Edwin Aldrin. Au début des années 1970, l’Académie trouve ce terme impropre et lui préfère l’expression « atterrir sur la Lune ». Au début, tout le monde s’en moque. Mais, à la longue, nous finissons par l’appliquer. J’invite les quinquagénaires qui ne me croiraient pas à demander à leurs enfants s’ils connaissent « alunir ». Ils prendront un coup de vieux !
Retraçons l’histoire de cette institution si française. Elle commence officiellement en 1635. Avant de jouer le rôle du méchant dans les romans d’Alexandre Dumas, Richelieu était un homme d’État intéressé par la culture et la langue. Il transforme ainsi une assemblée de personnes cultivées, ce que l’on appelait à l’époque des honnêtes gens, en Académie française et s’en déclare le protecteur. Il leur demande de produire un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique. Leur mission : prendre soin de la langue. Composée de quarante membres élus à vie, elle s’inspire de l’académie de Florence, qui s’occupe de la langue toscane, le dialecte italien le plus prestigieux depuis Dante. Dans l’article 23 de leurs statuts, les académiciens promettent d’appliquer l’orthographe de l’Académie dans leurs écrits. Ce n’est pas encore une orthographe officielle, mais le chemin est tracé.
Dans les faits, cette décision enlève aux juristes toute prérogative sur la langue. Les imprimeurs avaient déjà entamé leur influence au siècle précédent, mais cette fois-ci, l’attaque vient de l’État ! Est-ce pour cela que le parlement de Paris mettra deux ans pour enregistrer l’acte de Richelieu ? L’académicien Colbert convaincra Louis XIV de devenir à son tour le protecteur des académiciens. Le Roi-Soleil les installe au Louvre, leur offre une bibliothèque, du papier, de l’encre et des jetons de présence.
Bossuet précise l’objectif de la noble assemblée : le rôle de l’Académie est de suivre l’usage de ceux qui savent écrire et de le rendre dans la mesure du possible uniforme et durable.
Pour la première fois, nous nous attendons à ce qu’un pouvoir tranche. Hélas, les académiciens sont lents. Cela s’explique par la difficulté de la tâche et les désaccords, voire les rivalités, existant entre eux. On la moque et eux-mêmes en rient. L’académicien Boisrobert espère qu’il vivra jusqu’à la lettre G. Le premier Dictionnaire ne verra le jour qu’en 1694. Pour l’anecdote, une grammaire sera publiée en 1930 pour être aussitôt oubliée.
En effet, les débats sont interminables à l’Académie. Avant de publier son premier Dictionnaire, elle commande à l’historiographe Mézeray des Observations sur l’orthographe : des cahiers où il consigne ses opinions dans l’espoir d’être suivi par ses nobles commanditaires. Entre les remarques de Mézeray et le Dictionnaire, quelques changements apparaîtront. Par exemple, les participes passés en i perdent leur y (affaibly dans les cahiers devient affaibli dans la première édition). Preuve que les choses changent très vite à l’époque et que l’hésitation est de rigueur.
Les historiens Charles Beaulieux et Bernard Cerquiglini ont analysé ces cahiers à usage interne. Chaque académicien pouvant y écrire des remarques, on peut lire quelques débats. En voici un en exemple : Mézeray propose d’écrire sçavoir et sçavant à cause des latins scire et scientia. L’académicien Segrais, plutôt réformateur, explique qu’il y a un très grand usage pour « savoir » et « savant » et que d’excellents auteurs, et très nombreux, ne l’écrivent plus autrement. Gilles Ménage, auteur en 1650 des Origines de la langue française, précise que ces mots viennent en fait de sapere. Régnier-Desmarais s’insurge : « Je tiens qu’il faut un c, nonobstant les remarques de M. Ménage. » Le vote final décide en faveur de scavoir, alors que Ménage avait raison pour ce mot ! Il nous faudra du temps pour enlever ce c. Retenons que l’origine latine explique le mot « science » qui, lui, n’a rien à voir avec sapere.
L’Académie dédie son œuvre à Louis XIV en des termes plutôt courtisans. Tout en le flattant, elle décrit une langue dominante. Je vous reproduis le texte tel quel afin que vous vous fassiez une idée de son orthographe.
Nous ne doutons point que le respect qu’on aura pour une Langue que vous aurez parlée, que vous aurez employée à dicter vos Conseils, & à donner vos ordres à la liste de vos Armées, ne la fasse triompher de tous les siecles. La superiorité de vostre Puissance l’a desja rendue la Langue dominante de la plus belle partie du monde. Tandis que nous nous appliquons à l’embellir, vos armes victorieuses la font passer chez les Étrangers, nous leur en facilitons l’intelligence par nostre travail, & vous la leur rendez necessaire par vos Conquestes ; & si elle va encore plus loin que vos Conquestes, si elle voit aujourd’huy establie dans la pluspart des Cours de l’Europe, si elle réduit pour ainsi dire les Langues des Païs où elle est connue, à ne servir presque plus qu’au commun du Peuple, si enfin elle tient le premier rang entre les Langues vivantes, elle doit moins une si haute destinée à sa beauté naturelle, qu’au rang que vous tenez entre les Rois et les Heros.
Cet extrait témoigne non seulement de la flagornerie des académiciens, mais aussi de l’orthographe qu’ils ont retenue. Elle ignore l’accent grave et le circonflexe que Corneille défendait. Tel Robert Estienne, elle ne met qu’une seule fois par mot l’accent aigu. Elle utilise les trémas et se sert des majuscules de manière anarchique. Le « et » est toujours représenté par &.
Sa Majesté les accueillera en disant : « Messieurs, voicy un Ouvrage attendu depuis longtemps. » Le compliment est ambigu !
En 1718, l’Académie publie la deuxième édition de son Dictionnaire, la première à être organisée par ordre alphabétique : dans la première, les mots avaient été rangés par familles. Régnier-Desmarais y prend un rôle dominant ; or il n’était pas vraiment un partisan de l’écriture phonétique et des innovations typographiques. Par conséquent, le Dictionnaire continue de refuser l’accent circonflexe. Néanmoins, dans un souci pédagogique, il précise les mots dont le s se prononce, comme « hospitalité ». L’Académie préfère cette solution à une « réformation de l’orthographe ».
Elle change peu, mais nous pouvons ressentir une hésitation dans sa préface. « L’usage, qui en matière de langue est plus fort que la raison, introduit peu à peu une manière d’écrire toute nouvelle, l’ancienne nous échappe tous les jours […] il ne faut point se presser de la rejeter, on ne doit pas non plus faire de trop grands efforts pour la retenir. »
Visiblement, le vent est en train de tourner !
L’édition de 1740 le confirme, et provoque le plus grand changement auquel la vénérable institution consentit. Cette troisième édition fait ressortir la personnalité de l’abbé d’Olivet. Jésuite, il devient académicien en 1723. Particulièrement assidu et dévoué, il se voit confier en 1735 la responsabilité de normaliser l’orthographe. Il ne traîne pas. En 1736, la lettre A est chez l’éditeur.
Cette édition marque une étape dans l’évolution de l’orthographe. Selon Marcel Cohen (Histoire d’une langue, le français), un quart des mots change. Dans la préface, l’abbé d’Olivet répond à l’avance à ses détracteurs. Il explique que les gens sont naturellement attachés à l’orthographe apprise dans leur jeunesse, même si « la génération qui vient après eux en [suit] déjà une différente. Ce n’est qu’après qu’ils ne sont plus, que les changements dont nous parlons, et qu’ils avaient refusé d’adopter, se trouvent généralement reçus ». Ensuite, il explique : « L’on ne doit point en matière de Langue, prévenir le Public, mais il convient de le suivre, en se soumettant, non pas à l’usage qui commence, mais à l’usage généralement reçu. »
En 1762, l’Académie publie sa quatrième édition. L’abbé d’Olivet est toujours à la manœuvre. Il sera soutenu par l’entrée de plusieurs philosophes, tels Voltaire, Buffon, d’Alembert… On a souvent opposé les philosophes au bel abbé. Le philologue Michel Dessaint, dans sa présentation des préfaces au Dictionnaire de l’Académie, démontre que cette opposition n’est pas si évidente. Les partisans de l’Encyclopédie apporteront beaucoup de mots, mais laisseront l’abbé continuer son œuvre orthographique.
En 1778, Voltaire, académicien peu assidu jusque-là, convainc d’Alembert de se lancer dans un dictionnaire qui donnera l’étymologie des mots, la conjugaison des verbes irréguliers, des exemples tirés des auteurs reconnus, des expressions pittoresques d’auteurs tels Montaigne ou Charron… Son objectif est de créer un dictionnaire aussi agréable que nécessaire. Il lui en fait part le 30 mars, mais meurt le 30 mai. L’idée tombe à l’eau, mais inspirera bien des dictionnaires du XIXe et du XXe siècle. Ce sacré Voltaire avait le sens du commerce !
En 1798, l’Académie publie son cinquième dictionnaire. Cette édition subit les affres de la Révolution. L’institution a été supprimée et remplacée par un Institut qui influencera le vocabulaire, mais pas vraiment l’orthographe.
Sous l’impulsion de son frère Lucien, Napoléon rétablit l’Académie, installe les académiciens quai de Conti et demande à David de leur dessiner un beau costume. Louis-Philippe, quant à lui, leur accordera de nouveaux statuts. En 1832, le gouvernement Guizot décide que tous les fonctionnaires devront savoir écrire le français sans fautes et rend obligatoire l’enseignement de l’orthographe. Le patois est interdit dans les écoles. Le temps où chacun écrivait comme il voulait est bien passé.
Trois ans plus tard, l’Académie publie son Dictionnaire. Cette édition arrive à un moment où l’orthographe, devenue obligatoire et un outil de promotion, va se figer. Les décisions prises à cette époque sont toujours en vigueur près de deux cents ans plus tard. L’Académie décide de limiter le pluriel en oux à sept mots que les écoliers apprendront par cœur. Elle remet le t à « des enfants », au grand dam de Chateaubriand qui regrette l’époque où l’on écrivait « des enfans ». Dans le même ordre d’idées, elle remet les autres consonnes qu’on enlevait au pluriel : « un drap, des draps ». D’où cette idée que l’orthographe de l’Académie française date de 1835.
Tout de même, depuis, les académiciens ont un peu travaillé.
En 1877, ils publient la septième édition de leur Dictionnaire qui confirme la victoire de l’écriture étymologique. Dans sa préface, elle enterre définitivement l’écriture phonétique.
L’orthographe et la prononciation sont deux choses essentiellement distinctes. Elles n’ont ni la même origine ni le même but. L’orthographe est pour les yeux, la prononciation pour l’oreille. L’orthographe est la forme visible et durable des mots […] L’orthographe conserve toujours un caractère et une physionomie de famille qui rattachent les mots à leur origine et les rappellent à leur vrai sens, que la prononciation ne tend que trop souvent à dénaturer et à corrompre.
Elle garde les lettres étymologiques sauf en cas de surcharge. Rhythme devient « rythme » et phthisie, « phtisie ». Elle harmonise certaines orthographes : « assonance » et « consonance » perdent un n. Elle supprime le trait d’union qui suit « très ». Certains noms composés le perdent, tel « passeport ».
L’orthographe de cette septième édition est immédiatement enseignée. Larousse signale ces changements dans les dernières pages du premier supplément à son Grand Dictionnaire de 1879. Depuis lors, ses décisions finissent systématiquement dans les autres dictionnaires, puis dans les manuels scolaires, puis dans les copies des écoliers, puis dans les remarques de la vieille pimbêche que les fautes des jeunes-stagiaires-qui-ne-savent-plus-écrire horrifient… Étonnez-vous que d’aucuns en veuillent à notre Académie !
98. POURQUOI HÉSITONS-NOUS SUR LE PLURIEL DE « GRAND-MÈRE » ?
Parce que nous écrivons « des grands-pères » !
Devons-nous écrire « des grand-mères », « des grands-mères » ou « des grandes-mères » ? La première solution est idiote à cause du masculin : « des grands-pères » ! La deuxième est ridicule, car en écrivant « des grands-mères », nous l’accorderions au pluriel mais pas au féminin. Quant à la troisième, reconnaissons qu’il serait cocasse d’écrire « des grandes-mères » et de ne pas prononcer le e. Parmi ces trois anomalies, l’usage actuel hésite entre les deux premières. Pourquoi ?
L’ancien français ne distinguait pas le genre des adjectifs latins qui se terminent par is. Aujourd’hui encore, nous ne faisons aucune distinction, en orthographe du moins, entre un homme facile et une femme facile car « facile » vient du latin facilis. « Grand », qui vient du latin grandis, suit la même évolution. L’orthographe est souvent une question de tendance ! L’invariabilité de « grand » durera longtemps et provoquera maintes hésitations.
En 1530, l’Anglais Palsgrave écrit une grant pitié, des grans lamentacions (le t avait tendance à déserter le pluriel) et la risee fust grande. Robert Estienne écrit meregrand en le soudant. Cette expression rajeunira les nostalgiques du Petit Chaperon rouge. Finalement, la prononciation grande triomphera, sauf dans quelques expressions : « grand-mère », « grand-route », « grand-messe »… Certains grammairiens, qui jugent que « grand » ne doit pas être invariable, sont partisans d’écrire « des grands-mères », mais l’Académie conseille de le laisser invariable : « des grand-mères ». De nos jours, l’usage dominant est celui de l’Académie, mais le Robert persiste à exiger « grands-mères ».
Son trait d’union possède une histoire. La Brève Doctrine, manuel de typographie du XVIe siècle, prône l’apostrophe devant le e élidé et l’applique fautivement à grand’mère car elle croit qu’on a enlevé un e. En 1694, l’Académie ne corrige pas son erreur et écrit grand’mère et grand-père. En 1718, elle supprime le trait d’union à grand père pour le remettre en 1798 et finir par écrire « grand-mère » et « grand-père » en 1935. On en a le tournis !
99. POURQUOI FAISONS-NOUS SOUVENT UNE FAUTE A « GENTIMENT » ?
Par gentillesse !
Nous ne sommes pas les seuls à vouloir écrire gentillement. Robert Estienne le fait sans que nul le lui reproche. En effet, les adverbes en ment se forment à partir du féminin. « Grande » a donné « grandement » ; « belle », « bellement » ; et « attentive », « attentivement ». D’où l’envie d’écrire cet adverbe à partir de « gentille ».
L’Académie écrira « gentiment » par fidélité à la manière dont nous le prononçons. Cette prononciation s’explique probablement par la présence de l’adverbe gentement, un dérivé du féminin « gente » : ce synonyme de « gentil » est aujourd’hui fort désuet, on ne le trouve plus guère que dans « gente dame ».
100. POURQUOI CONFONDONS-NOUS L’INFINITIF ET LE PARTICIPE PASSÉ DES VERBES EN ER ?
Pour ne pas se faire prendre !
Au Moyen Âge, le r qui termine un verbe à l’infinitif se prononçait : chanter, finir, savoir… Au XVIe siècle, cette habitude se perd et, au XVIIe, elle est même vivement déconseillée. En effet, de manière générale, les consonnes finales se prononcent de moins en moins. La bonne société prononce i faut y aller ! Prononcer le l de « il » avait un petit côté provincial du plus mauvais effet. Au passage, cette absence permettait de distinguer le « il » au singulier qui se prononçait i, du pluriel qui se prononçait comme nous le faisons.
Cette tendance explique notre habitude de ne pas prononcer le r de « chanter ». Elle touchait également les verbes en ir. Le grammairien Vaugelas constate que si la cour et la ville articulent convenablement (c’est-à-dire en ignorant ce r), on a tendance à le prononcer lorsqu’on déclame à haute voix. Un extrait de cette chanson du XVIIe siècle atteste en tout cas que le r des verbes en ir ne se chantait pas :
Compère Guilleri
Te laisseras-tu mouri ?
Autre preuve, cet extrait tiré de la préface de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française. Les académiciens y critiquent l’orthographe phonétique avec cet argument : « Il faudrait retrancher l’R finale des Verbes Aimer, Céder, Partir, Sortir. » Conclusion, à l’époque, on ne prononçait pas le r de « partir » et « sortir ».
Ce phénomène explique l’expression « par ouï-dire ». « Ouï » n’est pas un participe passé mais un infinitif écrit phonétiquement, qui correspond à « entendre dire ».
Au XVIIIe siècle, les grammairiens tenteront de remettre en valeur la prononciation du r. Ils y réussiront, sauf pour les verbes en er.
Nous pouvons imaginer, avec Marcel Cohen dans son Histoire d’une langue, le français, que l’analogie explique leur réussite pour les verbes en ir qui ont dû bénéficier de leur ressemblance avec ceux en ire dont le r continuait à être prononcé. Les verbes en er n’ont pas eu cette chance. Notons que cette hésitation perdure de nos jours pour les autres terminaisons. Nous disons « cher ami » mais « un archer ».
101. POURQUOI NE PRONONCONS-NOUS PAS TOUS LES « TOUS » DE LA MÊME MANIÈRE ?
Parce que tout est possible !
La principale difficulté de « tout » est que nous n’entendons pas son pluriel quand il est adjectif : « tous les hommes ». Il n’en va pas de même lorsqu’il est pronom : « Nous irons tous au paradis ! » André Lanly, dans ses Fiches de philologie française, explique que ce s cesse d’être prononcé dans la langue populaire dès le XIIIe siècle et ce dans tous les cas. Au XVIIIe, les grammairiens commencent à vouloir corriger notre manière de parler. Ils sont prudents, mais cette époque voit naître une habitude qui débouchera sur une phrase souvent entendue : « Même en parlant, il fait des fautes. »
Les grammairiens insistent pour que l’on prononce le s de « tous » lorsqu’il est pronom. Leur but n’est pas de nous simplifier la vie. Ne rêvons pas ! Si tel avait été le cas, ils nous auraient demandé de tous les prononcer. Ils désirent simplement que, à l’oral aussi, il soit possible de faire la distinction entre « ces habits sont tout abîmés » et « ces habits sont tous abîmés ». Ils sont encouragés par le succès de certaines de leurs trouvailles étymologiques. Par exemple, les partisans du s vont se trouver confortés par le fait que certains commencent à se prononcer. Ce que l’on disait juque, lorque, preque, puique se dit désormais « jusque », « lorsque », « presque » et « puisque ». L’oral a fini par obéir à l’écrit. Du coup, ils se sont dit que tout était possible…
102. POURQUOI DISONS-NOUS « CHAIRE » ET « CHAISE » ?
Pour que les professeurs d’université puissent se distinguer.
Entre les XIIIe et XVIe siècles, le r à l’intérieur des mots tend à se prononcer s ou z. Les Parisiens disent faze le mot « farce ». Une réaction corrigera cette habitude, mais nous en avons gardé une trace dans le mot « chaise ». Celui-ci n’est autre que la prononciation populaire de l’antique « chaire », qui a perduré sous sa forme noble dans la « chaire » du prêtre ou du professeur. « Chaise » et « chaire » coexistent longtemps. Le peuple dit chaise, les savants chaire. Pensons à cette réplique de Martine dans Les Femmes savantes de Molière : « Les savants ne sont bons qu’à nous prêcher en chaise ! »
Mais nous utilisons encore le mot « chaire » lorsque nous voulons désigner un siège honorifique comme une « chaire d’université »… même s’il n’est pas qu’honorifique !
103. POURQUOI HÉSITONS-NOUS ENTRE LE MASCULIN ET LE FÉMININ ?
Pour décomplexer les étrangers.
Tous ceux qui apprennent le français comme langue étrangère le découvrent très vite avec joie : nos mots hésitent à distinguer le masculin et le féminin. Il arrive même à des francophones de se tromper (si ! si !). Pour mettre de l’ambiance au bureau, il suffit de demander naïvement : « On dit un ou une après-midi ? »
Vous étonnerai-je en vous disant qu’il en a toujours été ainsi ? Très souvent, l’origine latine joue un rôle. Rosa explique « la rose » : les mots en a de la première déclinaison étaient féminins. Murus explique « le mur » : ceux en us, de la deuxième déclinaison, étaient masculins. Si nous avons un ami qui étudie le français comme langue étrangère, conseillons-lui de bien mémoriser l’article avec le nom : house — « la maison ». Si nous l’aimons moins, disons-lui d’apprendre le latin ! Une aide utile mais pas suffisante.
En effet, parfois, l’analogie détermine le genre : on a eu tendance à unifier le genre des mots qui traitent d’un domaine équivalent. C’est rare, mais cela arrive. « Pendule » était masculin et l’est encore quand nous parlons d’« un pendule » (« le pendule de Foucault »). Une « horloge à pendule » désignait une petite horloge, que l’on a raccourcie en une « pendule ». « Pendule », dans ce cas, est féminin par analogie avec « horloge ». Ce dernier, masculin à l’origine, est progressivement, entre le XIIIe et le XVIIe siècle, devenu féminin, par analogie avec « montre ». En effet, « montre » désigne le cadran de l’horloge qui montre l’heure. « Montre » vient du verbe « montrer ».
Une petite anecdote pour la route : au XVIIe siècle, les consonnes étaient au féminin quand leur prononciation commençait par le son è. Nous disions : une s, une r, mais un z, un t.
104. POURQUOI N’AVONS-NOUS PAS RECONNU QUE LES PRÉCIEUSES AVAIENT RAISON ?
Par machisme, peut-être !
Le XVIIe siècle vit des dames beaucoup moins ridicules que ne le laisse entendre la comédie de Molière lancer un mouvement culturel inédit, celui des précieuses. Elles sont le point de mire d’une nouvelle tendance : les femmes ont leur mot à dire. Les précieuses sont à la mode et popularisent de nouveaux mots. Nous leur devons « s’encanailler », « féliciter », « s’enthousiasmer », « bravoure », « anonyme », « incontestable », « pommade ». Dès lors, pourquoi n’interviendraient-elles pas dans l’orthographe ?
Au siècle précédent, Théodore de Bèze se demandait déjà s’il fallait concéder à une femme l’art et la pratique de l’orthographe. Si oui, il faudrait dire que l’écriture est un plaisir et non une élection. Par cette phrase, il répondait négativement. D’accord, ce n’est pas génial.
Mais qu’il se soit posé la question constitue déjà un progrès.
Le littérateur misogyne Somaize publie en 1661 son Grand Dictionnaire des Précieuses. Il se moque d’elles et imagine que quatre précieuses se réunissent pour ébaucher une orthographe phonétique « afin que les femmes puissent écrire aussi assurément et aussi correctement que les hommes ». Grâce à lui, nous connaissons la manière dont elles écrivaient. Petite remarque, ce livre ridiculise l’orthographe des précieuses. Au siècle précédent, on a critiqué Ronsard qui proposait d’écrire phonétiquement, mais personne ne s’est moqué de lui. En revanche, quand il s’agit d’une femme, on se moque.
Comme il y a une justice, le pamphlet que Somaize croit écrire peut aujourd’hui se lire comme un plaidoyer. Avec des ennemis comme lui, on n’a plus besoin d’amis. Grâce à lui, nous découvrons qu’elles adorent l’accent circonflexe. Elles écrivent « prône », « flûte », « aîné », « âpre », « âge » à une époque où les savants préfèrent prosne, fluste, aisné, aspre, aage… Certes, elles ne sont pas les seules, mais la postérité, en leur donnant raison, ne les trouvera pas ridicules.
La prétendue satire de Somaize va nous permettre de comparer l’orthographe des précieuses à celle de l’Académie et de voir à qui l’Histoire donnera raison.
Voici cinquante de leurs propositions suivies entre parenthèses de la manière dont l’Académie a décidé de les écrire en 1694. Nous avons souligné la version triomphante.
L’Histoire a donné raison à l’Académie dans dix cas (20 %) : acomode (accommode). calité (qualité), éficace (efficace), grans (grands), pié (pied), repren (reprend), résonne (raisonne), soûfert (souffert), trèze (treize), vieu (vieux), indontable (indomptable).
Aucun des deux n’a eu gain de cause dans treize cas (26 %). Après la parenthèse se trouve l’orthographe qui a triomphé : avéque (avecque) avec, coûtume (coustume) coutume, éfets (effects) effets, éfroy (effroy) effroi, extréme (extresme) extrême, même (mesme) même, nôces (nopces) noces, parètre (paroistre) paraître, rédeur (roideur) raideur, tête (teste) tête, toûjours (tousjours) toujours, trionfans (triomphons) triomphant, vû (veu) vu.
Notons dans ces exemples que nous comprenons plus facilement l’orthographe de ces dames que celle de l’Académie.
And the winner is… Dans vingt-six cas (52 %), ces dames ont eu raison : aîné (aisnés), âpre (aspre), auteur (autheur), avis (advis), avocat (advocat), défunt (deffunct), éclairée (esclairée), écloses (escloses), écrits (escrits), éloigner (esloigner), établir (establir), fait (faicts), flûte (fluste), goût (goust), hôtel (hostel), méchant (meschant), prône (prosne), réjouissance (resjouissance), répondre (respondre), savoir (sçavoir), solennité (solemnité), suprême (supresme), trésors (thrésors), troisième (troisiesme), être (estre).
Les 2 % restants ne sont qu’un mot : alors que beaucoup, par fidélité à Estienne, s’obstinent à écrire aage, l’Académie française, à son corps défendant, donnera raison aux précieuses et publiera âge.
Elles avaient majoritairement raison. C’est pourquoi elles seront appréciées de partisans de la simplification comme Lesclache. Cela n’empêchera pas, encore en 1845, un certain Francis Wey dans ses Remarques sur la langue française de déplorer « la profonde stupidité, le défaut absolu de logique et de discernement qui présidèrent à cette mutilation, opérée par un trio de pimbêches ». L’obstination dans la bêtise n’est pas l’apanage de notre époque…
105. POURQUOI LA LANGUE FRANÇAISE EST-ELLE MACHISTE ?
Parce que le latin chéri de nos académiciens manque de femmes.
Le masculin l’emporte sur le féminin dans l’accord des participes passés. Prenons la personne la plus nulle en orthographe, la seule règle qu’elle retienne est celle-là ! Et ce quel que soit son sexe ! À ma connaissance, elle n’a jamais été remise en cause ni n’a subi l’ombre d’une discussion. Les femmes ont mis trois cents ans pour entrer à l’Académie alors que rien dans ses statuts ne l’empêchait d’en recevoir.
Tout le monde se souvient des polémiques autour de la féminisation des fonctions. Pourtant, il y eut des tentatives antérieures.
En 1297, dans Le Livre de la taille de Paris, nous trouvons des termes féminins : archiere, bouchere, boursiere, cervoisiere, chambrière, chandeliere, chapeliere, cordoaniere, couturiere, cuisinière, escueliere, estuveresse, estuviere, feronne, fromagiere, lavandiere, liniere, mairesse, marchande, mareschale, merciere, oublaiere, ouvriere, pevriere, portiere, potiere, poulailliere, prevoste, tainturiere, tapiciere, taverniere.
Les femmes de l’époque de Molière ont la réputation d’être rétives à l’orthographe. Nous pouvons en assigner partiellement la faute aux jésuites. Ils sont nés durant la Contre-Réforme, qui insistait sur la nécessité de former des prêtres. Le haut clergé s’exprime en latin, la messe est dite en latin. Or les femmes n’ont pas accès à la prêtrise. Il n’est donc pas nécessaire de leur enseigner la langue de Messaline. Voilà pourquoi le beau sexe n’est pas initié aux délices d’une langue considérée par les écoles religieuses comme une ouverture vers une carrière ecclésiastique. Le français est surtout enseigné dans les écoles de filles et cela durera très longtemps.
Le latin ne figure d’ailleurs pas dans le programme de Saint-Cyr, école de filles fondée par l’adorable marquise de Maintenon. Au XIXe siècle, l’abbé Le Tellier dira : « La science fondamentale de l’instruction des jeunes filles est la connaissance de leur langue. » Pour des raisons religieuses, ces dames sont dispensées de la langue d’Agrippine, considérée comme celle du savoir religieux et scientifique, c’est-à-dire, pour nos barbons, masculin.
Conséquence : n’en déplaise à Jacqueline de Romilly, les dames ont la réputation de ne rien comprendre à l’étymologie qui guidait l’orthographe des cerveaux mâles remplis de latin. À une époque où l’on écrit selon son opinion, elles ont tendance à ignorer l’écriture latine et à écrire plus simplement. Ceci explique certains soutiens, tel celui de Louis Meigret, grammairien lyonnais partisan de l’écriture phonétique, qui loue « les petits enfants, les femmes, les étrangers, c’est-à-dire ceux qui ont le simple naturel, et qui ne sont embrouillés de nos belles raisons étymologiques », et donne comme conseil aux hommes : « Messieurs, faites simple : écrivez comme votre charmante épouse. » Naturellement, certains profiteront de cette simplicité pour émettre des réflexions qui ne passeraient plus aujourd’hui.
Descartes, qui n’en rate pas une, expliquera qu’il publie son Discours de la méthode en français afin que « tout le monde puisse [l]e lire des plus subtils jusqu’aux femmes », et s’empresse d’en fournir une version latine.
Cela explique sans l’excuser une réflexion qui sera longtemps reprochée à l’Académie française. Dans la préface de la première édition de son Dictionnaire, elle est à deux doigts d’écrire : « Parlant généralement de l’orthographe, la Compagnie déclare qu’elle désire suivre l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes. » Sans doute Marguerite Yourcenar leur est-elle apparue en songe, et ils ont biffé la fin.
Cela dit, tous les académiciens ne sont pas machos. M. Charpentier, auteur d’un projet de préface non retenu, désire que l’Académie veille à ce que son Dictionnaire soit accessible à tout Français : « Afin qu’il fut d’usage à ceux qui n’entendent que cette Langue, et entre autres aux Dames qui ont ordinairement de plus agréables occupations que de donner une partie de leur temps à l’étude des Langues anciennes. »
Le compliment est bien tourné !
106. POURQUOI « FOND » ET « FONDS » ?
Parce que Vaugelas voulait éviter un krach boursier !
Les mots « fond » et « fonds » viennent tous deux du latin fundus. Ce nom avait plusieurs significations, du fond de tonneau dont on racle le reste du vin jusqu’à ce qui fonde la fortune d’un bon citoyen : sa propriété, c’est-à-dire son fonds ; s’y ajoute la notion de « garant », de celui qui donne fondation et légitimité à un acte public. Toute une famille lexicale dérive de fundus : déjà en latin, on avait fundatio et fundamentum, « la fondation » et « le fondement », et, bien sûr, profundus : l’étymologie est une science profonde, sinon sans fond !
Toujours est-il que fundus évolua naturellement vers le français « fond ». Mais, au XVIIe siècle, l’amplitude des significations possibles de ce mot donna une idée à Vaugelas pour éviter les confusions : ajouter un s à la fin du mot quand il s’agit de désigner une propriété foncière ou une collection. On écrira « fonds de commerce », « fonds monétaire », « bien-fonds » (terme immobilier aujourd’hui désuet…), mais le fond de la barrique ou de la rivière, quand on n’y pêche pas de l’or ou du pétrole, restera sans s…
107. POURQUOI DISONS-NOUS « JE CUEILLERAI » ?
Pour témoigner d’un état d’âme de Vaugelas !
En 1647, le grand grammairien Vaugelas publie ses Remarques sur la langue française, qui influenceront profondément l’Académie, dont il est d’ailleurs membre. Particulièrement élitiste, il affirme que « le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes […] et le bon au contraire est composé non pas de la pluralité, mais de l’élite des voix ». Il définit le bon usage comme la « façon de parler de la plus saine partie de la cour ». Son objectif est de dire comment il faut parler en se servant de la langue employée dans l’entourage royal. Au XXIe siècle, on l’accuserait de courir après les subventions.
Son envie de suivre systématiquement le parler de la cour l’amène à avoir certains états d’âme, notamment pour le futur du verbe « cueillir » qui devrait normalement donner je cueillirai. Vaugelas est perturbé. D’un côté, l’habitude du futur de se former à partir de l’infinitif et surtout celle de la cour du roi qui dit je cueillirai. Vaugelas adore suivre ce qui se dit à la cour de Louis le Juste (le père moins connu du Roi-Soleil). De l’autre, la tradition du peuple parisien de dire je cueillerai, en souvenir d’un vieux mot français cueiller. Vaugelas aime aussi la tradition. Finalement, l’Académie française prendra le parti des Parisiens et tranchera pour « je cueillerai ». Les académiciens n’avaient pas dû apprécier le déjeuner qu’on leur avait la veille servi à la cour…
108. POURQUOI METTONS-NOUS UN X À « CHOIX » ET À « PRIX » ?
Pour les relier ?
Robert Estienne écrivait le chois, le dérivant du verbe « choisir ». L’Académie, en 1694, écrira « choix » pour ne pas confondre avec « tu chois » (du verbe bien tombé en désuétude « choir », qui signifie justement « tomber »). La confusion n’existait pas à l’époque de Robert Estienne, car il écrivait tu cheois. Estienne écrivait encore le pris du pain, mais l’Académie y mettra un x pour ne pas confondre avec « tu pris ». L’Académie tenait vraiment à ce que ses contemporains ne confondissent pas les noms « choix » et « prix » et les verbes « prendre » et « choir ».
109. POURQUOI METTONS-NOUS UN ACCENT GRAVE SUR LE A ET NON UN AIGU ?
Ce n’est pas bien grave !
Cette préposition vient du ad latin. Or, les manuscrits latins du XVIIe siècle présentaient souvent un a surmonté d’un accent aigu. Afin de montrer que notre a n’avait aucun rapport avec ce dernier, les auteurs de la Brève Doctrine, manuel typographique alors en vogue, conseillèrent de mettre un accent grave et seront suivis par l’Académie. Une fois n’est pas coutume…
110. POURQUOI N’AVONS-NOUS PAS PU SIMPLIFIER L’ORTHOGRAPHE AU XVIIe SIÈCLE ?
On a manqué l’occasion, et ce n’est pas la dernière fois !
Les partisans de l’écriture phonétique du XVIe siècle ont fait des émules au siècle suivant. Tout d’abord, M. Poisson, animal un peu zinzin qui mérite d’être cité pour le surnom qu’il donne aux conservateurs : latinortografesfransois. Légèrement chauvin, il poussait le zèle jusqu’à prétendre que le français venait du gaulois et non du latin. S’il nous avait lu, il aurait su que c’était faux.
Le deuxième, un peu plus sérieux, s’appelle Philibert Monet. Selon ce jésuite, l’étymologie obscurcit la langue d’autant plus qu’on l’utilise partiellement et que certaines lettres sont ajoutées arbitrairement sans aucune justification latine ou grecque. Éminent latiniste, il critique l’argument selon lequel cette orthographe aiderait à apprendre le latin. Si l’élève ignore la langue de Cicéron, l’orthographe ne lui sert à rien. S’il est latiniste, elle n’est plus nécessaire. Sa vocation d’enseignant membre de la puissante Compagnie de Jésus donnera du poids à ses arguments.
Enfin, voici le philosophe Louis de Lesclache, qui ouvre une école de grammaire et de philosophie où il exerce une pédagogie dynamique qui n’incorpore pas l’étude des humanités classiques. En 1668, il publie Les Véritables Règles de l’ortografe francèze ou l’Art d’aprandre an peu de tams à écrire corectemant. La lecture de son titre donne une idée de ce qu’il y défend. Son ouvrage provoque ce qu’on appellerait aujourd’hui un véritable buzz. Quatre livres seront écrits pour l’attaquer pendant que d’autres le défendront.
Lesclache estime qu’il faut écrire comme on parle pour satisfaire les étrangers et faciliter la lecture des enfants. Son public est essentiellement féminin. Il raconte d’ailleurs une anecdote. Une dame fait appel au précepteur de son fils pour lui apprendre l’orthographe française. Ce dernier est mal à l’aise. La dame lui demande s’il la prend pour une débile. Il dodeline négativement du chef, mais informe la belle que si elle veut connaître l’orthographe, elle doit d’abord apprendre la langue latine et la langue grecque. La belle éclate de rire et lui avoue que, dans ce cas, elle se passera de son enseignement.
En 1664, Lesclache théorise même la supériorité féminine :
Comme les femmes prononcent notre langue plus agréablement que les hommes qui passent leur vie dans leur cabinet à lire des livres grecs et latins, il leur est très facile de savoir l’orthographe française puisque nous devons écrire comme nous parlons.
En 1665, un anonyme publie La Véritable Orthographe francoise, opposée à l’orthographe imaginaire du sieur Lesclache. Il y déclare :
C’est vous seul qui avez fort corrompu ce bel ordre, depuis que comme un autre Samson avec sa Dalila, vous filez dans les ruelles des Précieuses, en leur apprenant votre philosophie française, qui est, au sentiment des plus raisonnables, la ruine et la destruction entière de la langue latine […]. Ce n’est point la philosophie qui doit les perfectionner, mais bien le soin et l’économie de leur maison.
On comprend que, après de telles attaques, Lesclache soit devenu le chouchou des précieuses, dont il fréquente les salons.
Les partisans de l’orthographe étymologique ne sont pas tous anonymes. Parmi ceux qui ont eu le courage de se nommer, citons Bossuet, qui résume les arguments des conservateurs. Il s’oppose à l’écriture phonétique car nous ne lisons pas lettre à lettre. La figure entière du mot impressionne notre œil et notre esprit : c’est la méthode globale avant l’heure ! Trop simplifié, le mot devient méconnaissable à la vue et les yeux ne sont pas contents. Il défend les lettres qui rappellent le latin, dont l’immobilité garantit la stabilité de notre orthographe. Il ne renonce à l’ajout de lettres étymologiques que lorsqu’elles sont contraires à l’usage ou perturbent le lecteur en lui présentant des lettres auxquelles il n’est pas habitué.
Comme nos dictées en témoignent, ce sont les conservateurs qui gagneront. En effet, l’Académie donnera gain de cause aux partisans de l’écritureétymologique et le dit explicitement dans la préface de la première édition de son Dictionnaire. « L’Académie s’est attachée à l’ancienne Orthographe reçue parmi tous les gens de lettres, parce qu’elle aide à faire connaître l’Origine des mots. » Il s’agit d’une condamnation complète de l’écriture phonétique. L’académicien Charpentier y ajoutera un peu d’ironie. Il affirme qu’au lieu d’écrire « on ne scauroit trop seuerement punir ce grand coupable », les réformateurs écriraient « on ne scauroi tro seueremen puni ce gran coupable ». Pour lui, de même que la peinture qui représente les corps ne peut peindre le mouvement, de même l’orthographe ne peut peindre la prononciation, qui est le mouvement de la parole.
L’Académie réussit à utiliser le bon usage contre les partisans de l’orthographe phonétique. C’est ce qui a rendu inutiles les diverses tentatives de réformation de l’orthographe depuis plus de cent cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des règles que personne n’a voulu observer.
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Au XVIIIe siècle, rien ne va plus
Au siècle des Lumières, même si le latin continue à représenter la langue du savoir, le français s’apprête à le remplacer dans toute l’Europe. En 1714, à l’occasion de la signature du traité de Rastatt, le français remplace officiellement le latin comme langue de la diplomatie. Les encyclopédistes et les philosophes s’expriment dans la langue de François Villon, et leurs écrits parcourent l’ensemble de l’Europe. Ces auteurs ont une très haute opinion de leur langue, comme en témoigne la phrase de Voltaire : « La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens. »
Le français devient la langue de l’Europe. Pour donner une idée de son prestige, en 1783, l’Académie de Berlin propose comme sujet à son concours : « Qu’est-ce qui fait de la langue française la langue universelle de l’Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu’elle la conserve ? » Un des deux vainqueurs sera Antoine Rivarol, dont la conclusion est limpide : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français. »
La Révolution de 1789 modifie son statut. Le français devient une affaire d’État. La langue du roi et de « la plus saine partie de la cour » chère à Vaugelas devient celle de la nation bâtie par la Révolution sur de nouvelles assises. En effet, il faut doter la République une et indivisible d’une langue nationale.
En 1791, Talleyrand propose d’installer une école primaire dans chaque commune afin que chaque citoyen soit amené à faire sienne la langue des droits de l’homme. La lutte contre les patois commence et, à l’époque de la Terreur, elle sera forcément terrible.
Au début de ce siècle, on essayait de bien parler français pour ne pas être ridiculisé par les Parisiens ou la cour. À la fin, on évite de parler patois pour ne pas être guillotiné. La période napoléonienne verra se mettre en place un compromis : si on veut espérer faire carrière, on a intérêt à bien parler français.
111. POURQUOI NE PRONONÇONS-NOUS PAS LE R DE « MONSIEUR » ?
Parce que le sieur s’y croyait !
Le XVIIIe siècle connaît un renversement de tendance concernant la prononciation des fins de mots. Il était de bon ton sous Louis XIV de ne pas prononcer la dernière lettre de « finir », « menteur »… Les grammairiens du XVIIIe siècle militent quant à eux pour un rétablissement de cette prononciation. Ils y réussiront partiellement. Voilà pourquoi nous prononçons différemment « un archer » et « cher monsieur ».
Au siècle précédent, l’abandon du r touchait aussi les terminaisons en eur : « Menteur » se prononçait menteu. Nous retrouvons cette caractéristique lorsque nous appelons « boueux » les « éboueurs ». Là encore, la réaction n’est que partiellement parvenue à ses fins : le r de « menteur » sera rétabli dans la prononciation, pas celui de « monsieur ».
Néanmoins, l’usage hésite. Au XVIIIe siècle, il est conseillé de prononcer not’ au lieu de « notre ». Cette prononciation durera longtemps, puisque Jacques Brel y fait encore allusion dans sa chanson dédiée à Jaurès : « Oui not’ Monsieur, oui not’ bon Maître. »
112. POURQUOI DISONS-NOUS « J’AIME LA BEAUTÉ INTÉRIEURE DE CETTE MENTEUSE » ?
Pour varier les plaisirs !
Au Moyen Âge, les mots en eux avaient un féminin en euse, mais ceux en eur préféraient eresse. On disait une menteresse. Notons que le suffixe esse d’origine grecque est fréquent pour désigner les féminins : « princesse », « duchesse »…
Au XVIIe siècle, l’habitude de ne plus prononcer le r terminant les mots fit que nous désignions par le mot menteu le « menteur ». Dès lors, il est normal de mettre « menteuse » au féminin. Clément Marot parle même d’une chasseuse.
Le XVIIIe siècle rétablit la prononciation du r, mais, entre-temps, on s’était habitué aux nouveaux féminins, qui furent gardés. Seuls quelques mots poétiques conservèrent leur ancienne forme, qu’il s’agisse d’une « enchanteresse » ou de « Diane chasseresse ».
Pour ce qui est de « chasseur », la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie (la dernière en date, encore inachevée) accepte les deux formes au féminin, tout en précisant que ce mot s’emploie de toute façon rarement au féminin. Qui des chasseurs ou des académiciens sont les plus misogynes ?
113. POURQUOI LE PRÉNOM FRANÇOIS NE SE DIT-IL PAS « FRANÇAIS » ?
Pour ne pas favoriser certains candidats à l’Élysée !
Cette distinction est la trace d’une polémique qui a duré des siècles. Au XIIIe siècle, oi s’articulait comme les Anglais disent le mot boy. C’est ainsi que se prononçaient joie, foi, il chantoit, il chanteroit, monnoie. Ensuite, petit à petit, nous avons prononcé ce son comme les Anglais le mot way. Belle découverte pédagogique ! À quoi sert l’anglais ? À expliquer comment nous devons prononcer l’ancien français. C’est toujours plus agréable que de devoir étudier l’alphabet phonétique !
Naturellement, vieille tradition française, ce changement de prononciation ne modifie pas l’orthographe du mot. Nous prononcions jwé, fwé, il chantwé, il chanterwé, monwé, mais nous continuions à écrire joie, foi, il chantoit, il chanteroit, monnoie.
Au XVIIe siècle, deux tendances s’opposent. D’un côté, la cour prononce è ce qu’elle écrit oi. Monnoie se prononce monnaie et je dois, je dais. En face, le peuple de Paris le prononce oua, comme nous le faisons actuellement. Regardons ces vers du Misanthrope :
Lorsqu’un homme vient vous embrasser avec joie
Il faut bien le payer de la même monnoie !
Monsieur XIV l’affirme : le Rwé, cest mwé ! Soucieux de lui plaire, il est plus que probable que ces vers de Molière rimaient comme suit : jwé et monwé.
Au début du XVIIIe siècle, on prononçait déjà « je chantais » mais on écrivait encore je chantois. Le premier intellectuel d’ampleur à proposer d’écrire ai fut Voltaire, qui reprenait l’idée d’un obscur grammairien nommé Bérain dont l’accès aux médias était fort réduit en 1675. L’auteur de Candide déclare : « Pour l’orthographe purement française, l’habitude seule peut supporter l’incongruité. Emploieraient, octroieroient qu’on prononce octroieraient, emploieraient. » Voltaire, qui a du caractère, oblige ses imprimeurs à écrire ai quand on prononce è, et oi quand on prononce ouah. Voilà pourquoi des publications de cette époque portent la mention : « Selon l’orthographe de M. Voltaire. »
Mais les contemporains du seigneur de Ferney continuent à hésiter entre ces deux prononciations, comme en témoigne cet extrait du Dictionnaire critique de la langue française que publie en 1787 l’abbé Jean-François Féraud. Il y explique le verbe « croire » :
Faut-il prononcer crêre ou croâre ? Plusieurs admettent les deux prononciations : la 1re pour la conversation, la 2e pour le discours soutenu. Un habile homme interrogé, comment il fallait prononcer ce mot, répondit : je crais qu’il faut prononcer, je crois.
Il juge en revanche ridicules les prononciations fraid pour « froid » ou étrait pour « étroit ».
En 1835, l’Académie finit par se ranger à l’opinion de Voltaire. Néanmoins, la Revue des Deux Mondes continuera à écrire systématiquement oi jusqu’en 1917 ! À peu de chose près, nous aurions dû mémoriser les mots qui se seraient prononcés ai mais écrits oi. Naturellement, il n’est pas question d’écrire é comme le suggéraient les précieuses. En souvenir de ce oi, nous avons écrit ai. Disons que le i fut conservé en guise de vestige.
Petite conséquence de cette évolution : le mot « harnais », bien connu des véliplanchistes, continue à s’appeler « harnois » quand il qualifie des vieilles armures « blanchies sous le harnois ». Imaginons le choc culturel si l’on faisait de la planche à voile à Provins ou Carcassonne !
Pourquoi certains mots ont évolué vers le ai, comme « anglais », et d’autres vers le oi, comme « danois » ?
Au XVIIIe siècle, rien ne va plus.
Pourquoi le mot « français » s’est-il distingué du prénom « François » ? Sans doute beaucoup à cause du hasard !
114. POURQUOI VIVONS-NOUS EN DÉMOCRATIE ?
Encore un coup des Grecs !
La langue grecque fascine les hommes du XVIIIe siècle, et notre langue subit l’influence des encyclopédistes et des philosophes, souvent obligés d’inventer ou de développer certains concepts afin de préciser leurs pensées. Ils puisent dans une langue hellénique qui les envoûte d’autant plus qu’elle est celle des premiers philosophes. Sans compter qu’ils l’ont étudiée dans leur jeunesse. Qui n’a jamais essayé le grec comme cure de jouvence ?
Dans cette période où les idées démocratiques sont à la mode, il ne faut pas s’étonner que la démocratie athénienne serve de modèle. Nous créons les mots « démocratie », « théocratie », et nous gardons le t car il vient du grec cratos. Le développement des sciences naturelles donnera des mots tel « physiocrate ». Lavoisier, l’inventeur de la chimie moderne, créera ainsi le mot « hydrogène » (littéralement, « engendrant l’eau »).
115. POURQUOI METTONS-NOUS UN H À « RHUME » ?
Parce que le nez coule !
Quand un mot grec commençait par r, ou plutôt rhô, les Hellènes aspiraient parfois la consonne sur laquelle il se trouvait. Voilà d’où vient le h qui suit le r dans bien des mots d’origine grecque. On écrit « rhume », parce que rhein veut dire « couler » et « oto-rhino-laryngologie » car rhinos désigne le « nez ». Les Grecs utilisaient le même mot pour « nez » et « couler », ce qui découle du bon sens.
L’emploi du grec donne à des mots composés pourtant simples un cachet très raffiné. Par exemple, en grec ancien, cairos désignait la « corne » et rhinos, donc, le « nez ». Mettez-vous à la place d’un professeur d’université ! N’est-il pas valorisant de dire : « Je vais vous parler d’un animal que j’ai baptisé rhinocéros parce que là où on s’attend à voir un rhinos, c’est une cairos qui apparaît » ? C’est tout de même mieux que de dire : « Vous allez rire, voici un animal qui a une corne à la place du nez. » C’est parfois un peu comique. En grec, hippos désigne le « cheval » et potamos le « fleuve ». Littéralement, l’hippopotame est le « cheval du fleuve ». Peut-on y voir l’influence des mouches tsé-tsé ?
Pour l’anecdote, au XIXe siècle, Larousse appellera ce h « un vestige graphique qui ne change rien à la prononciation ».
116. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS PARFOIS ÁTRE ET PARFOIS ATRE ?
Parce que tous les psychiatres ne sont pas sauvages !
Pour dénoter le côté sauvage d’une plante, les Romains ajoutaient aster. Oleaster désignait l’« olivier sauvage », quand oleus était un « olivier » ordinaire. Ce diminutif va se généraliser. Par exemple, matraster (mater + aster) désigne la deuxième femme du père, que nous préférons appeler « adorable belle-mère ». Ce mot est à l’origine de notre « marâtre ». Les Romains appelaient salmaster une eau un peu salée, ce mot a donné notre « saumâtre ». Quand Cicéron décrit un type un peu surdaster, il l’estime « dur d’oreille ». Cet aster est à l’origine de notre « âtre », qui prend un accent circonflexe en souvenir du s. « Rosâtre » est un peu rose, un « opiniâtre » a des opinions solides.
En revanche, les mots « pédiatre », « psychiatre », « gériatre »… viennent du grec iatros, qui signifiait « médecin ». Comme il n’y a pas de s en grec, nous n’avons pas mis de circonflexe. À quoi ça tient !
117. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « CLUB » ?
Pour titiller les Québécois !
Au XVIIIe siècle, l’Angleterre fascine nos philosophes : la monarchie y est moins absolue, les élites y font contrepoids au roi au lieu de se prosterner à Versailles. Ils préfèrent l’habeas corpus aux lettres de cachet et le Parlement de Westminster à la cour de Versailles, même s’ils adorent y être invités. Ils entament une mode appelée à un grand succès, l’importation d’anglicismes. Ils rapportent ainsi de Londres les mots club et budget que les envahisseurs normands avaient pris dans leurs bagages. D’autres mots britanniques sont francisés, comme riding-coat qui devient « redingote » et free mason, « franc-maçon ».
À une époque où la cour d’Angleterre, à l’instar de toutes les cours d’Europe, aime montrer qu’elle sait parler le français, nos philosophes se doutent-ils que cette mode des anglicismes deviendra le signe de l’emprise actuelle de la langue de Shakespeare sur celle de Molière ? Mais n’ayons crainte : l’Histoire entière nous montre qu’une telle prééminence est toujours fugace !
118. POURQUOI DISONS-NOUS « JE N’AI PAS L’HEUR DE LUI PLAIRE » ?
Pour reprendre ceux qui ont un drôle d’air !
Les philosophes du XVIIIe siècle nourrissaient une certaine fascination pour les vieilles expressions imagées. Voltaire proposa à ses collègues académiciens de recenser les expressions de Montaigne ou de son ami, moins fameux que La Boétie, Charron.
Le mot « heur » vient du latin augurium, un présage tiré du vol des oiseaux (pensez à l’expression « de bon augure »). Nous le trouvons en ancien français sous la graphie eur. Le h fut ajouté par analogie avec le mot « heure », qui en possède lui un car il vient du latin hora. Ce mot va peu à peu signifier la chance : je n’ai pas l’heur de lui plaire veut dire « je n’ai pas la chance de lui plaire ». Vous me direz que nous n’utilisons ce mot que très rarement ! Certes, mais il explique à lui seul le h de « bonheur », « malheur », « heureux »…
119. POURQUOI MÊME LES MAITRES ÈS LETTRES HÉSITENT-ILS SUR « VIS-A-VIS » ET « FAIRE BONNE CHÈRE » ?
Parce que nous aimons voir notre vis-à-vis faire bonne chère !
Certains mots disparaissent parce qu’on les confond entre eux. Le mot « visage » avait ainsi deux synonymes trop tôt disparus : chère, qu’on confondait avec « chair », et vis, trop semblable à la forme verbale « je vis ». Voilà pourquoi « visage » a triomphé. Quoique ! Ces synonymes sont conservés dans deux expressions : un « vis-à-vis » (visage face à un visage) et « faire bonne chère » (faire bonne figure devant un bon plat), équivalent du miam miam cher à nos bandes dessinées.
Notre langue est friande de ces archaïsmes, par exemple ès. Il s’agit à l’origine d’une abréviation : celles-ci sont courantes dès le Moyen Âge. De le donna del puis « du ». À le s’abrégea en al puis « au ». De les est toujours « des », quand à les fut as, aus puis « aux ». Il y avait aussi en le qui donna el, eu et on, avant de tous disparaître. En les s’abrégeait ainsi en ès. Cette forme a disparu aussi, hormis dans l’expression « maître ès lettres ».
Un dernier exemple d’archaïsme pour la route : jacere (« être couché », en latin) a donné « gésir », que l’on emploie surtout dans deux expressions : « ci-gît », et sa conséquence, « le gisant ».
120. POURQUOI « QUOIQUE » ET « QUOI QUE » NOUS ENNUIENT-ILS ?
Pour pouvoir faire douter notre ami en lui disant : « Quoi que tu chantes, je t’adore ! »
Nous savons tous que « quoique » s’écrit en un mot quand il signifie « bien que ». Il n’en fut pas toujours ainsi. Au XVIe siècle, Robert Estienne ne mentionne pas l’existence de « quoique ». En revanche, dans ses exemples, il le cite en l’écrivant en deux mots : quoy qu’il en soit.
En 1694, l’Académie fera de même dans la préface de son Dictionnaire : « Quoy qu’on se soit proposé en general de ne point employer les vieux mots dans le Dictionnaire, on n’a pas laissé d’y en conserver quelques-uns, sur tout quand ils ont encore quelque usage. » Si nous analysons son quoy que, il signifie « bien que ». Néanmoins, elle présente dans le corps du Dictionnaire quoyque, dont elle donne l’exemple : quoyquil soit pauvre.
En 1718, elle les sépare en deux entrées. Elle écrit quoy que et reprend l’exemple « quoy qu’il soit pauvre ». En 1740, elle les ressoude et redonne l’exemple « quoy qu’il soit pauvre ». En 1835, notre « quoique » définitivement installé peut enfin torturer les élèves. Il était temps ! Nous avons failli attendre.
121. POURQUOI METTONS-NOUS PARFOIS É ALORS QUE NOUS PRONONÇONS È ?
Par amour de la réglementation !
À l’origine, les accents étaient surtout utilisés pour distinguer le son euh du son é et non pour différencier les sons é et è.
Voyons tout d’abord le é.
À la Renaissance, l’imprimeur vénitien Manuce crée une mode en accentuant les textes latins. Leur origine grecque accentue la popularité de ces accents : la langue de Platon est alors fort à la mode !
En France, l’imprimeur Geoffroy Tory défend l’accent qu’il est allé chercher en Italie et regrette qu’en « nostre langage Francois nauons [n’avons] point daccent figuré en escripture [écriture] & pour le default que nostre langue nest [n’est] encores mise ne [ni] ordonner a certaines Reigles comme les Grecque & Latine ».
Il est partisan de l’accent circonflexe sur le o, de l’aigu sur le e, de l’apostrophe. Représentant une aile modérée qui finalement l’emportera, Geoffroy ne prône pas l’écriture phonétique, mais voudrait utiliser les progrès de l’imprimerie pour faciliter la lecture de notre langue.
Nous imaginons mal les difficultés que rencontrent les premiers imprimeurs. Par exemple, il est de tradition d’écrire Dathenes. Geoffroy place l’apostrophe sans changer la majuscule et écrit D’athenes. Finalement, il se rend compte que d’Athènes est plus logique.
En 1533 paraît la Brève Doctrine, manuel qui promeut les accents et deviendra le code d’accentuation de l’imprimerie. Elle est imprimée comme un appendice adjoint à un livre de la reine Marguerite de Navarre, sœur de François Ier. Un texte qui sera repris par les Accents de Dolet. Cette Brève Doctrine prône l’apostrophe devant le e élidé et le h muet : « l’homme ». Elle défend l’accent aigu (« assemblée », « journée »…), le grave sur le a, le circonflexe, le tréma et une petite nouvelle : la cédille.
Robert Estienne a quant à lui tendance à mettre un accent sur le e final qui se prononce é afin de ne pas confondre avec le e muet. Il ne l’utilise qu’en cas de confusion. Ainsi, il le met sur le participe masculin « porté » car on peut le confondre avec « porte » mais pas au féminin portee. Robert Estienne admet l’accent aigu car les Romains l’utilisent, mais une seule fois par mot car les compatriotes de Cicéron n’en mettent jamais plusieurs.
Au XVIIe siècle, Corneille déclare à ses lecteurs : « Je n’ai pu souffrir que ces trois mots “reste”, “tempeste”, “vous estes” fussent écrits l’un comme l’autre, ayant des prononciations si différentes. » Il les écrira « reste », « tempête », « vous êtes ».
Corneille sera suivi par des disciples moins connus, comme Ménage et Mauconduit. Cela dit, ce dernier, dans son traité d’orthographe de 1669, redoute qu’un mot puisse comporter trois accents et donne l’exemple inadmissible de « précédé ».
En 1694, l’Académie ne suivra pas Corneille et aura tendance à refuser les accents.
En 1740, l’abbé d’Olivet, rédacteur de la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie, les popularise. Hélas, l’imprimeur Coignard manque de ce genre de caractères. Remises en janvier, les notices de la lettre A ne sont toujours pas imprimées en août. Susan Baddeley et Liselotte Biedermann-Pasques, dans leur étude des préfaces du Dictionnaire, estiment que cette pénurie explique que les lettres capitales seront moins accentuées que les autres, et même l’absence d’accents à partir de la lettre M : les imprimeurs étaient à court de ces signes encore rares ! Tout cela ne sera régularisé que lors de la quatrième édition en 1762.
À l’époque de l’ordinateur, ces imprévus nous font sourire et nous semblent incroyables. Je vous invite à observer dans un musée les outils des imprimeurs. Vous comprendrez tout de suite.
Et l’accent grave là-dedans ? me demanderez-vous !
L’accent grave existe déjà dans les cases des imprimeurs qui l’utilisent pour marquer les finales latines invariables : sinè, maximè. Nous tardons à l’employer car le but de l’accent est de signaler que la lettre ne se prononce pas euh. En 1694, l’Académie en limite l’usage à distinguer « a » et « à », « la » et « là », « ou » et « où ».
La nécessité de distinguer les sons é et è mettra du temps à s’installer. Hélas, entre-temps, nous avons pris l’habitude d’écrire é certains sons qui se prononcent è. De plus, nous hésitons sur la prononciation du é et du è. En témoigne cette réflexion de d’Alembert qui, dans son Éloge d’Olivet, constate : « On marque d’un accent aigu les deux premiers “e” du mot téméraire, comme si les syllabes “te” et “me” dans ce mot se prononçaient de la même manière que les dernières syllabes de bonté et d’aimé. […] L’e dans les deux premières syllabes du mot téméraire a beaucoup plus de rapport, quant à la prononciation, avec celle du premier “e” dans le mot fidèle, “e” qu’on marque d’un accent grave. »
Au XVIIIe siècle, l’Académie officialise l’accent grave préconisé par Voltaire. Elle écrit « complète », « j’achète », « après », « décès », « règle », « succès » qui s’écrivait succez, et « fidèle » au lieu de fidelle. L’évolution de ce mot témoigne d’une longue hésitation. L’Académie conseille fidélle en 1694 et 1718. Elle accepte fidelle et fidèle en 1740, opte pour fidelle en 1762 et finit par trancher définitivement en 1798 pour « fidèle ». Si, par hasard, vous hésitiez sur l’orthographe de ce mot, ces atermoiements devraient vous consoler. D’autant que les Latins écrivaient fidelis avec un seul l.
En revanche, l’abbé d’Olivet qui dirige cette édition garde première par tradition.
Voilà le problème ! À chaque édition, l’Académie transformera en graves des accents aigus auxquels nous nous étions pourtant habitués. En 1835, elle en accepte beaucoup sauf pour les mots en ege, qui gardent l’aigu : collége, piége, manége qui devront attendre l’édition de 1877 : « collège », « piège », « manège »…
Le nom de la ville de Liège s’écrira encore avec un accent aigu dans la presse au début du XXe siècle. En 2000, l’Académie dissertera sur le mot « événement » dont elle accepte les deux orthographes (« événement » et « évènement »). Et, aujourd’hui, nous pouvons encore débattre de l’accent de « réglementation ».
La neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie n’en est encore qu’à la lettre Q : nous verrons bien ce que les habits verts décideront au sujet de ce mot !
122. POURQUOI AVONS-NOUS EU BESOIN D’UN CHAPEAU ?
Par raffinement !
On a vu que l’accent circonflexe est généralement le substitut d’un s devenu muet. Mais pourquoi cette forme, qu’on appelle familièrement le chapeau ?
Jules Renard, dans son Journal, le dit déjà : « L’accent circonflexe est l’hirondelle de l’écriture. » Mais cette hirondelle, d’où vient-elle ? De Grèce ! En grec, l’accent aigu figure la voix qui monte et le grave, celle qui descend. Quand la voix monte et descend dans la même syllabe, les Hellènes collaient les deux accents qui formaient un chapeau. En grec classique, l’accent circonflexe indique un mouvement de la voix comme celui que nous opérons dans l’interjection « ô ». Cet accent s’appelle perispomene, que le latin traduit en circumflexus, et que Louis Meigret appellera accent « circonflexe ».
Au XVIIIe siècle, l’abbé d’Olivet tend à mettre un circonflexe lorsque la lettre qu’il surmonte est allongée : « hôpital ». Néanmoins, il ne le fait pas sur « axiome ». Il hésite sur « bête », « bêtise » et « bétail ». Il en justifie d’autres en souvenir d’une lettre, comme dans « rôle » (roole), « maître » (maistre), « âme » (anme), « voûte » (vouste). Dans le cas de « extrême », il n’y a jamais eu de consonne disparue. L’Académie a dû le mettre parce qu’elle le trouvait joli.
En 1740, l’abbé d’Olivet enlève le d à adjouter et écrit ajoûter, qui perdra son accent circonflexe en 1762.
Notons que cet accent, qui mettra tant de temps à s’installer, est aujourd’hui l’originalité de l’orthographe française et l’ennemi des partisans de la simplification, qui rêvent de l’occire.
L’abbé utilisera également l’accent circonflexe pour distinguer les homonymes : « goutte/goûte », « hotte/hôte », « jeune/jeûne », « malle/mâle », « patte/pâte ».
123. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « EU » ET « GAGEURE » ?
Une gageure comme une autre !
Au Moyen Âge, les sons u et v ne se distinguaient pas à l’écrit. « Nouvelle » s’écrivait nouuelle. On a placé un e avant bien des u pour indiquer qu’il s’agissait d’une voyelle et non de la consonne que nous écrivons maintenant v. Au XVIIe siècle, il n’est pas rare d’écrire blesseur pour indiquer qu’il faut lire « blessure » et veu pour signaler que la prononciation est « vu ».
Lors de la rédaction de la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1740, l’abbé d’Olivet joue de son influence pour ôter ce e. Seur devient sûr et veue vûe qui perdra son accent circonflexe en 1762. Il en ira de même pour alleure qui devient allure. « Gageure » et « eu » sont une fois de plus ce que nous pouvons appeler des vestiges. En effet, quand une orthographe est simplifiée, on garde toujours un reste des choix antérieurs, comme un témoignage isolé. C’est notre petit côté Pompéi !
124. POURQUOI LE J ET LE V SUIVENT-ILS LE I ET LE U DANS L’ALPHABET ?
Parce que les derniers arrivés sont toujours les plus mal placés !
Avant le XVIIIe siècle, j et v comme i et u se distinguent à l’oral mais pas à l’écrit. Les sons i et j s’écrivent « i ». Les sons v et u s’écrivent « v » en tête de mot et « u » au milieu. Dans les premières grammaires, on parlait de « u voyelle » pour caractériser notre u et de « u consonne » pour désigner notre v. Il en était de même pour le i et le j.
En 1492, l’humaniste espagnol Antonio de Nebrija utilise le premier le j et le v dans ses écrits. Dès lors, l’imprimerie les utilisera pour les distinguer des i et u, mais ces lettres rencontreront une très grande résistance. Même le grammairien Ramus, pourtant partisan d’une écriture phonétique, les emploie en latin et les ignore en français.
L’Académie officialise ces lettres en 1762. De manière tout à fait normale, dans l’ordre alphabétique, elle les met juste après leur voyelle correspondante. Voilà pourquoi le j suit le i et le v le u ! Les académiciens, toujours prudents, ne les considèrent pas à l’origine comme des lettres à part entière : jusqu’en 1798, à l’intérieur d’un mot, elles ne comptent pas pour déterminer la place de ce mot dans l’ordre alphabétique.
125. POURQUOI N’AVONS-NOUS PAS VRAIMENT SIMPLIFIÉ L’ORTHOGRAPHE AU XVIIIe SIÈCLE ?
Parce qu’a l’impossible, nul n’est tenu !
En 1740, l’abbé d’Olivet, académicien et principal rédacteur de la troisième édition du Dictionnaire, change un quart des mots et rédige probablement la seule préface progressiste jamais publiée par l’Académie. L’abbé d’Olivet instaure la plus grande simplification qui ait été faite. Il introduit le j et le v, les accents, supprime certaines lettres inutiles… Il sait qu’il va rencontrer des résistances, comme en témoigne sa préface.
Il hésite souvent à bousculer les habitudes bien ancrées, et s’en explique : « Par exemple, si nous avons conservé dans Méchanique, l’h inutile que nous avons ôtée de Monacal ; c’est que l’usage le plus commun, en ôtant l’h de Monacal, l’a laissée dans Méchanique. » Notons que ce h devenu masculin a aussi désormais disparu de « mécanique ».
C’est probablement la raison pour laquelle l’abbé d’Olivet conserve le c de « respect » et « aspect » alors qu’il l’enlève à object, ce qui nous dispense définitivement de le prononcer. Il a gardé celui de « satisfaction », que nous avons fini par articuler.
Forcément, ses critères pour sélectionner les mots que l’on peut modifier et ceux dont un changement d’orthographe perturberait trop nos habitudes relèvent de la subjectivité la plus totale.
Il n’empêche que, à contempler les résultats, monsieur l’abbé est le plus grand réformateur de notre langue. Et cela lui vaudra bien des critiques, dont celles de Victor Hugo. L’abbé avait en effet supprimé certaines lettres grecques situées au milieu des mots : autheur devint « auteur » ; thrésor, « trésor » et thrône, « trône ». L’auteur des Misérables le regrettera : « Les mots ont une figure. Bossuet écrit thrône, selon cette magnifique orthographe du XVIIe siècle que le XVIIIe a si sottement mutilée, écourtée, châtrée. »
Sacré Victor ! Comment voulez-vous que de telles attaques ne dissuadent pas les partisans d’une simplification ?
7
Comment l’orthographe est devenue officielle ?
Au siècle de la révolution industrielle et de la lente instauration de la démocratie ; le latin continue à perdre du terrain, mais lentement. Vers le milieu du siècle, les jésuites réintroduisent le latin parlé dans leurs établissements scolaires et tiendront bon jusqu’au début du XXe siècle.
Tout au long de ces années, le latin reste le cours fondamental. Les lycéens le connaissent. Le professeur de français enseigne également le latin et vice versa. Il est très pratique d’apprendre aux mêmes élèves le latin tempus et le français « temps », la conjugaison latine dicis, dicit, dicent et la française « tu dis, il dit, ils disent ». Selon l’historien de la langue André Chervel, jusqu’en 1880 l’enseignement est fait en fonction du latin. L’université française est d’obédience latine.
Néanmoins, il n’y a plus de compétition réelle. Le français est la langue de la France devenue État-nation.
Oublié le temps où Robert Estienne invitait ses domestiques à parler la langue de Cicéron et où Descartes traduisait en latin son Discours de la méthode.
126. POURQUOI FRANÇOIS DE CLOSETS ESTIME-T-IL QUE LES FRANÇAIS ONT GAGNÉ LEUR LIBERTÉ QUAND LE FRANÇAIS A PERDU LA SIENNE ?
Parce qu’il aime les paradoxes !
François de Closets fait allusion à une conséquence méconnue de la Révolution. Certes, cette dernière marque le point de départ d’une liberté dont nous continuons à jouir. Mais la Révolution a popularisé l’idée de nation, qui remplace celle d’un roi personnellement lié à ses sujets. Nous oublions souvent que notre Révolution essentiellement parisienne s’en est prise au pouvoir de l’Église, soutien du roi dont elle légitimait le pouvoir. Les missi dominici de la Révolution luttaient contre les curés de village qui avaient l’immense avantage de parler patois à une population qui ignorait souvent la langue française. Voilà pourquoi le nouveau pouvoir fit du français la langue de la nation et lutta contre les parlers locaux.
L’efficacité de ce combat nécessite d’enseigner la langue. La Révolution déboucha rapidement sur le pouvoir autoritaire de l’Empire. Dans un premier temps, Napoléon abandonne les écoles à l’Église qui rétablit l’enseignement du latin. Le tempérament de l’Empereur, personnellement peu soucieux de l’orthographe, l’incite à rationaliser les choses et à favoriser l’autorité. C’est son truc, il aime ça !
La nécessité de privilégier la langue nationale fera l’unanimité entre les différentes forces politiques durant tout le XIXe siècle. C’est à qui se montra le plus efficace dans sa défense. De Napoléon à la IIIe République en passant par les Bourbons et Louis-Philippe, tous les régimes partageront cet objectif. Au début du XIXe siècle, les fonctionnaires sont censés appliquer l’orthographe de l’Académie. Ils doivent donc la connaître s’ils veulent réussir leur concours. Pour l’apprendre, ils auront besoin de manuels scolaires qui l’appliqueront. Lorsqu’ils lisent, ils s’attendent à ce que l’auteur et son imprimeur suivent l’orthographe communément apprise. De là datent les réflexions du genre : « On trouve plein de fautes dans les livres. » Aux XVIe et XVIIe siècles, les imprimeurs imposaient des innovations qui finissaient par triompher. Une telle idée n’effleure même pas ceux du XIXe, qui ont intérêt à marcher au pas.
Dans leur élan, nos fonctionnaires conseillent à leurs enfants de s’initier à l’orthographe en lisant des œuvres exemplaires en la matière. De là datent des remarques du genre : « Votre enfant fait des fautes, il ne lit pas assez. » L’époque où Ronsard et Voltaire jouaient avec l’orthographe est révolue. Dorénavant, les auteurs doivent obéir. Au XVIIIe siècle, on parlait de l’« orthographe de Voltaire ». Il n’y aura pas d’orthographe de Victor Hugo. Les rares désobéissances tolérées sont l’œuvre d’auteurs tel Chateaubriand qui, égal à lui-même, refuse d’appliquer les rares innovations que connaîtra le siècle. Cette évolution aura fait des heureux : les maisons d’édition ont dû engager des correcteurs…
En 1830, la création d’un système d’enseignement primaire d’État non obligatoire prescrit l’usage d’un manuel français et non latin. Le XIXe siècle verra ainsi se multiplier dictionnaires, grammaires et manuels scolaires !
Sous l’Empire, la grammaire la plus importante sera celle de Charles-Pierre Girault-Duvivier (1765–1832) : la Grammaire des grammaires, sortie en 1811. Sa préface est claire : « J’ai suivi les sentiers battus par les anciens maîtres, bien sûr de ne pas m’égarer et de n’égarer personne avec moi sur leurs traces. » Le bon Girault-Duvivier, qui s’est initié à l’orthographe en l’enseignant à ses filles (il y en a qui ont de la chance !), publiera en 1815 un traité sur les participes.
En 1823 sort la Nouvelle Grammaire française de Noël et Chapsal qui connaîtra plus de quatre-vingts éditions et inspirera l’enseignement qui reposera, un siècle durant, sur la grammaire.
Vers 1850, la norme se fixe. Le français devient une langue codifiée.
Le XIXe sera aussi le siècle des dictionnaires. Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré et le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse connaissent un immense succès.
127. POURQUOI NE METTONS-NOUS PAS D’ACCENT À A PRIORI, A FORTIORI, A POSTERIORI ET A CONTRARIO ?
Parce que la reconnaissance mutuelle réconforte les intellos !
Au XVIIIe siècle, le français est à la mode, le latin l’apanage des vieux abbés, et l’on moque sans merci celui qui parsèmerait sa conversation de citations latines. Au XIXe, le latin utilisé avec parcimonie redevient une marque de distinction et un signe de culture. C’est de la monarchie de Juillet que datent ces jeux d’esprit où, en société, l’un lâche errare humanum est et l’autre répond perseverare diabolicum. Ce genre de clin d’œil signe l’appartenance à une élite.
Le XIXe siècle marque l’entrée dans notre langue de plusieurs expressions latines que nous écrivons et prononçons comme nous croyons que César les prononçait. Voici quelques exemples : idem, alter ego, sine die, curriculum vitae, a fortiori. Naturellement, la prononciation latine nous dispense de mettre des accents.
128. POURQUOI PRONONÇONS-NOUS LE T DE « SEPT » ?
Parce que les instituteurs ne sont pas tous des sadiques !
Au XIXe siècle, la dictée est à la mode. Elle constitue même l’exercice favori des instituteurs. Pensez au Topaze de Pagnol, qui prononçait le s de « moutons ». Naturellement, l’auteur de Marius se moque gentiment d’un monde qu’il connut de près. Néanmoins, il décrivait une réalité. Tous les professeurs ne jouissent pas de voir la souffrance s’exprimer sur un visage enfantin. Cette habitude prise lors des dictées influencera notre prononciation. Ce sera particulièrement vrai pour les chiffres. Grâce à nos instituteurs d’antan, nous n’avons aucun mal à écrire « cinq », « sept », « huit »… Merci qui ?
129. POURQUOI « DISSOUS » ET « ABSOUS » S’ACHÈVENT-ILS EN S ?
Parce que l’orthographe n’a pas besoin d’absolution !
D’habitude, il suffit de mettre un participe au féminin pour deviner sa dernière lettre. On se souvient de « souscrit » et « acquis » grâce à « souscrite » et « acquise ».
« Dissous » et « absous » auraient pu suivre la même voie, ne serait-ce qu’en raison du principe d’analogie.
Mais ils viennent du masculin latin solutus qui s’est transformé en solsus, puis en sols lorsque le u cessa de se prononcer. La prononciation du ols a eu tendance à évoluer vers le ous. Voilà pourquoi nous écrivons « absous » et « dissous ». En latin classique, le féminin de solutus était soluta, qui est devenu solsta puis soute, le a latin ayant tendance à se transformer en e. Voilà pourquoi les féminins de « dissous » et « absous » font « dissoute » et « absoute ».
Nous avons eu de la chance. Normalement, nous aurions dû ajouter résous au trio magique. Finalement, l’Académie le supprimera en 1935 et privilégiera son adjectif « résolu ». Ça marche aussi pour « absolu » et « dissolu ».
130. POURQUOI LE MOT « CLÉ » A-T-IL DEUX ORTHOGRAPHES ?
Parce que les honnêtes gens abhorrent utiliser les mêmes ouvre-portes que les cambrioleurs !
Les deux orthographes s’expliquent par l’habitude qui exista entre le XVIe siècle et le tout début du XIXe siècle de supprimer la dernière consonne au pluriel. On écrit : un clerc, des clers ; un drap, des dras… Fidèle à ce principe, le singulier clef s’écrit clés au pluriel. En 1835, l’Académie décide de remettre la dernière consonne : « un clerc », « des clercs » ; « un drap », « des draps ».
En ce qui concerne « clé », on était tellement habitués à l’absence de f qu’on a gardé les deux orthographes : « une clef », « des clefs » et « une clé », « des clés ». D’ailleurs, nous disons plus souvent « j’ai perdu mes clés » que « j’ai perdu ma clef ».
131. POURQUOI POLÉMIQUONS-NOUS SUR « NÉNUPHAR » ?
Pour nous rappeler que cette plante existe !
Le mot « nénuphar » est d’origine arabe et non grecque. Or, l’eph s’emploie pour le son f des mots d’origine hellénique.
Mais qu’en est-il des mots arabes ? Robert Estienne et l’Académie, en 1694, écrivent ph. De 1718 à 1877, les six éditions du Dictionnaire de l’Académie écrivent nénufar. En 1935, l’Académie rétablit « nénuphar ». Certaines mauvaises langues diront qu’elle croit que ce mot vient du grec !
Depuis, nous nous engueulons ! Et ce n’est pas fini car, dans la dernière édition de son Dictionnaire, l’Académie accepte les deux orthographes. Notons que la plupart de ceux qui se disputent sur cette orthographe n’ont jamais écrit le mot « nénuphar » en dehors de leurs prises de position et seraient probablement incapables d’en reconnaître un s’ils le voyaient.
132. POURQUOI « COURIR » PREND-IL DEUX R AU FUTUR ?
Pour rendre le Bescherelle indispensable !
En fait, la conjugaison du verbe « courir » au futur mélange deux verbes synonymes : « courir », donc, et « courre ». Tous deux sont reconnus par Estienne. Vaugelas, applaudi en cela par l’académicien Ménage, déclare : « Il faut dire “courre le lièvre” […] on peut dire courir ou courre fortune. Monsieur de Voiture estime que courre est plus en usage que courir, et plus de la cour. Mais courir n’est pas mauvais. »
Jusqu’en 1798, l’Académie accepte les deux verbes. En 1835, elle précise que le mot « courre » est plus spécialisé et donne l’exemple « chasse à courre ». Ce mot disparait donc, mais il reste dans les deux r que nous mettons au futur du verbe « courir » : « nous courrons ».
133. POURQUOI DISONS-NOUS « AVION » LÀ OU LES ANGLAIS DISENT AIRPLANE ?
Parce que nous avons plus d’esprit d’entreprise qu’eux !
À l’origine, nous utilisions le mot « aéroplane », qui avait son charme. « Avion » vient du fait que le langage populaire adore les diminutifs. Dès que nous en voyons passer un, nous avons tendance à l’adopter.
La France d’en bas de l’époque gallo-romaine préférait auricula (« petite oreille ») à auris (« oreille »). Voilà pourquoi la prononciation de notre mot « oreille » nous oblige à lui mettre deux l. Au Moyen Âge, un phénomène similaire explique le mot « garçon », qui désignait alors « le petit gars », pour ensuite se généraliser.
En 1890, Clément Ader trouve que le planeur qu’il fabrique ressemble à un petit oiseau. Avis est la traduction latine d’« oiseau ». Ader utilisa le diminutif on pour le désigner : il l’appela « avion ».
Imaginez la tête du Concorde quand on lui a dit qu’il ressemblait à un oiselet !
134. POURQUOI LA STATION DE MÉTRO BIENVENÜE PREND-ELLE UN TRÉMA SUR LE U ?
Pour que nous le prenions pour un Allemand !
Fulgence Bienvenüe était breton. Mais à quoi peut bien servir son tréma ?
Actuellement, le tréma dans les mots s’explique par l’existence de diphtongues. Ai se prononce è et oi, oua. Dès lors, si nous voulons prononcer a/i et o/i, il faut trouver quelque chose, et nous avons pensé au tréma qui permet de distinguer « maïs » de « mais ».
À la Renaissance, le grammairien Jacques Dubois utilise le tréma pour distinguer les consonnes j et v, lettres qui s’écrivent alors exactement comme les voyelles i et u. Il met un tréma sur la voyelle afin que ses contemporains ne la lisent pas comme la consonne équivalente. Il écrit vite et vie afin qu’ils ne lisent pas vve et vje. Cette technique permet de distinguer le participe passé féminin « absolue », qu’il écrivait absolue, et le subjonctif « qu’il absolve », qu’il écrivait absolue. En revanche, il ne mettra pas de tréma au masculin « absolu » car aucun mot ne se termine par v (absolv). Cette habitude disparaîtra lorsque nous distinguerons la voyelle u de la consonne v.
Selon Bernard Cerquiglini dans son excellent livre Petites Chroniques du français comme on l’aime, cette tradition explique le nom de famille de Fulgence Bienvenüe, fondateur du métropolitain, qui donnera son nom à la station Montparnasse-Bienvenüe.
135. POURQUOI HÉSITONS-NOUS SUR LES TRAITS D’UNION ?
Pour que les informaticiens s’énervent sur leur plate-forme !
Robert Estienne ignore le trait d’union et a tendance à souder des mots comme « garde-robe » qu’il écrit garderobe. En revanche, il écrit mon sieur et long temps car ces mots ne sont pas encore suffisamment utilisés pour que l’on oublie qu’ils sont composés.
Le trait d’union trouvera un grand avocat en la personne de l’académicien Oudin qui le préconise en 1694 lorsque la jonction de deux mots donne un sens différent de celui qu’ils ont individuellement. Cette habitude explique que beaucoup de mots garderont ce trait d’union et ne se souderont pas. Certains se soudent à la longue comme « passeport », d’autres non comme « passe-partout », sans qu’aucune règle vienne clarifier les choses. Nous avons beaucoup hésité.
L’Académie aura tendance à favoriser le trait d’union dans les cinq premières éditions de son Dictionnaire, comme en témoigne la préface de la deuxième édition : « parce-qu’ils se construisent ». Si notre enfant met un trait d’union à « parce que », rassurons-le : il n’est pas seul !
À partir de 1835, l’Académie a de nouveau tendance à les supprimer. En 1877, elle supprime le trait d’union après « très ». Mais, naturellement, elle ne les enlève pas tous. Faut pas rêver !
136. POURQUOI LES PARTICIPES PASSÉS ?
Parce que nos anciens ont deviné que les correcteurs orthographiques ne pourraient jamais les accorder !
Rendons hommage à Clément Marot (1496–1544) ! Au XVIe siècle, ce poète ramène d’Italie l’accord du participe passé avec l’auxiliaire « avoir » et pond une ode sur cet accord.
Nostre langue a ceste façon
Que le terme qui va devant
Voluntiers regist le suyvant.
Les vieux exemples je suyvray
Pour le mieulx : car, à dire vray,
La chanson fut bien ordonnée
Qui dit : m amour vous ay donnée.
Et du bateau est estonné
Qui dit : m’amour vous ay donné.
Voilà la force que possède
Lefemenin quand il precede.
Orprouvray par bons temoings
Que tous pluriels n’en font pas moins :
Il faut dire en termes parfaits
Dieu en ce monde les a faits
Faut dire en paroles parfaites
Dieu en ce monde les a faites
Et ne faut point dire en effet :
Dieu en ce monde les a fait,
Ne « nous a fait » pareillement,
Mais « nous a faits », tout rondement.
L’italien, dont la faconde
Passe les vulgaires du monde,
Son langage a ainsi bâti
En disant : Dio noi a fatti.
Voltaire aurait dit : « Clément Marot a ramené deux choses d’Italie : la vérole et le participe passé. Je pense que c’est le second qui a fait le plus de ravages. »
Cela dit, la règle n’est pas automatiquement appliquée, comme en témoigne ce poème de Ronsard.
A Cassandre
Mignonne,
Allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
La règle avec « avoir » joue davantage lorsque l’objet direct se trouve entre l’auxiliaire et le participe. Encore au XVIIe siècle, le poète Rotrou écrit : « J’ai sa belle main pressée. »
Au début du XVIIIe, il est admis que cette matière est la plus difficile. En 1725, Malherbe le grammairien (à ne pas confondre avec le poète, son aîné d’un siècle) écrira dans sa Langue française expliquée qu’ils sont « une des grandes difficultés de la langue ».
L’accord avec « avoir » repose sur la longueur des voyelles qui ne s’entendent pleinement qu’à la fin d’une phrase. C’est la raison pour laquelle nous écrivions les peines qu’il m’a donnée car nous allongeons le ée, et les peines qu’a donné cette affaire, car « donné » n’étant pas en fin de phrase, sa finale n’est pas allongée.
L’abbé d’Olivet était minoritaire quand il formula notre règle actuelle de l’accord avec « avoir ». Le fait que la prononciation de cette longueur disparaisse explique probablement qu’il obtint gain de cause à la Révolution.
Au XIXe siècle, la maîtrise de l’orthographe devient obligatoire. Dès lors, beaucoup, pour l’apprendre, la considéreront comme un jeu et se délecteront de ses difficultés. Les enseignants, notamment, se passionnent pour cette matière. Le temps de s’exciter sur les règles grammaticales est venu. On vante le génie de la langue, sa pureté et son bon usage. De la dictée que Mérimée soumet à la cour impériale en 1857 à la demande de l’impératrice jusqu’à celle de Bernard Pivot, l’orthographe a torturé des générations, mais en a amusé tout autant. Vision optimiste !
Et pour s’exciter, quoi de mieux que les participes passés !
En 1853, le premier sujet de composition française offert par la Sorbonne pour le baccalauréat ès lettres est intitulé : « Quelles sont les règles des participes dans l’orthographe française ? »
Ce siècle des enseignants verra les règles devenir toujours plus complexes (pronominal, infinitif suivant « avoir »…) de telle sorte qu’aujourd’hui, c’est le seul point de notre orthographe sur lequel l’ordinateur ne peut toujours pas proposer de correction fiable. En effet, comment une machine pourrait-elle distinguer : « elle s’est vue couper la route », qui signifie qu’elle est responsable de l’accident, de : « elle s’est vu couper la route », qui signifie qu’« on lui a coupé la route » ?
Messieurs, si vous écrivez : « mon épouse que j’ai vue draguer », vous pouvez vous inquiéter car vous avez vu votre épouse draguer quelqu’un et un homme ne dit jamais non. Mais si vous écrivez : « mon épouse que j’ai vu draguer », vous avez vu quelqu’un draguer votre épouse et là, c’est plutôt flatteur.
L’orthographe est un jeu, je vous dis !
137. POURQUOI N’AVONS-NOUS PAS PU SIMPLIFIER L’ORTHOGRAPHE AU XIXe SIÈCLE ?
Parce que les auteurs ont changé de camp !
Pendant la Révolution, les partisans de l’écriture phonétique avaient un supporter, Pierre-Claude Daunou (1761–1840), qui proposa en 1793 une réforme de l’orthographe afin de faire en sorte qu’un même son ne puisse être écrit de deux manières différentes. Son idée n’aura pas de suite en raison de l’opposition de l’abbé Grégoire.
Les XIXe et XXe siècles connaîtront de multiples disputes autour de l’orthographe. Mais elles changent de protagonistes et de nature. En effet, du XVIe au XVIIIe siècle, les grammairiens qui défendent une orthographe étymologique s’opposent souvent à des écrivains pleins d’inventivité. Au XIXe et au XXe, en revanche, les progressistes seront souvent des linguistes et les conservateurs, des écrivains gardiens d’une orthographe qu’ils ont eu beaucoup de peine à mémoriser. Cette constatation consterne souvent les linguistes. Elle tient à la psychologie des auteurs. Si l’orthographe est libre, leur instinct créatif les pousse à innover et leur caractère à défendre leurs trouvailles. Mais, au XIXe siècle, leur vocation artistique se révèle à un âge où ils ont dû apprendre l’orthographe. Leur esprit créatif s’en va vers d’autres cieux et leur caractère les pousse au conservatisme. « L’orthographe, je l’ai étudiée, elle m’aide, j’y tiens. »
Autre différence considérable : au XIXe siècle, l’orthographe est devenue officielle. Le développement de l’école toujours plus laïque accélère le phénomène. Une bonne connaissance de la langue est nécessaire pour réussir professionnellement. Les grammairiens rédigent des manuels scolaires qui vont préparer les élèves à une dictée devenue le sésame de la réussite. Posséder une bonne orthographe est une preuve de culture, sinon d’intelligence. L’acquisition d’une graphie impeccable devient un signe d’égalité et de promotion sociale. D’elle dépend le prestige de l’instituteur, du fonctionnaire, du journaliste, de la personne de bonne éducation.
Il ne s’agit plus d’opinions émises par tel ou tel qui expérimente immédiatement ses propositions dans ses écrits. Quand Ronsard veut simplifier l’orthographe, il applique immédiatement ses idées. Voltaire n’a demandé la permission à personne pour écrire « anglais » plutôt qu’anglois. Aux XIXe et XXe siècles, les partisans d’une simplification continuent à respecter les règles. Leur but est de convaincre une autorité dont ils attendent le consentement pour appliquer leurs modifications. Ils en appellent tantôt à l’État, tantôt à l’Académie. Ils ne pourront pas, comme les imprimeurs du XVIe siècle, habituer leurs lecteurs à leurs innovations.
Les arguments aussi se renouvellent. Palsgrave défend les accents pour faciliter la lecture à ses élèves. À partir du XIXe siècle, les parents voudront que leurs enfants réussissent leurs dictées. Le but de ces tentatives est de simplifier la vie des étudiants. Elles doivent les aider à accéder au savoir et limiter les effets d’une matière dont la difficulté est censée favoriser une élite. Ceux qui s’opposent à la simplification vantent la nécessité de travailler et le courage d’apprendre. Chaque tentative de simplification, y compris celle de 1990, échouera devant la réaction de tous ceux qui tiennent à une orthographe chèrement acquise.
Une des rares fois où l’Académie donnera raison aux simplificateurs, elle devra reculer. En 1892, Octave Gréard propose à l’Académie, dont il est membre, une simplification qui s’attaque essentiellement aux doublements de consonnes et aux lettres grecques. En juillet, l’Académie vote en faveur de la simplification. Le duc d’Aumale et ce que l’on a appelé le « parti des ducs » lancent une campagne de presse hostile à la mesure. Cette réaction sera soutenue par la bourgeoisie, la presse, les instituteurs — ces « hussards de la République » — et par beaucoup d’auteurs, dont Verlaine. À l’automne, l’Académie annule son vote.
L’orthographe de la septième édition du Dictionnaire, parue en 1877, est immédiatement enseignée. Et, signe de son adoption par l’ensemble des Français, Larousse signale ses changements dans les dernières pages du premier supplément à son Grand Dictionnaire de 1879 (l’ancêtre du Petit Larousse).
Robert Estienne a gagné !
Conclusion
138. POURQUOI NE SIMPLIFIERONS-NOUS JAMAIS L’ORTHOGRAPHE ?
Parce que nous perdrions là un beau sujet de disputes !
Nous avons vu, au cours de ce voyage dans le temps, que les tentatives de simplification de notre orthographe ont toujours échoué. Certes, ces défaites furent souvent dues à l’impossibilité qu’avaient nos aïeux de s’écarter de la langue latine qui les fascinait. Mais, aujourd’hui, notre fascination pour la langue anglaise ne simplifie pas les choses. Elle nous oblige à expliquer à un enfant que mailing ne se prononce pas comme « seringue ».
Néanmoins, une simplification d’ampleur rencontrerait aujourd’hui trois obstacles rationnels.
Tout d’abord, notre mémoire visuelle s’y oppose. C’est à cette mémoire que nos anciens rendaient hommage en faisant appel à l’usage. Nous avons vu que si « langue » s’écrit avec un a alors que ce mot vient de lingua et que les termes en in avaient tendance à mettre un en, c’est parce que Robert Estienne a cédé à la force de l’habitude. C’est également elle qui nous fit traîner avant d’adapter tous les accents graves à la prononciation. Soyons honnêtes, les orthographes auxquelles nous ne sommes pas habitués nous gênent. J’en donnerai deux exemples.
Le premier part d’une modification que les juristes de Saint Louis firent de l’orthographe des troubadours. Ces derniers ignoraient les lettres muettes, notamment à la fin des mots. Les termes latins crudu, nudu, virtutem, lupus, pedem et nidu ont vu leur prononciation évoluer et Chrétien de Troyes les écrit cru, nu, vertu, lou, pie, ni. Nous n’avons aucun mal à comprendre les trois premiers. En revanche, il nous faut jeter un coup d’œil sur les trois derniers. En effet, les juristes ont décidé de les écrire « loup », « pied » et « nid » en souvenir de leur écriture latine. Au passage, les juristes ajouteront des lettres que nous abandonnerons par la suite. Au XVIe siècle, il n’est pas rare de décrire un homme sans vêtements en disant qu’il est nud. Finalement, ne parlons-nous pas de « nudisme » ?
Autre exemple : grâce aux imprimeurs, nous avons changé le s muet en accent circonflexe. Forest est devenu « forêt ». Avouons-le, le premier nous semble ridicule, si ce n’est anglais. Certes, mais certains imprimeurs proposaient d’écrire il êt au lieu de « il est », suivant ainsi la même logique. Lequel nous paraît bizarre ? Nous avons vu que le ph de « nénuphar » est très récent. Pourtant, le nombre de gens qui ne le supportent pas avec un f…
Ensuite, toute simplification voit se lever devant elle le désir de considération. Depuis les débuts du XIXe siècle, posséder une bonne orthographe est une preuve de culture. Comme l’a très bien dit au XVIIIe siècle l’abbé Dolet, les gens tiennent beaucoup à une orthographe qu’ils ont apprise. Plus nous faisons d’efforts pour retenir une matière, plus nous y tenons.
Le troisième adversaire que rencontrent désormais les partisans de la simplification, et, à mon avis, l’ultime raison de leur échec, est l’outil informatique. À l’époque des dictées manuscrites, des machines à écrire mécaniques, des imprimeries avec casses, les difficultés résidaient dans l’orthographe d’usage. Se tromper sur le doublement de consonnes de « diarrhée » ou d’« acompte » diminuait la note de la dictée et obligeait le travailleur à tout recommencer. Si ces doublements continuent à ennuyer les élèves, les correcteurs orthographiques préservent les adultes de ces désagréments. Certes, le i de « oignon », les l de « imbécillité », le tréma de « aiguë » peuvent apparaître curieux, même si, pour les trémas, nous pouvons en discuter. Mais l’ordinateur les corrige ! Au passage, rassurons ceux qui craignent que l’informatique ne les empêche de connaître l’orthographe d’usage ! Au contraire ! Si la machine nous dit à trois reprises que le mot « acompte » ne prend qu’un c, nous finirons par le retenir.
Moralité, l’informatique va faciliter l’écriture de la plus difficile orthographe du monde. Dès lors qu’elle ne nous ennuiera plus, nous pourrons l’apprécier à sa juste valeur et nous en amuser, par exemple en explorant ses origines. C’était l’unique objectif de ce petit livre.
Bibliographie
Baulieux
, Charles, Histoire de l’orthographe française, t.1, Formation de l’orthographe, t. II, Les accents et autres signes auxiliaires, Honoré Champion, 1967. Ces deux ouvrages sont, encore aujourd’hui, la référence de l’histoire de notre orthographe, même si les partisans de l’orthographe étymologique peuvent reprocher à Charles Beaulieux son parti pris en faveur de l’orthographe phonétique. Il n’est pas toujours très objectif vis-à-vis des juristes du XIIIe siècle. Néanmoins, ces deux volumes sont très complets et présentent un recensement des variations orthographiques dans les manuscrits. Ce travail de bénédictin est très utile et prouve la variabilité des orthographes dans le passé.
Bruneau
, Charles et Brunot
, Ferdinand, Pricis de grammaire historique de la langue française, Masson, 1949. Comme son titre l’indique, cet ouvrage donne à voir une évolution de la grammaire et de la manière de prononcer.
Catach
, Nina, Dictionnaire historique de l’orthographe française, Larousse, 1995. Ce dictionnaire est très utile car il donne l’évolution graphique d’un mot, à partir de 1549 (Robert Estienne) jusqu’à aujourd’hui. Il contient également beaucoup de renseignements étymologiques et se termine par 148 chapitres consacrés à l’évolution des graphies.
Cerquiglini
, Bernard, La Genèse de l’orthographe française (XIIe-XVIIe siècles), Honoré Champion, 2004. Même si on le sent plutôt opposé aux étymologiques, Bernard Cerquiglini est beaucoup plus objectif que Charles Beaulieux. Remarquablement écrit, son ouvrage se lit facilement. Il présente très bien l’opposition entre les partisans d’une orthographe phonétique et ceux d’une orthographe étymologique.
Cerquiglini
, Bernard, L’Accent du souvenir, Éditions de Minuit, 1995. Le français est probablement la seule langue au monde à propos de laquelle on peut écrire un livre entier sur un accent. La remarquable description de la manière dont on est passé du st à l’accent circonflexe offre un témoignage extraordinaire du fonctionnement et de l’évolution de notre langue.
Cerquiglini
, Bernard, Petites Chroniques du français comme on l’aime, Larousse, 2012. Livre très divertissant qui permet de découvrir avec humour l’origine et l’orthographe de certaines expressions.
Chervel
, André, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Retz, 2006. Parallèlement au rôle de l’Académie sur lequel tout le monde insiste, ce livre démontre l’importance et le rôle de l’enseignement dans l’évolution de l’orthographe, notamment au XIXe siècle.
Chevalier
, Jean-Claude, Histoire de la grammaire française, Presses universitaires de France, 1994. Remarquable synthèse qui donne une bonne idée de l’évolution de nos grammaires de Palsgrave à Grevisse.
Closets
, François de, Zéro faute : l’orthographe, une passion française, Mille et une nuits, 2011. Ce livre, très agréable à lire, présente avec intelligence et objectivité un excellent résumé de toutes les polémiques que notre orthographe a connues.
Cohen
, Marcel, Histoire d’une langue, le français, Éditions sociales, 1947. Comme son titre l’indique, il s’agit d’une histoire exhaustive de notre langue. Chaque chapitre propose des extraits reproduits avec l’orthographe de l’époque et permet de voir son évolution.
Huchon
, Mireille, Histoire de la langue française, Le Livre de Poche, 2002. Excellent résumé de l’histoire de notre langue. Ouvrage très clair et très synthétique.
Perret
, Michèle, Introduction à l’histoire de la langue française, Armand Colin, 2008. Ce remarquable livre offre un aperçu de l’évolution historique et linguistique du français et se termine par des exemples d’écrits admirablement commentés.
Quemada
, Bernard, Les Préfaces du Dictionnaire de l’Académie française, 1694–1992, Honoré Champion, 1997. Les préfaces au Dictionnaire sont écrites dans la langue de l’époque et permettent de voir l’évolution de l’orthographe. Chaque édition est présentée par un spécialiste. Un ouvrage indispensable pour comprendre le travail de l’Académie.
Rey
, Alain, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992. Ce dictionnaire offre l’étymologie des mots. Il complète parfaitement l’ouvrage précédent.
Site
web de Françoise Nore : francoisenore.com
Je conseille vivement de consulter cet excellent site. On y trouve une multitude de renseignements sur l’origine de notre langue et des échanges particulièrement riches.