Le Livre des Chevaliers

Yves Meynard

For Nathalie, who liked the idea of Adelrune going to knight school

1. Le Livre

La plus ancienne chose dont Adelrune se souvienne était sa découverte du Livre des Chevaliers, dissimulé dans le grenier de la maison de briques à quatre étages où vivaient ses parents adoptifs.

Il était pourtant, à bien y penser, presque impensable de trouver un livre quelconque dans cette maison austère et sans joie – mis à part la Règle et ses douze volumes de Commentaires qui garnissaient une des étagères de chêne du salon. Combien de fois n’avait-il pas entendu Père répéter, d’un ton plein de suffisance, les paroles du Didacteur Mornude : « Toute la sagesse du monde se retrouve dans la Règle et ses Commentaires. Tout autre texte n’est que du parchemin gaspillé. »

Mais il avait bel et bien trouvé le livre dans la maison de ses parents adoptifs : au fond du grenier, non seulement coincé entre un énorme coffre vide et le mur arrière de la maison mais aussi camouflé par des toiles d’araignées coagulées, chargées de décennies de poussière. Il avait extrait le livre de sa cachette, l’avait posé sur ses genoux, en avait essuyé la couverture et vu les lettres dorées revenir à la vie. Une vie qui n’était que partielle, puisqu’il ne savait pas encore lire et ne pouvait donc saisir leur sens.

Il était encore à un âge où les miracles ne se distinguent pas des événements ordinaires ; la découverte ne fit naître en lui nulle crainte, nul émerveillement. Il l’accepta avec la terrible sérénité de la jeunesse et brisa ainsi le dessin de sa vie telle qu’elle avait été conçue à l’origine. Si le livre n’avait contenu que du texte, tout serait rentré dans l’ordre ; Adelrune, ayant déjà à l’âge de cinq ans appris à se montrer méthodique, se serait rapidement lassé de ces signes qui ne voulaient rien dire et aurait rangé le livre soigneusement à sa place, pour ensuite l’oublier complètement.

Mais il y avait des images. Adelrune avait déjà vu des illustrations, de grands tableaux aux couleurs vives, peints sur les murs de la plus petite des Maisons Canoniales, là où les enfants étaient emmenés pour commencer leur apprentissage de la Règle tandis que leurs parents allaient au Temple. Sur un mur, on avait peint des images qui illustraient les Préceptes de la Règle ainsi que les récompenses qui en découlaient ; sur l’autre, des portraits d’hommes célèbres dont les vies exemplaires étaient reconnues pour incarner optimalement la Règle. On avait encouragé Adelrune à examiner ces peintures tant qu’il le voulait ; mais elles ne l’avaient guère intéressé.

Les illustrations du livre étaient des gravures dont l’encre avait pâli, et elles étaient bien plus petites ; pourtant, pour Adelrune, elles étaient source d’une inépuisable fascination. En les regardant, il n’avait éprouvé au début qu’une intense curiosité : l’idée lui était venue qu’il se devait de comprendre ce que les images voulaient dire. Et à la suite de cette pensée en était venue une autre, une bien étrange réflexion de sa part : il devait garder sa découverte secrète. Il ne devait en parler ni à Père ni à Mère. Il pressentait déjà leur désapprobation.

Ils lui répétaient sans cesse, mais pas toujours en mots, qu’il devait se montrer reconnaissant. La gratitude devait être son sentiment dominant, car rien ne lui avait jamais été dû. Il n’était pas un garçon comme les autres : il était un enfant trouvé, abandonné à sa naissance par des parents indignes. Père et Mère l’avaient recueilli, logé, nourri. C’était une preuve de leur grande dévotion à la Règle – ils sous-entendaient presque « de leur sainteté » – qu’ils s’en soient donné la peine et qu’ils continuent à faire tant de sacrifices pour lui.

Et Adelrune leur en était bel et bien reconnaissant. Consciencieusement, il prenait soin de le dire en mots au moins une fois par jour. Souvent, Mère trouvait des façons plus concrètes pour lui d’exprimer sa gratitude ; elle le chargeait de lui rapporter de petits objets, d’épousseter les étagères les plus basses, de laver le plancher de la cuisine. Tout cela faisait partie de la vie d’un garçon bien élevé : l’obéissance à ses parents était un aspect de l’obéissance à la Règle.

Un pan de l’esprit d’Adelrune, tout aussi poussiéreux et silencieux que le grenier, savait que la lecture du livre ne serait jamais perçue comme de l’obéissance ou de la gratitude. On ne la lui avait pas interdite, certes, mais il semblait peu probable que l’un ou l’autre de ses parents soit au courant de l’existence du livre. On l’avait soigneusement élevé ; il ne pourrait pas désobéir à une interdiction directe. Mais tant que ses parents ne savaient rien du livre, il pouvait le regarder et feindre de n’avoir rien à se reprocher.

Et ce fut donc en secret qu’il revint au Livre des Chevaliers, encore et encore, jour après jour. Ce furent les images qui lui donnèrent accès au livre, durant toute la première année, avant qu’il n’apprenne à lire.

Il y avait vingt-deux illustrations, dispersées parmi bien plus de pages qu’Adelrune ne pouvait espérer compter. Le sujet de chacune était un homme – jamais le même, encore que certains se ressemblaient comme des frères. D’habitude, l’homme portait une armure, mais quelquefois il n’avait que des vêtements ordinaires, et dans une des images il était presque nu – ce qui était certainement un manquement à la Règle, mais peut-être ses vêtements lui avaient-ils été dérobés par la foule d’hommes à têtes d’oiseau qui l’entouraient, leurs yeux mauvais et leurs becs ouverts comme pour lui lancer des imprécations.

Adelrune en vint bientôt à connaître chaque image par cœur, à reconnaître le caractère propre de chacune. Certaines des images étaient sereines, presque gaies ; elles prenaient plaisir à être regardées. Comme la gravure qui représentait un homme moustachu portant une armure baroque, couché sur un lit de mousse. Une cohorte de petites filles lui apportaient des raisins à manger. Elles avaient des yeux énormes et de petites cornes émergeaient de leurs cheveux.

D’autres images étaient plus réservées ; le garçon avait bien vite envie de tourner ces pages. Sur l’une d’elles, un homme se tenait dans une cour intérieure, tenant une épée ensanglantée de la main gauche, les yeux fixés au sol. Des cadavres jonchaient le sol autour de lui, apparemment tués de sa main. Tous étaient dépourvus d’armes comme d’armures. Des nuages étaient visibles, s’amoncelant par-dessus le rebord du mur d’enceinte. Le soleil se couchait, et l’ombre des murs noyait la moitié de la cour. À la frontière d’une zone d’ombre, on pouvait discerner une main – était-ce quelqu’un qui se cachait de l’homme à l’épée ?

Adelrune en vint à nommer cinq des images les Gravures Colériques ; celles-là forçaient le garçon à les examiner, elles essayaient presque de l’empêcher de jamais arracher d’elles son regard. Ce qu’elles montraient lui inspirait une répugnance à même toucher cet endroit de la page. La pire de toutes était un paysage d’hiver. On y voyait un homme dont la chevelure était une crinière emmêlée, les joues mangées de barbe, sanglé à un assemblage de métal et de bois débordant de pointes, de lames à dents de scie et d’épines barbelées. Adelrune avait d’abord cru que c’était un genre de chevalet de torture, et il s’était senti dégoûté. Mais ensuite il avait compris que la charpente était une sorte d’armure, qu’elle bougeait avec l’homme, qu’elle faisait de lui un géant de dix pieds dont la totalité de la surface était mortelle. L’énorme couperet à deux tranchants à l’extrémité d’un des bras n’était pas fixé à un pivot dans le but d’étriper l’homme ; c’était une arme qui détruirait ses ennemis. Ce que le garçon avait cru être des congères tout autour de l’homme lui apparaissait maintenant comme les anneaux d’une bête serpentine colossale. Et cette rangée de glaçons trop parfaits qui surplombaient la scène à l’avant-plan : ne s’agissait-il pas plutôt des dents translucides du monstre ? Ce qui voulait dire que le point de vue de l’illustration se situait à l’intérieur de sa bouche.

Malgré la peur – et toujours aussi, curieusement, la tristesse – que lui inspiraient ces images, Adelrune les regarda souvent au début, avant qu’il n’apprenne à éviter d’instinct d’ouvrir le livre à ces pages. Pourtant, il lui arrivait de rêver aux Gravures Colériques la nuit. Et quand il pensait au livre, toujours ces cinq images flottaient dans son esprit juste derrière le livre lui-même. Souviens-toi de nous. Nous sommes aussi vraies que les autres, sinon plus.

Les mystères des images ne s’amoindrirent pas avec le temps, contre toute attente. En fait, elles éveillèrent chez Adelrune le désir de plus en plus brûlant de comprendre les symboles qui remplissaient les autres pages du Livre des Chevaliers. Il lui paraissait naturel de supposer que les lettres sur les pages étaient les mêmes que l’on utilisait pour écrire la Règle et ses Commentaires. Et donc – le raisonnement lui avait pris quelques jours – si Adelrune apprenait à lire ces livres-là, il serait aussi capable de lire le Livre des Chevaliers.

Adelrune mit au point un plan astucieux à cet effet. Ce soir-là, après le souper, tout le monde quitta la table et s’en fut au salon. Mère s’assit dans sa chaise habituelle tandis que Père se rendait à sa seule et unique étagère de livres et en retirait l’un des Commentaires sur la Règle. Normalement, Adelrune se serait assis sur sa propre chaise, un petit siège de bois que l’on avait descendu du grenier, et y serait demeuré pour le reste de la veillée. Il ne remuait jamais ; il lui avait suffi qu’on le lui dise deux fois et qu’on le frappe une seule pour se rappeler pour toujours qu’il était inconvenant de se tortiller sur sa chaise pendant la lecture de la Règle.

Mais cette fois-ci, il se tint contre la jambe de Père et s’éclaircit la gorge.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as besoin d’aller au petit coin ?

— Non, Père. Je voulais m’asseoir à côté de vous. Je voudrais apprendre à lire la Règle.

Père avait commencé par froncer les sourcils, mais son expression changea à ces mots. Il consulta sa femme du regard. Elle dit doucement :

— Pourquoi ne pas le lui permettre, Harkle ? C’est une bonne chose pour un enfant d’apprendre à lire jeune, n’est-ce pas ?

— Hmpf. D’accord, Adelrune. Assieds-toi ici et regarde les pages, mais ne touche pas au livre et surtout ne gigote pas.

— Promis, Père. Merci, Père.

Tandis que Père lisait à voix haute, Adelrune examinait les pages et tentait de comprendre les signes qui les remplissaient. Il se força à rester immobile et silencieux, étouffa un éternuement intempestif.

— « Comme le quatre-vingt-neuvième Précepte nous l’enseigne, nous devons en toutes choses garder conscience des limites de la Règle. Ceci doit être bien saisi : il ne suffit pas de savoir que l’on est à l’intérieur de ces limites, il faut aussi comprendre à quelle distance des frontières de la conduite convenable l’on se situe. Loué soit l’homme vertueux, qui a trouvé son refuge sûr au cœur même de la Règle, lui qui se sait aussi distant que possible de la moindre inconvenance. Prenez garde au pécheur en devenir, celui qui penche délibérément vers la limite de ce qui est permis ; car, s’il ne ressent tôt ou tard le besoin de revenir vers le centre, nul doute qu’il se rapprochera inexorablement de l’inadmissible, jusqu’au jour où il franchira la frontière et transgressera la Règle. » Tu comprends ça, gamin ? Ça veut dire qu’il faut toujours que tu fasses de ton mieux. Si tu te dérobes à tes devoirs, même si tu ne fais rien de mal autrement, tu ne vaux pas mieux que le pire des pécheurs. Tu me comprends bien ?

— Oui, Père. Je ferai toujours de mon mieux.

Jour après jour ce nouveau rituel continua, Adelrune assis à côté de Père, essayant de suivre sur la page les mots que récitait l’homme, n’osant pas demander si c’était ce mot-ci ou celui-là qui était prononcé. Par moments, écrasé par l’ampleur de la tâche, il abandonnait et laissait les mots déferler sur lui sans le moindre effort pour les attraper au passage ; et puis Père tournait la page et Adelrune sautait sur l’occasion, sachant que le premier mot que prononcerait Père serait écrit dans le coin supérieur gauche.

Quand Père avait terminé sa lecture, Adelrune était renvoyé à sa chambre. On lui accordait quand même une heure avant de se coucher. Un soir, peut-être deux semaines après le début de son programme de lecture, il descendit à la cuisine prendre de l’eau à la pompe. Il posa soigneusement le verre qu’on lui avait attribué au fond de l’évier et manœuvra le bras jusqu’à ce que l’eau gicle dans le récipient. Il s’apprêtait à partir quand il entendit son nom. Croyant qu’on l’avait appelé, il allait ouvrir la porte qui menait au salon, mais s’arrêta net quand il comprit qu’on parlait de lui.

— Je ne sais pas, disait Mère. C’est beaucoup d’argent, et à quoi bon ? Tu m’as dit toi-même que la guilde des maçons ne voudra jamais de lui, quand bien même il devrait avoir le droit d’y entrer, puisque c’est ton fils. À quoi lui servirait une éducation ? Juhal a offert de le prendre comme apprenti s’il devient assez fort, et puis Rodle a dit que…

— Mais oui, mais oui, tous les maris de tes amies, tous ces sans-guilde à l’affût de main-d’œuvre pas chère. Et je ne dis pas que c’est un tort. Comme le disent les Commentaires, « gagner un salaire modeste est un droit chemin vers la vertu », sans parler de notre part de son revenu. Je suis d’accord que ce serait la solution la plus prudente. Mais, Eddrin, il pourrait aller plus loin. Il veut apprendre. Il respecte la Règle mieux que bien des enfants de son âge. Pourquoi ne pas essayer de le faire entrer dans les rangs de la hiérarchie ?

— C’est un dur régime. S’il échoue, nous aurons l’air d’avoir voulu nous élever plus haut que notre rang.

— Bah, et qu’est-ce qu’une femme connaît des épreuves de la vie ? Il n’échouera pas. Et pense à ce que ça sera, d’avoir un fils qui sert directement les Didacteurs.

— Ils ne le laisseront pas s’élever bien haut. Un enfant abandonné, dont on ne connaît pas les parents ? Ils ne permettront jamais à un bâtard de…

Père l’interrompit.

— Je t’interdis d’employer de tels mots dans ma maison ! Adelrune est un enfant trouvé à qui nous avons donné une famille honnête et vertueuse. Oui, c’est vrai, les Didacteurs ne le laisseront pas monter très haut, mais il pourrait quand même devenir diacre. Est-ce que ce ne serait pas une réussite méritoire ? Ça nous récompenserait de tous les sacrifices que nous avons consentis pour l’élever. Notre fils, un diacre.

— Eh bien, oui, ça serait une bonne chose… Un diacre ?

Elle fit rouler le mot sur ses lèvres pour en éprouver l’effet. « L’autre jour, mon fils Adelrune, le diacre… » Sa voix descendit jusqu’au murmure.

— C’est donc entendu, déclara Père, je l’inscrirai à la Maison Canoniale la semaine prochaine.

— Comme tu le voudras, dit Mère docilement.

Puis vint le bruit des pas de Père. Adelrune grimpa à toute allure l’escalier pour rentrer dans sa chambre, de peur d’être surpris en train d’écouter aux portes et de ruiner ainsi ses chances. Une éducation ! Jamais il n’aurait pensé que cela se situait dans son avenir.

*

Pour Adelrune, le régime scolaire se révéla déplaisant mais en fin de compte supportable. Les divers affronts qu’il devait endurer, les apprentissages par cœur et les exercices sans signification lui importaient peu, tant que cela voulait dire qu’il obtiendrait à la longue la clef du livre qui l’attendait à son retour de l’école.

Et il apprit bel et bien, lentement mais sûrement. Ce que signifiait chaque lettre et comment elles se joignaient les unes aux autres, comment ces arrangements formaient des mots. Jusqu’à ce qu’un jour, alors qu’il s’acharnait en compagnie d’une douzaine d’autres élèves à former des f sur son ardoise, quelque chose frémit en lui et il sut qu’il était prêt. Tout ce temps, il s’était retenu de jeter le moindre coup d’œil sur le livre, car il aurait été pire de ne pouvoir lire que quelques mots ici et là que de ne pas pouvoir en lire un seul. Maintenant, il n’avait plus à retarder l’échéance.

La révélation le secoua. Ses f devinrent de plus en plus de travers, hampes tremblotantes et barres transversales obliques. Le jeune Didacteur qui s’occupait de la classe jeta un regard dégoûté à l’ouvrage d’Adelrune, flanqua une gifle au garçon et lui ordonna d’effacer l’ardoise et de tout recommencer.

La douleur était presque la bienvenue : elle lui permettait de distraire son esprit de la révélation. Adelrune épongea la surface de l’ardoise et recommença son ouvrage avec application, ce qui lui valut un hochement de tête approbateur. Le reste de la journée, le garçon parvint à garder son attention sur ses tâches, évitant toute pensée au sujet du livre. Quand enfin quatre heures sonnèrent à la tour du centre de la ville, les élèves se levèrent et entonnèrent l’hymne du jour, dirigés par le Didacteur dont la voix de baryton faussait allégrement. Une fois cette dernière corvée accomplie, la clochette de la Maison Canoniale tinta, et les enfants émergèrent des salles de classe.

Adelrune s’en fut chez lui, marchant du pas le plus rapide que la décence permettait. Il se rendit à sa chambre, rangea sa veste et passa ses souliers à la brosse – le quatre-vingt-neuvième Précepte toujours présent à son esprit, vu qu’il était encore plus populaire à l’école qu’à la maison. Une fois toutes ses obligations remplies, il se rendit au grenier, les jambes tremblantes, sortit le livre de sa cachette et le mit sur ses genoux.

Il lut la couverture d’abord. Les lettres dorées, après presque une année d’attente, lui révélèrent enfin leur signification. « Histoire des Vies Célèbres et des Actes d’Éclat de Maints Braves Chevaliers ».

À la Maison Canoniale, on ne parlait jamais de chevaliers ; il n’y transpirait jamais la moindre idée qu’il pût exister quoi que ce soit dans le monde hors des limites de la Règle. Mais parfois, sur le chemin qui y menait, Adelrune marchait derrière un groupe d’autres enfants, assez près pour écouter leur conversation. Les autres parlaient parfois de chevaliers, de rois, de châteaux et de magiciens. Pourtant, même les enfants semblaient croire que toutes ces idées étaient aussi fantasques les unes que les autres, le produit d’imaginations débridées. S’il avait essayé d’écrire tout ce qu’il avait entendu au sujet des chevaliers, Adelrune n’aurait pas rempli beaucoup d’ardoises. Mais c’était comme si le fait de prononcer le mot lui-même engendrait l’essentiel de sa signification : car s’il avait dû écrire tout ce qu’il savait des chevaliers, Adelrune aurait produit une liste bien plus longue. Et ce livre, ce livre énorme dont les pages avaient besoin de trois chiffres pour être numérotées, ce livre était bien plus long que la liste mentale que le garçon s’était constituée. Quand il l’aurait lu, de combien encore se serait accru son savoir ?

Adelrune ouvrit le livre et brisa les chaînes qui avaient entravé son destin.

*

Le Didacteur Mornude disait encore, quand il visitait les parents adoptifs d’Adelrune : « Toute la sagesse du monde réside dans la Règle et ses commentaires. Tout autre livre n’est qu’un gaspillage de parchemin. » Alors, Adelrune baissait les yeux et se mordait la lèvre inférieure presque jusqu’au sang. Il avait neuf ans, et le livre avait été son seul compagnon depuis quatre années. Il l’avait lu sept fois, de la première à la dernière page, sans omettre une seule phrase, un seul mot. À l’école, il avait atteint le Tiers Index et arriverait bientôt au Quart ; les aspects de la Règle lui étaient inculqués avec diligence, et lui de son côté semblait apprendre avec autant d’enthousiasme. Mais tout son savoir était appris par cœur : même s’il était en mesure de réciter les Préceptes avec une précision exceptionnelle pour un enfant de son âge, il ne croyait à aucun d’eux. Son esprit avait été placé sur une voie différente, et il était perdu à jamais pour la Règle – mais personne, pas même lui, ne s’en était encore aperçu.

« Regarde-moi dans les yeux, mon garçon », le grondait le Didacteur d’un ton bonasse ; Adelrune devait soutenir le regard de l’homme. « Et maintenant, récite-moi le onzième Précepte. » Ce dont Adelrune s’acquittait sans défaut. Ses parents adoptifs rayonnaient ; le Didacteur Mornude consentait à sourire.

Père invitait alors le Didacteur à s’asseoir dans le fauteuil noir, ce qui laissait comprendre aux deux autres membres de sa famille qu’ils devaient se retirer. De derrière la porte du salon parvenait le murmure de voix masculines, puis l’âcre odeur du tabac. Mère s’installait à la cuisine pour tricoter, et on accordait à Adelrune une heure d’oisiveté avant de se coucher.

Il ne sortait pas de la maison afin de gaspiller cette heure à jouer dans la rue étroite. Ses parents adoptifs préféraient savoir où il se trouvait en tout temps – et, de toute façon, il n’avait personne avec qui jouer. Cela avait été une constante de sa vie, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Il ne lui était jamais venu à l’idée de se demander pourquoi, jusqu’à tout récemment. Et alors il avait déduit que cela avait à voir avec les circonstances de sa naissance. N’ayant pas de vrais parents, il était tenu à l’écart des autres enfants. Le dix-huitième Précepte de la Règle déclarait au troisième verset : « Que nul ne méprise celui dont la lignée est inconnue ou de mauvais renom. » Adelrune ne se risquait jamais à le citer aux enfants qui l’ignoraient quand ils composaient des équipes de ballon-plonge dans la cour de récréation, ou à ceux qui se taisaient quand il s’approchait. Il en était venu à comprendre que les Commentaires sur la Règle avaient souvent plus d’importance que la Règle elle-même, et qu’ils affirmaient souvent le contraire des Préceptes qu’ils étaient censés éclairer.

Plutôt que de sortir jouer dehors, Adelrune montait l’escalier, en apparence à destination de sa chambre au quatrième étage. Mais au lieu de la porte de sa chambre, c’était celle qui donnait sur l’escalier du grenier qu’il ouvrait. Il montait prestement les marches, enjambant la deuxième et la neuvième, qui grinçaient. Une fois au grenier, il se glissait jusqu’à l’extrémité, ouvrait le vieux rideau qui masquait un œil-de-bœuf. Dans les derniers rayons du soleil couchant, il lisait une page du Livre des Chevaliers.

*

De cette façon, à petites doses, il avait parcouru le Livre des Chevaliers tout entier et s’était imprégné de ses histoires. Il avait appris à nommer tous les chevaliers représentés sur les images ; avait appris également les histoires derrière ces images, et les raisons de leur caractère propre.

Il avait craint qu’une fois qu’il aurait appris les histoires, l’impact de leurs images s’affaiblirait. Adelrune comprenait déjà que l’imagination pouvait emplir le monde de chimères bien plus belles et terribles que la réalité. Mais en fait, quand sa lecture lui expliquait les images, leur histoire s’avérait encore plus étrange que ce qu’il s’était imaginé. L’homme à demi nu entouré de monstres à têtes d’oiseaux se nommait Sire Tachaloch, et il ne s’était pas fait voler ses vêtements : il s’en était débarrassé lui-même, afin de s’oindre la peau de graisse et de se glisser ainsi à travers une fissure d’un mille de profondeur qui fendait une montagne de verre noir, donnant accès à une grotte où une enchanteresse dormait d’un sommeil magique depuis des siècles, gardée par des démons appelés par le Roi des Aigles…

Le Livre des Chevaliers raconta ses histoires à Adelrune, une par une. Comme le promettait la couverture, c’était un recueil d’actions d’éclat, de biographies. Il y avait de la joie dans ces histoires, mais aussi beaucoup de tristesse, car souvent les chevaliers mouraient dans leurs quêtes. Sire Athèbre, qui s’était battu contre un des descendants du serpent qui enserre le monde, sur une île enneigée, protégé par une sur-armure qu’il avait fabriquée de peine et de misère à partir des débris de son naufrage, n’avait pas survécu à ce combat. Des années après sa défaite, son sort avait été révélé quand la mer avait rejeté sur la côte les os mutilés de sa main, soudés ensemble par la pression des mâchoires du ver, la bague de sa famille encore à un doigt squelettique.

Il n’y avait pas que des histoires dans le Livre des Chevaliers. Il s’y trouvait des réflexions sur les aventures, parfois même des bribes de dialogue entre deux personnages anonymes, discutant des mérites de tel ou tel chevalier, se demandant si Sire Ancelin avait vraiment bien fait en refusant de libérer l’Ombre de Gedrue quand il en avait eu la chance… Adelrune, habitué aux Commentaires sur la Règle, trouvait ces interjections normales et les lisait avec autant d’intérêt que le reste.

L’une en particulier en vint à avoir de plus en plus d’importance à ses yeux. Elle amorçait le troisième chapitre du livre ainsi :

Pour devenir chevalier, il est nécessaire d’être formé à cet effet. Un aspirant chevalier doit trouver un tuteur, qui le guidera le long du chemin qui mène au statut de chevalier. De tels hommes ne sont pas faciles à trouver. L’un dont le nom est encore connu est Riander, qui vit au-delà de la forêt, dans une vallée abritée parmi les collines, à trois jours de marche de la ville. Ceux qui viennent à lui doivent lui présenter un compte-rendu de leurs actes, afin de montrer qu’ils possèdent le germe de la fougue chevaleresque. Nombreux sont ceux qu’il refuse, rares ceux qu’il accepte. Mais ces derniers sont unanimes à reconnaître que de tous les précepteurs, il est le meilleur qu’un chevalier puisse désirer…

Le jour de ses dix ans – pour fêter cette occasion, on l’avait dispensé de corvées – Adelrune relut ce passage dans le Livre des Chevaliers pour la dix ou douzième fois. Et quand il eut atteint le bas de la page, il prit une résolution. Bien que la Règle interdise à un enfant de désobéir à ses parents, bien qu’elle affirme haut et clair que rien de bon ne pouvait se trouver hors des demeures des justes, Adelrune décida de quitter la maison ; d’aller retrouver Riander et de devenir, à son tour, un chevalier.

Le grenier s’emplissait d’ombre. Le garçon se rendit compte qu’il frissonnait, comme si la faible lumière qui filtrait à travers l’œil-de-bœuf avait été ce qui le gardait au chaud. « Je ne crois pas à la Règle », murmura-t-il pour lui-même, donnant voix à une chose si évidente qu’il ne l’avait encore jamais comprise.

Il descendit jusqu’à sa chambre, silencieusement, et alla se cacher sous les couvertures. Il avait l’impression que ses parents adoptifs seraient capables de flairer son apostasie, que la maison elle-même, que Père avait bâtie de ses mains, allait se mettre à grincer et gémir pour révéler son secret.

Rien ne se passa. Rien ne le trahit. À la Maison Canoniale, ses performances restèrent égales à elles-mêmes. Il mémorisait les Préceptes et les Commentaires avec diligence, se méritant les louanges de ses professeurs pour l’excellence de sa mémoire. Il comprit alors enfin ce qu’il savait depuis longtemps, mais d’une façon rudimentaire : que les Didacteurs qui l’instruisaient ne chercheraient jamais à savoir s’il possédait vraiment la foi, car ils ne s’en préoccupaient nullement : sa mémoire des textes et son respect apparent de la Règle étaient les seuls étalons par lesquels ils le jugeraient.

Ainsi en vint-il à pratiquer la malhonnêteté. Il s’enhardit à traînasser sur le chemin du retour, constata que tant que son retard était mineur, on ne le remarquait pas. Il parvint à distiller jusqu’à dix minutes de temps libre de son horaire. Pour lui, c’était une éternité.

Il commença à chercher un moyen d’employer cette nouvelle liberté à meilleur escient. La contemplation des mauvaises herbes qui se nichaient dans les interstices des pavés ou ses tentatives de convaincre les fourmis de grimper sur ses doigts perdirent bientôt de leur intérêt.

Finalement, il pensa à l’échoppe de jouets. On ne lui avait jamais offert de jouets. Quand il en ressentait le besoin, il joignait les mains pour créer d’étranges animaux aux multiples pattes, dont les yeux étaient les ongles de ses pouces ; ou il reposait tous les doigts sauf les deux majeurs sur le sol, et se fabriquait un couple de chiens aux grands cous. Malgré tout, à la longue, il s’était senti devenir jaloux – en dépit du trente-septième Précepte – des autres garçons, qui parfois apportaient à la Maison Canoniale les joujoux que leur avaient achetés leurs familles et les exhibaient lors de la récréation.

Une seule personne à Faudace était la source de tous ces objets : Keokle, le fabriquant de jouets. Les rares fois où Harkle et Eddrin emmenaient Adelrune dans une promenade dominicale, ils passaient en face de son échoppe ; le garçon avait la permission de la regarder pendant une minute ou deux, mais de l’extérieur seulement. De toute manière, peu importait l’ardeur de son désir pour l’un des objets de la boutique, il était entendu d’avance qu’on ne lui achèterait rien.

Adelrune se mit à utiliser sa liberté de fraîche date pour visiter l’échoppe, la plupart des après-midi quand il revenait de la Maison Canoniale. Le détour lui coûtait un long moment, de sorte qu’il ne disposait que de cinq minutes à peine pour prendre plaisir à l’étalage. Il n’entrait jamais : cela aurait été présomptueux. On aurait pu s’attendre à ce qu’il achète quelque chose. Même en se limitant à du lèche-vitrines, Adelrune craignait encore que Keokle le dénonce à Père. Sa tactique consistait donc à passer devant la boutique en y jetant un coup d’œil distrait, comme s’il n’était pas vraiment intéressé, puis à revenir sur ses pas, se poster à un endroit discret et regarder à la dérobée à travers les fenêtres, pour finalement s’enfuir lorsque son inquiétude devenait intolérable.

L’avant de la boutique de Keokle était plus large que profond. Contre le mur de droite se tenait un immense héron empaillé. On l’avait attifé d’une couronne et d’un pectoral de malachite ; le laiton terni de la couronne brillait faiblement. En face du héron, de l’autre côté de la boutique, il y avait une marionnette de grande taille représentant un empereur légendaire, de sinistre mémoire. Tout en noir, y compris la couronne de fer qu’il portait, l’Empereur lorgnait d’un air mauvais l’oiseau empaillé, qui refusait de lui prêter la moindre attention. Leur relation était figée à ce stade depuis qu’Adelrune les connaissait, personne ne voulant acheter l’un des membres du couple ou ne voulant payer ce que Keokle en demandait.

Plus près de la fenêtre, il y avait des râteliers supportant des marionnettes à fils ; des bateaux et des chariots de bois sculpté ; de fausses armes de balsa et de tissu ; et des costumes miniatures selon la mode des rois d’un lointain passé. Ces objets-là variaient avec les mois et les caprices de Keokle, mais en essence ne changeaient jamais vraiment. Adelrune aurait pu facilement se perdre dans la contemplation des marionnettes. Leurs visages, qu’ils fussent façonnés dans le bois ou la porcelaine, étaient frappants de vie. Leurs costumes étaient finement détaillés, leurs articulations semblaient parfaites. Les fils avaient été attachés aux barres de manière à conférer aux marionnettes des attitudes dynamiques. Un roi en robe rouge et blanche tendait la main droite dans un geste bienveillant ; une danseuse gardait les mains au-dessus de sa tête et croisait les jambes au genou et à la cheville, prête à tournoyer sur elle-même. La marionnette qu’Adelrune préférait par-dessus tout représentait un chevalier en armure, un bouclier dans une main et une épée brillante dans l’autre. Le bras qui tenait l’arme était tendu, la lame levée, comme pour parer un coup ou porter une botte irrésistible. La marionnette paraissait à Adelrune incarner l’emblème de sa destinée future.

2. La Poupée

Le temps passait. Même si la résolution d’Adelrune de devenir chevalier restait toujours aussi ferme, il était dans l’impossibilité de la mettre à exécution. Il avait depuis longtemps planifié comment il quitterait la maison ; c’était une tâche assez simple. Mais quand partir ? Là se situait le véritable problème. Un garçon pouvait devenir écuyer, apprenti chevalier, dès l’âge de douze ans, affirmait le Livre des Chevaliers. Mais il ne pouvait le faire dans un moment d’enthousiasme, sans raison particulière. Sire Elwydrell, par exemple, avait été refusé trois fois comme écuyer par le tuteur Hertullian, jusqu’au jour où il s’était présenté annonçant que des brigands avaient fait leur apparition et jurant d’en débarrasser la contrée. Alors seulement, maintenant que son but était clair, avait-il été accepté.

Que serait alors le but d’Adelrune ? Quelle quête pouvait-il donc ne remplir que comme chevalier ? Devait-il entreprendre de défendre Faudace contre des maraudeurs ? Mais il n’y avait jamais d’ennemis aux frontières de la ville. Qui autour de lui avait besoin de secours ? Personne. Privé d’un objectif chevaleresque, Adelrune sentait qu’il ne pourrait jamais légitimement en appeler à Riander pour être instruit.

Un après-midi, peu après son douzième anniversaire, Adelrune quitta la Maison Canoniale et passa par l’échoppe de Keokle. Ces derniers mois, les appâts de la boutique avaient commencé à se faner ; Adelrune avait en conséquence espacé ses visites, comme il aurait bu à gorgées de plus en plus petites d’un verre de jus, pour faire durer le plaisir. Il en était venu à penser qu’il devrait oser entrer ; il n’avait toujours pas un liard, mais il avait entendu certains de ses condisciples raconter leurs visites à la boutique et il en ressortait que Keokle n’exigeait pas que les clients achètent, tant qu’ils se montraient bien élevés.

Le garçon s’approcha de l’échoppe avec une agitation presque aussi intense que la première fois qu’il avait osé s’y rendre par lui-même. Il se posta sur le côté, balaya les étagères du regard. Il n’y avait rien de nouveau à voir. Le propriétaire non plus n’était pas visible. Quand il était absent, Keokle accrochait un petit écriteau à la porte. Dans ces cas-là, Adelrune en profitait pour se poster effrontément devant la boutique et observer tout son soûl. Cette fois-ci, pas d’écriteau. Il se pouvait que la porte soit déverrouillée.

Se risquerait-il à entrer ? Les profondeurs de la boutique recelaient des mystères qu’Adelrune aurait souhaité percer… Si Keokle était absent, il ne saurait jamais que quelqu’un était entré…

Portant le regard au-delà des objets suspendus près de la fenêtre, le garçon pouvait distinguer trois étagères le long du mur du fond, à droite de la porte qui menait aux appartements de Keokle. Divers jouets reposaient sur les étagères, en un fouillis de formes indistinctes. L’étagère la plus basse était vide, à part un jouet solitaire : on aurait dit une poupée de très grande taille, mais dans la pénombre elle se ramenait à une forme vague.

À ce moment quelqu’un ouvrit une fenêtre dans une pièce du troisième étage, de l’autre côté de la rue. La vitre inclinée refléta la lumière du soleil à l’intérieur de l’échoppe de Keokle. Un long rectangle de lumière orangée apparut sur le mur du fond.

C’était bien une poupée qui reposait sur la plus basse étagère. Elle avait peut-être deux pieds de haut ; ses proportions étaient parfaites. Elle portait une robe superbe, d’un bleu profond, dont les poignets et le col étaient garnis de dentelle. Ses cheveux étaient blond-brun, ses yeux foncés. Son visage semblait déformé ; non pas par une maladresse dans la taille, ni par une quelconque exagération de ses traits, mais parce qu’il était marqué d’une expression de désespoir absolu qui le convulsait complètement. Sur ses joues, du sang se mêlait aux larmes.

Elle semblait le fixer. Adelrune croisa le regard de la poupée, étourdi, inconscient. Son visage le déchirait, éveillait en lui une chose qu’il n’aurait su nommer. Il était aussi bouleversé, sinon plus, que lorsqu’il avait vu pour la première fois les images du Livre des Chevaliers. Pendant dix ou vingt battements de cœur, il dévisagea la poupée, puis la fenêtre fut déplacée une nouvelle fois, ouverte davantage ou refermée. Le rectangle de lumière s’enfuit et l’échoppe redevint obscure.

Adelrune était trop tendu pour hésiter plus longtemps. Il alla à la porte, fit jouer la poignée. La porte était verrouillée. Adelrune y cogna vigoureusement, encore et encore, de plus en plus fort. Il entendit un mouvement à l’intérieur ; Keokle parlait, mais ses mots s’adressaient à quelqu’un d’autre. Un bref silence, puis des pas précipités, d’autres bruits. Adelrune abandonna la porte, alla regarder à travers la fenêtre. Il vit Keokle émerger de l’arrière-boutique, fermant la porte intérieure derrière lui, puis se rendre à la porte de devant.

Le fabriquant de jouets ouvrit, se tint sur le seuil, regardant de-ci de-là. Il paraissait troublé. « Oui ? Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il.

C’était un homme d’âge moyen, ses cheveux noirs striés de mèches blanches, une barbe proprement taillée encadrant sa bouche volontaire. Il portait une chemise gris sombre, un pantalon brun foncé, des vêtements dont les couleurs et l’absence de décoration suggéraient l’austérité. Adelrune se tint face à lui, momentanément sans voix.

« Je… Je désirais m’enquérir auprès de vous concernant quelque chose », dit-il enfin. Il avait si bien mémorisé les cadences de la Règle et des Commentaires que ses propres paroles étaient contaminées par leur style châtié. Peut-être était-ce ce raffinement de langage qui convainquit Keokle de l’inviter à l’intérieur plutôt que de le laisser sur le seuil.

Adelrune entra, intimidé par le fabriquant de jouets mais poussé par son souvenir de la poupée. Keokle le regarda de longues secondes, si attentivement que son examen en était inquiétant. Puis l’expression de l’homme changea, comme si un masque était tombé de son visage – ou qu’il venait d’en enfiler un.

— Tu n’es jamais venu dans ma boutique, mon petit Adelrune, dit-il sur un ton de jovialité forcée. Que puis-je faire pour toi ?

Le garçon ne perdit pas une seconde à se demander comment il se faisait que Keokle connaissait son nom. Il s’éclaircit la voix, se força à prononcer les mots nécessaires.

— J’ai vu à l’instant une poupée à cet endroit…

Il pointait le doigt vers la plus basse étagère sur le mur du fond ; elle était vide.

— Quel genre de poupée ? Tu veux dire une des marionnettes ? Elles sont toutes très jolies, et moins chères que ce que les gens s’imaginent. Tu diras à tes parents que je leur ferais un bon prix s’ils venaient en acheter une.

— Non. Pas une marionnette ; une poupée… Une grande poupée représentant une jeune femme. Elle portait une robe bleue…

Adelrune observait Keokle et il vit clairement que l’homme savait très bien de quoi il parlait. Le fabriquant de jouets jeta un regard vers la porte qui donnait sur l’arrière-boutique. Adelrune n’avait pas rêvé ; Keokle avait fait disparaître la poupée tandis qu’il s’escrimait avec la porte.

— Je n’ai aucune poupée de ce genre, répliqua Keokle.

Le mensonge se lisait sur son visage.

Adelrune ne songea pas à se demander pourquoi Keokle mentait, non plus qu’il ne réfléchit que ce n’était pas une bonne idée d’insister. Il continua, obstinément.

— Je l’ai vue. Je sais qu’elle était là, sur l’étagère. Il y avait du sang sur son visage. Elle…

— Silence, espèce de petite ordure ! De quel droit oses-tu prétendre que je façonne des jouets aussi pervers ? (Le visage de Keokle était écarlate ; tout son corps tremblait.) Tu n’es qu’un bâtard, un sale petit menteur ! Dehors ! Dehors !

Keokle leva une main pour frapper. Adelrune avait tellement pris l’habitude des coups des adultes qu’il broncha à peine et ne recula pas. Mais alors le fabriquant de jouets cria, le poing toujours levé : « Attends un peu que je le dise à tes parents ! Comment tu désobéis à la Règle en répandant des faussetés ! »

En entendant cela, Adelrune perdit son sang-froid ; il ouvrit la porte et s’enfuit de l’échoppe à toutes jambes. Durant tout le trajet, il s’attendit à voir apparaître Keokle à ses trousses, mais nul signe de poursuite ne se manifesta. Il se força à ralentir en approchant de la maison ; il devait continuer à feindre l’innocence.

Il passa le reste de l’après-midi dans la terreur d’être dénoncé, tressaillant au moindre bruit. Sa nervosité ne tarda pas à exaspérer Père et lui valut un bon coup de baguette. Mais malgré toutes ses craintes, personne ne parut à la porte pour dénoncer son manquement au devoir. La routine habituelle de la maison continua jusqu’en soirée. Adelrune eut à laver, sécher et ranger la vaisselle, puis on le laissa seul. Il monta à sa chambre et s’y enferma.

Sa nuit fut agitée ; il ne parvenait à dormir que pendant de brèves périodes. Peu avant l’aube, il se redressa en sursaut dans son lit : il venait de comprendre qu’il avait enfin trouvé le but qu’il cherchait depuis si longtemps. Même si ce n’était qu’une poupée qui était emprisonnée chez Keokle, elle avait tout autant besoin d’être secourue.

Il était maintenant prêt à partir. Rien ne le retenait, tout le poussait à s’en aller : si Keokle devait faire irruption chez lui et mettre à exécution sa menace, la vie d’Adelrune risquait de prendre une tournure déplaisante.

Il mit en œuvre le plan qu’il avait longuement préparé. Il se glissa hors de sa chambre, pieds nus, vêtu seulement de sa chemise de nuit. Il se rendit d’abord à un placard de l’autre côté du corridor, dans lequel on entreposait du linge que l’on n’utilisait plus. Il en sortit une vieille nappe rose, qu’il emporta au rez-de-chaussée, dans le garde-manger. Il déroba un peu de nourriture des tablettes, prit une vieille bouteille verte ébréchée et la remplit à demi avec l’eau de la carafe posée sur la table – il n’osait pas manœuvrer la pompe bruyante et risquer ainsi de réveiller la maisonnée.

Après avoir placé la nourriture et la boisson dans la nappe et noué solidement cette dernière, il remonta à sa chambre, où il réunit l’ensemble de ses possessions : treize feuilles de papier, une plume et un encrier, et quatre cartes de figures dépareillées provenant d’un paquet perdu depuis des lustres, dont Père lui avait fait don dans un moment de générosité irraisonnée.

Le cinquième Précepte retentissait dans son esprit : il était interdit de voler. Adelrune secoua la tête en un geste de défi : il passait déjà outre au neuvième Précepte, qui stipulait l’obéissance ; que signifiait une transgression de plus ou de moins ?

Il s’habilla soigneusement, noua la nappe à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle lui semble solidement attachée et s’assit sur son lit. Le soleil allait se lever ; il était temps de partir. Il lui vint l’envie de récupérer le Livre des Chevaliers ; ne pourrait-il pas emporter ses merveilles avec lui pour le réconforter durant son voyage ? Mais l’idée même de retirer le livre de sa cachette derrière le grand coffre lui paraissait un blasphème. La place du Livre des Chevaliers était ici, dans cette maison où il l’avait trouvé. Adelrune pouvait se sentir coupable de s’approprier les possessions de ses parents adoptifs, mais cela ne venait que de la Règle. Emporter le Livre n’était pas une question d’obéissance à la Règle, mais de bien et de mal – et ce serait mal. De toute façon, cela faisait presque sept années qu’Adelrune l’avait trouvé, sept années durant lesquelles il l’avait lu constamment. Il le connaissait maintenant par cœur, du premier mot jusqu’au dernier.

Il se leva, descendit l’escalier avec précaution, jusqu’au rez-de-chaussée, se rendit à la porte. Il déverrouilla celle-ci le plus silencieusement possible et l’ouvrit. Quand il l’eut refermée derrière lui, quand la clenche eut tinté, il sut qu’il était libre. Un fils débauché, un dépravé qui bafouait la Règle ; un homme libre.

Il se mit en route le long des allées étroites de la ville. Rares étaient les passants si tôt le matin, à part les paysans des fermes avoisinantes venus monter leurs éventaires sur la place du marché ; Adelrune évita donc de s’en approcher et put arpenter des rues désertes. En ce début de printemps, le froid de la nuit perdurait jusqu’à la matinée. Le garçon, frissonnant, accéléra le pas afin de se réchauffer.

Il était hors de question pour lui de prendre la grand’route qui traversait la ville ; on l’aurait remarqué et dénoncé aussitôt. Il prit plutôt le pont sur la rivière Jayre et coupa à travers champs, vers la chaîne de collines appelées les Bériodes.

*

Faudace s’étendait surtout d’un côté de la Jayre ; sur l’autre rive, il n’y avait que quelques rues, moins bien pavées, et dont les maisons allaient de vaguement miteuses à délabrées. Adelrune put quitter la ville sans être inquiété.

Bientôt, toutes les maisons de Faudace furent derrière lui. Pendant un temps, il suivit un chemin de terre, qui avait été de boue le jour d’avant, quand il avait plu, et où subsistaient des flaques çà et là. Il se dit que des carrioles venues des fermes passeraient tôt ou tard par ce chemin ; ne désirant être vu de personne, Adelrune quitta bientôt le chemin et s’aventura dans la végétation en bordure. Il poussait ici des herbes folles et divers buissons, en plus de petites étendues de bardane et d’occasionnelles touffes de fleurs. Adelrune cheminait à travers l’enchevêtrement de verdure comme à travers un labyrinthe, effectuant des détours autour des zones les plus denses, tentant de garder toujours la même orientation, vers les collines.

Au milieu de la matinée, il atteignit des champs cultivés. Au loin se voyaient des fermes. Le garçon n’avait aucune envie de s’en approcher, craignant en fait moins les fermiers eux-mêmes que leurs noirdogues. Il contourna donc les champs, restant sur leurs marges, profitant quand même d’un terrain dégagé lorsqu’il le pouvait.

Enfin, il laissa les fermes derrière lui. Il quitta les bordures du dernier champ. Une forêt s’étendait jusqu’à la base des collines ; il se dirigea vers ses contreforts.

Le jour prit fin alors qu’Adelrune arrivait à l’orée de la forêt. Parmi les arbres, il était plus facile de marcher, le sous-bois étant clairsemé ; mais il lui était très difficile de déterminer dans quelle direction il marchait, car la vue était la même tout autour de lui. Les jambes du garçon lui faisaient mal ; il lui était venu des ampoules aux pieds, les ampoules avaient crevé, la chair à vif avait saigné, le sang avait séché en croûtes rouge sombre. Ne serait-ce que pour mettre un terme à ces métamorphoses, n’était-il pas temps de prendre un peu de repos ?

Adelrune mangea une partie de ses provisions, but une modeste quantité de l’eau dans la bouteille. Quand il eut fini, l’obscurité envahissait la forêt ; il faisait bien plus noir sous les arbres que ce à quoi Adelrune s’était attendu. Il ne s’était jamais trouvé au milieu de quoi que ce soit de plus dense qu’un boqueteau de bouleaux, et s’était imaginé qu’une forêt n’était rien de plus qu’un très grand boqueteau.

Le garçon s’accroupit, tira sa plume et son encrier de son paquetage, en plus de deux feuilles de papier. Dans la lumière mourante, il écrivit en haut de la première feuille : Appris la réelle densité de la forêt, puis sur la deuxième il esquissa une carte de ses voyages jusqu’ici. Un grand cercle figurait Faudace, trois ou quatre petites croix indiquaient les fermes qu’il avait évitées ; il décida qu’il valait mieux ne pas dessiner les noirdogues, car ils prendraient trop de place. Une ligne pointillée indiquait son chemin ; près de sa fin, Adelrune dessina une frange d’arbres, la limite de la forêt. Il traça un petit cercle à la fin de la ligne, avec en guise de légende Le premier camp. Tout le long de la ligne, il écrivit Une journée de voyage. Il terminait tout juste le dernier e quand le jour mourut entièrement.

Le garçon rangea son attirail et fit le point sur ce qui l’entourait. La lune entamait son cycle ; c’était assez pour qu’il voie son chemin, mais à peine. Non loin de lui un trio de chênes poussaient, leurs troncs ridés si près les uns des autres qu’ils délimitaient un espace enclos entre eux, comme une hutte infiniment haute. Adelrune y pénétra en se glissant à grand-peine entre deux des troncs et atterrit sur un paillis de feuilles séchées. L’air était riche d’odeurs étranges, un relent sucré d’ancienne pourriture végétale mêlé à un parfum musqué. Adelrune accrocha la nappe à une brindille et s’endormit.

*

Au lever du jour, une lumière verte s’infiltra entre les troncs massifs et l’éveilla. Adelrune se déplia en grognant de douleur – il avait dormi replié sur lui-même, le dos en point d’interrogation – et étendit le bras vers son sac.

Il s’arrêta net, ébahi et quelque peu effrayé. Ce qu’il avait pris, dans l’obscurité, pour une brindille courte et épaisse, poussant de façon plutôt incongrue perpendiculairement au tronc principal, était en fait une mince dague, cloquée de rouille et tavelée de mousse. La lame était aux deux tiers enfoncée dans le bois, qui s’était froncé tout autour, comme une bouche qui se plisse dans une moue de dégoût. Serti dans le pommeau de la dague, un petit joyau jetait des éclats bleutés.

Adelrune décrocha précautionneusement son bagage de la dague. Puis il considéra ce qu’il valait mieux faire. Un chevalier avait besoin d’une arme. Il n’avait rien pu trouver à la maison qui puisse décemment servir à cet usage ; que l’on parle de poêle à frire ou d’aiguilles à tricoter, on restait dans le domaine du déshonorant, sinon du ridicule. Mais voilà qu’une arme véritable, conçue pour le combat, se présentait à lui : un chevalier pouvait la manier sans y perdre son honneur.

Hélas, l’arme ne lui appartenait pas. Au vu de son état, il y avait tout lieu de croire qu’elle avait été laissée à l’abandon depuis longtemps et pouvait donc être réclamée par quiconque – mais comment en être sûr ?

Après un temps, Adelrune trouva une issue à son dilemme. Il prit la troisième des treize feuilles de papier et y écrivit, de sa plus belle écriture :

À qui de droit,

La dague que vous avez laissée ici est maintenant en possession du chevalier Adelrune de Faudace, qui a pris la liberté de l’emprunter en votre absence. Si vous en avez à nouveau besoin, n’hésitez pas à vous rendre auprès du chevalier Adelrune, lequel se fera un devoir de vous la rendre immédiatement.

(Signé) Adelrune, de Faudace, Chevalier

Adelrune signa, réfléchit encore un moment, puis reprit la plume et ajouta un post-scriptum :

(Dans le cas où une bataille serait en cours, un certain délai serait naturellement inévitable.)

Le garçon coinça la feuille de papier dans une crevasse de l’écorce, s’assura qu’elle était bien fixée. Puis il saisit la poignée de la dague et tira. La lame résista un moment, puis elle céda et jaillit presque du tronc. La portion qui avait été enfoncée dans le bois n’avait pas rouillé ; toutefois, elle avait acquis un lustre moucheté vert jaunâtre. Adelrune la rangea dans son bagage ; il la nettoierait dès qu’il en aurait les moyens. Puis il sortit de son refuge.

Au début, la marche fut douloureuse : non seulement son dos lui faisait-il mal, mais ses pieds couverts d’ampoules souffraient le martyre. C’était comme de marcher sur de petits charbons ardents ; mais avec le passage du temps, les charbons refroidirent, et son pas s’accéléra un peu.

La forêt était maintenant baignée de soleil ; pourtant, elle paraissait bien moins hospitalière de jour que de nuit. La chaleur attisait une odeur fétide émanant du sol, et des bruits lointains troublaient Adelrune : il lui semblait entendre des bribes de conversation, un tintement de clochettes, un cri étouffé, sanglotant, répété encore et encore. Il se disait que ce n’étaient là que des oiseaux, le vent dans les branches, peut-être le murmure de l’eau – mais il ne parvenait pas à y croire.

Il avait toujours su, d’une manière vague, quasi abstraite, que la forêt recelait des dangers. Les autres garçons dans la cour de la Maison Canoniale parlaient des effraies cuivreuses et des serpents-menteurs, de la pierre sanguine, des Trois Terreurs, mais de telles choses n’ayant aucun rapport avec sa vie à Faudace, il s’était abstenu d’y penser. Dans plusieurs des histoires que racontait le Livre des Chevaliers, un chevalier triomphait de monstres, mais cela se déroulait toujours au milieu d’une lande désolée, sur une île lointaine, ou au plus profond des donjons du château d’un sorcier. Il n’avait pas eu l’impression qu’à peine sa ville natale quittée, les choses se passeraient ainsi ; il comprit qu’il avait eu tort. Les dangers qu’il courait maintenant n’étaient plus les mêmes. Il n’était plus question de noirdogues, d’être rattrapé par ses parents adoptifs, d’oublier un des Préceptes de la Règle. Maintenant, toutes les menaces qui lui avaient toujours paru distantes étaient proches ; maintenant, il devait leur faire face.

Pendant un long moment Adelrune regarda en direction des champs, des fermes qu’il pouvait presque voir, de Faudace elle-même, qui dans son imagination s’était rétrécie à une ville-jouet, ses maisons hautes et étroites alignées comme des dominos dans une boîte ; et son plus cher désir était d’y retourner. Puis il se détourna, face aux profondeurs de la forêt, et essuya ses yeux humides. Les chevaliers devaient affronter le danger tous les jours, où qu’ils aillent. Telle était la vie qu’il avait souhaité vivre ; telle serait la vie qu’il mènerait.

Avant de se mettre en chemin, il ressortit sa première feuille de papier et y écrivit Surmonté la peur et le mal du pays. Puis il se mit en marche, droit devant lui.

*

Plus profondément il s’aventurait dans la forêt, plus forts et plus étranges devenaient les sons qui l’entouraient. Pourtant leurs sources demeuraient invisibles. Adelrune entendait des mots marmonnés si rapidement qu’ils s’estompaient en une suite de consonnes aléatoires. Il y avait de lointaines sonneries de cloches et des raclements métalliques. Une fois, il entendit un rire gloussant provenant de derrière un grand pin ; il s’élança vers l’arbre, mais il n’y avait rien derrière, sinon l’impression d’une présence qui persistait encore.

Le jour s’avançant, Adelrune commença à apercevoir de la vie animale. Des oiseaux voletant de branche en branche, des écureuils croisant son chemin, une fois un couple de hérissons s’abritant sous un buisson. Ils ressemblaient aux animaux qu’il avait vus toute sa vie à Faudace, et pourtant il avait l’intuition qu’ils n’étaient pas complètement ce qu’ils semblaient être. Lorsqu’il arriva enfin à un ruisseau, il y but tout son soûl, remplit sa bouteille et nettoya la dague de son mieux, la lavant d’abord puis la récurant avec une poignée de mousse. Il parvint à la débarrasser de la plupart de la rouille, mais le lustre sur les deux derniers tiers de la lame demeurait rebelle à tous ses efforts. Il essaya de garder l’arme dans sa main par après, mais il lui vint bientôt une terrible crampe de la paume. Il finit par la glisser sous sa ceinture, contre sa hanche.

Adelrune continua son chemin. Il suivit le ruisseau pendant un moment : en toute logique, l’amont du cours d’eau se situait en direction des collines. Mais il arriva bien vite à la source du ruisseau, un trou moussu dans le sol ; il dut donc poursuivre sa route sans plus de guide. Il escaladait des troncs d’arbres abattus qui barraient le chemin, contournait des halliers de ronces. Et toujours il s’enfonçait plus profondément dans la forêt. La pente du sol devenait perceptible ; il devait approcher des collines.

Tard dans l’après-midi, il entendit un soudain fracas ; il avait à peine tiré sa dague que quelque chose émergea d’entre les arbres, courant tête baissée. L’être interrompit sa course, se retourna à demi vers lui pour le dévisager. Il marchait sur deux jambes aux sabots fourchus ; il avait les bras d’un homme, et sa tête s’ornait d’andouillers. Des yeux flamboyants étaient sertis dans un visage si inhumain qu’Adelrune faillit en hurler.

L’apparition se détourna et s’enfuit d’un bond ; le bruit de son passage mourut bientôt. Adelrune s’appuya contre un arbre, ferma les yeux, se rappela une histoire du Livre. Sire Avary avait affronté les spectres de tous ses ancêtres, en remontant jusqu’à la dixième génération, et survécu à ce qui avait été fatal à tant d’autres. Non pas seulement parce qu’il avait su que les esprits ne pouvaient rien de concret contre lui – cela, beaucoup de ceux qui l’avaient précédé l’avaient su aussi –, mais parce qu’il avait réussi à s’en persuader, sans l’ombre d’un doute. Tout comme Sire Avary, du moins l’espérait-il, le garçon se convainquit que l’être était parti et ne reviendrait pas. Après de longues minutes, il constata qu’il était de nouveau capable de marcher et il se contraignit à avancer.

Le sol, maintenant assez fortement en pente, devenait accidenté. Le chemin d’Adelrune le menait donc perpendiculairement aux crêtes et aux plateaux, et sa progression devint ardue. Il n’avait guère couvert de distance à vol d’oiseau quand vint le moment où il dut préparer un second camp. L’après-midi touchait à sa fin, la température baissait déjà. Des plaques de roc émergeaient du sol çà et là, et à la base de l’une d’entre elles il trouva une caverne peu profonde. Elle ne promettait pas d’être aussi chaude que son refuge entre les troncs des chênes l’avait été ; le garçon ramassa donc des branches mortes pour faire un feu. Quand il jugea en avoir suffisamment accumulé, il les entassa devant la caverne. Tant qu’il restait encore assez de lumière, il dessina le parcours du second jour. La ligne pointillée partait du cercle figurant le premier camp et s’enfonçait dans la forêt. Adelrune dessina le sol accidenté et les contreforts des collines. Il traça un autre petit cercle, le nomma Le second camp (caverne). Puis il écrivit Une autre journée de voyage le long du deuxième segment de la ligne.

Il avait terminé avant que la lumière ne fasse défaut. Il rangea son bagage plus loin dans la caverne puis s’affaira à allumer un feu.

Il fut vite cruellement déçu. L’on était censé pouvoir allumer un feu en frottant deux branches sèches l’une contre l’autre ; Sire Oldelin s’était servi de cette méthode, tout comme Sire Khlaum lorsque ce dernier s’était retrouvé perdu au milieu de la Grande Steppe. Et pourtant, malgré tous ses efforts – il avait persévéré jusqu’à ce que ses bras tremblent d’épuisement –, Adelrune se montra incapable de les imiter. Il s’adossa contre une des parois de côté de la caverne. Ses efforts l’avaient mis en nage ; mais cela ne durerait pas, et la nuit risquait d’être glaciale.

Il entendit un bruissement : de la fourrure ou du tissu frottant contre la pierre. Il dégaina sa dague, même si l’arme valsait au bout de son bras affaibli. « Qui va là ? » s’écria-t-il, parlant pour la première fois en presque deux jours.

Une forme massive remua puis se dressa, occultant les étoiles. Le mince croissant de lune jetait trop peu de lumière sur la scène pour qu’Adelrune voie clairement. Des étincelles rougeâtres scintillaient au sein de la masse sombre ; elles auraient pu provenir de tout petits rubis cousus sur une vaste cape ou d’une douzaine d’yeux dispersés sur de grandes ailes membraneuses. Adelrune pointa sa dague en direction de l’intrus.

— N’approchez pas ! croassa-t-il. Je suis un chevalier, et nul n’ose me chercher noise !

— Votre arme ne me ferait aucun mal, déclara une voix que l’on aurait pu croire émanant de feuilles mortes frottées les unes contre les autres. Je suis immunisé contre les métaux.

Il y eut un bref silence, puis la voix ajouta :

— Baissez votre arme. Je ne vous veux point de mal.

Adelrune baissa sa dague, mais la garda dans sa main. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il dans un murmure.

L’être ne répondit pas à la question. Il observa plutôt :

— Vous n’êtes pas parvenu à allumer un feu. Je prévois que cette nuit vous mourrez de froid.

— Je connais une douzaine de façons de rester au chaud, dit Adelrune, le ton de sa voix trahissant le mensonge.

— Je puis vous fournir un moyen de faire du feu, mais vous devrez me payer en retour.

— Je ne possède rien qui ait une très grande valeur, dit Adelrune.

— Au contraire, répliqua son interlocuteur. Vous êtes riche en chair, en vie, en jeunesse. Qu’y a-t-il donc qui puisse avoir une plus grande valeur ?

Adelrune fouilla dans son sac à l’aveuglette et en sortit les quatre cartes à jouer. Il tenta désespérément de donner le change.

— J’ai quand même d’autres richesses. Ces quatre portraits d’une incomparable qualité. Je vous en céderai un, en échange d’un feu.

Et ce disant, il tendit une des cartes au hasard : c’était la Reine de Coupes.

Il sentit la carte être non pas saisie et arrachée de sa prise, mais doucement, presque imperceptiblement retirée, comme si l’être ne l’avait pas réellement touchée. Il entendit un long chuintement. Puis la voix de feuilles mortes s’éleva de nouveau.

— La Reine. C’est bien elle. Tout espoir n’est donc pas perdu.

Adelrune sentit plus qu’il ne vit un mouvement au sein de la forme sombre. Quelques-uns des rubis ou des yeux s’éteignirent puis réapparurent. Il se rendit compte qu’un long ruban de parchemin et un bâton blanc étaient posés à ses pieds.

— C’est un marché équitable, chuchota l’être. Sur la scytale est écrit un puissant cantrappe. Enroulez le parchemin autour du bâton ; lisez les mots ainsi révélés, et le feu jaillira.

Alors tous les yeux ou les rubis s’éteignirent d’un coup ; il y eut un bruissement liquide, et Adelrune fut seul.

Il prit le ruban de parchemin et l’enroula autour du bâton blanc. Des lettres s’alignèrent ; elles avaient été tracées à l’encre argentée et renvoyaient la lumière du croissant de lune juste assez pour être lues ; Adelrune parvint à déchiffrer cinq mots.

Bien qu’il ne les ait pas prononcés à voix haute, une longue flamme tremblotante naquit instantanément parmi les branches sèches et les brindilles qu’il avait empilées. À la lumière de la flamme magique, Adelrune déroula le parchemin, puis le rangea, ainsi que le fémur taillé sur lequel il avait été enroulé, dans son paquetage. Puis il prit la première feuille et y écrivit Négocié l’achat d’un enchantement pour créer le feu avec Œil-de-Braise ; et maintenant qu’il avait nommé la source de son effroi, il n’était plus capable de le nier. Il enfouit sa tête entre ses bras et poussa un gémissement de terreur.

3. La Maison de Riander

Toute la nuit, Adelrune resta éveillé ; son feu brûlait, chaud et vif. Sa peur s’était atténuée pour devenir une angoisse sourde, sans objet précis. Quand vint l’aube, le feu enchanté s’éteignit d’un seul coup, laissant derrière lui un amas de cendres plus fines que la poussière ; le garçon se leva et se mit en route sans attendre. Il était ivre de fatigue, voyait trouble où qu’il portât le regard. Il titubait ; par deux fois, il tomba lourdement sur le sol. Mais il continua malgré tout. Dans sa tête tourbillonnaient des fragments du Livre des Chevaliers ; par moments, ils prenaient le pas sur ses sens. Ainsi, tandis qu’il marchait, il rêvait, et dans son rêve Sire Julver, portant son armure d’orichalque brillant, cheminait à ses côtés ; ou bien il se retrouvait aux marges du festin funéraire au cours duquel Sire Lominarch avait enfin reconnu le Diablotin de Nothwerl sous les traits de la gente Blancéanne.

L’effort finit par dissiper sa torpeur, et même s’il restait épuisé, son esprit devint plus clair. Toute la matinée, il s’éleva sur le flanc de la colline, lentement mais sûrement. Les arbres étaient bien plus clairsemés ; il y avait de fréquentes clairières et des étendues de hautes herbes le long de saillies de pierre. Parmi l’herbe poussaient des lys d’un violet tirant sur le noir. Des abeilles bourdonnaient autour des fleurs. Adelrune en vit une pénétrer dans le calice ; la fleur tout entière se referma instantanément sur l’insecte pour l’emprisonner. Ailleurs, un autre lys relâcha ses pétales ; quelques parcelles de chitine tombèrent de la corolle.

Les lys apivores furent la dernière manifestation de l’étrangeté de la forêt. Au début de l’après-midi, Adelrune avait atteint le sommet de la colline et laissé la forêt derrière lui. À sa gauche et à sa droite s’étendaient les Bériodes, leurs sommets mantés d’herbe et ponctués de fleurs. Devant lui, le terrain ondulait, descendant vers un pays indistinct.

Le corps du garçon n’aspirait qu’au repos, au sommeil. Mais il n’osait pas y céder, si près de la forêt et de ses habitants. Il s’assit sur ses talons et sortit papier et plume. À partir du second camp, il étendit la ligne pointillée jusqu’au sommet de la colline et écrivit à côté Deux tiers d’une journée de voyage.

Quand il se releva, un éblouissement orange et vert l’aveugla pendant plusieurs secondes, et la sueur perla à son front. Il se força à faire un pas, puis un autre. Lentement, il descendit la colline, vers une contrée inconnue.

Et alors seulement il se prit à douter. Le Livre des Chevaliers ne contenait aucune description particulière du chemin qui menait à la maison de Riander. Adelrune se remémora le passage, presque automatiquement : Riander, qui vit au-delà de la forêt, dans une vallée abritée parmi les collines, à trois jours de marche de la ville. Le garçon ne s’était jamais demandé de quelle forêt il s’agissait ; il avait été certain que le Livre énonçait une vérité universelle, que le fait d’entreprendre un voyage jusqu’à la résidence d’un tuteur était plus important que la destination que l’on s’imposait. Eût-il demandé conseil à Père que ce dernier aurait sans nul doute traité Adelrune de parfait imbécile. Qui d’autre se mettrait en route avec une destination abstraite en tête, sans rien d’autre pour le guider ?

Et pourtant, il y avait bel et bien des collines au-delà de cette forêt, et le troisième jour de son voyage n’était pas encore arrivé à son terme. Il y avait encore raison d’espérer. On avait prédit à Sire Berralgis qu’il devrait passer un an et un jour en quête d’une alicorne avant de la trouver ; ce qu’il fit, cloué à son lit de malade, la cherchant sans relâche parmi livres rares et parchemins anciens, jusqu’au trois cent soixante-sixième jour de sa quête, quand la bête était entrée d’elle-même dans sa chambre, appelée soit par la persévérance même de Berralgis, soit par un enchantement qu’il avait trouvé enfoui au fond d’un vieux tome, pour poser sa corne sur la poitrine du chevalier mourant et adoucir ses adieux au monde…

Et à la fin de sa troisième journée de voyage, comme le Livre des Chevaliers l’avait promis, Adelrune atteignit la maison de Riander.

Il était descendu à mi-pente d’une colline lorsqu’il perçut une combe s’ouvrant sur sa gauche. À l’autre extrémité s’élevait une longue et basse structure de briques roses. Construite entièrement de lignes droites, ses coins avaient cependant été taillés en biseau ; ainsi, elle ne paraissait pas vraiment anguleuse.

Adelrune descendit jusqu’au fond de la petite vallée et s’approcha timidement de la maison. Elle se trouvait déjà dans l’ombre, à part l’étage supérieur, dont les briques viraient à la couleur pêche dans la lumière du soleil. Une large allée sablonneuse menait à la porte, de bois sombre et massif. Au centre de la porte, il y avait une plaque de métal sur laquelle était gravée l’image d’une gargouille grimaçante. Du nez de la gargouille pendait un heurtoir de fer.

Adelrune saisit l’anneau et frappa trois coups. Quand la porte s’ouvrit, il baissa les yeux et sortit gauchement les deux feuilles de parchemin de son sac.

— Je me nomme Adelrune, croassa-t-il, vacillant et tremblant, de fatigue comme d’angoisse ; et je veux devenir un chevalier. Voici la liste de mes actes de valeur ainsi qu’une carte de mes voyages. Si vous refusez ma demande, je m’en irai sur-le-champ.

On prit doucement les feuilles de sa prise. Il y eut un long silence, brisé par le bruissement du parchemin. Finalement, Adelrune leva les yeux et rencontra le regard d’un homme grand et mince.

Il était encore jeune ; ses habits étaient simples mais de la meilleure qualité. Une crinière de cheveux bruns descendait à mi-chemin de ses épaules, mais il n’avait pas plus de barbe qu’Adelrune lui-même. Quand il parla, des rides apparurent aux coins de ses yeux et ses dents très blanches brillèrent.

— Y a-t-il une tâche quelconque dont tu doives d’acquitter, une quête à remplir ? demanda l’homme.

Adelrune baissa les yeux une nouvelle fois. Son but lui paraissait soudain ridicule au point qu’il en était honteux. Mais il l’avoua, autant qu’il osait.

— Oui. Je… Il y a une personne dans la ville de Faudace, qui est tenue prisonnière par un homme. Je dois la sauver. Je suis le seul à connaître son existence ; si je ne la libère pas, personne ne le fera jamais.

— Voilà une noble quête, dit l’homme gravement. Mais si tu tiens à être un chevalier, tu dois apprendre à regarder les gens dans les yeux quand tu leur parles.

Il prit la main du garçon et le fit entrer. Les jambes d’Adelrune cédèrent sous son poids et il s’affala sur le sol avant que Riander ait fermé la porte de sa maison.

*

La fièvre le consumait. Inconscient des convulsions de son corps, son esprit filait comme une sterne au ras de l’océan du délire. Il rêva qu’il était prisonnier d’une cage qui avait adopté les contours exacts de son corps. Puis il se rendit compte que la cage était en fait un sarcophage de porcelaine et que, bien qu’il ne soit pas mort, il ne vivrait jamais tant qu’il resterait prisonnier de sa coquille. Devant lui, se découpant sur un rideau de lumière qui blessait les yeux, une fleur rouge et blanche s’enroulait autour d’une lance d’ivoire. L’odeur du métal surchauffé emplit ses narines, puis le remugle épicé de la girofle. Il se tenait sur un glacier en train de fondre au soleil et de l’eau glacée, plus âpre que le vin, coulait dans sa gorge.

Adelrune se réveilla en nage. Riander était assis à côté du lit, son bon visage marqué par une inquiétude sereine.

— Tu as dormi une nuit et un jour, dit Riander. Je t’ai logé dans ma chambre pour l’instant, mais nous irons dans la tienne dès que tu seras suffisamment remis.

Il aida Adelrune à s’asseoir dans le lit. De prime abord, le garçon crut qu’il rêvait encore. Il avait vu que la tête du lit était contre un des murs, lequel faisait un angle à sa droite. Maintenant, il voyait un mur à sa gauche, comme de juste ; mais il n’y avait pas de mur devant lui. La pièce se continuait indéfiniment. Il y avait des commodes contre le mur de droite, de petites tables ; des miroirs sur le mur de gauche, des chaises basses, des étagères et des écritoires. Des tapis sur le plancher, s’étirant l’un après l’autre comme un arc-en-ciel en tons de brun, s’amincissant jusqu’à un fil dans le lointain. Il n’y avait pas de mur opposé, pas de fin à la procession de meubles. Au loin, la pièce devenait indistincte, non pas par manque de lumière, mais à cause de l’épaisseur même de l’air et des limites de la vision humaine.

Adelrune se tourna vers Riander, qui haussa les épaules en souriant.

— Je n’essaierai pas de te fournir une explication. Garde simplement en mémoire que tu ne dois pas trop t’éloigner des portes qui relient les pièces ; elles n’existent qu’à l’avant de la maison. Pour l’instant, dis-moi plutôt ce que tu voudrais manger.

Adelrune bredouilla : « Alors je… je peux rester ? »

Riander ouvrit les mains, paumes vers le haut : « N’est-ce pas ce que je viens de dire ? »

*

En l’espace de trois autres jours, Adelrune recouvra la santé. Riander lui tint une conversation légère tout ce temps : le soleil et les nuages, la musique du vent, le goût de la nourriture simple. Il accrocha une tenture à travers la chambre d’Adelrune, afin de lui donner une limite. D’une semblable manière, Adelrune tendit un rideau devant certains de ses souvenirs ; même s’ils étaient toujours là, prêts à être examinés, il ne s’appesantissait plus inlassablement sur eux.

Un matin – son cinquième dans la maison de Riander, mais seulement le quatrième dont il avait conscience – il se leva, s’habilla de lui-même, sortit de sa chambre et descendit l’escalier jusqu’au salon. Riander était assis sur une chaise à haut dossier, feuilletant un livre qui tombait en lambeaux. Dès qu’il eut remarqué la présence d’Adelrune, il se leva en souriant.

— Je ne te demande comment tu te sens que par acquit de conscience : ton habillement me dit tout ce que je dois savoir.

— Je voulais vous remercier encore, messire, de vos soins…

— Un instant. Mon nom est Riander. Fais-moi le plaisir de l’utiliser.

— Comme vous voudrez, Riander. Je voulais vous remercier – et vous demander ce que vous comptez faire maintenant que je suis remis.

— Tu es venu à moi pour recevoir une formation de chevalier, n’est-ce pas ? (Riander prit les deux feuilles de parchemin d’Adelrune, qui trônaient au sommet d’une pile sur un bureau.) Ta liste d’actes d’éclat est plutôt brève, de même que tes voyages – mais ce qui m’importe, c’est la qualité et non la quantité. Tu remplis à loisir les conditions, Adelrune. Et comme je te l’ai déjà dit, la quête que tu t’es imposée est une noble quête. Je déclare solennellement que je t’accepte comme apprenti chevalier.

Adelrune inclina la tête muettement, ne sachant plus que dire.

— Non, non, le reprit Riander gentiment. Je me répète : regarde les gens dans les yeux ! Allez, garde ton menton droit.

Adelrune releva le visage, risqua un sourire.

— Une des vertus premières d’un chevalier est l’humilité, dit Riander. Et l’un de ses corollaires est que l’on n’est jamais assez important pour refuser les corvées. Va à la cuisine – c’est par la porte qui fait face à celle-ci – et pèle six pommes de terre pour la soupe.

Adelrune esquissa une courbette maladroite et sortit. Dans la cuisine, qui était dallée de blanc et s’étendait à l’infini, il trouva une huche remplie de tubercules et un petit couteau. Il se mit au travail. Mère lui avait souvent confié cette corvée, dès qu’il avait été assez vieux pour manier sans risque le couteau à peler. Ses mains s’affairaient selon un rythme familier, et de longs rubans spiralés de pelure tombaient des tubercules. Après quelques minutes, quand Riander le rejoignit pour l’aider, il le trouva en train de finir la dernière pomme de terre.

— Eh bien, remarqua-t-il avec un large sourire, tu es plus habile à manier cette lame-ci que je ne le serai jamais. Je suppose qu’il n’y a plus qu’à te mettre à l’entraînement aux armes tout de suite après le repas.

*

Fidèle à sa parole, dès qu’ils eurent terminé le repas du midi, Riander emmena Adelrune dans une autre des pièces de la maison. Ses murs étaient de pierre taillée ; des supports de métal de diverses formes étaient vissés dans les blocs, sans que leur fonction soit évidente au premier regard.

Il y avait des râteliers de bois contre les murs, dans lesquels était rangé un assortiment d’armes d’une diversité ahurissante. Épées droites ou courbes, ondulées, garnies de crochets ou tripartites ; masses à la tête garnie d’ailettes ou de piquants ; arcs de toutes tailles, armes d’hast, dagues, assemblages de chaînes, de hampes de bois et de lames dont Adelrune ne parvenait pas à comprendre l’usage.

— Eh bien, fit Riander, nous pouvons commencer en t’apprenant à reconnaître et nommer toutes ces armes, ou bien nous pouvons voir comment tu te débrouilles avec une épée en mains.

— S’il vous plaît, messire – je veux dire, Riander – j’ai passé des années à la Maison Canoniale à apprendre des mots par cœur. Je voudrais essayer une lame.

— Fort bien. Voyons, tu es trop petit pour ces épées-ci… Peut-être que celle-là ferait l’affaire.

Il donna à Adelrune une longue et mince lame, avec une large garde, qui recouvrait sa main jusqu’au poignet. Le garçon la soupesa, allongea le bras. Étrange impression que de manier une telle longueur d’acier. Riander prit une lame similaire pour lui-même.

— Travaillons la posture de base. Imagine que nous allons nous battre.

Adelrune essaya consciencieusement de prendre une posture de combat. Riander eut un sourire amusé.

— Adelrune, que tiens-tu dans ta main ?

— Je ne sais pas de quel genre d’épée il s’agit, mess – Riander.

— C’est un fleuret de duelliste façonné selon la manière du Vieux Szeis. Mais ce n’est pas cela qui m’importe en ce moment. Je voulais simplement te signaler que ce que tu tiens n’est pas une chandelle.

— Je vous demande pardon ?

— Puisque ce n’est pas une chandelle, tu ne devrais pas le tenir comme une chandelle, expliqua patiemment Riander. À quoi donc peut-il être utile dans cette position ? Pointe-le vers l’avant, un peu relevé. Ainsi, si je me rue sur toi, je recevrai ton acier dans l’estomac. Oui, comme ça. Beaucoup mieux. Essaie de me frapper, maintenant.

Riander para le coup hésitant d’Adelrune, arracha l’épée du garçon à sa prise et l’envoya valser avec fracas sur le sol dallé.

— Tu aurais dû garder ta prise sur le fleuret, déclara-t-il.

— J’ai bien essayé, mais je n’y suis pas arrivé, dit Adelrune.

— Tu es peut-être encore faible par suite de ta maladie ; mais je crois que ce sont tes bras qui ne sont pas assez musclés. Remonte ta manche, gonfle ton bras… C’est ce que je pensais. Je crois qu’un programme de lever de poids sera nécessaire.

Adelrune eut honte de sa faiblesse ; il hocha la tête en signe d’acquiescement à la suggestion, se retenant à grand-peine de répondre « Bien, messire. »

— Tu as pris l’habitude d’obéir, n’est-ce pas ? demanda Riander d’une voix plus douce. Quand tu étais malade, tu as déliré. À un moment, tu ne cessais de répéter « Oui, Didacteur » comme si quelqu’un te donnait un ordre après l’autre. Et maintenant, tu viens de baisser les yeux encore une fois, et tu as acquiescé immédiatement, avec le moins de bruit possible.

Adelrune expliqua en soupirant :

— Le neuvième Précepte de la Règle stipule que les laïcs doivent obéir aux Didacteurs « sans refus, sans plainte et sans dérobade ». Les Commentaires du Didacteur Elfindle ajoutent que « Les laïcs sont comme des enfants face aux Didacteurs, et les enfants doivent obéissance à leurs parents comme ceux-ci obéissent aux Didacteurs. » Chez moi, l’obéissance était la première des vertus, après la droiture spirituelle.

Riander fronça les sourcils.

— Pourquoi es-tu parti dans ce cas ? Ce ne sont sûrement pas tes parents qui t’ont envoyé ici ?

Adelrune se sentit rougir.

— Ils ne l’auraient jamais pu ; je suis un enfant trouvé, dit-il à voix basse. Harkle et Eddrin ne sont pas mes vrais parents.

— À t’entendre, on croirait que tu en as honte.

— Dix-huitième Précepte, verset trois : « Que nul ne méprise celui dont la lignée est inconnue ou de mauvais renom. » Extrait des Commentaires du Didacteur Hoddlestane, chapitre deuxième : « La turpitude morale est transmise par le sang. La progéniture de ceux qui pèchent par contact charnel hors mariage est conséquemment souillée dès sa naissance ; les bâtards devraient être traités comme les dégénérés potentiels qu’ils sont. » Est-ce que cela répond à votre question ?

— Tes mots, non ; mais ta posture, oui, dit Riander. Tu as l’air d’un pardel prêt à tuer et démembrer sa proie. Regarde tes doigts : on dirait des griffes.

Adelrune, soudain conscient de ses gestes, baissa les bras et détendit ses mains. Son cœur cognait douloureusement dans sa poitrine.

— Ma mère à moi, lorsqu’elle était encore jeune fille, couchait avec tous ses soupirants, dit Riander, surprenant Adelrune par le ton neutre de sa voix. Et lorsqu’elle tomba enceinte de moi, elle eut bien du mal à convaincre son plus récent prétendant de l’épouser. Il n’était pas un sot et se doutait bien que l’enfant n’était pas forcément de lui. De fait, jamais je ne lui ai ressemblé ; lui et moi avons toujours su que nous n’étions presque certainement pas du même sang. Néanmoins, il avait accepté d’épouser ma mère juste avant ma naissance, me sauvant de justesse de la bâtardise.

— Et comment vous a-t-il traité ?

— Comme le reste de mes frères et sœurs qui ont suivi. Je n’étais pas un bébé capricieux, et en grandissant j’ai toujours été très sage ; je ne lui ai jamais donné d’excuses pour m’en vouloir. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il m’aimait autant que les autres enfants, qui eux étaient certainement de lui. Mais l’un dans l’autre, cela n’a pas changé grand-chose. Il était au fond un homme bon et équitable.

— Vous a-t-il acheté des jouets ?

— Oui. J’avais un canard de bois sur roulettes et une marionnette de guerrier avec une épée de métal véritable…

— Vous étiez un enfant chanceux, dit Adelrune avec un petit rire douloureux.

— Et c’est parce que toi tu ne l’es pas que tu es venu ici ?

— Pas vraiment. C’est parce que je n’ai jamais cru en la Règle. Quand j’avais dix ans, j’ai compris que j’avais toujours été perdu pour elle. Je connais tous ses Préceptes par cœur, mais je n’y ai jamais accordé la moindre foi.

— Alors, es-tu venu ici à la recherche de quelque chose d’autre à laquelle accorder ta foi ?

La question prit Adelrune par surprise. Il y réfléchit un moment, puis répondit :

— Non. Je suis venu ici pour devenir un chevalier, c’est tout ce que je demande.

— Tant mieux. Car même si mon enseignement t’apprendra à devenir celui que tu promets d’être, je ne suis pas homme à te dire en quoi tu dois placer ta foi. Maintenant, allons à ce râtelier là-bas. Je vais te montrer comment utiliser les haltères pour fortifier tes bras.

4. Le Prix à payer

Des jours et des semaines passèrent. Riander instruisait Adelrune sans relâche dans les diverses disciplines de la chevalerie : les titres corrects à utiliser dans la conversation selon les circonstances, la science héraldique, le combat au corps à corps et l’entretien des armes. Leurs journées commençaient avec l’aube et se terminaient tard. Adelrune souffrit au début de mille et une douleurs, crampes et élancements, surtout dans ses bras, dont les muscles n’étaient pas habitués à ce genre de traitement. Avec le temps, son inconfort s’atténua au fur et à mesure que croissait sa force. Riander l’entraînait à être à la fois souple et fort, à être conscient en tout temps de sa posture, afin qu’il puisse bouger de façon plus efficace et élégante.

La pratique des armes était ce qui exténuait Adelrune, mais elle n’occupait qu’une petite partie de sa journée. Riander et ses livres constituaient un puits de science, auquel Adelrune était censé s’abreuver profondément. Comme sa mémoire était vive de nature et avait de plus été aiguisée par toutes ces années passées à mémoriser la Règle et ses Commentaires, cette partie de sa formation se montrait plutôt aisée.

Il y avait des leçons de rhétorique, de diplomatie et même tout un cours sur l’art d’employer les faux-fuyants – car, bien que les chevaliers ne puissent mentir, cela ne voulait pas dire qu’ils étaient forcés de laisser échapper la vérité toute crue. Ainsi, pour sauver l’honneur de Dame Klianther, Sire Gliovold était parvenu à taire la participation de son frère au complot contre la vie du Baron Blindell, tout en donnant l’impression qu’il avait révélé tout ce qu’il en savait.

D’autres leçons suivirent celles-ci, portant sur les aspects plus subtils de l’étiquette, la symbologie élémentaire, les fondements de l’astronomie et les principes gouvernants de la magie. Adelrune éprouva un certain malaise en entreprenant son programme d’études magiques, mais il fut vite soulagé lorsqu’il comprit qu’il n’était pas question de le former comme enchanteur. Le talent était un trait inné et non appris. Et de toute façon, Riander, malgré l’étrangeté de la maison où il vivait, niait posséder un quelconque savoir pratique sur la sorcellerie. Il comprenait les principes par lesquels elle fonctionnait, qui valaient la peine d’être appris même par un profane, mais il ne connaissait aucun enchantement comme tel.

Ce fut alors que Riander discutait des diverses façons dont les armes pouvaient être enchantées et de quelques lames magiques légendaires qu’Adelrune se souvint de l’arme qu’il avait acquise dans la forêt. Il s’en fut la chercher dans la nappe rose qui reposait, encore attachée, sous le lit de sa chambre, et la rapporta à Riander.

— Croyez-vous que ceci puisse avoir un quelconque pouvoir ? demanda-t-il avant de raconter de quelle manière il l’avait trouvée.

— C’est douteux, répondit Riander. Certes, il est rarement possible de déterminer à première vue si un objet est enchanté, mais comme je te le disais à l’instant, il y a bien plus de rumeurs d’épées et de dagues ensorcelées qu’il n’y a de vraies lames magiques. Ce lustre est bizarre, mais justement cela me fait douter d’autant plus de son pouvoir.

Riander appliqua des poudres abrasives et des brosses métalliques sur la lame, mais, malgré tous ses efforts, il n’arriva pas à débarrasser la dague d’Adelrune de son étrange éclat verdâtre.

— De toute façon, c’est une arme solide, dit-il après avoir capitulé. Elle est petite, mais son tranchant est acéré, tout comme sa pointe. La gemme pourrait même être un saphir, quoique je n’en sois pas sûr. Je te conseille de la garder par-devers toi. Ce que l’on trouve sans qu’on l’ait cherché ne devrait pas être mis à l’écart.

*

Le printemps laissa place à l’été. L’air devint tiède, puis chaud. Il y avait une mare derrière la maison de Riander – laquelle, de l’extérieur, avait une centaine de pieds de long – et Riander y apprit à Adelrune à nager et à plonger. L’eau était bien plus fraîche et profonde que ce à quoi Adelrune s’attendait ; même à midi, seule la surface en était réchauffée par le soleil. Une fois qu’Adelrune eut acquis une certaine confiance, il s’adonna à plonger profondément vers le milieu de la mare, ouvrant ses yeux une fois sous l’eau et appréciant l’étrange perspective que cela lui procurait. Même s’il avait d’abord craint que la mare, de l’intérieur, soit aussi infiniment profonde que la maison était longue, il pouvait en toucher le fond avec sa main tendue, une couche de terre boueuse une brasse et demie sous la surface.

Les soirées devenaient longues et douces, et Riander ralentit l’instruction d’Adelrune quelque peu, soit parce qu’il jugeait que le garçon avait besoin de repos ou parce que lui-même se sentait paresseux – Adelrune ne pouvait en être sûr. Quand le soleil disparaissait sous la crête des collines avoisinantes, la combe se retrouvait plongée dans l’ombre sous un ciel encore brillant. Tous deux s’asseyaient à l’extérieur, sur un banc que Riander avait installé près de la porte. Le tuteur racontait de longues histoires décousues qui parlaient de tout et de rien, tandis que son pupille écoutait d’une oreille distraite, sachant très bien que dans ce cas cela n’avait aucune importance qu’il se rappelle l’histoire ou pas.

En ces moments-là, Adelrune se sentait envahi par une joie qu’il n’avait jamais connue de toute sa vie. Il oubliait la Règle, ses Préceptes et ses Commentaires, la routine abrutissante de sa vie à Faudace. Sa longue et monotone enfance était enfin derrière lui.

Une fois l’histoire de Riander terminée, l’air était devenu presque froid par comparaison avec le reste de la journée. Adelrune, déjà bercé jusqu’aux portes du sommeil, se levait et s’étirait, puis souhaitait une bonne nuit à Riander et se rendait au lit. Quand il se laissait tomber sur le matelas, une ou deux larmes perlaient à ses yeux. Ce n’était pas le mal du pays, ni le sentiment que son enfance était finie. C’était quand il réfléchissait à la longueur des années, depuis ses premiers jours avec le Livre des Chevaliers jusqu’au présent, que la tristesse le prenait. Et aussi, même s’il gardait la pensée à distance et n’y songeait que comme on regarde quelque chose à travers un voile, il se rappelait la poupée dans l’échoppe de Keokle. La quête qu’il avait fait vœu d’accomplir taraudait sa conscience, comme une aiguille piquant la peau. Il éprouvait un pressentiment de son retour à Faudace, bien qu’il lui parût étrangement lointain dans le temps et l’espace, aussi éloigné dans l’avenir que sa découverte du Livre des Chevaliers l’était dans le passé.

*

À mesure que l’été se rafraîchissait et virait à l’automne, Riander augmentait le rythme de l’éducation de son pupille. Il montrait de plus en plus de zèle comme instructeur, au point qu’Adelrune aurait pu de bonne foi l’accuser de vouloir l’éreinter. Mais même si la formation qu’il subissait était impitoyable, Adelrune ne se flétrissait nullement ; au contraire, il s’épanouissait. Sa maîtrise des disciplines chevaleresques était maintenant suffisante pour qu’il en tire une certaine fierté ; peut-être était-ce pour cela que Riander se montrait si implacable : de crainte que son élève ne perde le sens des proportions et n’oublie combien encore il lui restait à apprendre.

Une soirée du début de l’automne, presque six mois après l’arrivée d’Adelrune, Riander l’emmena loin le long du salon sans fin, tous deux transportant une lanterne pour s’éclairer. Sur une longue distance, des portraits étaient suspendus aux deux murs de la pièce. Le mur extérieur montrait tous les chevaliers que Riander avait formés, et le mur intérieur d’autres chevaliers de renom.

— Voici Sire Hawkins, le premier chevalier que j’ai formé. Son blason est un faucon sable en champ gueules. Il utilise de préférence la masse et porte une armure de cuir teinte à ses couleurs. Et voici Sire Pellaunce, tout en vert à part le foulard bleu que lui donna une dame dont je tairai le nom. Et là…

Ils continuèrent le long de la galerie de portraits. Adelrune fut très impressionné par le portrait de Sire Gliovold, arborant une fière barbe noire et brandissant une arme étrange, comme une épée à la lame triple. Sur le mur en face, les peintures étaient plus vieilles, plus ternes, leur style moins audacieux. N’importe, les personnages de renom qu’elles représentaient avaient tout de même fière allure. Ici se tenait Sire Ancelin au destin tragique, qui paya de sa vie pour qu’un dragon puisse enfin être occis ; là le malheureux Sire Krag, dont l’armure blanc et or était noire du sang des amis tués de sa propre main ; là le mystérieux Sire Cobalt, qui dissimulait son identité derrière une visière bleue toujours baissée, et dont la lutte contre Wirt, le souverain corrompu de Cuevelar, avait duré vingt années entières.

Ce ne fut qu’à leur retour qu’une idée frappa Adelrune.

— Dites-moi, demanda-t-il à Riander, combien de temps vous faut-il pour former un chevalier ?

— Cela dépend. Une année, deux tout au plus. Mes élèves sont de la plus haute qualité.

— Mais… il y avait presque deux douzaines de chevaliers peints sur le mur. Vous ne pouvez pas être assez vieux pour leur avoir tous enseigné leur art !

Le ton de Riander s’assombrit. « Cela a à voir avec la question du paiement », dit-il.

— Le Livre affirmait que nul n’avait à payer s’il ne pouvait ou ne le voulait pas…

— Et tu n’aurais pas non plus à le faire, si tu devais refuser. Le prix à payer n’est pas grand-chose et il est en même temps énorme. Nous en reparlerons. (Riander fit une pause, puis continua :) Adelrune, je suis un homme honnête, et je t’assure que le Livre disait la vérité. Celui qui ne veut pas n’aura rien à payer. Mais sache que tous mes élèves, sans exception, ont payé le prix que je leur ai demandé. Tous, sauf deux, ont juré de payer avant même de savoir de quoi il s’agissait. Devenir un chevalier n’est pas aussi simple que faire une balade en forêt. Tu seras transformé plus profondément que tu ne peux te l’imaginer.

— Vous m’effrayez !

— T’es-tu jamais demandé pourquoi on dit de tant de chevaliers, comme Sire Actavaron et Sire Julver, qu’ils ne connaissaient pas la peur ? C’est parce que, durant leur apprentissage, ils ont appris à la connaître. Ils ont goûté à ses extrêmes si souvent qu’après coup les choses qui terrifient les gens normaux ne leur paraissaient pas plus effrayantes qu’un insecte agressif, comparées aux horreurs qu’ils avaient déjà affrontées.

Adelrune ne dit plus rien ; il se rendit directement à sa chambre. Cette nuit-là, il pleura un temps, rêva de cages noyées dans une lumière rougeoyante, de larmes et de sang et d’un immense amas de jouets brisés, comme des soldats démembrés. Le matin venu, il retourna à son entraînement et ses études avec apparemment la même énergie qu’avant ; et pourtant, un voile de tristesse recouvrait toutes choses à ses yeux et refusait de se dissiper.

*

Une semaine ou deux plus tard, un soir, Riander s’assit sur le tapis, près du foyer, et fit signe à Adelrune de le rejoindre. Un feu brûlait dans l’âtre, même si la journée avait été plutôt douce. Le garçon s’assit, regardant les dessins du tapis sans les voir. Son humeur ne s’était pas améliorée ; il gardait le souvenir de ce que Riander lui avait appris récemment, mais presque de la même manière qu’il avait retenu les Préceptes de la Règle. Il se remémorait les mots parfaitement, mais il ne les comprenait plus vraiment ; la peau du fruit était intacte, mais le cœur pourrissait.

Pendant un long moment, Riander s’absorba dans la contemplation des flammes. Adelrune voyait son visage du coin de l’œil. Puis, toujours sans regarder son élève, Riander dit : « As-tu déjà entendu parler de la fin du monde, Adelrune ? »

— Oui, fit le garçon d’une voix atone. Les Didacteurs à l’école en parlaient souvent. « Quand la Règle triomphera du désordre, des champs de la loi les hommes récolteront le bonheur dans l’obéissance… »

— Non, pas dans ce sens-là, l’interrompit Riander. Je ne te parle pas de la fin du temps, mais de l’espace. La fin du monde : l’ultime frontière, le pays au-delà duquel il n’y a plus que l’océan sans limites.

Adelrune leva les yeux. Riander le regardait maintenant.

— À la Maison Canoniale, dit le garçon, on m’a appris que le monde est rond comme une balle ; il n’a pas de bornes en tant que telles.

— Tu m’as dit plus d’une fois que tu n’as jamais cru à la Règle. Croyais-tu aux autres enseignements de la Maison Canoniale, mis à part les lettres et l’arithmétique ? Alors pourquoi celui-ci ? Les Didacteurs avaient tort : la véritable forme du monde ne saurait être exprimée par une métaphore aussi simple.

Riander avait maintenant capté toute l’attention d’Adelrune. Il poursuivit :

— Non loin de la fin du monde est situé un petit royaume appelé Ossué. Au-delà d’Ossué, à la toute fin du monde, est un autre, minuscule royaume, du nom de Yeldred. Or, les gens d’Ossué haïssent la mer et restent sur la terre ferme en toutes circonstances ; alors que ceux de Yeldred aiment l’eau et passaient jadis le plus clair de leurs vies à construire de grands vaisseaux dans lesquels ils voguaient sur l’océan sans fin.

« Vint un temps où toutes les forêts de Yeldred furent épuisées ; dans tout le pays, il ne se trouvait plus un arbre encore debout, à part les douze chênes sacrés du verger royal, lesquels ne sentiraient jamais la morsure de la hache. Yeldred cessa donc de construire des vaisseaux, son peuple se contentant de la vaste flotte qu’il possédait déjà. Mais le passage des années ne fut pas tendre avec les vaisseaux de Yeldred. Certains sombrèrent dans la tempête, d’autres brisèrent irrémédiablement leur coque sur des récifs ; d’autres encore naviguèrent si loin sur l’océan sans limites qu’ils ne revinrent jamais au port d’Argalve. Vint un jour où trois vaisseaux seulement restaient à Yeldred, tous les trois en urgent besoin de radoub – ils ne tenaient plus ensemble que par pur entêtement.

« Le roi de Yeldred conçut alors un plan grandiose, par lequel son peuple bâtirait de nouveau des vaisseaux ; ou plutôt, un vaisseau. Un seul vaisseau si vaste que sa nation tout entière pourrait vivre à son bord, un navire si lourd que les tempêtes le craindraient, un vaisseau si riche qu’il se suffirait presque à lui-même, qui voguerait au large des rives de l’humanité et ferait commerce pour les quelques bagatelles qu’il ne pourrait produire tout seul.

« Les trois navires survivants ne fourniraient jamais assez de bois pour ce projet. Ainsi Yeldred dut-il acheter son bois à Ossué. Voilà maintenant des décennies et des décennies que cela dure. Et le peuple d’Ossué vend son bois très, très cher. Chaque année, sept fois sept jeunes hommes et femmes parmi les plus beaux du pays doivent quitter Yeldred à jamais pour aller vivre en Ossué, engendrer des enfants vigoureux pour ce royaume.

« De cette manière, Ossué devient plus fort chaque année, tandis que Yeldred s’affaiblit. Le peuple de Yeldred le sait très bien. Mais, disent-ils, le Vaisseau se construit. Pour eux, cela est plus important que tout le reste.

— Vous me dites, soupira Adelrune, que je dois être prêt à faire des sacrifices pour atteindre mon but, comme le peuple de Yeldred.

— Pas du tout. Je crois que le peuple de Yeldred est un peuple de fous. Je crois que perdre le fleuron de leur jeunesse pour construire leur grand navire est une abomination. Un jour viendra où leur royaume sera taillé en pièces par les armées d’Ossué ; ce jour-là, ils se retrouveront crucifiés aux membrures de leur propre Vaisseau.

Adelrune rit brièvement de la folie du peuple de Yeldred. Il voulut prendre une inspiration, mais se rendit compte que son rire n’avait pas cessé, qu’il s’était amplifié. Ses yeux le brûlaient. Puis il se mit à pleurer en face de Riander, lui qui s’était juré qu’il mourrait de honte avant de s’abandonner ainsi.

Il finit par s’essuyer les yeux et recouvrer son souffle. Sa crainte avait été lavée par les larmes ; il regarda son tuteur dans les yeux et demanda :

— Quel est le prix de votre enseignement, Riander ?

— Six ans de ta jeunesse. C’est par cet échange que je préserve ma propre existence des atteintes du temps. Mais je te le redis : tu n’es aucunement forcé de payer.

Adelrune se rappela ce qu’Œil-de-Braise avait dit sur sa richesse.

— Que m’arrivera-t-il si je paie ?

— Tu vieilliras de six ans. Dans un sens, ce sera à ton avantage, puisque cela te conférera le corps d’un homme. Mais en fin de compte, j’aurai volé six années de ta vie. Je ne te le cacherai pas.

— Le prix à payer m’effrayait bien davantage avant que je sache de quoi il s’agissait, dit doucement Adelrune.

— Il en est souvent ainsi.

— Et je le paierai.

Adelrune savait qu’un vrai chevalier n’aurait pu faire autrement.

*

La magie était contenue dans une coupe du verre le plus noir qui soit, opaque et luisant, comme de la pierre mouillée.

— Vois les anneaux de métal qui ont été sertis à l’intérieur, expliqua Riander à Adelrune. Une fois que la coupe aura commencé à se remplir, garde ton attention sur ces anneaux. Tu dois laisser le niveau du liquide atteindre le sixième, mais pas plus haut. Il te faut à tout prix garder ton attention sur les anneaux ! Si tu t’abîmes dans une transe, ta vie tout entière se déversera dans la coupe et il n’y aura rien à faire pour te sauver.

Adelrune hocha la tête. Il fixa son attention sur l’intérieur de la coupe, compta les six anneaux et les recompta, marquant la position du sixième fermement dans son esprit. Du coin de l’œil, il vit Riander reculer d’un pas et croiser les bras. Adelrune prit une profonde inspiration et amena la coupe à ses lèvres.

Il s’était attendu à une certaine douleur, mais il ne ressentait qu’une vague lassitude, comme à l’approche du sommeil. Du liquide coulait de sa bouche ; il n’était pas tout à fait insipide : en se concentrant, Adelrune pouvait y discerner comme un arrière-goût de vin… Il cligna des yeux. Dormait-il, un instant auparavant ? Il regardait dans le vide, l’image de la coupe était double à ses yeux ; les anneaux brillants, dédoublés, formaient un étrange dessin.

Les anneaux ! Où était rendu le liquide ? La panique se saisit de lui, força son esprit à sortir de la transe. Il se remémora la position du sixième anneau. Le liquide était à ce moment même en train de le noyer.

Adelrune arracha la coupe à ses lèvres et faillit s’effondrer, haletant, couvert de sueur. Riander se tenait à deux pas de lui, les bras toujours croisés. Son visage marqué par l’inquiétude se détendait, il poussait un soupir de soulagement.

Adelrune, outré, s’écria :

— Et pourquoi ne vous êtes-vous pas tenu à mes côtés, maître, pour m’enlever la coupe si je me perdais dans le charme ? Si mon attention avait vagabondé un instant de plus, c’en était fait de moi !

Riander baissa les yeux. Il dit d’une voix douce :

— Je pourrais te donner deux raisons. La première, c’est que le processus ne dure qu’un instant, justement, et que toi seul peux choisir le bon moment pour retirer la coupe. La seconde, c’est que ceci est l’une des épreuves de la chevalerie, que ceux qui y échouent n’étaient pas dignes.

« Ou je pourrais te donner la troisième raison : que pour mon élève Perradis, j’étais à ses côtés, que j’ai bel et bien arraché la coupe quand j’ai senti qu’il s’était perdu dans le charme – et que je n’oublierai jamais comment son corps s’est vidé de tout son sang, comme du vin jaillissant d’une outre fendue. La coupe est ainsi façonnée : seul celui qui en use peut impunément la retirer.

Les mains de Riander se refermèrent sur la coupe, mais ne la retirèrent pas de la prise d’Adelrune. Il dit :

— Tu peux encore reculer ; bois la part de ta vie qui est dans la coupe, et tout sera comme avant.

Mais son visage trahissait la soif qui l’habitait. Adelrune ne reviendrait pas sur sa décision ; il laissa aller la coupe. Riander la porta à ses lèvres et but.

— Tu as triomphé d’une des horreurs de ton apprentissage, Adelrune, dit-il quand il eut fini. Va te coucher, maintenant. Tu es épuisé et tu as davantage besoin de sommeil que tu ne peux le comprendre.

Adelrune hocha la tête et sortit. Il savait que ce dont Riander avait le plus besoin, c’était d’être seul avec sa propre honte et son remords.

*

La douleur et une faim vorace le réveillèrent. Une brûlure partait de la moelle de ses os, s’épanouissait le long de sa colonne vertébrale, enfonçait des clous de souffrance dans ses extrémités. Le couvre-lit le serrait comme un linceul ; Adelrune le rejeta d’un mouvement convulsif des bras. Il s’assit dans le lit ; un vertige le saisit. Il appela Riander ; sa voix se brisa à mi-syllabe, le nom se termina en un croassement rauque.

Une démangeaison féroce naquit le long de sa mâchoire ; il leva une main pour se gratter, sentit les poils de sa barbe râper ses doigts. Puis il remarqua sa main, ses doigts énormes, osseux, les veines saillant sous la peau, un duvet noirâtre recouvrant la chair jusqu’aux jointures.

Adelrune avait su qu’il changerait, mais la peur le tenaillait quand même face à la réalité. Il posa ses pieds par terre – sa chemise de nuit était absurdement courte, elle dévoilait ses parties génitales, qui s’ornaient maintenant de poils aussi rudes et bouclés que de la paille de fer ; son sexe se gonflait monstrueusement de son propre chef, une note supplémentaire dans le concert de douleurs qui le torturaient ; il tenta de faire un pas, mais ses jambes étaient si longues qu’elles refusaient de lui obéir comme avant ; il s’affala sur les dalles du plancher.

Puis Riander fut là ; il aida Adelrune à enfiler ses propres vêtements, car ils avaient maintenant tous deux presque la même taille ; Riander l’emmena à la cuisine, et la bouche d’Adelrune s’emplit soudain de salive ; frénétiquement, il se gava, incapable d’apaiser la faim qui lui tordait l’estomac plus férocement à chaque bouchée. Une vague de souffrance éclôt en lui ; il vit sa main grandir sous ses yeux, ses jambes s’allonger encore ; sa dernière dent de lait tomba de sa bouche en tintant sur l’assiette de porcelaine, pour être remplacée par sa sœur permanente.

Après une éternité, ce fut fini ; Adelrune se retrouva couché sur son lit, lequel avait épouvantablement rapetissé, au point qu’il s’attendait à en tomber au moindre mouvement.

— Tu as grandi de presque un pied, dit Riander, qui se tenait à son chevet, et tu me dépasses maintenant d’un pouce entier. Ta carrure est nettement plus forte que la mienne. Je vais devoir te coudre de nouveaux vêtements.

Adelrune tourna la tête pour regarder Riander. Les rides au coin des yeux de son tuteur s’étaient légèrement estompées, et peut-être son visage était-il plus rond, mais c’était le seul indice que Riander avait récupéré six ans de sa vie. Cela, et la honte qui brûlait au fond de son regard.

— Demain, nous devrons revenir au tout début de ton apprentissage ; tu as le corps d’un homme, maintenant, et tu dois réapprendre jusqu’au moindre réflexe. Par contre, tu t’apercevras que toutes tes armes se sont mystérieusement allégées.

— Je ne regrette rien, Riander, dit Adelrune de la voix grave qui était désormais la sienne.

Son tuteur ne répondit que par un sourire triste.

5. Un ami défunt

L’automne fut rude cette année-là, froid et humide. Du verger au fond de la combe, Riander récolta de pleins paniers de fruits, dont la plupart finirent en confitures. Quelques jours plus tard, Adelrune fut réveillé avant l’aube par un bruit étrange, comme d’immenses voiles claquant dans le vent. Regardant par la fenêtre de sa chambre, il distingua dans l’obscurité un tourbillon de mouvement confus devant la maison.

De crainte qu’un quelconque ennemi ne soit à leurs portes, il s’habilla en toute hâte, enfila une tunique de cuir clouté et ceignit une épée à son côté. Riander était déjà à la porte et sourit de le voir ainsi accoutré.

— Je suis heureux de te voir si rapide à réagir, dit-il. Tu as bien appris l’importance de la promptitude. Mais ceci n’est ni une urgence ni une menace ; j’aurais dû te dire que j’attendais une livraison ces jours-ci.

— Une livraison ?

Riander ouvrit grand la porte et montra à Adelrune un assortiment de sacs et de caisses sur le sol.

— De la nourriture, dit-il. Un vieil ami m’envoie ses bons vœux et une cargaison de marchandises chaque automne, par l’intermédiaire d’un courrier plutôt spécial. Viens, rentrons tout ça à l’intérieur, il pourrait se remettre à pleuvoir et je veux garder les sacs de farine au sec.

Ils transportèrent les sacs et les caisses jusqu’à la cuisine. Adelrune, qui n’était pas encore pleinement habitué à la transformation de son corps, s’étonna de la légèreté du fardeau, mais se montra maladroit à le manœuvrer.

— Quel ami est-ce donc qui vous fait de telles largesses ? demanda-t-il à Riander alors qu’ils terminaient d’entreposer le tout dans le garde-manger.

— Un homme mort, dit Riander d’une voix mélancolique. Je l’ai rencontré au début de ma vie, et il était déjà vieux alors. Il s’est éteint il y a bien longtemps, mais une empreinte de sa volonté demeure sur ce monde. Chaque année, ses serviteurs, qui lui obéissent toujours, m’apportent de la nourriture en complément de ce que je peux produire par mes propres efforts. Tant que perdureront les échos de sa volonté, cet endroit qu’il érigea pour moi tiendra debout, et j’y résiderai.

Riander parut attristé en prononçant ces paroles. Adelrune, quoiqu’il brûlât d’en apprendre davantage, s’abstint de poser d’autres questions sur le sujet pour cette fois.

*

L’automne laissa place à l’hiver. La neige tombait dru dans les collines. Quand les vents soufflaient, ils l’accumulaient en d’énormes congères qui rappelaient à Adelrune la Gravure Colérique de Sire Athèbre affrontant le serpent.

La maison de Riander était gardée chaude par de nombreux feux, mais l’air devenait quand même de plus en plus froid à mesure que l’on s’éloignait de l’avant d’une pièce, là où se trouvaient les âtres. Une fois, Riander fit la course contre Adelrune le long de la salle d’entraînement, leur but étant un couple de mannequins d’escrime. L’élève battit son maître par une avance d’au-delà de trois verges. Reprenant son souffle, il devint conscient de la froideur de l’air. Tout était plongé dans la pénombre, si loin de l’avant de la pièce, où de toute façon l’éclat du soleil ne pénétrait que faiblement à cette heure. Adelrune regarda autour de lui, distingua des formes dans la demi-obscurité. À part les deux mannequins, il y avait un râtelier d’armes à lames doubles, un grand cadre de bois supportant un arbre généalogique tracé sur du parchemin, et un petit chariot, qui aurait convenu au mieux à un jeune enfant, reposant sur ses trois roues. Adelrune, pris d’une impulsion soudaine, défia à nouveau Riander.

— Une autre petite course ! Disons, cent autres verges ?

— Ce ne serait sans doute pas sage, répliqua Riander, encore essoufflé. Il y aura du givre plus loin, et ensuite de la glace sur le plancher. Et il fera trop noir pour courir en sécurité. Si tu tiens à courir encore, retournons vers l’avant.

— Êtes-vous déjà… allé jusqu’au bout de ces pièces ? demanda Adelrune.

— Comment l’aurais-je pu ? Je croyais que tu avais compris ; elles n’ont réellement pas de fin.

— Alors, jusqu’où vous êtes-vous rendu ?

— Une fois, j’ai marché le long de ma chambre pendant une journée entière, chargé de lampes et de provisions ; j’avais aussi apporté de quoi prendre des notes sur ce que je voyais. Et puis j’ai pris peur ; entrer trop profondément dans toute magie est dangereux, peu importe la bienveillance de l’enchantement. Je suis revenu à l’avant de la maison, et quand j’ai vu mon lit, illuminé par un mince rayon de lune traversant la fenêtre, c’était comme de revenir chez soi après une longue, longue absence…

— Pourquoi a-t-il façonné votre maison ainsi, votre ami ?

Riander mena Adelrune vers l’avant de la pièce, tout en lui racontant l’histoire.

— Tu me pardonneras de ne pas prononcer son nom. Ce qui reste de lui en ce monde pourrait l’entendre et prendre davantage conscience de son délabrement. On ne peut agir d’au-delà de la tombe qu’à condition d’oublier que l’on est mort…

« C’était un homme étrange ; je ne prétendrai pas l’avoir jamais compris. Quant à moi, quand je l’ai rencontré, je n’avais presque rien appris de ma vie. Je pratiquais un métier, sans conviction ; mon travail était aussi médiocre que mes revenus.

« Il s’est présenté un jour à la petite échoppe où je travaillais ; il voulait un tabouret façonné d’une manière bien précise. J’ai accepté sa commande poliment, mais déjà je me disais en mon for intérieur que je façonnerais le tabouret comme je le jugerais bon et que j’exigerais d’être payé quand même. Puis il m’a agrippé le poignet et a insisté pour que je respecte ses spécifications à la lettre, car c’était un tabouret très spécial.

« J’étais interloqué : c’était comme s’il avait lu dans mon esprit. Et il a dit à cet instant : “ Bien sûr que je lis dans ton esprit, Riander, c’est pour cela que je t’ai averti. ”

« À ma crainte s’est mêlée de l’hostilité – à l’époque, je ne savais pas comment traiter autrement avec la peur. Je lui ai demandé pourquoi au juste c’était si important d’avoir des pattes de telle et telle forme, avec tel et tel angle entre elles, quand la seule fonction d’un tabouret était d’y poser son cul.

« Il a promis de me montrer à quel usage il le destinait, à condition que je le façonne comme il l’avait demandé ; il a ajouté qu’il me paierait le double de mon tarif habituel. J’ai accepté, prétendant être convaincu par sa promesse d’une explication, même s’il savait aussi bien que moi que c’était surtout l’argent qui me motivait.

« Et pourtant, quand j’ai eu terminé le tabouret, j’ai ressenti une réelle fierté. Pour la première fois, je savais avoir bien travaillé. Quand il est venu le chercher, j’étais presque plus désireux de recevoir ses compliments que de voir la couleur de son or.

« J’étais invité chez lui le lendemain soir ; là, il m’a montré comment il se servait du tabouret. Il l’avait ensorcelé, lui avait conféré le pouvoir de se déplacer par lui-même. Il s’asseyait dessus, posant ses pieds dans les étriers formés par les deux barreaux entre les pattes, et les pattes du tabouret se mouvaient d’elles-mêmes, le transportant partout où il voulait aller, sans plus d’effort de sa part. Il était déjà vieux, comme je te l’ai dit, et il avait commencé à ménager ses ressources.

« Personne dans la ville ne le savait magicien ; il avait gardé le secret toute sa vie. Nous avons visité sa maison, lui assis sur le tabouret que j’avais façonné, un coussin brodé sous son derrière, et moi marchant ; je ne cessais de me retourner pour voir tout ce qu’il y avait à voir. J’ai vu des merveilles, cent choses que je n’essaierai pas de te décrire – cela me prendrait une éternité. Quand nous avons terminé notre visite, j’avais été transformé ; je brûlais de désir. Oh, pas de celui d’être un magicien – ce qui était tant mieux, car je n’avais aucun don en la matière. Non, ce que les mystères de sa maison m’avaient montré, c’était que je pouvais aspirer à plus dans cette vie qu’à ma condition présente. Et même si je ne savais pas ce que je pouvais être, ce que je serais plus tard, je savais vouloir devenir autre que je n’étais. Je voulais vivre aussi intensément que vivait le magicien.

— Alors, il vous a appris à enseigner aux apprentis chevaliers ? demanda Adelrune.

— Que non. Il ne savait rien de la chevalerie. La maîtrise des armes, la science héraldique, tout cela c’était des sujets morts pour lui. Mais il pouvait m’apprendre à apprendre. Je suis souvent retourné à sa maison après notre première rencontre. Il m’a enseigné d’étranges syllabaires et m’a donné des leçons d’histoire, mais la seule chose vraiment importante que j’aie apprise de lui, c’était comment traquer la vérité.

« Avec le temps, je me suis trouvé d’autres tuteurs, mais toujours je revenais à lui, pour raviver mon désir de savoir. À travers lui, je me suis découvert, j’ai appris à comprendre qui j’étais. Il ne pouvait pas vraiment lire dans l’esprit ; plutôt, il voyait au plus profond des gens. Il n’avait pas entendu mes pensées quand il était entré dans l’échoppe commander un tabouret : il avait simplement vu quel genre d’homme j’étais et il avait su ce que ce genre d’homme ferait avec une telle commande.

« Il avait aussi vu le genre d’homme que je pourrais devenir. Ce talent-là, il me l’a transmis, et ce n’est qu’à ce titre que je peux prétendre posséder un quelconque talent magique. C’était parce qu’il avait vu ce que je pourrais devenir qu’il avait couru sa chance avec moi, qu’il avait risqué de m’emmener chez lui.

« J’ai rempli mes promesses. Et, après avoir été transformé par mon ami, j’ai cherché à m’acquitter de ma dette envers lui de la seule manière possible : en formant d’autres personnes à mon tour. Contrairement à lui, je ne pouvais pas transmettre sa soif de savoir ; mais j’avais découvert que j’étais doué pour les armes, ainsi que les disciplines du corps et de l’esprit. J’avais grandi en écoutant des histoires de chevaliers, particulièrement celles qui concernaient le brave Sire Vulkavar, qui était né dans ma propre ville, du temps de mon père. Je me sentais capable de former ceux qui désiraient suivre ses traces.

« Une fois que j’eus résolu d’enseigner la chevalerie, je suis allé trouver mon ami. Sa vie touchait à son terme ; les ravages du temps, que son art avait tenus longtemps à l’écart, s’abattaient maintenant sur lui avec une férocité accrue. Il s’affaiblissait de jour en jour ; il se déplaçait dorénavant, non plus assis sur le tabouret magique, mais couché de tout son long dans un lit équipé de six bras et d’une douzaine de jambes.

« Je lui ai parlé de mon projet. Je ne voulais recevoir que sa bénédiction, mais en fait il m’a donné bien plus. Il a bâti et meublé cette maison pour moi, par l’ultime et la plus grandiose dépense de sa sorcellerie. C’était, m’a-t-il dit, quelque chose qu’il avait voulu faire toute sa vie ; il était ravi que je lui aie donné une bonne excuse pour s’y essayer.

« Nous nous sommes quittés alors ; car il avait érigé la maison dans une contrée lointaine – elle se devait d’être bâtie en cet endroit, pour diverses raisons qu’il serait fastidieux d’énumérer. Je suis parti le matin suivant, à pied, en larmes, car je savais que mon ami ne vivrait plus longtemps et que je ne le reverrais jamais plus… Et voilà toute l’histoire. »

Adelrune se tut un moment, respectant la mélancolie de Riander. Ils avaient atteint l’avant de la maison, descendu l’escalier qui menait de la salle d’entraînement jusqu’au hall d’entrée. Une fois qu’ils furent au rez-de-chaussée, Adelrune ne se contint plus et demanda :

— Vous avez bien dit que Sire Vulkavar était un contemporain de votre père ?

— Oui. Ils avaient le même âge, à quelques mois près.

— Mais… d’après ce que j’ai lu dans le Livre… c’était il y a très, très longtemps.

— Bien sûr. Je suis beaucoup plus vieux qu’il n’y paraît. Tous ceux avec qui j’ai grandi sont morts ; le pays où je vivais a été déchiré en cinq duchés et raccommodé à plusieurs reprises. Je ne me suis pas tenu au courant de ce qui advenait aux descendants de mes frères et sœurs, ça m’aurait demandé trop d’efforts – et à dire vrai, je craignais de trop prendre leur destin à cœur, ou pas assez. J’ai choisi de centrer ma vie sur mon travail et de laisser le monde suivre son cours autour de moi. J’ai vécu presque toute ma vie dans cette maison, avec ses livres et ses merveilles, et je me suis contenté de me tenir aux marges du mystère de l’existence, en n’en comprenant qu’une toute petite fraction. Après tout, même la plus sage personne du monde ne peut prétendre à mieux.

*

Riander demeura mélancolique tout l’hiver, sa bonne humeur habituelle peut-être affectée par la brièveté du jour et par le froid. Néanmoins, il continua la formation d’Adelrune avec la même intensité qu’auparavant, mettant l’accent maintenant sur la maîtrise physique. Il ne passait plus que peu de temps sur les considérations théoriques, mais il racontait quand même beaucoup d’histoires sur les chevaliers qu’il avait formés et sur d’autres aussi, ayant toujours à l’esprit les principes généraux que l’on pouvait en déduire.

À force d’entraînement physique et philosophique, Adelrune atteignit enfin le degré d’équilibre qui avait été le sien juste avant la perte de sa jeunesse, et commença à progresser au-delà. Après une longue période de confusion, son image de lui-même s’était mise à correspondre à son nouveau corps ; maintenant, elle s’affinait, ses proportions adultes devenant fixées dans son esprit, ses réflexes s’améliorant. Il en vint rapidement à préférer les armes lourdes aux légères : la dague qu’il avait trouvée dans la forêt lui paraissait désormais une arme dérisoire, qui lui convenait bien moins qu’une claymore ou une masse. Il s’essaya même pendant un temps à diverses armes exotiques, lesquelles demandaient toutes une force énorme pour être maniées correctement, jusqu’à ce qu’il prenne conscience de ses limites : eût-il été un géant du calibre de Sire Tachaloch, qui frisait les sept pieds de haut, il aurait profité de ces lames colossales, de ces chaînes et boulets massifs. Vu sa taille, il se débrouillait mieux avec des armes un peu plus légères.

Vint un matin de printemps où Adelrune entra dans le salon pour y trouver Riander fixant sombrement les cendres de l’âtre. Sentant que quelque chose n’allait pas, le jeune homme s’assit en silence et attendit que son tuteur prenne la parole. Finalement, Riander déclara :

— Voilà un an jour pour jour que tu es venu à moi, Adelrune. Et je me dois de conclure que ton apprentissage est aujourd’hui terminé.

Pris de court, Adelrune protesta :

— Mais il y a tant de choses que vous ne m’avez pas encore enseignées ! Nous n’avons jamais dépassé le premier chapitre du manuel d’étiquette des royaumes du désert ; je me suis à peine entraîné avec le double-coutel ; et puis…

Riander secoua la tête.

— Tu voulais devenir un chevalier, pas un expert en chevalerie. Si je continuais mon enseignement, je ferais de toi un savant, et non un combattant. Ce qu’il te reste à apprendre, tu l’apprendras par la pratique.

— Je n’ai pas encore choisi mon arme personnelle, objecta Adelrune. Et qu’en est-il de mon armure ? Nous n’avons jamais abordé ce sujet, j’étais sûr qu’il restait encore des mois avant que, que…

— Ce que tu es en train de me dire, c’est que tu ne veux pas partir.

Adelrune ne trouva rien à répondre. Riander continua, d’un ton doux :

— Moi non plus, je ne veux pas que tu t’en ailles. De tous mes élèves, tu es celui qu’il me coûte le plus de laisser partir. Mais tu le dois, ou j’aurai échoué.

« Il reste la dernière leçon de ton apprentissage, celle qui doit se dérouler hors de ces murs, hors de ma portée. De cette épreuve, tu obtiendras ton armure, et tu sauras quelle arme sera ton emblème. Lorsque tu auras terminé cette épreuve, reviens-moi, et je te confirmerai comme un véritable chevalier, digne de ton titre, prêt à écrire ta propre histoire.

— Vous n’aviez jamais parlé de cela auparavant. De quelle épreuve s’agit-il ?

— Je ne touche jamais mot de l’épreuve finale avant que l’heure en soit venue. L’élève ne doit pas savoir qu’elle approche. Quant à ce en quoi elle consiste, cela dépend de l’aspirant. Sois certain qu’elle portera sur les vertus essentielles que je t’ai inculquées. Tu dois quitter cette maison et voyager pendant sept jours et sept nuits, dans la direction de ton choix. À la tombée du septième jour, tu atteindras le lieu de ton épreuve. Là, fais ce que tu croiras être ton devoir, puis reviens. Je t’attendrai.

— Mais si je ne revenais pas ?

— Tu reviendras. Quoi qu’il advienne, on ne peut jamais que revenir.

6. Vert et gris

Adelrune s’en fut le matin suivant. Il emportait avec lui, dans un grand sac à dos de cuir, tout le bagage de son premier voyage et tout ce qu’il avait acquis durant, y compris la nappe rose et les cartes à jouer, peu importe qu’elles n’aient aucun usage pratique. Il ne prit rien à Riander sauf de l’eau et de la nourriture, une épée et une pierre de silex. Il se sentait curieusement mal à l’aise d’emporter l’arme avec lui. Quand il avait demandé à Riander s’il ne valait pas mieux la laisser derrière, son tuteur avait répondu, la bouche tordue en un sourire ironique : « Si tu emportes l’épée, tu découvriras sans doute que tu n’en avais nul besoin ; mais si tu la laisses ici, tu te rendras compte bien vite qu’elle t’aurait été essentielle. »

Adelrune gravit les flancs de la combe ; arrivé au point où elle s’ouvrait sur les collines, il se retourna, pour jeter un dernier regard à la maison. Le soleil ne s’était pas encore hissé au-dessus des crêtes, et la vallée restait dans l’ombre. Il parvenait néanmoins à distinguer Riander qui le saluait, debout sur le seuil de sa demeure. Adelrune se détourna, mais son esprit s’était imprégné de l’image ; il sentit que pendant longtemps elle se retrouverait à l’arrière-plan de toutes ses pensées.

L’apprenti chevalier choisit une direction parmi les collines. Plutôt que de les traverser perpendiculairement comme il l’avait fait en venant de Faudace, il choisit de voyager le long de la chaîne jusqu’à sa fin.

Il passa les premières journées plongé en alternance dans une lumière brûlante et une ombre glacée ; le soleil émergeait tardivement de derrière les collines pour darder ses rayons sur lui, et disparaissait bien vite derrière les pics à l’ouest, laissant le froid de ce début de printemps reprendre ses droits. Adelrune marchait le long des crêtes lorsqu’il le pouvait ; il passa toute une matinée à suivre un ruban de pierres usées par le vent au sommet d’une longue colline qui suggérait le dos d’un immense dragon ; le chemin se terminait dans une clairière pailletée de fleurs aux larges corolles.

À la fin du quatrième jour, les collines commencèrent à s’immerger dans le sol. Adelrune campa dans un creux de la roche, allumant un feu avec le silex que Riander lui avait donné. Il avait encore la scytale d’Œil-de-Braise dans son sac, mais il n’était pas question qu’il y touche, à moins que sa vie n’en dépende.

Le matin suivant, il quitta les collines pour une contrée dont le sol peu profond ne nourrissait qu’une herbe rare et de-ci de-là un buisson desséché. Il y avait malgré tout des signes d’habitation, mais il ne vit jamais la moindre silhouette humaine à l’horizon : tout ici fleurait l’abandon. Il passa sa cinquième nuit parmi les ruines d’une petite tour basse. C’était le domicile idéal pour un fantôme, mais s’il y avait déjà eu des fantômes ici, la solitude du lieu était devenue telle qu’eux-mêmes n’avaient pu la supporter ; le sommeil d’Adelrune ne fut pas dérangé.

Durant le sixième jour, il continua de voyager vers l’ouest et il commença à distinguer une odeur portée par le vent : la mer. Il l’atteignit à la fin du jour ; il se tint au bord d’une falaise et regarda le soleil se noyer, jusqu’à ce que la fraîcheur du vent le pousse à se chercher un abri.

Le septième matin, il dut prendre une décision : tourner vers le nord ou le sud ? Puisque Faudace était située au nord de la maison de Riander, il choisit de continuer vers le sud. Le soleil se levait à sa gauche, à sa droite les vagues se fracassaient sur le rivage.

Le relief s’adoucissait légèrement ; vers le milieu de l’après-midi, la falaise ne faisait plus qu’une vingtaine de verges de hauteur. La contrée restait déserte ; Adelrune en vint à s’inquiéter pour son épreuve. Tant qu’il avait voyagé, il avait pu s’abstenir d’y penser, mais maintenant le moment fatidique approchait. Il se mit à scruter l’horizon, mais il ne vit rien d’inhabituel, rien pour indiquer que , une épreuve attendait un apprenti chevalier.

La journée arriva à son terme, le soleil s’abîma sous l’océan. Adelrune laissa tomber les quelques branches qu’il était parvenu à amasser durant la journée – le combustible était rare dans cette contrée – et, tirant des étincelles de son silex, fit bientôt un feu dans une petite dépression du sol. Il s’enroula dans ses couvertures et frissonna. Il pensa un instant à la scytale, mais chassa aussitôt cette idée. Il était encore loin d’être assez désespéré pour y recourir.

Une bise se leva soudain et éteignit son maigre feu. Adelrune jura, s’accroupit devant les branches pour les protéger du vent, tandis qu’il fouillait dans son sac à la recherche de son silex. Il se rendit alors compte que ses mains luisaient faiblement dans l’obscurité, comme si elles réfléchissaient une lumière ; il se retourna et vit un nimbe verdâtre jaillissant de derrière le rebord de la falaise. Oubliant du coup ses imprécations contre le froid, il s’approcha précautionneusement du bord, l’épée à la main.

La source de la lumière était clairement visible : au pied de la falaise, une caverne s’ouvrait dans le roc, et de son entrée émanait une radiance froide, qui teintait de vert céladon les rochers et les vagues.

Adelrune examina la paroi de la falaise ; il découvrit rapidement une route praticable jusqu’à la plage rocheuse. Il alla aux ruines de son feu chercher son sac, qu’il attacha solidement à ses épaules ; puis il revint au bord de la falaise et se mit à descendre. Au fur et à mesure qu’il progressait, la lumière s’intensifiait ; bientôt, il put distinguer son ombre s’étirant sur la paroi de la falaise ; le haut de son corps se fondait dans la nuit : il pouvait s’imaginer que son ombre continuait verticalement au-dessus du bord de la falaise, invisible dans l’obscurité.

La descente était plus aisée qu’il ne lui avait semblé de prime abord ; il arriva rapidement au pied de la falaise. Il se tenait sur une plage rocheuse d’une dizaine de verges de largeur, mouillée par les vagues. L’ouverture était distante de quelque quinze verges. D’où il se trouvait, il ne pouvait pas voir à l’intérieur de la caverne ; même en avançant jusqu’au bord de l’eau, il ne pouvait distinguer que les murs, qui paraissaient lisses, peut-être même ouvragés – mais la lueur verte tendait à noyer les détails. Adelrune prêta l’oreille attentivement pendant quelques minutes, mais n’entendit aucun bruit à part le murmure incessant de l’eau sur la pierre. Finalement, il se rendit à l’ouverture.

La lueur n’avait pas de source visible dans l’entrée de la caverne ; on eût dit qu’elle émanait de l’air lui-même. L’ouverture était à peu près circulaire ; elle avait une douzaine de pieds de diamètre. Adelrune voyait clairement le passage, qui s’incurvait progressivement vers la droite après vingt ou trente pieds. Il était vide.

Adelrune entra dans la caverne et avança lentement, usant d’une technique que lui avait apprise Riander pour étouffer le bruit de ses pas. Au-delà du coude, le passage continuait tout droit pendant deux cents pas. La lueur verte était encore plus intense ici, plus brillante qu’une torche ne l’aurait été. Les murs avaient bel et bien été ouvragés : des formes régulières se révélaient à un regard attentif, une série d’élargissements séparés par des crêtes étroites, suggérant d’énormes côtes.

Le passage s’élargit et tourna vers la gauche. Juste au-delà de ce deuxième coude, il déboucha dans une vaste caverne noyée dans un pied ou deux d’eau. Adelrune s’avança dans la caverne, se tenant près du mur à sa gauche, le plus loin possible de l’eau. Il remarqua soudain qu’un grand coquillage blanc se trouvait sur son chemin. Et maintenant que ses sens avaient remarqué la présence de l’objet, il se mit à en apercevoir d’autres jonchant le sol et même les murs de la caverne. Certains étaient perchés à hauteur d’épaule. Il se pencha pour examiner celui qui était à ses pieds : on aurait dit la coquille d’un escargot, mais grosse comme deux poings et d’un blanc sans tache. Un opercule épais, jaunâtre, scellait l’ouverture de la coquille.

Adelrune prit la coquille dans ses mains ; il fut surpris de sa lourdeur. Alors qu’il en examinait la face inférieure, il entendit une voix ténue et flûtée qui se lamentait.

— Las, las ! Le monstre s’est emparé de Kidir et va maintenant le fracasser sur les rochers cruels !

Adelrune releva la tête d’un coup sec et se mit dos au mur. Il garda sa prise sur le coquillage d’une main, s’apprêtant à tirer son épée de l’autre. La voix provenait de non loin devant lui – et pourtant il ne voyait personne. Y avait-il ici des êtres invisibles, dissimulés par la lueur verte, qui lui tendaient une embuscade ?

— Voyez, continua la voix, comme il tient le pauvre Kidir haut dans sa main ; dans un instant, il l’abattra sur les rochers jusqu’à ce qu’il se fendille et répande sa vie sur la froide pierre !

Stupéfait, Adelrune comprit que la voix provenait de l’une des coquilles blanches près de lui ; elle était fixée à la paroi de la caverne, à hauteur de la poitrine. Il faillit laisser tomber le coquillage qu’il tenait, mais se força à le déposer doucement par terre, puis à reculer de deux pas.

— Miracle ! reprit la voix, tremblante d’émotion. Son attention distraite, l’ogre en oublie sa fureur meurtrière et laisse aller sa proie sans réfléchir ! Kidir, ta vie est sauve !

Adelrune vit l’opercule frémir, puis se retirer à l’intérieur de la coquille. Un moment plus tard une masse blanchâtre et luisante émergea ; elle s’épanouit rapidement, prenant la forme du haut d’un corps d’homme, complet dans tous les détails, mise à part l’absence de cheveux. Deux yeux noirs, comme deux gouttes d’encre, brillaient dans un visage finement ciselé. L’homoncule aperçut Adelrune et émit un sifflement : une expression de peur, de colère, de consternation peut-être. Dans sa main droite, il brandissait maintenant, avec des gestes menaçants, une lance de craie spiralée guère plus grosse qu’un cure-dents. La scène était à ce point ridicule qu’Adelrune ne put retenir un éclat de rire.

— Horreur ! Le signal de la curée ! Kidir, ta sotte provocation a suscité la colère de la bête. Il va maintenant te marteler d’une pierre, t’occire et se repaître de ton pitoyable cadavre !

— Assez de ce babillage absurde ! s’écria Adelrune. Je n’ai rien d’une bête, je n’ai aucune intention de vous tuer et encore moins de vous manger !

L’homoncule nommé Kidir le regardait, ses traits minuscules comprimés par un froncement de sourcils qu’aucune chair humaine n’aurait pu égaler.

— Je ne vous veux pas de mal, dit Adelrune. Vous pouvez ranger votre arme. (Voyant que Kidir brandissait toujours sa lance, il appela :) Vous ! Le bavard ! Montrez-vous donc !

L’opercule de l’autre coquillage trembla et un autre homoncule émergea. Adelrune contourna avec précaution la coquille de Kidir et s’approcha de l’autre. Le coquillage était plus grand que celui de Kidir, et son occupant ressemblait beaucoup à Kidir, en plus grand, quoique sa carrure et ses traits étaient subtilement différents.

— Je ne vous veux aucun mal, répéta Adelrune. Comment vous appelez-vous ?

— Les autres m’appellent Kodo, mais mon titre correct est Kodo de la Première Portée, Quatrième-Aîné, de facto Aîné des Rejetons.

Adelrune préféra ne pas s’interroger sur ces étranges titres honorifiques.

— Mon nom à moi est Adelrune, de Faudace, élève de Riander. Je suis venu ici simplement parce que je souhaitais connaître la source de la lumière qui règne dans votre caverne. Je ne suis pas votre ennemi.

— Fort bien, mais êtes-vous pour autant notre ami ? rétorqua Kodo.

Adelrune, se souvenant de l’histoire des amitiés malencontreuses de Sire Hydalt, choisit d’éluder la question.

— Je ne vois présentement aucun obstacle à ce que nous devenions amis dans l’avenir, Aîné Kodo.

— Eh bien, déclara Kodo, visiblement flatté par l’usage du titre, je vois qu’il n’y a nul besoin de s’inquiéter. Kidir ! Range ton arme, comme le Rejeton obéissant que tu es, et retourne à tes occupations antérieures.

— Pardonnez mon ignorance, dit Adelrune, mais jamais je n’avais rencontré d’êtres de votre espèce. Comment vous nommez-vous, collectivement ?

— Nous sommes les Rejetons de Kuzar, répondit Kodo, tous les cent dix-sept, divisés en Première, Deuxième et Troisième Portée.

— Et qui donc est Kuzar ?

— Notre progéniteur, naturellement, puisque nous sommes ses descendants. La relation logique aurait pourtant dû vous apparaître évidente. Malgré votre grande taille, je vous soupçonne de posséder une intelligence d’une classe inférieure.

— Je voulais dire, continua Adelrune, laissant passer l’insulte sans broncher, que j’aimerais connaître la réputation de Kuzar et ses hauts faits.

— Nous ne connaissons pas grand-chose de la réputation de Kuzar, car notre existence à tous a été retirée ; néanmoins, il est sans doute significatif qu’aucun navire n’osait s’aventurer à moins de trois milles de cet endroit. Quant à ses hauts faits, chaque jour il s’étirait dans la mer et avalait une grosse de poissons, la plupart plus volumineux que vous ; et, bien sûr, il nous a donné naissance.

— Et comment donc attrapait-il ces poissons ? demanda Adelrune, qui commençait à trouver les vantardises de Kodo agaçantes.

— Parfois il y allait de ses mains, mais la plupart du temps il se contentait d’ouvrir grand la bouche et de les attirer à l’intérieur par une vive lueur verte.

Le ton de Kodo était parfaitement candide ; Adelrune n’en sentit pas moins une sueur froide couler le long de son échine. Il approcha insensiblement la main du pommeau de son épée et tendit les muscles de ses jambes. Balayant la caverne du regard, il remarqua que plusieurs autres coquillages s’étaient ouverts ; leurs occupants le fixaient – l’éclat de leurs yeux noirs était-il amical ou menaçant ? L’homoncule continua :

— C’était une lumière du genre de celle qui imprègne cet endroit, je suppose. Cette lumière est l’un des cadeaux les plus prévenants que notre progéniteur nous ait laissés avant son départ : la vie serait nettement moins agréable sans elle, car nous ne voyons que très mal dans l’obscurité.

— Vous me dites que Kuzar est parti ; où se trouve-t-il au juste maintenant ? demanda prudemment Adelrune.

Kodo arqua un minuscule sourcil glabre.

— J’employais par là un euphémisme, ce qui, je présume, a causé votre perplexité. Il n’est pas considéré comme poli de parler de ce sujet en termes trop crus, mais je veux bien faire une exception par égard pour vous. Kuzar est « parti » dans le sens de « décédé ». Sa longue vie a atteint son terme, et son corps est retourné à l’onde primordiale. Bien sûr, il survit néanmoins, à travers nous.

— Bien sûr, approuva Adelrune.

Il se détendit enfin. Ces êtres ne présentaient vraiment aucun danger. Kodo s’exprimait d’une façon trop ingénue pour ne pas être sincère. Ainsi prenait fin cette aventure. Il avait appris la source de la lueur verte qui emplissait la caverne des hommes-mollusques, et elle ne concernait en rien un apprenti chevalier.

— Cela a été une visite fort instructive, Aîné Kodo. Je dois maintenant vous dire adieu, car il me faut poursuivre ma route.

— Un moment, Adelrune de Faudace. Vous êtes en mesure de me rendre un service.

— Lequel ?

— Il est plus que temps pour moi de quitter la chambre de couvée pour la mer extérieure ; j’ai longtemps remis le moment à plus tard, mais la maturation des trois Portées se poursuit inéluctablement et je ne puis tarder davantage. Voudriez-vous me détacher du mur et me transporter à l’extérieur ? Je peux le faire par moi-même, bien sûr, mais c’est une tâche éprouvante.

Adelrune acquiesça par un haussement d’épaules et tendit la main vers la coquille de Kodo.

— Un instant, dit celui-ci. Je dois transférer officiellement les rênes de l’autorité. Karel ! Tu es réveillé ?

Une voix aigre répondit de l’autre côté de la caverne.

— Je suis réveillé, Kodo. Récite la formule et va-t’en.

— Karel a longtemps convoité mon poste, murmura Kodo en aparté à Adelrune. J’ai retardé mon départ en grande partie afin de lui enseigner la patience, mais cela n’a pas porté le fruit escompté. Tant pis. (Il continua, d’une voix forte :) En tant que Rejeton Aîné de facto, moi, Kodo de la Première Portée, transfère mon autorité au Cinquième-Aîné Karel. Qu’il en soit ainsi !

La réponse de Karel se borna à un grognement ambigu. Kodo rentra dans sa coquille et sa voix en émana, assourdie : « Vous pouvez me détacher maintenant. » Adelrune empoigna le coquillage et parvint après quelques efforts à briser l’adhérence du disque de mucus qui le fixait au mur. Posant Kodo sur son épaule, il quitta la caverne.

Quand il eut atteint la mer, il déposa doucement le coquillage à la surface de l’eau. L’opercule s’ouvrit et Kodo émergea.

— Je vous remercie, Adelrune de Faudace. Je voyagerai maintenant sur les courants jusqu’à trouver un endroit approprié pour m’ancrer et y passer la phase sédentaire de mon existence.

— Je vous souhaite un paisible voyage, Rejeton Kodo, dit Adelrune poliment.

Il vit le coquillage de Kodo se refermer hermétiquement, s’enfoncer juste sous la surface, puis, mû par un moyen de propulsion qu’il n’avait pas remarqué, se diriger par à-coups vers le large.

Adelrune se tourna vers la falaise. Il allait devoir grimper jusqu’en haut et revenir à son feu mort ; il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pourrait faire d’autre.

Il y eut un formidable bruit d’éclaboussures derrière lui. Adelrune se retourna, vit une créature ailée cauchemardesque émerger de l’eau en étreignant un coquillage blanc dans une de ses serres difformes. Du coquillage provenait un grêle gémissement de terreur.

Adelrune, pris de court, resta une seconde immobile. Puis sa main se porta à son épée. Non, non, hurlait une voix – la sienne – dans sa tête, jette-toi sur le côté, imbécile ! L’instant d’après, la créature ailée fut sur lui. Deux des trois serres libres le saisirent sous les épaules. Avec un choc qui faillit lui briser la colonne vertébrale, Adelrune fut emporté dans la nuit.

*

Son réveil avait un goût de défaite. Pauvre fou, l’admonestait sa voix, c’était cela, ton épreuve, et tu as complètement échoué. Avec un effort de volonté, Adelrune parvint à faire taire sa voix intérieure. Rien n’était perdu tant qu’il vivait. Il se rappela l’aventure de Sire Aldyve et des Épouses de la Cendre, et un peu de son courage lui revint.

Il prit conscience de sa situation. Un vent de tourmente soufflait contre son dos, et l’obscurité l’entourait de toute part. Les serres de la créature l’étreignaient toujours. Leur emprise l’avait complètement engourdi. Il pouvait à peine bouger ses bras ; il était certainement incapable de dégainer son épée. Sa lèvre supérieure était tiède, et il goûtait le sel en y passant sa langue : il avait eu un bon saignement de nez.

Adelrune inspira douloureusement et appela Kodo, mais la tourmente emportait sa voix ; il n’y eut pas de réponse. Il essaya d’imaginer un moyen de se sortir de cette situation, mais son incapacité physique actuelle présentait un problème apparemment insurmontable.

Le temps jouait peut-être pour lui. La bête se fatiguerait tôt ou tard ; elle déciderait de se poser. Adelrune pourrait l’attaquer à ce moment – sauf si elle décidait de lâcher prise alors qu’elle planait encore à deux cents pieds d’altitude, ce qui impliquait une mort particulièrement déplaisante.

Adelrune comprit soudain que ce n’était pas dans cette direction qu’il devait réfléchir. Plutôt que de se questionner sur le futur, il lui fallait examiner les motifs de son enlèvement. De telles horreurs avaient-elles coutume de pêcher la nuit des proies aussi maigres que Kodo ? Pourquoi alors Adelrune n’avait-il vu aucun signe de leur présence ? Les livres de Riander, ou ses enseignements, parlaient-ils de telles créatures ? Et sinon, pourquoi ?

Adelrune ne se souvenait pas d’avoir vu mention de tels êtres dans un quelconque bestiaire. De fait, la forme même de la créature n’était pas naturelle ; ses caractéristiques physiques étaient grotesquement désassorties. Il y avait tout à parier qu’il s’agissait d’un démon. Et si c’était un démon, il avait selon toute probabilité été appelé au service d’un magicien. Adelrune ne pouvait s’imaginer ce qu’un magicien voulait faire d’un Rejeton de Kuzar ; et ce qu’un magicien pourrait vouloir à Adelrune lui-même couvrait une telle étendue de possibilités qu’encore une fois il n’y avait aucun moyen de le savoir.

Le vent de tempête faiblit soudain, changea de direction. Regardant sous ses pieds, Adelrune distingua une lumière grise tremblotante, qu’il supposa provenir de la fenêtre d’une habitation. Le démon ailé descendait en spirale tout en ralentissant. Adelrune vit que la fenêtre était une grande ouverture dans le mur d’une tour large et basse, de pierre grise, qui s’élevait au-dessus d’une structure en dôme. Le démon décrivit une dernière boucle, puis s’y engouffra en droite ligne. Adelrune retint un glapissement de terreur : il aurait juré qu’il allait être fracassé contre le mur. L’extrémité des ailes de cuir frôla les bords de la fenêtre, puis le démon relâcha Adelrune, qui atterrit sur le plancher sans plus de force que s’il avait raté la dernière marche d’un escalier. Le démon se posa quelques pieds plus loin, tenant toujours Kodo dans l’une de ses quatre serres.

Un homme se tenait près d’Adelrune ; il était habillé d’une robe de laine grise, portait une calotte de feutre, couleur de cendres, et des pantoufles en peau de souris. D’une voix qui s’élevait à peine au-dessus d’un chuchotement, il demanda :

— Et qu’est-ce donc que cette chose toute débraillée que tu me rapportes, Melcoréon ?

La voix du démon était un cri strident, comme le son d’une trompette infernale.

— Il se tenait sur la plage et il m’a vu, maître, et puis il a essayé de tirer son épée, il a essayé, alors je l’ai fait prisonnier comme vous m’aviez dit, maître, comme vous m’aviez dit !

— Que faisiez-vous sur la plage, jeune homme, et pourquoi avez-vous menacé mon serviteur ?

Adelrune essaya de secouer la tête en signe de dénégation, mais ses épaules étaient tordues par de féroces crampes et il ne put que produire un frémissement.

— Je croyais qu’il m’attaquait, messire. J’ai agi par réflexe, et non par menace. Quant à ce que je faisais sur la plage…

Adelrune marqua une pause, le temps d’avaler sa salive, et en profita pour réfléchir à ce qu’il allait dire. Un chevalier ne mentait jamais, mais pouvait user de faux-fuyants.

— Je voyageais depuis plusieurs jours. Quand j’ai remarqué la lueur qui émanait de la caverne, j’en ai conçu de la curiosité ; je suis descendu pour voir de quoi il retournait.

Le magicien gris pinça les lèvres.

— Soit. Puisqu’aucun tort n’a été causé à mon serviteur, il ne sera nullement question de châtiment. La situation pencherait plutôt dans l’autre sens, puisque vous avez été emmené jusqu’ici à la suite d’une méprise. Hum. Un moment, je vous prie. (Il se tourna vers le démon.) Donne-moi l’homme-mollusque, Melcoréon. Il est intact, j’espère… Oui ; tu as bien travaillé.

Le magicien plaça Kodo sous une large cloche de verre. Adelrune ouvrit la bouche, mais se ravisa et tint sa langue. Le démon dit d’un ton à la fois blessé et triomphant :

— Maître, c’est le troisième que je vous apporte, et avec l’homme ça fait quatre, quatre, et il n’en reste plus que trois !

— Le jeune homme ne compte pas, Melcoréon, et tu le sais aussi bien que moi. Ne t’avise pas de tenter de m’escroquer, ou il t’en cuira.

— Non, non, maître, je ne vous escroque pas, non, pas moi. Vous comptez mieux que moi. Mais le matin arrive, il arrive, et je suis fatigué.

— Tu es toujours fatigué. Mais soit, je te congédie jusqu’à la nuit prochaine. Va !

Melcoréon étendit ses ailes et fit mine de prendre l’air ; mais plutôt que de s’élever, il parut se déplacer dans une direction qui n’avait sa place le long d’aucune des trois dimensions de l’espace. L’instant d’après, il avait disparu, ne laissant comme seul souvenir de sa présence qu’un âcre remugle.

— Ceux de son espèce sont des travailleurs efficaces, mais très récalcitrants à servir, remarqua le magicien. Leurs plaintes et leurs doléances sont incessantes. Mais cela ne vous concerne pas. Je vois que vous avez quelque peu souffert du voyage. Laissez-moi vous aider à vous relever… J’ai des baumes dans la pièce d’à côté qui pourraient vous aider, et des tampons d’ouate pour votre nez.

Adelrune laissa le magicien le mener à travers une porte fermée par un rideau – lequel s’ouvrit de lui-même à leur approche – jusqu’à une petite pièce où s’entassaient jarres, pots et fioles de verre, de céramique, d’os et de métal. Le magicien choisit un petit pot de verre trouble et frotta un peu de l’onguent gras qu’il contenait sur les épaules et les côtes d’Adelrune. La chaleur emplit les muscles meurtris du jeune homme, et après quelques secondes il était capable de bouger ses bras aussi facilement que s’il ne souffrait que d’une douleur résiduelle après une séance de pratique à l’épée. Le magicien trempa ensuite deux tampons d’ouate dans le liquide que contenait une jarre de céramique vernissée, puis les enfonça dans les narines d’Adelrune. Un froid âcre se répandit jusqu’au fond de sa gorge.

— Retirez-les dans une minute environ. Vos vaisseaux sanguins auront été cautérisés.

Le magicien revint à la première pièce ; Adelrune le suivait avec une certaine hésitation dans ses gestes. C’était là enfin son épreuve, il en était sûr ; l’affrontement ne pouvait donc être retardé plus longtemps.

— Eh bien, dit le magicien gris, vous souhaitez certainement être ramené là où Melcoréon s’est emparé de vous, ce qui remplira la dernière de mes obligations envers vous. L’aube est imminente, toutefois, et Melcoréon refuserait de voler en plein jour. Je dois vous demander de patienter jusqu’à la tombée de la nuit prochaine, quand…

— Un moment, messire magicien. Nous devons avant tout régler une question de première importance.

Adelrune indiqua du doigt la cloche de verre sous laquelle le magicien avait enfermé Kodo. Ce dernier avait émergé de sa coquille et tambourinait en vain sur le mur transparent de sa prison, la détresse décomposant ses traits minuscules.

— Cet… homme-molluque est… est un de mes amis. Je me dois de vous demander pourquoi vous le gardez prisonnier et quelles sont vos intentions envers lui.

— Un de vos amis ? (La voix du magicien restait toujours à peine plus forte qu’un murmure, mais son ton laissait comprendre qu’il éprouvait de l’agacement, et plus que de l’agacement.) Jeune homme, ce que vous prétendez être votre ami est maintenant ma propriété ; ce que j’entends tirer de lui comme usage ne vous regarde pas.

— On ne peut pas posséder quelqu’un d’autre, messire. Cela, c’est de l’esclavage.

— Je m’étonne d’une telle arrogance de la part de quelqu’un qui est entré dans la demeure d’un magicien sans y avoir été invité. Et de toute façon, cet être n’est pas un homme, c’est un Rejeton de Kuzar.

— Il est intelligent ; il possède le libre arbitre ; pourquoi lui refusez-vous le même droit à la liberté qu’un homme ?

Adelrune avait grand-peur, mais il ne céderait pas. C’était devenu une question d’honneur ; la vertu fondamentale d’un chevalier.

Les sourcils du magicien se froncèrent dangereusement.

— Parce que, laissée à elle-même, cette vermine s’ancre dans les fissures des falaises marines et atteint une taille colossale, au point de poser un sérieux danger pour la navigation. Kuzar atteignait deux cents pieds de long au bas mot, et un simple accès de mauvaise humeur de sa part pouvait couler une caravelle. Et, de toute façon, je ne concède à rien ni personne un quelconque « droit à la liberté ». Fin de la discussion.

Le magicien tendit la main vers la cloche de verre. Adelrune soupesa sa décision. Devait-il accepter sa défaite pour l’heure, quitte à revenir plus tard et redresser le tort ? C’était indubitablement le choix le plus sage ; aussi le prit-il, pour s’entendre dire l’instant d’après :

— La discussion n’est pas finie, messire magicien. J’insiste pour que vous relâchiez le Rejeton de Kuzar à l’instant même !

Le magicien foudroya Adelrune du regard. Il ouvrit la bouche pour parler, mais se retint.

— Je sais quelle question vous voulez me poser, dit Adelrune avec audace. Celle qu’aucun magicien n’ose poser parce que les principes d’équilibre le forceraient à y répondre à son tour. Vous n’avez nul besoin de demander ; je vous dirai mon nom. Je suis Adelrune de Faudace, élève de Riander, et j’exige que vous libériez mon compagnon immédiatement.

Adelrune avait senti sa voix se raffermir à mesure qu’il parlait. Elle dégageait maintenant une autorité qu’il n’aurait jamais rêvé de pouvoir manier. Il aurait dû en toute logique être terrifié, mais il ne ressentait qu’une euphorie féroce.

— Diantre. (Le magicien paraissait maintenant amusé ; il s’adossa à la table en se croisant les bras.) Il semble, Adelrune de Faudace, que votre tendance à la bravade dépasse de loin votre intelligence. C’est une attitude fort recommandable dans certains cas, mais pas dans la situation présente, je le crains.

Il décroisa les bras, joignit ses mains sur son ventre et noua ses doigts. Le regard fixé sur ses mains, il continua :

— Je me rends compte que vous êtres très jeune, Adelrune, et que vous voyez encore le monde en tons de noir et de blanc, si l’on peut dire. Et pourtant, la réalité est bien plus complexe, plus ambiguë, que vous ne le comprenez et que vous n’êtes prêt à l’admettre.

Adelrune commença à protester, mais le magicien gris leva une main pour lui demander le silence.

— S’il vous plaît, Adelrune, je n’ai pas terminé. Si j’étais à votre place, je suis sûr que je serais affligé que mon compagnon se retrouve emprisonné, mais jamais je ne me risquerais à défier un magicien dont la puissance m’était inconnue.

Il leva l’autre main.

— Et, par-dessus tout, dit-il en frappant ses mains l’une contre l’autre pour souligner ses paroles, je tairais mon nom, et je ne lui laisserais jamais le temps de s’en servir pour un enchantement !

Ce disant, le magicien gris écarta les mains. Une corde épaisse comme deux doigts se tendait maintenant entre ses paumes. Il la jeta sur Adelrune, négligemment. Avant que l’apprenti chevalier n’ait eu le temps de bouger, la corde s’était enroulée autour de lui, comme un serpent de velours gris, et l’avait solidement ligoté. Une de ses extrémités s’était enfoncée dans sa bouche, pour lui servir de bâillon.

Le magicien gris dévisagea Adelrune d’un air dégoûté.

— Je puis difficilement me permettre les conséquences karmiques qu’entraînerait votre mort. Je ne vous donnerai donc pas en pâture à Melcoréon, même s’il serait ravi de se repaître de votre foie et s’acquitterait de ses tâches avec d’autant plus d’enthousiasme. Je me contenterai de vous garder prisonnier jusqu’à la nuit prochaine ; vous serez alors transporté de retour à l’endroit d’où vous avez été enlevé. Sachez, Adelrune de Faudace, que vous êtes extraordinairement chanceux. Vous direz de ma part à Riander que si ce sont la stupidité et la naïveté qu’il enseigne, il a réussi à la perfection en ce qui vous concerne.

Sur un geste presque imperceptible du magicien, les jambes d’Adelrune furent libres de bouger à partir des genoux.

— Suivez-moi maintenant, dit le magicien. Si vous vous écartez du chemin, la corde se resserrera autour de vos chevilles ; inutile donc de perdre votre temps.

Il se rendit à un escalier, qu’il entreprit de descendre. Adelrune le suivait ; il décochait des regards à gauche et à droite, mémorisant l’agencement des pièces et des corridors.

Au bas des marches, un long couloir rejoignait le centre du dôme et donnait accès à un second escalier qui descendait en spirale jusqu’à un hall souterrain, éclairé par une lumière sans source visible et sans couleur. Le magicien fit signe à Adelrune d’entrer dans une grande pièce nue. Alors qu’il franchissait la porte, Adelrune banda soudain tous ses muscles, essayant de briser ses liens. Il sentit la corde de velours commencer à céder, puis le magicien gris chuinta avec agacement, et la corde se resserra. Adelrune jeta un coup d’œil au magicien, vit la sueur perler à son front.

— Puisque vous ne voulez pas mettre un terme à vos sottises, je vais devoir vous placer sous une surveillance plus active, dit le magicien. Allez vous tenir au fond de la pièce.

Adelrune obéit, et au moment où il allait essayer une nouvelle fois de se libérer, la corde se resserra encore davantage, un de ses anneaux l’étranglant carrément.

Adelrune vit, à travers un brouillard rouge sombre, le magicien quitter la pièce. Il tenta de régler sa respiration, se demandant combien de temps il pourrait résister.

Le magicien revint en transportant un grand miroir ovale sur pied, qu’il installa au milieu de la pièce, face à Adelrune.

— Aimeriez-vous que la corde se desserre ? Oui ? Eh bien soit.

La corde grise relâcha sa prise sur Adelrune ; il haleta, portant les mains à sa gorge meurtrie.

— Ne regardez pas le miroir, l’avertit le magicien gris.

Le regard d’Adelrune se porta sur le miroir, pour s’en détourner immédiatement. Il n’avait rien discerné dans ce coup d’œil, mis à part un reflet de lui-même et de la pièce.

— Vous êtes vraiment trop coopératif, dit le magicien d’un ton ironique en emportant le miroir avec lui.

Le reflet d’Adelrune resta derrière. Le magicien fit signe à la corde, laquelle rampa docilement jusqu’à lui et vint s’enrouler le long de son bras ; sans un mot de plus, il quitta la pièce et ferma la porte derrière lui.

*

Adelrune dévisagea longuement son reflet. Il fit un pas en avant ; le reflet aussi. Il leva la main ; son geste fut copié. Six autres pas, et il fut assez près pour le toucher. Sa main rencontra une autre main, froide et dure. Il essaya de toucher les vêtements du reflet, mais la main du reflet imitait les mouvements de la sienne, et il ne pouvait toucher que des doigts glacés. Il fit un pas de côté, et son reflet de même : tout mouvement au-delà du centre de la pièce était bloqué. Adelrune dégaina son épée et la projeta vers le fond de la pièce : l’épée-miroir fut projetée symétriquement, les armes s’entrechoquèrent, rebondirent dans des directions précisément inverses. Quand Adelrune ramassa son épée, son double resta en synchronisme parfait.

Il recula d’un pas, s’assit sur le sol en se laissant tomber comme une masse. Un éclat de rire qui bouillonnait dans sa gorge franchit soudain ses lèvres. Il ne broncha même pas quand le son du rire de son reflet empiéta sur le sien, lui conférant un timbre inhumain. Il ne faisait aucun doute qu’il était sot parmi les sots. Et pourtant, il n’en demeurait pas moins sottement heureux.

Riander avait souvent traité du paradoxe au cœur même de la chevalerie : il ne pouvait y avoir aucun code de conduite simple pour un chevalier. Les exigences fondamentales étaient claires : l’honneur et la justice. Mais ces concepts étaient infiniment emmêlés et devaient être en tous temps confrontés avec les limites qu’imposait le monde réel, l’équilibre entre l’idéal et le possible. La Règle, par contraste, n’était rien d’autre qu’une interminable liste de commandes et de contraintes ; et sous la surface courait quelque chose de suspect que nul à Faudace n’aurait osé nommer.

La Règle l’aurait obligé à abandonner Kodo et à faire amende honorable auprès du magicien gris. Les exigences de la chevalerie étaient plus complexes. En fin de compte il devait les soupeser lui-même et décider. Et même si, rétrospectivement, il avait été fort peu sage de défier le magicien, son cœur insistait qu’il avait agi comme il le fallait. S’il ne pouvait faire coïncider la justice et la sagesse, tant pis.

Il ne lui restait maintenant plus qu’à trouver un moyen de se dépêtrer de ce guêpier.

Pendant une demi-heure, Adelrune essaya diverses façons de vaincre son reflet : il avait l’intuition que si leur synchronisme devait se briser, même légèrement, cela mettrait fin à l’enchantement, mais il ne trouvait aucun moyen d’y parvenir. Il effectua une expérience afin de déterminer à quel point leur contact était proche : il prit son épée, la plaça tout contre l’épée-miroir, et traça une ligne parfaitement droite d’un mur de la pièce à l’autre. La ligne était double et non pas simple, mais l’intervalle entre les deux était aussi fin qu’un cheveu de bébé.

Adelrune s’adossa au mur, l’épaule presque contre celle de son reflet. N’avait-il d’autre choix que d’attendre le coucher du soleil, en espérant que le magicien respecte sa promesse de le ramener à la plage ? Cela laisserait Kodo dans ses griffes. N’y avait-il donc rien dans les enseignements de Riander qui puisse l’aider dans une telle situation ?

Riander lui avait exposé les principes généraux de la magie, qu’Adelrune comprenait dans les limites accessibles à un profane. Les enchantements, tout puissants soient-ils, pouvaient toujours être défaits – si l’on trouvait leurs points faibles. Mais à part briser le synchronisme avec son reflet, Adelrune ne pouvait imaginer aucun angle d’attaque sur le charme.

Son regard revenait à l’extrémité de la ligne qu’il avait tracée sur le plancher de pierre. Quelque chose n’allait pas, d’une façon ou d’une autre ; mais quoi ? Ce n’était pas la ligne elle-même qui était en cause, mais son point de contact avec le mur…

Puis il comprit. Les murs de la salle étaient faits de gros moellons séparés par de minces lignes de mortier. Les murs à sa gauche et à sa droite avaient exactement vingt blocs de large. Le milieu de la pièce était donc délimité par la ligne de mortier entre le dixième et le onzième moellon.

La ligne qu’il avait tracée du bout de sa lame se trouvait un demi-pas au-delà. Le magicien gris avait déposé son miroir un peu plus près de la porte que du mur du fond – ce qui voulait dire qu’Adelrune disposait de légèrement plus d’espace que son reflet.

Il tourna le dos à son reflet et se dirigea vers le mur. Il fut stoppé quand il s’en trouvait encore à un demi-pas de distance. Regardant par-dessus son épaule, il constata que le reflet avait atteint le mur de son côté et ne pouvait avancer davantage. Adelrune y alla de toutes ses forces contre l’obstacle, mais ne parvint pas à avancer d’un pouce. Il poussa un rugissement de fureur.

Il devait y avoir un moyen. Avec une volonté inflexible, Adelrune recula jusqu’à ce que son dos se bute au dos froid et dur du reflet. Puis il banda ses muscles et s’élança à toutes jambes vers le mur. Au moment de l’atteindre, il sauta dans les airs.

Juste avant de percuter la pierre, il eut l’impression que quelque chose s’arrachait de son corps. Quand les étoiles se furent dissipées de sa vision, il se retourna, une main pressée contre son nez de nouveau ensanglanté. Au pied du mur opposé scintillait un tas d’éclats de verre.

Adelrune se rendit jusqu’à la porte, l’ouvrit avec précaution. Devait-il rebrousser chemin jusqu’à la tour du magicien ? Pas encore. Mû par la curiosité, il s’avança furtivement le long du hall et examina les autres portes. Aucune n’avait de serrure ; toutes donnaient sur des pièces vides. L’autre extrémité du hall, juste passé l’escalier, se terminait par une double porte. Une faible odeur de sel en émanait. Adelrune colla son œil à la fente entre les deux battants et vit un fil de brillante lumière verte. Il poussa lentement le battant de droite.

La salle était large, haute de plafond. Il n’y avait aucune autre ouverture visible. Un large bassin, d’où provenait l’éclat vert, dominait l’endroit.

Comme Adelrune s’approchait, une grande forme pâle émergea soudain de l’eau. Adelrune se retint de dégainer son épée ; il écarta plutôt les bras, afin de signifier ses intentions pacifiques.

— Je ne vous veux pas de mal, dit-il à voix basse. Vous êtes un Rejeton de Kuzar, n’est-ce pas ? Je suis un ami de votre frère Kodo.

Le Rejeton acquiesça d’un hochement de tête. Il déclara, retenant à grand-peine toute la force de sa voix caverneuse :

— Je suis Kadul, de la Première Portée, Deuxième-Aîné, mais de fait je suis dorénavant l’Aîné.

Il ressemblait beaucoup à Kodo, mis à part deux détails : il n’avait plus de coquille et il dépassait Adelrune de quelques pouces.

— Et vous, qui êtes-vous ? poursuivit-il. Je sens que vous n’êtes pas un ami du magicien.

— Je suis Adelrune de Faudace. J’ai rencontré Kodo dans la caverne de Kuzar et je l’ai aidé à entamer son voyage. Mais un démon l’a capturé à la sortie de la caverne et m’a capturé moi aussi. Nous avons tous les deux été emmenés ici. Le magicien m’a gardé prisonnier dans l’une des pièces par un charme, mais j’ai pu me libérer. Je ne sais ce qu’il est advenu de Kodo.

— Moi, si. Pour l’instant, il réside dans un bocal de verre, à l’avant-dernier étage de la tour ; le magicien le gave afin d’accélérer sa croissance. Quand il aura atteint un pied de longueur, il sera transporté dans un bassin comme celui-ci.

— Quel sort le magicien vous réserve-t-il ?

Kadul pinça ses lèvres élastiques.

— Je suppose qu’il prévoit se servir de nous pour faire avancer ses plans. Non loin d’ici se trouve un lac dont il a essayé de soumettre les habitants, mais ses enchantements ne sont guère efficaces sur un grand nombre de personnes. Il espère sans doute intimider le peuple du lac en se servant de nous. Peut-être qu’il nous enracinera près des couloirs de navigation et exigera une rançon auprès des navires de passage. À moins qu’il ne veuille simplement nous étudier. L’une de ses expériences a coûté la vie à mon frère cadet Koryon.

— Vous devez être libéré. Je vous aiderai à vous enfuir.

— Voilà de braves paroles, mais elles sont irréalistes. J’ai déjà atteint le stade où je ne peux survivre longtemps hors de l’eau. De plus, je suis trop lourd pour pouvoir me traîner sur le sol. J’aurais dû m’ancrer il y a des semaines. Je crains que vous ne puissiez guère m’aider directement.

— Comment puis-je laisser tout cela continuer sans protester ? Combien d’entre vous le magicien a-t-il déjà capturés, et combien d’autres subiront le même sort ?

— Il a pris les quatre premiers d’entre nous. Kyad l’Aîné n’a pas survécu à son rapt, mais ensuite le magicien a eu l’idée d’employer son démon pour s’emparer de nous alors que nous sortions un par un. (Kadul se tut pendant un moment. Puis il reprit :) Si je pouvais vous demander une faveur, je vous réclamerais votre épée, dont le tranchant me paraît fort affilé. Je suis prêt à vous offrir une arme en échange.

Kadul fit jouer un muscle et une lance spiralée de presque quatre pieds de longueur émergea d’un fourreau à sa taille. Adelrune se souvint de l’arme minuscule qu’avait brandie Kidir. Il hocha la tête pour accepter l’offre de Kadul, le cœur lourd.

— Frappez à la base, pour la sectionner de mon corps, lui expliqua Kadul.

L’épée d’Adelrune trancha net la chair du Rejeton ; cela fait, il la remit à Kadul.

— Écoutez-moi bien, dit Kadul. Voici ce que je sais : la caverne de Kuzar est située à cent lieues d’ici, mais j’ignore si c’est au sud, au nord ou à l’est. À une demi-journée de marche vers l’ouest se trouve un grand lac, et au-delà du lac une forêt. Le magicien dort durant le jour et ne vit que la nuit, quand ses démons sont actifs. Il se fie totalement à sa magie, aussi pouvez-vous vous échapper maintenant. L’entrée principale est en haut de l’escalier, à votre gauche.

— Mes possessions sont encore dans sa tour. Je dois les récupérer.

— Soit, mais c’est courir un grave danger. Ne prenez rien qui ne vous appartienne pas ! La loi de l’équilibre lui permettrait de vous châtier sévèrement en retour.

— Et Kodo ? Le magicien n’a pas de droit de propriété sur lui.

— Si vous deviez secourir Kodo, que la faveur de Kuzar vous accompagne.

Adelrune remercia gravement Kadul et quitta la pièce, refermant la porte derrière lui. Puis il monta l’escalier à pas de loups. Il ne rencontra aucun garde ensorcelé, aucun enchantement de protection, peut-être parce qu’il conservait sans cesse à l’esprit son intention de récupérer ses possessions et de s’en aller.

Enfin il atteignit l’étage supérieur de la tour. Il retrouva son sac à dos dans un coin, l’inspecta soigneusement pour vérifier que rien ne s’y trouvait qui ne lui appartienne. Il alla jusqu’à l’épousseter pour que même la poussière de la maison du magicien n’y adhère pas.

Il descendit une volée de marches et entrouvrit une autre porte. La pièce qui se trouvait derrière était remplie de cuves de verre ; Kodo se morfondait dans l’une d’elles. Adelrune n’eut aucune difficulté à le sortir de son bocal et à l’abriter dans son sac. Il lui fut beaucoup plus ardu de tarir le flot de remerciements que balbutiait Kodo.

Adelrune redescendit les escaliers, passa par la sortie que lui avait indiquée Kadul et se retrouva dehors, sous un soleil aveuglant. Il se mit à courir à toutes jambes, et ce ne fut que lorsque le dôme gris eut disparu à sa vue qu’il se permit de ralentir.

À la tombée de la nuit, il avait atteint les rives du lac. Kodo, à force d’être au sec, était entré dans une torpeur. Adelrune le sortit de son sac, le réveilla et se prépara à le déposer dans le lac. Il ressentit soudain une vague de tristesse, et Kodo frémit de tout son corps au même instant.

— Kodo, dit Adelrune, tu es maintenant l’Aîné des Rejetons de Kuzar. Je ne peux pas t’emporter avec moi plus loin. Je te souhaite longue vie, mais je te conseillerais de t’ancrer de l’autre côté de ce lac, si tu peux le rejoindre.

— Adieu, Adelrune de Faudace. Tu as été pour moi un ami fidèle ; je me souviendrai de toi même lorsque j’aurai atteint ma maturité.

Adelrune laissa tomber la coquille, la regarda disparaître sous les vagues. Puis il chargea son sac sur l’épaule et s’en fut en direction de la forêt qui se dressait contre le rivage occidental, comme une nuée menaçante.

7. L’Énigme de la sorcière

Vers minuit, Adelrune trouva à la lisière de la forêt un endroit à l’abri où il pourrait se reposer. Il se rappelait avec une certaine inquiétude son voyage à travers la forêt qui recouvrait les collines entre Faudace et la demeure de Riander ; mais aucun bruit étrange ne parvint à ses oreilles, et nulle manifestation bizarre ne l’accueillit lorsqu’il se réveilla.

Le soleil était déjà haut dans le ciel ; Adelrune vida son sac des dernières bribes de nourriture qui s’y trouvaient et réfléchit à la suite des événements. Il n’avait vu aucun signe des habitants des rives du lac pendant la nuit. Ils pouvaient vivre n’importe où sur son périmètre, et rien ne garantissait qu’ils soient amicaux envers les étrangers. De plus, l’attention du magicien gris se portait souvent sur le lac, comme l’en avait averti Kadul. Adelrune préférait s’éloigner du mage le plus possible.

Semblait-il que la chose à faire était de continuer son chemin jusqu’à ce qu’il puisse en savoir davantage sur l’endroit exact où il se trouvait. Adelrune poussa un soupir triste. Un périple de cent lieues à tout le moins l’attendait. Pour se réconforter, il se remémora l’histoire de Sire Baldazel et des cinq années de labeur qu’il avait endurées avant de récupérer la maison qui lui appartenait de droit ; mais les résultats de cet effort ne furent pas concluants.

Adelrune s’enfonça parmi les arbres, attentif à tout ce qui l’entourait, espérant dénicher bientôt quelque chose à manger. Cette forêt était si différente de la première qu’il avait connue qu’il en vint à la considérer presque comme hospitalière ; même si la possibilité de menaces à sa vie demeurait, elle lui semblait lointaine. Sous la voûte de feuilles, l’air prenait une teinte vert sombre et une riche odeur d’humidité et de pourriture l’imprégnait. Il n’y avait trace d’aucun animal, mais Adelrune entendait des chants d’oiseaux. Il finit par repérer un groupe de champignons comestibles et les cueillit jusqu’au dernier ; il en mangea la moitié et rangea le reste dans son sac.

Vers la fin du second jour, ayant épuisé les champignons et n’ayant rien trouvé d’autre pour remplir son estomac, à part quelques tubercules faméliques, il croisa un sentier qui traversait la forêt. Le sentier était constitué de deux ornières parallèles peu profondes ; en leur centre, un troisième sillon se laissait deviner. Le sentier était de toute évidence peu fréquemment utilisé, mais il était indéniablement réel. Adelrune décida de le suivre, vers sa gauche, s’éloignant toujours du lac et du magicien gris.

Le sol descendait maintenant en pente douce. Les arbres étaient trop denses pour qu’Adelrune puisse se repérer. Les feuillus cédèrent la place aux conifères alors qu’il avançait ; un tapis orange foncé d’aiguilles mortes recouvrit le sol. Le sous-bois s’éclaircit, la visibilité s’améliorant d’autant. Mais tout ce qui s’offrait à sa vue, c’était une armée de pins et de sapins.

Les troncs écailleux des arbres étaient ponctués de globules de sève jaune foncé, sourdant des blessures de l’écorce. Des fourmis noires montaient et descendaient le long des troncs, se rassemblaient auprès des globes de sève, leurs antennes frémissantes. S’en nourrissaient-elles ? Adelrune tenta une expérience, rogna un petit morceau de sève durcie avec sa dague et y passa la pointe de la langue. Il eut beau cracher immédiatement, le goût infect lui emplit la bouche pendant de longues minutes.

Adelrune suivait toujours le sentier, qui ne devenait ni plus ni moins distinct. À la tombée de la nuit, il choisit un endroit pour camper ; tandis qu’il ramassait des brindilles et des branches mortes pour son feu, il découvrit par hasard une plume roussâtre cachée sous les aiguilles de pins ; elle était aussi longue que son avant-bras. Le jeune homme leva un regard inquiet vers la cime des arbres. La plume était à moitié pourrie, sa position sous le tapis d’aiguilles confirmait qu’elle n’était pas récemment tombée ; il n’en restait pas moins que c’était un signe de la présence d’une effraie cuivreuse. Adelrune passa une nuit agitée ; ses rêves furent du genre dont nul ne souhaite se souvenir.

Le matin était frais et brumeux ; une vapeur blanche s’élevait plus haut que sa tête et enveloppait tout ce qui l’entourait. Sans le sentier pour se guider, Adelrune pressentait qu’il aurait tourné en rond ; le brouillard était si épais que sa vision ne portait pas plus loin qu’une douzaine de pas devant lui. La brume ne semblait pas vouloir se dissiper ; l’air ne se réchauffait pas. L’estomac d’Adelrune grondait douloureusement. Sa nourriture était épuisée et il n’avait rien trouvé d’autre pour se sustenter ; il aurait pu chasser, mais la forêt était vide d’animaux ; il avait grimpé à des arbres en espérant y trouver des nids d’oiseaux et des œufs, en vain ; et sa gourde d’eau était presque vide.

La pente du sol s’accentua ; le sentier descendait dans une vallée, perpendiculairement à son axe. Au fond de la vallée, raisonna Adelrune, il devrait trouver non seulement un ruisseau pour étancher sa soif, mais aussi diverses plantes comestibles.

Le ciel couvert ne laissait filtrer qu’une lumière pâle et grise. Adelrune continua sa marche pénible le long du sentier. Des voix faibles lui parvinrent. Il s’arrêta pour mieux écouter. Il s’était attendu à ce que les sons s’évanouissent aussitôt, mais des mots devinrent rapidement distincts – dans une langue qu’il ne connaissait pas. Plusieurs voix féminines de concert, chantant ou psalmodiant.

Adelrune continua sa route ; les voix devenaient de plus en plus nettes. Il gardait tous ses sens en alerte ; les circonstances exigeaient la plus extrême prudence. Le brouillard l’entourait toujours, mais il paraissait enfin vouloir se dissiper.

Adelrune entendit une exclamation de surprise étouffée provenant d’un peu plus loin devant lui et bondit à couvert derrière un arbre. Il lui avait semblé entrevoir une forme tenant ce qui aurait pu être un arc.

Un faible bruit de mouvement, puis plus rien. Adelrune, tendant l’oreille, ne perçut rien d’autre. Il se risqua à jeter un coup d’œil au-delà du tronc du pin ; cela n’entraîna aucune réaction, et il ne pouvait plus distinguer la silhouette. Il attendit de longues minutes ; la forêt demeurait silencieuse. Au loin résonna une trille comme celles qu’il avait entendues jusqu’ici – mais était-ce bien un chant d’oiseau ? Pouvait-il s’agir plutôt d’un signal ?

Adelrune se savait pris au dépourvu. Il ne pouvait se permettre de patienter indéfiniment, au contraire, probablement, de l’autre. Qui n’était sans doute d’ailleurs pas seul, ce qui empirait les choses.

Peut-être n’y avait-il pas lieu de s’inquiéter. Il décida de héler l’inconnu sur un ton de salutation amicale. En guise de réponse, une flèche émergea en sifflant du brouillard et s’enfonça dans le tronc de l’arbre. Adelrune marmonna un juron. Si seulement il avait eu un bouclier ! Du temps passa encore tandis qu’il se recroquevillait derrière l’arbre. Le brouillard se dispersa un peu, ce qui n’arrangeait rien. Les voix féminines s’étaient tues depuis longtemps ; maintenant Adelrune entendait des murmures proches. L’archer avait été rejoint par des alliés.

— Je ne voulais pas faire intrusion sur votre territoire, cria finalement Adelrune. Je m’excuse sincèrement de vous avoir porté offense. Ne pourrions-nous pas régler ceci à l’amiable ?

Une salve de cris de rage accueillit cette avance et trois autres flèches furent tirées dans sa direction. Une voix solitaire s’éleva ensuite, le narguant dans un langage qu’il ne pouvait interpréter.

— Ce n’est pas juste ! s’exclama Adelrune, furieux. Je ne peux même pas parler votre langue ; vous ne me laissez aucune chance de m’expliquer !

— Nous connaissons bien la langue mâle, lui fut-il répondu. Explique-toi tant que tu veux, tu finiras quand même embroché.

— Quel est donc mon crime, dans ce cas ? Qu’ai-je fait pour mériter d’être tué ?

Après un moment de silence, la voix de la femme s’éleva de nouveau, tremblante de rage.

— Tu es un mâle, tu es venu dans cette forêt qui est la nôtre, pour nous défier. Tu savais quelle punition tu encourais ; ne t’avise pas de demander grâce !

Plusieurs autres flèches filèrent vers lui, deux d’entre elles provenant de sa gauche et de sa droite. On était en train de l’encercler : le tronc de l’arbre ne lui servirait plus longtemps de protection.

— Je n’étais au courant d’aucun châtiment, cria Adelrune. Pourquoi donc les mâles n’ont-ils pas le droit de se rendre dans cette forêt ?

— À cause des femmes que tu as maltraitées et souillées ! Nul homme qui a forcé une femme ne ressort vivant d’ici. Montre-toi et nous te tuerons prestement. Voilà toute la miséricorde que tu recevras !

— Je suis chaste ! répondit Adelrune après un instant. Je n’ai jamais connu aucune femme !

Il y eut une discussion à voix basse ; puis la femme parla de nouveau.

— La cloche n’a pas sonné. Si tu es pur, nous te laisserons vivre. Montre-toi ; il ne te sera fait aucun mal. Je le garantis.

Hésitant, Adelrune se leva et sortit de derrière l’arbre. Une demi-douzaine de femmes émergeaient du brouillard, vêtues de tuniques brun roux et de chausses couleur de boue. Chacune avait les cheveux coupés presque ras d’un côté et longs de l’autre, tressés de façon compliquée. Leur dirigeante marchait en tête. Celle qui l’accompagnait un pas derrière portait un étrange chapeau tissé de plumes et d’os ; elle tenait un bâton fourchu où se balançait une cloche de métal noir.

— Je suis Challed, dit la dirigeante.

— Je me nomme Adelrune.

— Et que fais-tu ici ?

— Comme je vous le disais, je ne voulais pas empiéter sur vos terres. Je tente de rentrer chez moi, mais je me suis égaré ; je ne sais plus dans quelle direction voyager. J’espérais, en suivant le sentier, arriver à un hameau.

Challed jeta un coup d’œil à la cloche, reporta son attention sur Adelrune.

— Cette forêt est la Vlae Dhras. Tout le monde sait dans les environs qu’aucun homme n’a le droit d’y poser le pied, sauf s’il est encore charnellement pur. Personne ne te l’a donc dit ?

— Je n’ai parlé à aucun habitant de cette région.

La cloche tinta doucement.

Challed fronça les sourcils et deux de ses archères pointèrent leurs arcs sur Adelrune.

— Je ne te conseille pas de mentir, l’avertit Challed.

— Je n’en avais pas l’intention, dit Adelrune d’un ton soucieux, comprenant tardivement la référence antérieure de Challed à la cloche. La dernière personne à qui j’ai parlé vit assez loin d’ici et je ne le considérais donc pas comme quelqu’un de cette région ; votre cloche n’a peut-être pas la même opinion.

— De qui s’agissait-il ?

— Il ne m’a jamais donné son nom. C’est un mage qui se vêt de gris.

Challed fronça davantage les sourcils.

— Nous le connaissons. T’a-t-il donc envoyé ici ?

— Je vous assure que non. Je ne suis en aucun cas un de ses amis.

— De toute façon, l’Owla doit entendre ton histoire. Nous t’emmenons la voir.

Ce disant, elle mena Adelrune le long du sentier. Quand celui-ci eut atteint le fond de la vallée, il s’incurva vers la droite et déboucha bientôt sur une grande clairière au centre de laquelle coulait un ruisseau au vif débit. Le brouillard s’était enfin levé, mais le soleil restait partiellement obscurci par des nuages gris agités.

Un campement occupait la clairière, plus de cinquante tentes de feutre noir dispersées de-ci de-là. À l’extrémité de la clairière, sur une petite éminence, se dressait une yourte de belle taille entourée d’une série de poteaux croisés deux à deux. On convia Adelrune à attendre le bon plaisir de l’Owla. Il demanda la permission de s’abreuver au ruisseau ; une archère lui prêta un gobelet d’étain, une autre lui offrit des tubercules bouillis qu’il mangea avec reconnaissance.

En attendant d’être appelé, Adelrune examina le camp. Il pouvait bien y avoir soixante-dix femmes ici, toutes maniant l’arc et le javelot. Il en vit plusieurs s’adonner au tir à la cible : leur adresse était remarquable. En plus des guerrières, il y avait aussi deux ou trois femmes comme l’assistante de Challed. Celles-là n’avaient ni arc ni javelot, mais des couteaux qui semblaient particulièrement dangereux, à manche court, sanglés à leur ceinture. Elles seules parmi les femmes portaient des couvre-chefs, de fragiles constructions d’os et de plumes, toutes différentes les unes des autres.

Voyant que ses gardiennes le traitaient maintenant avec une vague cordialité, Adelrune se sentit contraint de faire la conversation.

— Je vous remercie encore de m’avoir nourri.

L’une des femmes lui répondit par un mot étranger.

— Pourriez-vous me dire quel langage vous parlez ?

— La langue des femmes, bien sûr. En ce lieu nous ne gardons aucune trace de masculinité. C’est pourquoi nous utilisons notre propre langue, que les cervelles des mâles ne peuvent appréhender.

Adelrune hocha la tête et mit fin à ses tentatives de conversation. Peu après, Challed revint de la yourte et lui fit signe.

— L’Owla est prête à te recevoir. Tu dois en tout temps l’appeler « Sage Aïeule » et répondre en détail à toutes ses questions.

— Devrais-je laisser mes armes à l’entrée ?

Challed eut un haussement d’épaules éloquent.

— Rien de ce que tu pourrais tenter ne saurait causer du tort à l’Owla. Peu importe.

Adelrune choisit de conserver sa lance et sa dague et entra timidement dans la yourte. À l’intérieur, de la fumée de bois résineux emplissait l’atmosphère. Juste après un bref hall, délimité par des murs de toile, il pénétra dans l’espace central de la yourte, une salle circulaire au centre de laquelle une fosse avait été creusée ; d’énormes bûches de pin s’y consumaient lentement.

De l’autre côté des flammes, une forme humaine était assise la tête rentrée dans les épaules, enveloppée d’une cape. Dès qu’Adelrune fut entré, elle se leva. La lumière du feu fit briller les vastes plumes cuivrées qui composaient la cape. L’Owla leva son visage vers lui, et Adelrune réprima un hoquet de surprise. Sous un chapeau compliqué tissé des mêmes plumes, le visage de l’Owla avait été peint afin de donner l’illusion d’une paire d’immenses yeux dorés.

— Assieds-toi, Adelrune, dit l’Owla d’une voix sèche.

Adelrune replia ses jambes sous lui, posa sa lance en travers de ses cuisses.

— Je vous salue avec humilité et respect, Sage Aïeule, dit-il, se remémorant ses leçons d’étiquettes, utilisant une formule recommandée pour les chefs tribaux de haut rang.

— Dis-moi comment tu es arrivé parmi nous.

— C’est une longue histoire, Sage Aïeule.

L’Owla s’assit en silence ; après un moment, Adelrune se mit à narrer ses aventures depuis qu’il avait quitté la maison de Riander.

Quand il eut terminé, l’Owla se racla la gorge et cracha dans les flammes, qui s’élevèrent, hautes et brillantes, le temps d’un battement de cœur.

— Je n’entends aucune fausseté dans ton histoire. En tant qu’apprenti chevalier, même si tes principes sont infectés par bien des idéaux mâles absurdes, ils s’approchent quand même davantage de notre vérité que ceux de la plupart des hommes. Tu as contrecarré les plans du magicien gris, qui n’est pas parmi nos amis. Et ton histoire était divertissante. En contrepartie de ces trois qualités, je t’offre trois faveurs et une énigme.

— Je vous suis très reconnaissant, Sage Aïeule.

— Formule tes souhaits d’abord, ensuite tu me remercieras.

Après un instant de réflexion, Adelrune débuta.

— En premier lieu, je suis épuisé et affamé…

— Nous te laisserons te reposer ici et te fournirons d’amples provisions pour le reste de ton voyage. Voilà ta première faveur.

— En second lieu, je n’ai aucune idée du chemin à suivre…

— Je n’ai jamais entendu parler de la ville de Faudace, ni d’aucun des endroits que tu m’as décrits. Mais je vais te dire ce que je vois.

L’Owla ferma ses paupières, qui avaient été peintes d’un noir brillant afin de simuler d’énormes pupilles.

— Je te vois marchant vers l’ouest, continua-t-elle, arrivant à une étendue de sable et à l’eau qui continue au-delà. Tel est le chemin que tu dois suivre pour rentrer chez toi. Voilà ta seconde faveur.

— En troisième lieu, dit Adelrune, osant se fier à son intuition, j’ai voyagé jusqu’ici sans armure, sachant que j’obtiendrais ma véritable armure durant mon épreuve…

— Lève-toi et va chercher ce qui est accroché à la cheville à ta gauche.

Adelrune se remit sur ses pieds et décrocha un bien étrange vêtement d’une cheville fixée au mur de tissu.

— Voilà ta troisième et dernière faveur.

— Je vous remercie du fond du cœur, Sage Aïeule, dit Adelrune en s’inclinant.

L’Owla eut un sourire ambigu. Ses dents étaient très blanches, intactes ; Adelrune la vit soudain, non pas comme la vieillarde qu’il avait cru au début discerner sous la cape et le maquillage, mais comme une femme dont la jeunesse ne s’était pas encore fanée.

— Et maintenant, je te soumets mon énigme, annonça-t-elle.

Une maison dans la forêt, portes et fenêtres closes.
Le premier vient, on lui refuse entrée.
Puis vient le second, frère du premier.
Si petit qu’il parvient à entrer
Pour ouvrir la porte au premier.
Et maintenant la maison n’est plus que ruines.

Adelrune médita sur ces mots un long moment, puis demanda timidement :

— Combien de temps ai-je pour réfléchir, Sage Aïeule ?

— Tu n’as pas compris. Je ne m’attends pas à ce que tu trouves la réponse tout de suite. Ce ne sera qu’avec le temps que tu trouveras la clef. Tu peux partir, maintenant.

Adelrune s’inclina, remercia encore l’Owla, sortit de la yourte. Challed l’attendait au-dehors. Elle l’emmena à une tente inoccupée et lui enjoignit de se reposer.

— Demain matin, nous t’escorterons à la frontière de la Vlae Dhras.

Dans la tente, Adelrune examina le vêtement qu’il avait acquis en tant que troisième faveur. Il était fait de larges bandes entrecroisées de cuir bouilli, renforcé par de fins fils de métal perpendiculaires aux bandes. Bizarre armure. Elle avait de longues manches qui couvraient ses bras jusqu’aux poignets et descendait jusqu’à ses genoux. Adelrune ne fut pas vraiment surpris de découvrir qu’elle lui faisait aussi bien que si on l’avait fabriquée spécialement pour lui. Bien que moins résistante qu’une cotte de mailles, elle était légère et n’entravait pas ses mouvements.

Adelrune réfléchit encore à l’énigme de la sorcière, mais ne pouvait formuler aucune hypothèse valable. La maison était certainement une métaphore, mais de quoi ? Il dressa mentalement une liste de toutes les énigmes et devinettes que mentionnait le Livre des Chevaliers, et de celles que lui avait apprises Riander. Aucune ne ressemblait à celle-ci.

Vers la fin de l’après-midi, les femmes du campement s’assemblèrent et recommencèrent le chant qu’il avait entendu plus tôt dans la journée. Cette fois-ci, toutes y participaient ; elles chantèrent pendant des heures, une mélodie à la fois superbe et subtilement menaçante.

Adelrune pensa soudain à sa mère adoptive Eddrin, ce qu’il n’avait pas fait depuis des mois ; il se demanda comment la vie avait pu lui paraître. Il connaissait par cœur les Préceptes de la Règle concernant les femmes, comme tous les Préceptes, mais il n’avait jamais pris la moindre peine de les comprendre, puisqu’ils ne l’affectaient pas. Il les avait rejetés implicitement, puisqu’ils faisaient partie de la Règle, mais ne s’y était jamais opposé.

Il les récita mentalement, essayant de comprendre leurs implications plutôt que de simplement se rappeler les mots par cœur. Il se remémora des extraits des Commentaires, les « Exhortations contre l’Épouse Paresseuse » du Didacteur Maltrevane, les déclarations du Didacteur Mornude lors de ses visites, essayant de les percevoir à travers les yeux de Mère.

Si ces femmes étaient traitées dans leur contrée natale comme la Règle conseillait de traiter les femmes à Faudace, conclut-il après un temps, rien de surprenant à ce qu’elles décident de s’enfuir dans la forêt, de se regrouper entre elles et de parler un langage réservé à leurs seules oreilles…

Et alors ses pensées se tournèrent vers la poupée dans la boutique de Keokle. Un brusque élan de remords lui noua les entrailles. Il frissonna, serra ses bras contre lui-même et dit à voix haute : « Je n’avais pas oublié. » Mais c’était un mensonge, car il avait bel et bien oublié. Absorbé par sa formation, puis par ses aventures, il n’avait pas eu la moindre pensée depuis longtemps pour la poupée qu’il avait fait vœu de secourir.

Ses yeux étaient humides ; il les essuya d’un geste empreint de colère. Qui donc pourrait lui reprocher de perdre son temps ? N’essayait-il pas sans cesse de retourner à la maison de Riander, d’où il repartirait immédiatement vers Faudace pour remplir sa quête ? Même s’il avait oublié son but quelque temps, cela n’avait nui en rien à sa résolution. Il se jura néanmoins de ne plus laisser ses pensées s’écarter si loin de la poupée dans l’avenir, et scella son serment par une cérémonie puérile, traçant une croix dans la terre et crachant en son centre.

Il se calma après un moment, même si le remords couvait encore en lui. Il regardait la clairière, baignée par le crépuscule roux, emplie de la lamente des femmes. L’épuisement le submergea et il s’endormit.

Au matin, Challed vint le réveiller, accompagnée d’une archère et d’une des sorcières de second rang. Elle avait apporté de l’eau et des provisions suffisantes pour des journées de voyage. Le groupe s’en fut à travers la forêt, grimpa hors de la vallée. Peu avant le coucher du soleil, ils atteignirent l’orée de la Vlae Dhras. Challed lui dit cérémonieusement adieu et la jeune sorcière prononça une invocation incompréhensible, mais présumément bienveillante. Adelrune les salua à son tour et s’en fut son chemin.

8. L’Auberge des Cinq Vents

Après trois jours de voyage, il se libéra de la forêt et parvint à une steppe venteuse, sous un ciel où filaient les nuages. Il crut même un instant que le vent charriait l’odeur piquante du sel, mais ce n’était que le fruit de son imagination.

Adelrune continua son chemin vers l’ouest, comme l’Owla le lui avait conseillé. La steppe n’était marquée d’aucun sentier. Le sol n’était pas aussi plat qu’il l’avait d’abord cru : il ondulait en longues vagues peu profondes. Au creux de chacune coulait un ruisseau bordé de roseaux grêles.

Le soir de son deuxième jour dans la steppe, Adelrune aperçut une grande structure à l’horizon. Se profilant contre le soleil couchant, elle avait une apparence quelque peu sinistre, ce qui n’empêcha pas le jeune homme de s’en approcher, tant il ressentait le besoin d’une présence humaine.

Vue de plus près, la structure se révéla être une maison à trois étages, ses murs percés de nombreuses fenêtres. Elle était bâtie en retrait d’une route traversant la steppe du nord au sud. Une grande cour devant l’entrée principale, qui faisait face à l’ouest, était pavée de briques roses. Quatre hauts arbres poussaient au sud et au nord de la maison. Une construction basse de plafond au nord-est de l’habitation devait être une étable. Adelrune resta à bonne distance pour examiner les lieux et vit bientôt une jeune fille sortir de la maison afin de balayer les dalles de la cour.

Il se décida enfin à s’approcher de la maison. La jeune fille prit note de son arrivée avec une curiosité évidente, mais ne parut pas s’alarmer. Quand il ne fut plus qu’à deux ou trois pas des briques de la cour, elle le héla en lui demandant :

— Êtes-vous venu prendre une chambre, messire ?

Tout devint clair alors ; de quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? Dans combien des histoires que recelait le Livre des Chevaliers ne retrouvait-on pas une auberge solitaire ?

— Ma foi, si vos prix sont à la portée de ma bourse, pourquoi pas ? répliqua Adelrune.

La jeune fille rentra à l’intérieur, lui faisant signe de la suivre. Adelrune entra à son tour, remarquant une enseigne suspendue à la porte, si usée par les intempéries qu’elle en était presque illisible. Plissant les yeux, il parvint à déchiffrer les mots « Auberge des Cinq Vents ».

L’entrée donnait sur une salle commune de bonne taille, basse de plafond. La jeune femme fit venir le propriétaire : un homme d’âge moyen, trapu, son crâne dégarni contrastant avec une prodigieuse moustache rousse. Il offrit à Adelrune une chambre pour la nuit à un prix raisonnable. Adelrune acquiesça, paya d’avance, se séparant d’une des quelques pièces que Riander lui avait confiées.

Le tenancier, qui avait dit se nommer Berthold Weer, jaugea Adelrune du regard.

— Et d’où donc venez-vous, messire ? Vous portez un haubert d’un genre qui se voit en Intide, mais vous n’avez pas l’air d’un Intidan.

— Je viens d’assez loin, dit Adelrune, ne désirant pas être plus précis.

— Et dans quelle direction allez-vous ?

— Vers l’ouest.

Le tenancier fronça les sourcils.

— Vous venez de l’est, dans ce cas ?

Un chevalier ne ment pas. Adelrune acquiesça.

— À l’est d’ici, il n’y a que la steppe, dit le tenancier, et au-delà de la steppe, la forêt des sorcières.

Avant qu’Adelrune ait pu lui offrir une réponse, le bras du tenancier se détendit brusquement et il passa son pouce le long de la mâchoire du jeune homme.

Adelrune fit un bond vers l’arrière, prêt à se défendre, mais Berthold Weer avait ouvert ses mains, paumes vers le bas, dans un geste pacifique,

— Je vous demande pardon, l’ami, mais il me fallait être sûr.

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez.

— Je devais toucher votre barbe. Il y a des années de cela, une des sorcières de la Vlae Dhras est venue ici, déguisée en jeune homme, et elle a dévasté une caravane entière avec sa magie. Cinq hommes sont morts avant qu’on puisse l’attraper. Nous l’avons brûlée selon le rite consacré et répandu ses cendres en cercle autour de l’auberge pour décourager ses sœurs de revenir. Mais malgré tout, un voyageur solitaire provenant de l’est doit être traité avec… prudence, si vous voyez ce que je veux dire.

— Il y a des contrées plus loin à l’est que la forêt des sorcières, maître Weer. Vous auriez pu me poser la question franchement.

Le propriétaire haussa les épaules en un geste pompeux.

— Bah, il n’y a pas de mal, n’est-ce pas ? Venez, je vais vous montrer votre chambre.

Le soir venu, Adelrune descendit souper dans la salle commune, qu’il trouva déserte. La servante qui l’avait accueilli, Madra, lui apporta son repas. En réponse à ses questions, elle expliqua que des caravanes traversaient la steppe plusieurs fois par mois, reliant les cités de Dandimer au nord et de Thurys au sud.

— Et qu’y a-t-il à l’ouest ? demanda Adelrune.

— La steppe désolée, et au bout de la steppe une ville au bord de la mer ; la ville s’appelle Corrado.

— Personne ne traverse la steppe seul ?

— Pas à ma connaissance, messire. Il y a des prédateurs terribles qui rôdent dans la steppe : des pardels féroces et des loups aux âmes d’hommes, sans parler de la Manticore. Un voyageur seul court à sa perte.

Adelrune avait appris que les pardels se trouvaient normalement dans les forêts des régions chaudes. Leur présence dans cette steppe était peu probable, malgré ce que Madra en disait. Il était par contre plus enclin à croire à l’existence des loups ; et ce que Madra appelait des pardels était peut-être un autre genre de prédateur. Des lions tachetés, ou même des lonces des plaines. Cela n’avait rien d’invitant.

— Je n’ai jamais entendu parler de la Manticore, dit-il. De quel genre de bête s’agit-il ?

— Elle est haute comme trois hommes, messire, et elle crache des flammes par son nez et par ses oreilles. On dit que sa seule vue vous fait mourir de terreur.

Adelrune retint un sourire sceptique. Que Madra laisse son imagination ou sa crédulité l’emporter sur sa raison, son avertissement pouvait receler un fondement de vérité. Il avait encouru suffisamment de risques jusqu’ici. Prudence était mère de sûreté ; il ne se hasarderait pas à traverser la steppe en solitaire.

— Je suppose que des gens se rendent de Dandimer ou de Thurys à Corrado ; quand donc passera la prochaine caravane ?

— D’ici quatre ou cinq jours, messire.

Adelrune évalua mentalement ses finances ; les tarifs de l’Auberge des Cinq Vents étaient raisonnables, mais il pouvait à peine se permettre de louer une chambre pour une semaine. Il n’aurait certainement pas les moyens de payer son passage jusqu’à l’une des villes, mais il pourrait peut-être convaincre les caravaniers de l’engager comme garde. Aucune meilleure stratégie ne lui venait en tête.

— Je suppose que j’attendrai la prochaine caravane ici, déclara-t-il.

Berthold Weer était entré inaperçu dans la salle commune. Il hocha la tête amicalement à l’adresse d’Adelrune, désigna Madra avec un moulinet du bras qui se voulait élégant.

— Notre Madra est une jeune femme charmante, n’est-ce pas, messire ?

Adelrune acquiesça poliment.

— Quand les caravanes s’arrêtent ici, les services de mes filles sont très en demande, et les prix sont élevés. Mais je me sens d’humeur généreuse ce soir et je vous louerai ses services pour une somme symbolique.

Adelrune, pris de court, en resta bouche bée.

— Si elle n’est pas tout à fait à votre goût, peut-être aimeriez-vous examiner les autres ? Chloé travaille aux cuisines et a un peu plus de chair sur les os ; vous avez peut-être pu déjà apercevoir Ylionne quand vous êtes descendu ; une adorable petite chose, mais en toute honnêteté elle ne fait pas le poids comparée à Madra.

— Non ; non merci, parvint à articuler Adelrune.

Il se sentait rougir et essayait de réprimer son trouble. Le tenancier haussa les épaules, agacé, et quitta la salle à grands pas. Madra eut une grimace triste à l’adresse d’Adelrune et retourna aux cuisines.

Adelrune, quant à lui, s’en fut à sa chambre. La proposition de Berthold Weer l’avait à la fois consterné et exaspéré. Mais que pouvait-il faire ? Inutile d’essayer de convaincre Weer de s’amender ; impensable de le défier en combat singulier pour trancher la question. Adelrune laisserait-il alors les choses continuer de la même manière sans protester ? Il le faudrait bien, même si cela lui restait dans la gorge. Même s’il parvenait d’une façon ou d’une autre à forcer Berthold Weer à libérer les jeunes femmes de leur servitude, la situation reviendrait sans l’ombre d’un doute à son état antérieur aussitôt qu’il serait parti.

Avec le coucher du soleil, toute couleur avait fui le ciel ; l’obscurité envahit la chambre. Bientôt, malgré ses ruminations, Adelrune s’endormit, vaincu par le confort du lit ; c’était devenu un luxe incroyable de pouvoir dormir sur un matelas… Les heures passèrent.

Une planche émit un craquement. Adelrune s’éveilla aussitôt en sursautant, bondit sur ses pieds et s’empara de sa lance.

— C’est Madra, vint un murmure dans l’obscurité.

— Laissez-moi ; je n’ai pas demandé vos services…

— Je sais ; c’est pour ça que je suis venue. Je veux vous poser une question.

La porte grinça en se refermant. Madra alluma alors un bout de chandelle posée dans une soucoupe fêlée. Adelrune s’était imaginé qu’elle serait vêtue d’une chemise de nuit, mais elle était encore complètement habillée.

— Quand le maître a cru que vous veniez de chez les sorcières, il a vérifié que vous étiez un homme, et de son point de vue la question était réglée. Mais, même si vous êtes un homme, ça ne veut pas dire que vous n’avez pas visité la Vlae Dhras, n’est-ce pas ?

Après un instant, Adelrune admit : « En effet. »

— Les sorcières laissent vivre les hommes s’ils sont encore purs, c’est ce que disent les femmes. Vous m’avez rejetée parce que vous êtes chaste.

— Je n’ai pas fait vœu de chasteté, dit Adelrune. Si je n’ai pas demandé votre présence dans mon lit, c’est parce qu’il est indécent de vendre la chair des autres comme le fait Berthold Weer. Ou dois-je comprendre que vous pratiquez ce métier de votre plein gré ?

— Il faut bien manger, laissa tomber Madra amèrement.

Il y eut un silence gênant. Puis Adelrune lui demanda doucement :

— Que vouliez-vous savoir sur la Vlae Dhras ?

— Vous y étiez ? Vous avez vu les sorcières ? Racontez-moi !

— La plupart des renégates de la Vlae Dhras ne sont pas des sorcières, mais des guerrières : d’habiles pisteuses et chasseresses. Elles vivent dans des tentes, partagent leur nourriture et leur boisson ; elles chantent et parlent un langage qui leur est propre et qu’aucun homme, à les croire, ne peut comprendre. D’après ce que j’ai vu, elles m’ont paru plutôt heureuses. J’ai eu de la chance de survivre à notre rencontre, et pourtant elles se sont montrées plutôt courtoises et généreuses une fois que nous sommes parvenus à nous entendre…

Madra écouta son histoire en silence, son visage dans la lumière tremblotante de la chandelle paraissant agité par cent émotions différentes.

— Dites-moi, demanda Adelrune quand il eut terminé. L’histoire de Maître Weer, au sujet de la sorcière et de la caravane, était-elle véridique ?

— Je n’étais pas ici à l’époque. Je sais qu’il y a cinq ans on a brûlé une femme en l’accusant d’être une sorcière : la rumeur en est parvenue à Thurys par l’intermédiaire des caravanes. Mais je suis sûre qu’elle était innocente.

— Très probablement, reconnut Adelrune.

Madra semblait sur le point de dire autre chose, mais en définitive elle garda le silence. Elle se rendit à la porte, souffla la chandelle et s’éclipsa.

Adelrune se rallongea, troublé. Il se rappela l’offre de Berthold Weer, et cette fois-ci ce ne fut pas seulement l’indignation qu’il ressentit, mais un frisson de désir. Son corps tremblait ; il sentait des énergies le traverser qu’il n’avait jamais encore connues. Une partie traîtresse de son esprit lui récitait ce qu’il avait manqué, et des images de luxure par douzaines passaient devant ses yeux ouverts sur l’obscurité. Riander l’avait averti : « La coupe noire a vieilli ton corps de six années ; mais elle n’a pas seulement volé une partie de ta durée de vie, elle t’a aussi fait don d’une maturité de la chair que tu n’as pas encore eu le temps de maîtriser. Je peux t’apprendre à contrôler ton souffle, tes bras et tes jambes, mais il y a des aspects de ton corps que tu devras apprendre à maîtriser par toi-même. »

Péniblement, utilisant l’une des disciplines que Riander lui avait enseignées, Adelrune força son esprit à se vider de toute pensée. Après une éternité, il parvint à s’endormir.

*

La journée suivante se passa lentement. Les jambes d’Adelrune fourmillaient, comme si elles souhaitaient reprendre immédiatement le voyage vers l’ouest, mais Berthold Weer avait confirmé les dangers de la steppe. Vers la fin de l’après-midi, tandis qu’il se promenait au sud de l’auberge, espérant apercevoir un signe de l’arrivée d’une caravane, Madra vint le trouver.

— Je voulais vous remercier, dit-elle.

— Et de quoi donc ?

— De m’avoir parlé de la Vlae Dhras. J’ai pris une décision ; je pars pour la forêt ce soir même. J’ai dérobé de la nourriture et une vieille paire de bottes de Maître Weer. Comme je ne vous reverrai plus, je voulais vous remercier maintenant.

— Vous parlez de cinq jours de voyage au bas mot ! objecta Adelrune. Vous devrez traverser non seulement la steppe mais les contreforts de la forêt. Je n’ai rien rencontré sur le chemin de votre auberge, mais cela relevait peut-être de la chance pure et simple. Ce périple pourrait mettre votre vie en danger.

— De toute façon, je pars. J’ai toujours été une sorcière au fond de moi-même, mais c’est seulement maintenant que je l’ai compris. Quoi qu’il arrive, je veux y aller.

— Dans ce cas, déclara Adelrune, je vous accompagne. Si je suis responsable de votre décision, il est de mon honneur de vous protéger.

Madra parut à la fois contrariée et soulagée. Elle dit à Adelrune qu’elle l’attendrait dans l’étable au crépuscule. Avec un soupir résigné, Adelrune s’en fut faire ses bagages.

Une heure et demie plus tard, alors que le bord du soleil effleurait l’horizon, Adelrune se rendit, sans être vu, jusqu’à l’étable ; il avait laissé assez d’argent dans sa chambre pour couvrir les frais de son séjour.

Madra l’attendait ; les bottes de Weer qu’elle portait lui donnaient l’air d’une enfant. Elle avait à l’épaule un sac de jute bourré de nourriture. « Allons-y », dit Adelrune, et tous deux s’en furent vers l’est, voyageant dans l’ombre immense que projetait sur la steppe l’Auberge des Cinq Vents.

Le soleil se coucha complètement ; il ne restait à l’occident qu’un lavis de vieux rose. Adelrune, qui n’avait cessé de jeter des coups d’œil inquiets derrière eux, se détendit. Puis il vit quelque chose bouger à l’orient qui s’assombrissait. Il prit le bras de Madra pour qu’elle s’arrête, tandis qu’il ajustait son regard.

L’être volait si haut que ses plumes reflétaient les derniers rayons du soleil et scintillaient d’orange cuivré. Il virevolta et plongea vers eux.

« À terre ! » hurla Adelrune, poussant rudement Madra à plat ventre contre le sol. « Ne faites pas un geste ! »

Il s’éloigna d’elle à toutes jambes, hurlant à tue-tête et agitant sa lance pour attirer l’attention de l’effraie cuivreuse. L’oiseau changea l’angle de sa descente et fonça droit sur lui. Ses immenses yeux dorés brillaient de leur propre lumière. Adelrune s’arrêta, assura sa position et pointa sa lance, sachant que tous ses efforts étaient futiles. L’effraie était d’une taille telle qu’elle aurait pu soulever un cheval dans ses serres sans le moindre effort.

L’effraie ulula ; le son était si terrifiant que la partie animale de l’esprit d’Adelrune reprit le dessus. Aveuglé par la panique, il laissa choir sa lance, se mit à quatre pattes et gratta furieusement la terre comme s’il essayait de fouir un terrier pour s’y cacher.

Une violente bourrasque le gifla ; il entendit le battement d’ailes immenses, mais l’impact des serres dans son dos ne venait pas.

Un peu de sa rationalité lui revint. Il avait abandonné Madra ! Pénétré d’horreur, Adelrune se remit sur ses pieds et regarda derrière lui.

Sa crise de panique n’avait duré que quelques battements de cœur. À vingt verges de lui, l’effraie cuivreuse battait des ailes au-dessus de Madra ; l’oiseau la prit délicatement dans une de ses serres. L’effraie tourna un instant la tête complètement vers l’arrière, pour fixer Adelrune du regard une dernière fois, puis s’envola vers l’est, transportant Madra.

Adelrune alla récupérer sa lance et regarda vers l’est un long moment. Puis il dit tout haut :

— La peur, Owla. Et la folie, je suppose. La maison, bien sûr, étant une métaphore de l’esprit. J’apprécie la leçon, mais, en toute franchise, je trouve vos méthodes lourdement insistantes.

*

Adelrune revint à l’auberge, dans laquelle régnait la plus vive agitation. Semblait-il que Madra avait laissé un message à l’adresse de Berthold Weer pour lui apprendre son départ. Quand Adelrune pénétra dans la salle commune, Ylionne poussa un cri effarouché et s’en fut quérir l’aubergiste.

Berthold Weer, sa moustache rousse hérissée, abreuva Adelrune d’injures jusqu’à ce que l’aspirant chevalier incline sa lance vers l’avant et frappe sa poignée contre le plancher de pierre.

— Ç’en est assez, déclara Adelrune. Madra est partie, je puis vous garantir qu’elle ne reviendra pas, et voilà tout.

— Cette petite garce était encore liée par son contrat d’apprentissage ! J’ai perdu au moins trois ans de revenus ! Vous allez me dédommager pour mes pertes ou alors…

Adelrune fit un pas vers lui, laissant finalement sa colère se manifester. Berthold Weer, perdant contenance, retraita.

— Ou alors quoi ? Je ne vous dois rien, dit Adelrune d’un ton glacial. J’ai payé pour mon séjour ici, et vous n’aurez pas un liard de plus. Si vous souhaitez vraiment être dédommagé, je vous suggère d’adresser votre requête aux sorcières de la Vlae Dhras.

Sur ce, Adelrune fit volte-face et quitta l’Auberge des Cinq Vents, ignorant les imprécations que murmurait Berthold Weer dans son dos.

À l’ouest, avait dit l’Owla. Il n’attendrait pas la prochaine caravane. Sous les étoiles naissantes Adelrune se mit en route à travers la steppe.

*

Quand vint l’aube, il se trouvait déjà à une bonne distance de l’Auberge des Cinq Vents. Autour de lui s’étendait la steppe, ponctuée par des touffes de broussaille, de temps à autre une mare entourée de roseaux. Adelrune s’orientait d’après le soleil et continuait droit vers l’ouest.

Durant la journée, il croisa les traces de plusieurs ongulés, qui lui semblèrent être un genre de bovins sauvages, se déplaçant en groupes de cinq à dix individus. D’après la profondeur de leurs empreintes, ils étaient plutôt petits et ne poseraient guère de danger s’il devait en rencontrer. Il suivit brièvement les traces et tomba sur quelque chose de beaucoup plus inquiétant : trois profondes empreintes d’une tout autre nature : elles avaient été laissées par une patte à six doigts, clairement pourvus de griffes. Les empreintes étaient presque aussi larges que sa propre paume. Une lonce ? Quoi que ce fût, lonce, lion tacheté ou pardel, il ne tenait nullement à le rencontrer.

Adelrune continua sa route, encore plus sur le qui-vive, mais à part un oiseau tournoyant au loin, et les insectes qui bourdonnaient dans l’herbe, la steppe semblait vide.

Tôt l’après-midi, il arriva à une déclivité du terrain, au fond de laquelle se dressaient des ruines de pierre. Adelrune pensa qu’elles pourraient lui servir d’abri ; il alla voir de plus près.

Les ruines couvraient une modeste superficie ; elles semblaient être les vestiges d’une villa. Quelques parcelles d’un plancher dallé avaient survécu aux années et trois colonnes restaient debout, donnant un aspect mélancolique à l’ensemble. Le reste de la cuvette était rempli d’un amas de pierres usées par le temps. Adelrune y fourragea précautionneusement, craignant d’y trouver un nid de serpents ou d’autres dangers dissimulés, mais ne découvrit rien de plus terrifiant qu’une colonie de cloportes.

Il valait mieux voyager de jour que de nuit ; Adelrune décida de se reposer ici jusqu’au matin suivant. Il y avait amplement d’herbe sèche pour qu’il se construise un lit plus ou moins confortable ; quand ce fut fait, il s’adossa à une des colonnes et mangea.

La cuvette était réchauffée par le soleil ; Adelrune laissa ses yeux se fermer un instant. Il sentit ses membres s’engourdir, sa respiration ralentir. Avec un immense effort de volonté, il ouvrit les paupières. Le soleil s’était couché, la lune s’était levée, et la cuvette était maintenant plongée dans une pénombre argentée. Adelrune leva la tête – elle lui paraissait peser une tonne – et regarda vers le haut.

Deux formes visibles contre le ciel d’un bleu d’encre occupaient le sommet des deux autres colonnes. Chacune de la hauteur d’un homme, elles avaient de vastes ailes aux extrémités effilochées, qu’elles laissaient retomber très bas, comme de grands manteaux. Leurs têtes, enfoncées profondément entre leurs épaules, s’ornaient de becs crochus ; leurs yeux étaient placés non pas au-dessus de ces becs mais bien en dessous.

L’une des créatures pencha la tête et s’inclina mollement sur son perchoir pour examiner Adelrune. Les membres par lesquels elle agrippait la colonne ressemblaient de façon inquiétante à des mains humaines aux longs doigts.

— Tu vois, Frère, remarqua-t-elle, il ne dort pas.

— Pas tout à fait, Frère, dit son compagnon. Il ne dort pas tout à fait, non, mais il n’est pas loin du sommeil.

— S’il ne dort pas, il est certainement prématuré de se nourrir.

— Mais s’il dort presque, il y a peu de chances qu’il puisse se défendre convenablement, même quand viendra la douleur.

Adelrune savait qu’il devait rêver ; le rêve était assez désagréable pour qu’il essaie de se réveiller – mais il n’y parvenait pas.

— Mais, Frère, continua la première créature de sa voix geignarde et rauque, quand viendra la douleur, s’il devait se défendre, il pourrait nous causer bien du tort. Regarde la lance à ses côtés, regarde l’armure qu’il porte. Ce n’est sûrement pas une proie facile.

— Je maintiens que nous devrions le dévorer maintenant. Voilà trop de jours que nous n’avons pas mangé. Je te le dis, nous devons nous en nourrir.

— Alors tu devras y aller en premier, Frère, et seul, car je ne veux pas courir le risque qu’il nous attaque. Vas-y le premier, Frère, dévore ses yeux et ouvre-lui la gorge, et alors nous pourrons nous en nourrir en sécurité.

La seconde créature remua inconfortablement sur son perchoir, ses doigts se serrant sur la pierre pourrissante.

— Il se peut, dit-elle après un moment, qu’il soit en effet plus prudent de ne pas le manger, puisqu’il est peut-être assez réveillé pour se défendre.

— Vous êtes deux couards, Frères, et deux idiots, dit une voix directement au-dessus de la tête d’Adelrune ; à cette révélation qu’une troisième créature se tenait perchée à moins de six pieds de lui, un frisson de peur le traversa, mais le frisson était étouffé et ralenti, et ne suffit pas à le libérer de sa torpeur.

— Il n’est pas tout à fait endormi, continua la troisième créature, aussi ne devrions-nous pas nous risquer à l’attaquer.

— Donc tu es d’accord avec moi, Frère, dit le premier.

— Absolument pas. Tu es prêt à abandonner une telle quantité de viande, simplement parce que l’enchantement qui imprègne cet endroit est devenu trop faible pour l’y retenir ! Sottise !

— Mais que faire alors ? demanda la seconde créature d’un ton plaintif.

— N’as-tu point vu Son Altesse ce matin même, Frère, alors que tu volais jusqu’au lac ?

— C’est exact, Frère. Son Altesse pourchassait un troupeau d’antilopes et ne pouvait répondre en toute politesse à mes salutations.

— Donc, selon toute probabilité, Son Altesse s’est abritée pour la nuit non loin d’ici. Voici ce que nous allons faire : nous allons nous envoler à la recherche de Son Altesse ; une fois que nous l’aurons trouvée, nous la ramènerons à cet endroit. Son Altesse tuera la proie pour nous, et nous obtiendrons la moitié de la viande – sans le moindre risque.

Les deux autres acquiescèrent avec des croassements enthousiastes ; les trois créatures s’envolèrent dans la nuit. Adelrune, maintenant tout à fait convaincu qu’il ne dormait pas, banda sa volonté mais ne parvint pas à bouger perceptiblement. La peur l’étreignit et il sentit la sueur perler à son front. Était-il donc condamné à demeurer ici jusqu’à ce que la chose que les créatures volantes s’en étaient allées chercher revienne le déchiqueter vivant ?

Quand la douleur viendra, avaient dit les êtres. Quand la douleur viendrait, il pourrait se défendre. Adelrune se concentra, oubliant pour un moment sa peur et son angoisse ; il banda sa volonté une nouvelle fois, et sa main droite remonta lentement le long de sa cuisse, vers sa ceinture et le fourreau à son côté. Le temps était aboli ; il n’aurait su dire si des minutes ou des heures passaient. Ses doigts se refermèrent sur le pommeau de sa dague ; il la retira du fourreau.

S’assurant de maintenir sa prise, Adelrune avança ses doigts le long du pommeau, passé la garde, et enfin sur la lame. Même dans la pénombre il pouvait distinguer l’étrange lustre vert jaunâtre du métal, qui n’avait jamais disparu. Il referma les doigts sur la lame, l’extrémité de son majeur contre la pointe. Et, de toute la pitoyable force qui lui restait, il serra le poing.

La pointe de la dague entama sa peau et s’enfonça dans la chair de son doigt. Pendant un long moment, toute la douleur qu’Adelrune ressentit fut un faible élancement diffus, puis soudain la souffrance s’épanouit dans son doigt et le long des coupures que le reste de la lame avait ouvertes dans sa paume. Une vague brûlante remonta son bras, atteignit son cœur et se répandit dans tout son corps. Avec un gémissement d’effort, Adelrune se leva et se libéra du sortilège.

Ses membres restaient mous et il persistait à se sentir comme s’il flottait dans un fluide impalpable plus épais que l’eau ; mais il était redevenu maître de ses mouvements. Il ramassa sa lance et s’apprêtait à s’enfuir quand il entendit le battement d’ailes effilochées et la voix grinçante des trois créatures. « Là, le voilà, attrapez-le, tuez-le avant qu’il ne s’échappe ! » criaient-elles.

Adelrune se savait inapte au combat dans son état présent ; et quoi que ce fût qui le pourchassait maintenant sur l’ordre des créatures ailées, il ne doutait pas que, s’il essayait de fuir, il serait immédiatement rattrapé et abattu.

Adelrune jeta sa lance à terre et fouilla dans son sac d’une main tandis que de l’autre il ramassait une poignée des herbes sèches qui avaient constitué son lit. Aussi vite qu’il le put, il répandit l’herbe tout autour de lui, formant un cercle approximatif. Puis il enroula la scytale d’Œil-de-Braise autour de l’os et pour la seconde fois lut les cinq mots du cantrappe.

Un anneau de feu jaillit de l’anneau d’herbe ; les flammes en étaient argentées, frangées de bleu. Les créatures ailées poussèrent des exclamations de peur et de stupéfaction, et la lumière laissa enfin voir Son Altesse. Elle marchait sur quatre pattes à six doigts ; son corps long et maigre avait un pelage ocre marqué de courtes rayures noires ; une crinière recouvrait ses épaules et sa gorge, et la tête au bout de son long cou était celle d’une hideuse vieille femme. La Manticore grinça de ses dents crochues et fouetta l’air de sa queue barbelée.

— Vous, vous, vous, hurla-t-elle, vous m’aviez promis de la viande facile !

Les trois créatures ailées bredouillèrent des protestations incohérentes.

— Maintenant il se protège avec le feu, le feu, le feu brûlant !

La Manticore dansait de rage et hurlait des imprécations à l’adresse de ses trois guides. Tandis que deux d’entre eux battaient des ailes à bonne hauteur, le troisième descendit se percher sur l’un des piliers et tenta d’apaiser Son Altesse.

« J’ai faim, faim, faim ! » gémit-elle ; et soudain elle ramassa ses jambes sous elle et bondit vers le sommet du pilier. L’être ailé voulut sauter hors de portée, mais la Manticore l’attrapa d’un coup de patte et le jeta à terre ; après quoi elle le tailla en pièces à coups de griffes et de crocs, ses hurlements formant un contrepoint à ceux de sa victime.

Les deux survivants s’enfuirent à tire-d’aile, se lamentant sur le triste sort de leur frère.

Abandonnant enfin le cadavre, la Manticore tourna vers Adelrune un visage ruisselant de sang. Sa voix suraiguë s’éleva :

— Toi, toi, toi, je ne t’oublierai pas. Un jour, je festoierai de ton cœur et de tes entrailles !

Elle se détourna et d’un bond disparut dans l’obscurité. Adelrune monta la garde au milieu des flammes protectrices le reste de la nuit, mais elle ne revint pas.

*

Avec l’aube, son feu s’éteignit aussi abruptement que la première fois. Adelrune émergea avec précaution de la cuvette, mais la Manticore n’était nulle part en vue. Il se força à voyager aussi vite que c’était humainement possible, adoptant un pas de course quand le terrain s’y montrait favorable. Abruti de fatigue, il se permit de sommeiller de la fin de l’après-midi jusqu’à la tombée de la nuit, après quoi il dressa une fois de plus un anneau de feu autour de lui pour se protéger. Alors qu’il contemplait les flammes, essayant de s’empêcher de dormir, une idée lui traversa l’esprit.

— Le sommeil ? dit-il tout haut. Le sommeil et la mort ?

C’était là une autre solution à l’énigme de l’Owla ; on pourrait soutenir qu’elle était meilleure que la première. S’il avait été censé la découvrir avant sa mésaventure dans les ruines, il avait lamentablement raté l’épreuve.

Quatre autres jours de voyage le menèrent hors de la steppe. Durant tout ce temps, même s’il eut fréquemment la certitude d’être pourchassé, jamais il ne vit le moindre signe de son poursuivant. Enfin, il vint un goût de sel à la brise, et Adelrune arriva en vue de la côte. Loin au nord, à sa droite, il pouvait distinguer des bâtiments serrés les uns contre les autres : ce devait être Corrado. Mais ce n’était pas cette destination-là que l’Owla avait prophétisée pour lui.

Mû par la prédiction de la sorcière, Adelrune descendit jusqu’à la plage. Il s’avança jusqu’au bord de l’eau et observa un banc de nuages blancs à l’horizon. Il poussa un profond soupir. Encore une fois, il avait atteint la côte orientale d’une étendue d’eau : selon toute logique, il avait voyagé dans la mauvaise direction tout ce temps. Faudace devait se trouver loin à l’est, et peut-être au nord en plus. Que devait-il faire maintenant ? Suivre cette côte vers le nord, jusqu’à ce qu’il rejoigne la rivière Jayre, puis la remonter jusqu’à Faudace, et de là se rendre à la maison de Riander ? Et si par hasard Faudace se trouvait au sud-est plutôt qu’au nord-est ? La possibilité ne pouvait être négligée. Il ne savait même plus dans quel sens suivre la côte !

Adelrune cligna des yeux, distrait de ses réflexions. Les nuages qu’il fixait avaient progressivement développé une étrange protubérance sombre. La protubérance s’élargissait sous ses yeux et se complexifiait. Un rang de petits nuages noirs en forme de champignons ? Comment pouvaient-ils croître à une telle allure ?

Mais non, ce n’étaient pas des nuages, mais des arbres ; une forêt. Une île flottante ? Mais cela n’existait pas. S’agissait-il d’une illusion d’optique, d’une côte lointaine révélée par un brouillement de l’air qui se trouvait agir comme une titanesque lentille ?

Puis il comprit. Si vastes étaient les voiles qu’il les avait prises pour des nuages. Et il avait cru que des arbres poussant serrés les uns contre les autres ne pouvaient être qu’une forêt, et qu’une forêt ne pouvait pousser que sur terre. Il avait eu tort.

Ce n’était pas une île qui voguait vers le rivage.

C’était le Vaisseau de Yeldred.

9. Le Vaisseau de Yeldred

Pendant un long moment, Adelrune regarda le Vaisseau poindre à l’horizon. Il était si vaste qu’Adelrune ne pouvait même se hasarder à estimer ses dimensions. Il vit les immenses voiles se froncer puis être carguées, comme des nuages se dissipant dans l’atmosphère. Le Vaisseau se rapprocha de la côte. Adelrune pouvait distinguer des volées d’oiseaux tourbillonnant au-dessus des centaines d’arbres qui poussaient sur le pont du Vaisseau.

Celui-ci était encore assez loin de la côte quand on jeta par-dessus bord une douzaine de fines cordes – ce devaient être des ancres. Et de fait, le Vaisseau de Yeldred cessa son mouvement peu après. Adelrune regardait tout cela avec fascination ; il remarqua une petite embarcation se détachant du Vaisseau comme un doris est mis à la mer à partir d’un bateau de pêche. Cette embarcation dressa sa propre voile et s’en vint vers la côte. Adelrune s’assit sur le sable et attendit qu’elle arrive.

Quand elle fut tout près de la rive, il fut abasourdi par sa taille ; ce qu’il avait pris pour une petite embarcation mesurait largement quatre-vingts pieds de la proue à la poupe. Elle transportait une douzaine de marins et peut-être quinze soldats en armure. Ils l’avaient remarqué très vite ; Adelrune avait pris soin de laisser ses mains loin de sa lance, qu’il avait toutefois enfoncée dans le sable de manière à pouvoir la ramasser d’un geste si le besoin s’en faisait sentir.

Le bateau atteignit la rive ; les soldats bondirent à terre avec panache. Leur armure était de bronze, leurs heaumes arboraient d’extravagants plumets teintés de vert ou de bleu. L’emblème de Yeldred était blasonné sur leurs boucliers : un vaisseau or en champ azur, surmonté d’une rune Y argent et sable.

— Salutations ! dit le chef. (Adelrune fut surpris d’entendre la voix d’une femme.) Je suis Sawyd, commandante du Kestrel. Nous sommes envoyés par le Vaisseau de Yeldred. Es-tu de la ville au nord ?

Même si ses mots étaient fort compréhensibles, elle avait un étrange accent et des intonations chantantes. Adelrune prit grand soin d’articuler clairement sa réponse.

— Non, je n’en viens pas. Je ne suis qu’un voyageur. J’arrive directement de l’est, et je ne sais rien de la ville au nord, sinon qu’elle se nomme Corrado.

— Et qui es-tu donc, avec ton armure et ta lance étrange ?

— Je suis Adelrune, de Faudace, un apprenti chevalier.

— Vraiment ? (La femme sourit.) Tu me rappelles mon frère quand il s’entraînait en vue d’être admis parmi la Garde royale. Quand passeras-tu ton épreuve de certification ?

— À vrai dire, je crois avoir déjà traversé un nombre adéquat d’épreuves. Je tente de revenir chez mon tuteur pour qu’il puisse enfin m’adouber.

— Si tu as franchi des épreuves, Sa Majesté aimerait sans doute en entendre l’histoire. Pourquoi ne pas rendre visite à la Cour ? Peut-être que Sa Majesté sera disposée à te conférer ton titre.

Adelrune hésita ; mais l’idée de visiter le Vaisseau était irrésistible.

— Je crois que cela me plairait.

— Fort bien. Maintenant, nous devons nous charger d’un travail pénible. À chaque accostage, on envoie des éclaireurs jusqu’à la cité la plus proche pour vérifier que leurs intentions sont pacifiques. Ce n’est pas que cette bourgade me paraisse receler grand danger, mais Sa Majesté est extrêmement prudente ces jours-ci. Si tu ne sais rien de la ville, tu pourras nous attendre à bord de notre corvette. Je délègue Urfil pour te tenir compagnie.

Les soldats s’en furent en direction de la ville. Urfil, un homme de forte taille, fit signe à Adelrune de le précéder à bord du navire. Adelrune franchit la passerelle et alla s’asseoir sur un rouleau de cordage ; Urfil prit une posture visant à impressionner : une jambe relevée, le pied appuyé sur une poutre de bois, l’arme desserrée dans son fourreau. Sawyd n’avait de toute évidence pas fait aveuglément confiance à Adelrune – et le sourire d’Urfil ne semblait guère amical. Malgré tout, Adelrune n’avait pas ressenti de vilenie de la part de Sawyd ; une soldate en territoire inconnu devait axer sa stratégie sur la prudence. Rien ne prouvait qu’il n’était pas un espion envoyé de la ville ; seul le temps établirait sa bonne foi.

Il demanda à Urfil :

— Votre Vaisseau vient de Yeldred, le royaume situé à la toute fin du monde ?

— Ouais. Voilà bientôt cinquante ans qu’on vogue. Moi, je suis de la Troisième Génération.

— J’avais entendu parler du Vaisseau, mais je n’avais jamais imaginé sa taille réelle.

Urfil poussa un grognement de sympathie.

— De la terre, même moi, je n’y crois pas. Il y a des villes, elles croient qu’on vient les envahir, alors elles nous envoient des flottes de guerre ou tirent des boulets de fer par des gros tubes de métal qui crachent le feu. Mais pourquoi est-ce qu’on voudrait faire du mal à des cités ? On vit sur la mer, tout ce qu’on veut, c’est commercer. Il y a des choses qu’on ne peut pas fabriquer nous-mêmes, et on est prêts à bien payer. Tout le monde devrait comprendre ça quand ils nous voient, mais c’est pas toujours le cas.

— Que se passe-t-il quand on ne vous comprend pas ?

— D’habitude, on met les voiles et on s’en va. Ça sert à rien de mener la guerre contre les terrestres. C’est pour ça qu’on est ancrés loin de la ville et qu’on envoie des soldats par voie de terre, pour qu’ils ne se sentent pas menacés. Sawyd est partie voir si ces gens-là veulent combattre ou commercer. On est raisonnable, par ici ?

— Je ne sais pas. Comme je le disais à votre commandante, j’ai traversé la steppe à l’est et je n’ai rencontré personne des environs.

— Hmm. Tu viens d’où, alors ?

— D’une ville appelée Faudace. Je sais qu’elle est assez loin à l’est d’ici, mais je me suis égaré et je ne sais pas dans quelle direction précise elle se trouve.

— Si tu obtiens une audience avec le roi, demande-lui de te montrer sa carte. Je l’ai vue une fois à un festival. Elle m’arrive à l’épaule et elle est plus large que je suis haut. Elle montre le monde entier, alors peut-être que Faudace y serait. Comme ça, tu pourrais retrouver le chemin de chez toi.

Adelrune sourit.

— Merci de la suggestion. Je serais vraiment ravi de voir cette mappemonde.

Une chape lui était tombée des épaules. Il avait trouvé la clef de sa délivrance. Bientôt il saurait comment rentrer chez lui. Il bavarda encore avec Urfil, essayant d’en apprendre davantage sur le Vaisseau, mais Urfil disait seulement que ce qu’il verrait de ses yeux répondrait à toutes ses questions.

Enfin, les soldats revinrent de Corrado. Sawyd annonça que les magistrats de la ville avaient consenti à commercer et qu’il n’y avait aucun signe de malveillance de leur part. Les soldats embarquèrent, le navire leva l’ancre et s’en fut vers le Vaisseau de Yeldred.

*

Le Vaisseau grandissait de plus en plus aux yeux d’Adelrune ; bientôt il ne fut plus possible de l’embrasser du regard. Alors qu’ils s’approchaient toujours, le flanc en vint à ressembler à une haute falaise de craie ; il sembla de nouveau à Adelrune qu’il était en route vers une île où poussait une dense forêt.

Le Kestrel accosta enfin le Vaisseau de Yeldred, butant contre une grande masse d’une substance spongieuse flottant à fleur d’eau et conçue pour coussiner tout impact sur la vaste coque. Depuis de petits balcons à trois hauteurs d’homme au-dessus d’eux, des marins jetèrent des cordages au Kestrel ; les cordages furent solidement attachés à des anneaux d’acier placés tout autour de la coque. Les marins fixèrent leur extrémité des cordages à d’épais câbles de métal tressé descendant du bastingage, vingt-cinq verges plus haut. Les câbles se tendirent, et le Kestrel fut doucement soulevé hors de l’eau, s’élevant lentement jusqu’à un ber dix pieds sous le bastingage, où il fut arrimé par une autre équipe de marins. Adelrune observa la procédure avec émerveillement, tandis que Sawyd et l’équipage du Kestrel attendaient avec impatience que tout soit fini.

Dès que la procédure le permit, Sawyd et ses soldats débarquèrent, emmenant Adelrune avec eux. Ils montèrent un escalier qui émergeait sur le pont principal. À un palier à mi-course, ils furent accueillis par un homme rubicond en uniforme militaire, ne portant pas d’armure. Sawyd fit son rapport d’un ton respectueux, et l’homme rubicond hocha la tête pour marquer son approbation. Sawyd ajouta alors :

— Et vous avez ici un jeune homme qui dit se nommer Adelrune, un apprenti chevalier venant de l’est, qui se trouvait sur la côte quand nous avons débarqué. Au début, j’ai cru qu’il nous espionnait, mais les citoyens de Corrado n’ont ni la ruse ni la prévoyance nécessaire pour envoyer ce genre d’espion ; je suis donc portée à croire son histoire. Et je me suis dit que Sa Majesté pourrait apprécier l’entendre raconter ses aventures.

L’homme rubicond plissa les paupières et parut jauger la totalité du caractère d’Adelrune à partir d’un simple examen de son apparence extérieure.

— Eh bien… pourquoi pas. Le roi Joyell est d’humeur à être diverti, ces jours-ci. Cet… Adelrune, avez-vous dit ? fera l’affaire. Attribuez-lui une des cabines réservées aux visiteurs et faites-lui bien comprendre qu’il est attendu au banquet au coucher du soleil, très précisément.

L’homme rubicond monta la dernière volée de marches. Sawyd et ses soldats le suivirent, Adelrune sur leurs talons.

Ils émergèrent sur le pont principal. Adelrune regarda autour de lui et fut pris pendant un instant d’un terrible vertige. Le long du bastingage, le pont était libre d’obstacles : la vue portait jusqu’à la proue. Sans système de référence, on aurait dit simplement un grand navire. Mais des gens étaient présents partout sur le pont ; vers la proue, ils se réduisaient à de minuscules taches de couleur, révélant l’échelle démesurée du Vaisseau.

Adelrune tituba, les bras écartés pour garder son équilibre, même si le pont restait rigoureusement horizontal. Il se disait Ce n’est pas si horrible. Vois ceci comme une île ou une grande cité. Ou plutôt, pense à la maison de Riander. Rappelle-toi les pièces qui s’étendent à l’infini. Ce Vaisseau est bien moins long que la maison de Riander ne l’était. À force de concentration, il retrouva son calme. Sawyd et les soldats, qui l’avaient regardé avec amusement au début, semblèrent approuver la rapidité de son adaptation. Puis ils le menèrent vers l’intérieur du Vaisseau, qui s’élevait en un étalement désordonné de constructions de bois. Derrière les bâtiments se dressait la forêt et derrière les arbres, les écrasant de toute sa taille, un des titanesques mâts du Vaisseau s’élevait jusqu’au ciel. Adelrune éprouvait un tel malaise à le regarder qu’il se mit à l’abstraire de ses pensées, comme on peut regarder le ciel nocturne distraitement, sans réfléchir aux effarantes distances qu’il révèle.

Sawyd et les soldats se séparèrent. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la poupe, Sawyd continua seule avec Adelrune vers le centre du Vaisseau.

— Quelle taille a donc ce bouquet d’arbres ? demanda Adelrune.

— Trois milles de diamètre, répondit Sawyd, et la moitié du Vaisseau en longueur.

— Mais comment parvenez-vous à les faire pousser ?

— Comme poussent les arbres partout ailleurs : avec le soleil et la pluie. (Sawyd eut un petit rire.) Et bien sûr un peu de terre. Le centre du pont principal est rempli de terre, à une profondeur de vingt verges. Même si le sol ne change pas perceptiblement d’année en année, il faut le fertiliser constamment, ou les arbres souffrent. Chaque année, nous en coupons quelques-uns et nous replantons des semis à leur place. Dans un demi-siècle, la forêt sera à son apogée et nous produirons plus de bois que nous n’en utilisons… Évidemment, nous ne verrons peut-être jamais ce jour…

Elle se tut brusquement et emmena Adelrune avec un brin de rudesse vers une petite maison à deux étages, sise à une centaine de verges de l’orée du cœur du Vaisseau.

— Dans ce que nous appelons la Ville, l’informa-t-elle, on emploie un système d’orientation simple. L’adresse de ta demeure est gravée sur sa porte : Tribord, Cinquante en Poupe, Trois Intérieur.

— Je saisis « tribord », mais « cinquante » quoi, et « en poupe » de quoi au juste ?

— Cinquante carrés en poupe du grand mât, et à trois carrés du bastingage, expliqua patiemment Sawyd. Tu n’as pas remarqué le dessin des planches du pont ? Ces bandes plus foncées que tu vois là délimitent les « carrés » du Vaisseau. Rappelle-toi ton adresse ; si tu te perds, n’importe qui pourra t’aider à retourner chez toi.

Ce disant, elle ouvrit la porte du bâtiment et lui indiqua une petite chambre confortable au rez-de-chaussée.

— Aucun autre invité ne loge ici présentement : la maison est à ton entière disposition. Mais toutes les pièces sont pareilles, de toute façon. On te servira un léger repas à douze cloches et une collation à quatre cloches ; le banquet de ce soir débute au coucher du soleil. Promène-toi comme le cœur t’en dit sur le Vaisseau, mais sois sûr d’être arrivé à la salle des banquets avant le coucher du soleil ! Sa Majesté n’aime pas le manque de ponctualité.

— Où est la salle des banquets ?

— Juste en avant du mât d’artimon, dans le palais royal. Il est maintenant… (Sawyd remonta la manche de sa cotte de bronze, révélant une minuscule horloge attachée à son poignet par un bandeau de cuir) la demie entre dix et onze cloches. Je te laisse, à moins que tu n’aies d’autres questions. Non ? Eh bien, je te verrai au banquet. Ah, un dernier conseil : notre roi se préoccupe fort peu des apparences, mais il craint l’ennui par-dessus tout. Ne perds pas de temps à te donner l’air brave et fringant ; assure-toi plutôt que les aventures que tu raconteras seront palpitantes ; si tu sais t’y prendre, brode sur les faits. Si tu divertis Sa Majesté, il pourrait te récompenser au-delà de tes rêves les plus fous, mais si tu l’ennuies, tu risques de susciter son mécontentement.

*

Adelrune s’assit dans une confortable chaise d’osier et secoua la tête, émerveillé. Puis il se releva pour aller poser son sac à dos à côté du lit et s’étira. Se promenant dans la maison, il trouva une salle de bains avec une petite baignoire pleine d’eau de mer froide. Une sphère de savon dur, embaumant les algues et les épices, reposait sur une étagère adjacente. Adelrune se déshabilla et se lava, frissonnant au contact de l’eau. Il n’osa pas laver ses vêtements dans le bain et les remit donc, tout froissés et défraîchis soient-ils. Tandis qu’il se rhabillait, il entendit une cloche sonner onze fois, un bourdon auquel les murs semblaient faire écho.

Il ressortit de la maison, laissant ses armes derrière, à part sa dague. Une nouvelle fois, l’échelle du Vaisseau le renversa. Des gens par centaines arpentaient le pont, où que portât le regard. Certains le dévisageaient avec curiosité ; Adelrune, pris d’une soudaine timidité, leur sourit mais demeura silencieux. Il erra çà et là, traversa la Ville et arriva à la région plantée d’arbres. Il y pénétra sur quelques centaines de verges et ce fut comme s’il marchait de nouveau dans le cœur d’une forêt. Il vit un écureuil roux perché sur une branche de chêne, entendit le gazouillis de petits oiseaux. Dans une clairière, un anneau de champignons émergeait de sous un tapis de vieilles feuilles mortes. Des arbres l’entouraient dans toutes les directions, comme si la forêt s’étendait sans limites.

Sous l’emprise d’une émotion qui n’était pas tant la terreur qu’une impression de suffocation psychique, Adelrune se mit à courir éperdument en direction de la Ville, s’arrêta net, haletant, à la lisière de la fausse forêt, là où les planches du pont principal du Vaisseau devenaient visibles.

Il revint à sa chambre, l’humeur assombrie, et vit qu’on lui avait servi un repas. Il mangea seul, après quoi il sortit sur le pont et marcha jusqu’au bastingage, où il resta à contempler la rive. De la ville de Corrado, quelques petits bateaux chargés de marchandises – de son point de vue, on aurait dit des jouets – venaient jusqu’au Vaisseau, pour s’en retourner peu après en transportant des ballots de tissus et d’autres marchandises.

Le soleil s’approcha de l’horizon occidental. Adelrune revint à sa chambre pour récupérer sa lance, puis se rendit au mât d’artimon.

Le Palais était un grand édifice de pierre et de bois, aux hautes tourelles et aux vastes ailes, aux fenêtres de verre coloré. Les murs de bois étaient taillés pour représenter des scènes mythiques et légendaires : dieux à demi humains et héros sans noms en train de combattre, d’aimer, de mourir. Adelrune demanda à un vieil homme où il pourrait trouver la salle des banquets. Suivant ses indications, Adelrune pénétra dans le Palais et atteignit bientôt un grand hall au fond duquel deux portes massives étaient fermées. Un groupe de personnes s’étaient assemblées juste devant les portes, attendant qu’elles s’ouvrent. Conscient de son apparence inhabituelle, Adelrune se tint à l’écart, les yeux baissés. Sawyd le retrouva peu après. Elle avait quitté son armure et portait maintenant une élégante veste couleur de tabac par-dessus une blouse grise et des braies foncées, ainsi que des bottes luisantes en cuir de baleine. Ses cheveux bruns bouclés étaient ramassés à l’arrière, rappelant la queue d’un cheval.

— Je me suis arrangée pour que tu sois assis à côté de moi, dit-elle. Quand Sa Majesté te demandera de raconter ton histoire, lève-toi, parle fort et clairement, et ne regarde que lui. S’il agite la main, c’est que tu l’ennuies : tais-toi immédiatement et rassieds-toi. S’il hoche la tête, continue et ne t’arrête pas avant qu’il ne te le dise.

Les portes s’ouvrirent presque sur ces paroles, et les convives entrèrent l’un derrière l’autre dans la salle des banquets. Ses murs et son plancher étaient de pierre ; un feu ronflait dans un grand âtre. Chacun trouva la place qui lui était assignée. La table centrale, où trois places avaient été dressées, resta vide.

Sawyd avait emmené Adelrune à une table près de l’extrémité de la salle, peut-être à quinze pieds de la table royale.

— C’était une bonne idée d’apporter ta lance, remarqua-t-elle. C’est une défense de narval ? Sa Majesté aime les bêtes marines exotiques.

— Non, elle ne vient pas d’un narval, répondit Adelrune. (Après une pause, il reprit :) Sawyd, mon histoire est pleine de mort et de douleur, et je crains qu’en tant qu’aspirant chevalier je ne puisse la déformer. Plaira-t-elle malgré tout au roi ?

— Oh, j’en suis sûre, opina Sawyd. Tais-toi maintenant, il arrive ! Lève-toi et courbe la tête jusqu’à ce qu’il soit assis.

Le roi Joyell fit son entrée. Il devait approcher de la fin de la cinquantaine. Son visage s’ornait d’une grande barbe fourchue, du gris de la poussière, mais ne portait nulle ride ; il semblait appartenir à un homme bien plus jeune. Ses yeux d’un bleu surprenant brillaient comme ceux d’un enfant. Le mince bandeau d’or de sa couronne était presque caché par les ondulations de sa chevelure.

Une jeune femme marchait à ses côtés ; elle lui ressemblait trop pour ne pas être sa fille. Elle avait les yeux bleus de son père ; ses cheveux drus, blond foncé, étaient mieux disciplinés que les siens. Tandis que son père portait de longues robes de violet et d’écarlate, brodées d’or, elle était vêtue d’une simple tunique à manches courtes ceinturée à la taille et d’une jupe, toutes deux noires, de bas fauves et de chaussons noirs. À son poignet gauche, elle portait une petite horloge comme celle de Sawyd, attachée par un ruban de soie. Le roi s’assit à la table centrale, puis sa fille à sa gauche, laissant la troisième place vide. Tout le monde s’assit à son tour, et les serviteurs arrivèrent avec l’entrée.

Un faible brouhaha de conversations s’éleva, et Adelrune murmura une question à l’adresse de Sawyd. « Pourquoi la troisième place est-elle vide ? »

Sawyd lui répondit avec un sourire narquois.

— J’aurais pensé que tu m’aurais demandé son nom d’abord. C’est la princesse Jarellène, qui a récemment célébré son dix-septième anniversaire ; la place vide est celle de feu sa mère. Par décret royal elle doit toujours être dressée, même si personne ne s’y assied jamais.

Le repas progressa. La nourriture, riche et préparée avec art, ne comportait toutefois aucune viande, seulement du poisson, jusqu’à l’avant-dernier plat : des lamelles de caille rôties dans une sauce légère, auxquelles tout le monde s’attaqua avec appétit. Adelrune avait tout ce temps discrètement observé la table royale. Sa Majesté mangeait d’un air préoccupé, son regard brillant fixé sur un panorama invisible. À sa gauche, la princesse Jarellène goûtait sa nourriture une petite bouchée à la fois. Adelrune était fasciné par les mouvements de son poignet délicat, mis en valeur par le ruban de soie et la minuscule horloge.

— Gaspiller la viande de caille serait une impolitesse, lui murmura Sawyd à l’oreille. Si tu ne veux pas de la tienne, je peux m’en occuper.

Adelrune haussa les épaules en signe d’assentiment ; Sawyd fit glisser les petits morceaux de volaille jusque dans son assiette puis les dégusta sans se presser.

Le dernier plat était un choix de sorbets, qu’Adelrune prit au début pour de la neige colorée. Sawyd lui expliqua que des blocs de glace étaient entreposés dans des coffres de pierre au fond des cales ; pour une raison qu’elle ignorait, ils ne fondaient pas.

— On racle la glace pour en tirer des copeaux très fins, puis on ajoute du jus de fruit. Nous avons appris la technique d’une ville loin à l’Orient. C’est devenu le mets préféré de Sa Majesté.

Quand il ne resta plus une goutte de sorbet, les serviteurs emportèrent les dernières assiettes. Des fioles de vin rouge sang furent placées sur les tables. Sawyd fronça les sourcils quand elle versa le vin dans sa coupe. « Quelque chose ne va pas ? » demanda Adelrune. « Rien », répondit-elle, mais elle gardait son expression soucieuse.

Le roi fit alors signe à quelqu’un au-dehors de la salle des banquets ; un groupe d’acrobates fit irruption, effectuant culbutes par-dessus culbutes, jonglant avec des poignards et de petites sphères de métal. Le roi, son attention fixée sur les acrobates, afficha un large sourire tout le long de leur numéro. Adelrune remarqua que Sawyd fronçait encore les sourcils et jouait nerveusement avec sa coupe de vin ; mais son attention se portait surtout sur la princesse Jarellène, qui considérait les acrobates avec apathie, laissant parfois son regard dériver, et même, pendant un instant électrisant, croisant celui d’Adelrune. Ce demi-sourire lui avait-il été destiné ou s’agissait-il d’un masque visant à dissimuler son ennui ? Une partie de l’esprit d’Adelrune, qui parlait avec une voix ressemblant à celle de son tuteur Riander, jugeait sardoniquement que la première hypothèse était la moins probable.

Les acrobates, leur numéro terminé, s’éclipsèrent, vivement applaudis par toutes les tablées – et pourtant, il sembla à Adelrune que les applaudissements avaient quelque chose de forcé. Le roi fit un geste à l’adresse d’un vieil homme assis à une table à sa gauche, directement en face de celle d’Adelrune. Le vieillard, arborant une ample moustache et portant un collier de métal ouvragé, s’éclaircit la gorge et commença à réciter un conte datant d’un lointain passé. Adelrune fut immédiatement fasciné par l’histoire, qui concernait le long labeur d’un homme de minuscule stature ayant fait le vœu de tuer cinq géants pour venger la mort de sa famille, mais après une minute ou deux le roi agita la main en direction du vieil homme, qui se tut à l’instant et se rassit.

Une tension palpable emplissait la salle ; l’expression du roi était devenue aigre. À sa gauche, la princesse Jarellène rougit, les yeux baissés ; la gorge d’Adelrune se serra.

Le roi se tourna vers Adelrune.

— On m’a affirmé, déclara-t-il, qu’un jeune homme ici a des histoires neuves à raconter. Où est-il ?

La voix du monarque était rauque, presque grinçante, la voix d’un homme amer et vieillissant.

Adelrune se leva, inclina la tête.

— Me voilà, Votre Majesté, dit-il. S’il plaît à Votre Majesté, je vais vous raconter mes aventures en tant qu’aspirant chevalier.

Se rappelant les recommandations de Sawyd, il leva les yeux et regarda le roi Joyell, et incidemment la princesse Jarellène. Le roi hocha la tête avec brusquerie. « Eh bien, racontez votre histoire, messire », dit-il.

Adelrune commença, un peu intimidé.

— Mon nom est Adelrune. Enfant, je vivais dans la ville de Faudace, loin à l’orient. Dans la maison de mes parents adoptifs, j’avais découvert un livre, le Livre des Chevaliers, et j’en avais conçu le désir de devenir un jour moi-même chevalier…

En poursuivant sa récitation, Adelrune constata que le visage du roi exprimait l’intérêt, et bientôt le plaisir ; il se détendit et sa récitation devint plus assurée. Quand il remarqua que la bouche de la princesse Jarellène était tordue par une moue de déplaisir, il pensa qu’il parlait peut-être trop bas et haussa la voix, mais la princesse n’en parut pas davantage satisfaite.

Ainsi raconta-t-il son voyage à travers la forêt jusqu’à la maison de Riander, sa formation, son équipée vers l’océan, sa rencontre avec les Rejetons de Kuzar, puis avec Melcoréon et le Magicien Gris. Il raconta sa traversée de la Vlae Dhras et sa rencontre avec l’Owla.

— Le lendemain matin, Challed et deux de ses camarades m’escortèrent hors de la Vlae Dhras. Je continuai mon voyage pendant encore trois jours avant d’atteindre une steppe. Sur cette steppe se dressait une auberge, l’Auberge des Cinq Vents…

Un large sourire avait éclos sur les traits du roi Joyell. Quand Adelrune narra sa mésaventure avec les trois créatures ailées, le monarque écarquilla les yeux d’émerveillement ; alors qu’Adelrune décrivait la Manticore et la façon dont il s’était protégé de ses attaques, le visage royal rosit sous l’effet de l’excitation.

Adelrune en arriva à la conclusion.

— Et ainsi j’atteignis le rivage de cette mer, juste au sud de Corrado, et je regardai à l’horizon, où je crus voir un banc de nuages ; mais c’étaient vos voiles que j’avais aperçues, et je restai là à regarder le Vaisseau de Votre Majesté poindre à l’horizon, et j’attendis que le Kestrel accoste, et finalement m’amène à votre bord.

Adelrune se tut, ne sachant trop comment indiquer la fin de son récit ; peut-être devait-il simplement se rasseoir ? Mais ce fut le roi Joyell qui se leva, son visage rosi et ses yeux brillants. « Merveilleux ! » cria-t-il, et les applaudissements s’élevèrent soudain, tous les convives se hâtant de se lever à leur tour. « Salue l’assistance », murmura Sawyd à l’oreille d’Adelrune ; il s’exécuta.

— Ah, Adelrune, mon jeune ami, un tel récit a tout pour fouetter le sang ! s’exclama le roi. (Sa voix était transformée, puissante et mélodieuse comme celle d’un jeune homme.) Je suis enfin redevenu moi-même. Je me retire à l’Octogone et je t’invite à m’y rejoindre quand le cœur t’en dira. Quant à vous tous, allez avertir vos amis ; dites-leur que de grandes choses se préparent ! Le vent s’est levé et gonfle nos voiles !

Des acclamations inégales s’élevèrent des convives alors que le roi tournait les talons et quittait la salle des banquets d’un pas martial. La princesse Jarellène, à ses côtés, jeta par-dessus son épaule un regard à Adelrune ; sur son visage se lisait un mélange de désolation et de compassion qu’il ne put s’expliquer.

— Oh, par Dagon, gémit Sawyd, qu’est-ce que tu as fait ?

Les convives sortaient maintenant de la salle des banquets ; la plupart regardaient Adelrune avec une expression ambiguë, mais certains tournaient vers lui des sourires épanouis tandis que quelques autres lui jetaient des regards assassins.

— J’ai simplement fait ce que tu m’as dit de faire, répondit Adelrune, dérouté. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que l’Octogone, et que suis-je donc censé avoir fait de si terrible ?

« Suis-moi », dit Sawyd d’un air fortement contrarié ; elle l’entraîna hors de la salle des banquets, frayant son chemin à coups de coude parmi la foule. Une fois à l’extérieur, ils franchirent une porte gardée par un soldat en uniforme cérémoniel, qui obéit à l’ordre lancé sèchement par Sawyd de les laisser passer.

Ils étaient dans une petite antichambre, son sol dallé de minces plaques de marbre. Sawyd prit une grande inspiration et exhala avec force. Adelrune, plus confus qu’inquiet, éprouvait néanmoins le pressentiment qu’un désastre menaçait de s’abattre sur eux.

Sawyd se mordit les lèvres un moment avant de se décider à parler.

— Tu dois comprendre que le roi Joyell est enclin à de soudains changements d’humeur. Parfois il est mélancolique et il passe ses journées à compulser ses vieilles cartes et à jouer de la viole. Parfois au contraire son énergie bouillonne, et alors le Vaisseau met le cap vers de nouveaux horizons, et il nous faut déployer nos chaluts à la recherche de nouveaux animaux étranges, et l’armée s’entraîne et nous forgeons des épées avec le peu de métal que nous avons en surplus…

« Ses humeurs se succèdent ; habituellement elles ne durent pas plus de quelques semaines chaque fois, et elles ne sont pas trop intenses. Mais cela faisait au-delà de deux saisons que Sa Majesté devenait de plus en plus abattue. Nombreux craignaient que sa tristesse ne le pousse à la tombe, mais ceux d’entre nous qui faisons partie de son cercle intime savaient très bien ce qui allait se passer : il allait basculer dans son humeur ardente, qui risquait d’être tout aussi vive que sa tristesse l’avait été. J’espérais que ton histoire apaise l’esprit de Sa Majesté, qu’elle contribue à un changement d’humeur progressif.

« Or, le changement avait commencé avant le repas. Je l’ai su à cause du vin – il n’affectionne ce cru que quand il se sent agressif – et des jongleurs. Ce n’était plus une bonne idée de lui raconter ton histoire. Si j’avais osé, je t’aurais fait quitter la salle, mais j’avais peur que cela ne le mette hors de lui.

« Si j’avais su ! Je t’aurais mis à la porte et affronté sa colère… Tu aurais dû m’avertir, conclut-elle d’un ton amer.

— T’avertir de quoi ?

— Que tu n’avais aucun besoin de broder. Ton histoire était meilleure que toutes celles que nous avons entendues à bord du Vaisseau depuis des années, et elle était vraie ! Elle avait les accents de la vérité, toute la salle s’en rendait compte. Si tu avais raconté un tissu de mensonges, Sa Majesté l’aurait su : il aurait été diverti, mais pas enflammé comme il l’a été. Tu as ravivé les passions de sa jeunesse, et maintenant il t’attend dans l’Octogone, et… (Sawyd poussa un profond soupir.) Pardonne-moi. Tout cela, c’est ma faute, pas la tienne. Essuie ta manche, il y a des miettes de pain dessus. L’Octogone est la pièce où se tiennent les conseils de guerre du Vaisseau, et Sa Majesté t’attend là, sans nul doute accompagnée de ses chefs militaires, Gérard le Molosse et le vieux Possuyl. Je suis presque certaine qu’il a décidé qu’il était temps de rentrer chez nous et de venger les offenses des générations passées.

— Il veut ramener le Vaisseau à son port d’attache ? À la fin du monde ?

— En effet. Quelqu’un t’a dit d’où nous sommes partis ?

— Mon tuteur Riander m’en a parlé. Il m’a conté l’histoire de Yeldred et d’Ossué, du tribut que votre royaume a payé pendant la construction du Vaisseau…

— Exact. Et maintenant, nous allons nous venger d’avoir dû payer ce tribut. Toi et moi nous noierons dans le sang avant que cette insanité ne finisse.

— Pourquoi « toi et moi » ?

— Tu ne quitteras pas ce Vaisseau avant longtemps, cher Adelrune. (Sawyd secoua la tête avec tristesse.) Il faut que je te conduise à l’Octogone. Viens ; Sa Majesté n’aime pas attendre quand il est dans cette humeur.

*

Sawyd emmena Adelrune le long de couloirs étroits, richement décorés, jusqu’à une haute porte d’ébène cerclée de fer.

— Si tu le peux, essaie d’être apaisant, prudent, calme. Sa Majesté sautera sur la moindre excuse pour entreprendre des projets extravagants. Si tu pouvais faire en sorte que tes suggestions soient timorées… je crois que ce serait pour le mieux.

— Sawyd, pourquoi ne veux-tu pas prendre une revanche sur Ossué ?

— Seuls les plus vieux à bord de ce Vaisseau ont déjà vécu sur terre. Le roi lui-même n’était qu’un garçon de cinq ans quand nous avons pris la mer. La plupart d’entre nous ne veulent rien savoir des terrestres ; nous avons plongé nos racines dans l’océan. C’est de la folie pure d’attaquer Ossué : leur peuple était dix fois plus nombreux que le nôtre quand nous sommes partis ; ils ont certainement accru leur nombre proportionnellement depuis. Ce Vaisseau a peut-être l’air terrible, mais en réalité nous sommes épouvantablement fragiles. Si nous nous approchons trop près de la côte, nous nous échouerons sur les hauts-fonds et briserons net notre quille. Nous sommes capables de nous défendre, mais nous ne pouvons porter qu’une attaque dérisoire. (Elle eut un geste de colère.) Et puis, assez de tout ça. Le Molosse dirait que c’est de la trahison que de parler ainsi. Peut-être bien que je ne suis qu’une lâche. Je commande le Kestrel, mais je ne souhaite pas mourir à sa barre. Passe la porte, Adelrune, et oublie tout ce que je t’ai dit.

Elle s’en fut d’un long pas mécanique. Adelrune toqua à la porte, puis, voyant qu’il ne venait aucune réponse, se décida à l’ouvrir.

Derrière s’ouvrait une pièce pourvue de huit murs lambrissés de bois sombre. Une grande table basse où l’on avait étalé une multitude de cartes prenait presque toute la place. Dans un coin de la pièce, une horloge grand-père émettait un bruit métallique étouffé. Trois hommes étaient penchés sur la table et étudiaient une carte. L’un d’eux était le roi, qui portait maintenant un léger corselet de mailles brillant ; à sa gauche se tenait un homme aux cheveux blond roux et aux grandes oreilles, sans cesse en train de renifler ; à sa droite, un vieillard en robe noire, son crâne brun tavelé par l’âge.

Le vieillard leva la tête, adressa un regard furibond à Adelrune.

— Qui ose entrer ?

Le roi Joyell leva la tête à son tour et accueillit Adelrune chaleureusement.

— Viens ici, mon garçon, dis-nous ce que tu penses de la situation. Gérard, faites de la place pour notre jeune ami chevalier.

— Euh… je ne suis pas encore chevalier, Majesté. On ne m’a pas encore accordé ce rang.

— Et moi je te dis, jeune homme, que tu en es un. Je t’adouberai dès que possible, pour que les esprits étroits en soient convaincus, mais dans cette pièce, tu es et seras toujours un chevalier !

Gérard le Molosse désigna la carte avec un grognement. Adelrune se pencha pour mieux la voir, essayant de déchiffrer les indications. Gérard indiqua la position du Vaisseau, symbolisée par une petite figurine de métal. Adelrune laissa son regard dériver vers l’est et un peu au sud sur la carte, et avec un soudain serrement de gorge il trouva un petit point portant le nom « Foddas » à côté d’une ligne bleue nommée « fleuve Jarr ». La distance du Vaisseau à la ville était trois fois la longueur de son pouce. « Quelle est l’échelle de cette carte, je vous prie ? » demanda-t-il. Ce fut Possuyl qui répondit : « Trente lieues au pouce, plus ou moins. »

— Voici le trajet sur lequel nous nous sommes entendus, Adelrune, dit le roi en plaçant la pointe de l’index contre le Vaisseau et en lui faisant décrire un arc de cercle, vers le nord et l’est, à travers deux mers. Nous nous arrêterons aux îles de Chakk, ici. Possuyl nous recommande d’entraîner nos forces aux manœuvres de débarquement à ce moment. Quand nous repartirons, nous suivrons ce chemin… (le doigt continua sa course, sud-sud-est, puis s’incurva brusquement de nouveau vers le nord) en évitant la mer Silencieuse, comme vous l’avez suggéré, Gérard, et ainsi nous atteindrons Ossué par l’ouest. Nous attaquerons quelques heures avant l’aube, et alors…

La voix de Joyell, qui n’avait cessé de hausser le ton, se brisa d’émotion. Il essaya en vain de poursuivre, puis s’effondra dans un fauteuil, à bout de nerfs.

Possuyl hocha sentencieusement la tête.

— Oui, mon roi, dit-il d’une voix rauque. Et alors… nous accomplirons ce que nous avons tant tardé à accomplir. Ossué tombera, comme l’a toujours voulu le destin.

Gérard le Molosse renifla bruyamment. Le roi Joyell jeta un regard jubilant à Adelrune, lequel lui rendit son sourire malgré le malaise qui le glaçait.

— Et que désire Votre Majesté de moi ? demanda-t-il.

Le roi avait recouvré l’usage de la parole. Il déclara :

— Tu es celui qui m’a ouvert les yeux ; je te garderai toujours à mes côtés. Nous irons au combat ensemble, brave Adelrune, et le jour où nous entrerons dans la capitale du royaume d’Ossué, je ferai de toi un Baron, ou quoi que ce soit d’autre que tu désires.

— Votre Majesté est trop bonne, dit Adelrune.

Pendant un instant il pensa à demander que le roi le libère immédiatement et le laisse rentrer chez lui ; mais il savait que Joyell n’accéderait pas à une telle requête. « Combien de temps Votre Majesté pense-t-elle que prendra le voyage ? » demanda-t-il.

« Combien de temps, Gérard ? » demanda à son tour le roi. Le Molosse répondit : « Toutes voiles dehors, avec des vents favorables, disons quatre ou cinq mois. » Adelrune réprima un soupir de découragement. Il se serait écoulé presque un an quand il reviendrait dans les parages de chez lui – si jamais il revenait.

Se souvenant que Sawyd lui avait conseillé d’exprimer la prudence, il demanda, essayant de donner un ton innocent à sa question :

— Sire Gérard, quelles sont d’après vous nos chances contre Ossué, en combat ?

Gérard le Molosse lui jeta un regard furieux et dit simplement : « Nous vaincrons. »

— Mais bien sûr que nous vaincrons ! s’écria le roi, qui se leva de son fauteuil et prit le bras d’Adelrune comme un grand-père affectueux. Ne crains rien, Adelrune ! Avec ces deux hommes pour me conseiller, avec tous mes précieux sujets, et avec toi à mes côtés, nous ne pouvons pas perdre ! Je vais te montrer. Possuyl, examinons les listes de service maintenant…

Pendant deux ou trois heures, le roi et ses chefs de guerre analysèrent la situation de leur armée, évaluèrent leurs besoins en nourriture, calculèrent divers plans logistiques pour le long voyage qui les attendait. Le roi Joyell répétait avec insistance qu’il ne fallait pas perdre un seul instant et balayait du revers de la main toute objection fondée sur les dangers de la navigation, de sorte que lorsque Gérard suggéra un chemin différent, plus long mais moins coûteux et un peu moins risqué, Joyell ne voulut rien entendre.

— Je ne peux pas patienter si longtemps. Et de plus, Ossué ne doit pas avoir le moindre soupçon de notre proximité. Dès que nous nous en approcherons à moins de cent lieues, une rumeur pourrait les en atteindre ! Non, nous ferons comme je l’ai déjà dit.

Après cela, Adelrune abandonna tout espoir de présenter un quelconque argument en faveur de la prudence.

Quand la réunion prit fin, ce ne fut pas sur la décision du roi, mais à la demande de Possuyl, qui se plaignait d’être complètement épuisé et demanda que la suite fût remise au lendemain. Le roi y consentit d’assez mauvaise grâce. Possuyl se retira, sur quoi Gérard se déclara lui-même quelque peu fatigué ; il indiqua l’horloge, qui annonçait que minuit approchait. Adelrune se joignit à lui avec un murmure. Il ne se sentait pas tant fatigué qu’étourdi par les discussions et l’avalanche de chiffres.

— Bah, faites comme il vous plaira ! dit le roi avec autant de mauvaise humeur que de bonne. Quant à moi, je vais aller sur le pont et parler au navigateur en poste. Nous partons à l’aube.

Il quitta l’Octogone à grands pas. Adelrune resta seul avec Gérard le Molosse. Il y eut un instant de silence.

— Je ne veux pas me quereller avec vous, messire, dit Adelrune. Mais je vous prie de bien vouloir répondre franchement à la question que je vous ai déjà posée – je vous jure de garder votre réponse par-devers moi.

Le Molosse renifla.

— Je suis mon roi où qu’il aille. S’il part en guerre, je continuerai à le servir et à le conseiller, mais je ne perdrai pas mon temps à lui dire ce qu’il ne saurait entendre. Je n’ai aucune idée de nos chances contre Ossué ; je me contenterai de combattre pour mon roi jusqu’à mon dernier souffle.

— Vous n’êtes pas homme à changer d’idée aisément, dit Adelrune.

— Ne m’insultez pas avec vos accusations, dit le Molosse. Quand l’humeur de mon roi change, je change avec elle, sans jamais me plaindre. Les jours où il ne trouve de goût à rien sauf à la poésie, je m’assieds à côté de son lit et je récite des sonnets jusqu’à en perdre la voix. C’est Possuyl qui ne change jamais d’idée. Il était un jeune homme de vingt ans quand le Vaisseau a pris la mer. Sa dulcinée fut emportée : elle faisait partie du paiement à Ossué pour la dernière cargaison de bois utilisée pour parachever le Vaisseau. Sa haine d’Ossué est la seule chose qui l’ait gardé en vie depuis tout ce temps. Je me suis souvent demandé si je ne devrais pas le tuer, mais mon roi fait grand cas de son conseil, et Possuyl est assez rusé pour ne pas l’importuner quand son humeur n’est pas appropriée. Et je dois vous avertir : si vous tentez d’imposer votre volonté à mon roi, je vous tuerai sans le moindre scrupule.

Et Gérard le Molosse quitta la pièce sans un autre mot.

*

Adelrune retrouva son chemin hors du Palais non sans quelque difficulté et s’en retourna à ses quartiers, pour y découvrir un jeune serviteur assoupi dans sa chaise. Quand il l’eut réveillé, le garçon lui expliqua qu’il devait le conduire à ses nouveaux quartiers, dans une des ailes du Palais. Adelrune haussa les épaules et revint sur ses pas, suivant le garçon.

On lui avait assigné une suite de trois pièces, au troisième étage de l’aile ouest. La taille de ses appartements l’insultait presque ; il se souvenait de sa chambre minuscule au dernier étage de la maison de ses parents adoptifs avec un serrement de cœur doux-amer.

Le garçon posa le bagage d’Adelrune sur un tabouret et se mit en devoir de lui expliquer les divers agréments. Adelrune l’interrompit, le remercia et le mit à la porte. Puis il alla s’asseoir sur le bord du lit, plaça une main devant ses yeux ; tout son corps aspirait au sommeil, mais son esprit tourbillonnait.

On frappa à la porte. Adelrune poussa un grognement exaspéré : qu’est-ce que le garçon avait bien pu oublier ? Il se leva, ouvrit la porte, une phrase bourrue au bord des lèvres. La princesse Jarellène se tenait sur le seuil.

« Puis-je entrer ? » demanda-t-elle. Adelrune battit en retraite. Elle franchit le seuil et ce fut seulement alors qu’il retrouva ses manières et exécuta la courbette à demi formelle que Riander lui avait enseignée un après-midi d’hiver, « pour le cas d’une conversation en privé avec un membre de la royauté mineure ».

— Votre Altesse, dit-il.

— Par pitié, ne dansez pas pour moi, je déteste cela. (Elle avait une voix aussi douce et veloutée que ses cheveux.) Asseyez-vous, Adelrune. Je dois vous parler.

Il s’assit ; la princesse Jarellène l’imita, dans le siège à côté du sien. Elle était si proche qu’il pouvait sentir son parfum, un délicat mélange de fragrances où des fleurs des jardins du Palais se mêlaient à un parfum marin. Il sentait son cœur battre avec une intensité presque douloureuse.

— Il semble que vous ayez guéri l’abattement de mon père. Je l’ai entendu dire qu’il vous garderait à ses côtés jusqu’à ce que nous ayons rejoint Ossué et jeté ce royaume à bas. C’est un grand honneur. Peut-être vous offrira-t-il aussi ma main.

Adelrune était trop stupéfait pour articuler un mot. Jarellène fixait le plancher.

— Ce n’est pas que je cherche à dénigrer qui que ce soit, dit-elle. Vous êtes un homme vertueux, et d’apparence agréable. En toute franchise, je vous préfère à Gérard, ne serait-ce que parce que votre âge correspond au mien.

« … Plus ou moins », murmura Adelrune, mais Jarellène n’y prêta pas attention ; peut-être ne l’avait-elle pas entendu.

— J’ai déchiré le ventre de ma mère quand je suis née, dit-elle, et elle est morte au bout de son sang. J’ai moi-même failli mourir. On m’a raconté que cinq sages-femmes ont monté la garde à mon chevet la première nuit, chacune, à tour de rôle, me prêtant son souffle quand j’oubliais de respirer. Je voulais rejoindre ma mère au royaume des morts, mais on a fini par me persuader de donner une chance à la vie.

« Je vais vous révéler un terrible secret. Je n’aime pas l’océan. Je n’ai aucun désir de régner sur le Vaisseau quand mon père mourra. Depuis que je suis petite, je rêve de vivre sur terre. Cela vous choque-t-il ? N’importe quel habitant du Vaisseau serait horrifié. Si mon père s’était remarié, il aurait eu d’autres héritiers, et j’aurais pu me libérer de l’océan d’une quelconque manière. Maintenant que nous revenons enfin vers Yeldred et Ossué, il y a peut-être pour moi une chance de m’échapper. Quand nous aurons jeté Ossué à bas, il retrouvera son équilibre. Il pourrait bien se remarier alors – ce ne sont pas les dames disponibles qui manquent à la cour. Si cela se produit, je demanderai à mon père de me laisser régner sur le pays de nos ancêtres et de léguer le Vaisseau à ses autres héritiers. Il m’est venu à l’idée que si j’épousais un chevalier terrestre, je serais en mesure de présenter de meilleurs arguments en faveur de ce plan.

— Je… je ne sais que vous dire, votre Altesse.

— Quand vous avez raconté votre visite aux sorcières, vous avez expliqué qu’elles vous avaient permis d’entrer eu égard à des circonstances spéciales ; sur quoi vous m’avez jeté un regard et vous vous êtes mis à bredouiller, même si vous n’avez pas rougi comme vous le faites maintenant. Vous n’avez jamais connu une femme, n’est-ce pas ? C’est pour cela que les sorcières vous ont laissé entrer dans leur forêt.

— Il est exact que je suis chaste, dit Adelrune avec le peu d’aplomb qu’il pouvait encore rassembler.

— Il n’y a là aucune raison de gêne. Je suis moi-même vierge. Le Vaisseau a visité de nombreuses contrées ; dans certains pays, les femmes vivent voilées et même leurs époux ne voient leur visage nu pour la première fois qu’après la cérémonie du mariage ; dans d’autres, les femmes choisissent leurs compagnons et il existe des mariages à l’essai, de sorte qu’une jeune fille de dix-sept ans sans expérience est chose rare. À bord du Vaisseau de Yeldred, la tradition veut qu’un père choisisse l’époux de sa fille, mais on considère comme archaïque de ne pas tenir compte des sentiments de la jeune femme. Mais si une femme se compromet avec un homme, elle est généralement contrainte de l’épouser. Je pourrais de cette manière forcer la main à mon père s’il se montrait récalcitrant.

Adelrune émit une protestation incohérente, la voix étranglée.

— Je sais que je suis sans cœur, dit Jarellène d’une voix soudain voilée. Je ne suis pas une personne ordinaire. Je suis une princesse du sang de Yeldred, et ma propre vie ne m’appartient pas. Une fois j’ai laissé un page m’embrasser. Nous avons été surpris et mon père a fait fouetter le garçon jusqu’à ce qu’il soit plus mort que vif. Nul citoyen de ce Vaisseau n’est digne de moi à ses yeux, à part peut-être Gérard. Il me jettera à lui comme il le ferait d’un os.

Son visage était rouge. Elle se leva de son siège, empoigna Adelrune par les épaules avant qu’il ait eu la chance de réagir, l’embrassa sur les lèvres avec une intensité qui frôlait la violence, recula la tête ; ses yeux brillaient de larmes.

— Je ne suis pas folle ! s’écria-t-elle. Je suis sa fille, mais je ne partage pas ses humeurs ! Et d’ailleurs, il n’est pas dément, il est seulement triste, peu importe ce que vous croyez ! S’il apprenait ce qui vient de se passer, il…

Elle lâcha prise abruptement et s’enfuit. Pendant un long moment, Adelrune resta assis à attendre, mais Jarellène ne revint pas. Il ferma la porte, s’allongea sur le lit et s’endormit peu après.

*

Dès que parut le soleil, le Vaisseau de Yeldred déploya ses immenses voiles, qui furent gonflées par la brise ; après un moment, son énorme masse se mit en mouvement. Quand Adelrune s’éveilla, le Vaisseau était depuis longtemps en route. Il emplit une baignoire d’eau chaude pour se laver, enfila les vêtements splendides qu’il trouva dans sa garde-robe. Il avait l’impression de porter un costume.

Il resta un long moment assis mélancoliquement contre la petite fenêtre au cadre ouvragé de sa chambre, qui lui offrait une vue sur le pont principal du Vaisseau et sur la mer qui s’étendait au-delà du bastingage. Chaque instant l’éloignait de son but. Tout cela avait-il été un piège tendu par l’Owla ? Ou avait-ce depuis toujours été son destin que de voyager sur le Vaisseau de Yeldred, peut-être même de mourir en terre étrangère ? Adelrune poussa un soupir amer. Cette façon de voir les choses se rapprochait par trop des Préceptes de la Règle pour qu’il puisse l’accepter. Il ne croyait pas en un futur fixe et immuable – mais cela, hélas, n’entraînait pas qu’il fût facile pour quiconque de contrôler sa destinée.

Quand onze cloches sonnèrent, un domestique vint le chercher pour le repas du midi, auquel le roi Joyell était présent, mais pas sa fille. Le repas avait lieu dans une petite salle à manger, non pas la grande salle de la veille ; le roi assit Adelrune à sa droite, Gérard le Molosse à sa gauche et divers autres personnages de la cour à l’unique table. Joyell était de meilleure humeur que jamais et plaisantait avec tout le monde. Gérard le Molosse s’esclaffait à chaque plaisanterie du roi et finit par se laisser convaincre de chanter une chanson égrillarde tout en grattant le luth pour s’accompagner. Adelrune le regardait avec un mélange d’émotions auquel il n’essaya pas d’accoler un nom.

Dans les semaines qui suivirent, une routine se cristallisa autour de lui. Au milieu de la journée, il dînait avec le roi Joyell ; en après-midi avaient lieu de longues conférences dans l’Octogone, tandis que les soirées étaient occupées par de copieux repas et des divertissements vigoureux : aux jongleurs et acrobates se joignaient des combats à l’épée simulés, de plus en plus frénétiques. Le plus souvent, la princesse Jarellène était absente du repas du soir.

Durant tout ce temps, le roi Joyell garda une bonne humeur et une énergie inépuisables. Le personnel affecté à sa chambre murmurait qu’il dormait à peine trois heures par nuit. Les procédures à bord du Vaisseau se mirent à changer, sur ordre direct du roi. Des traditions de longue date furent balayées, un ensemble totalement nouveau de signaux entre le Vaisseau et ses navires d’escorte fut mis au point. Le Kestrel, comme les dix-neuf autres corvettes, fut déposé sur l’océan et l’on testa divers schémas de déploiement.

L’humeur du roi avait infecté le Vaisseau tout entier, de sorte que la plupart de ses habitants étaient devenus agités, emplis d’une tension qu’ils ne savaient comment dissiper. Les querelles devinrent beaucoup plus fréquentes, et on en venait souvent aux coups ; les forces de l’ordre durent incarcérer des gens par douzaines dans les cachots situés à fond de cale, juste au-dessus de la sentine.

Adelrune fut présenté aux chevaliers de Yeldred ; ils étaient au nombre de six. Il dut admettre, tout arrogante que fût cette opinion, qu’ils ne lui faisaient pas aussi bonne impression qu’il l’avait espéré. C’étaient des hommes de qualité, habiles au maniement des armes ainsi que dans divers autres domaines chevaleresques (à part, bien évidemment, l’équitation : il n’y avait pas de montures sur le Vaisseau de Yeldred) et ils respectaient un code d’honneur. Mais quelque chose manquait. Ces hommes n’avaient pas dû surmonter des épreuves pour affirmer leur valeur : ils avaient hérité leur statut de leur père. Il n’empêche qu’Adelrune ne pouvait prendre en défaut leur vertu ou leur bonté. Et il se lia d’une amitié réservée avec Sire Heeth et le jeune Sire Blume. Des autres chevaliers, seul Sire Childerne se montrait froid envers lui.

*

Un soir, la princesse Jarellène visita Adelrune dans ses quartiers. Elle était accompagnée d’une servante et passa une heure ou deux à bavarder de sujets sans importance. En le quittant, elle remercia Adelrune de son hospitalité ; il était clair que cette fois-ci elle s’attendait à une révérence, aussi s’exécuta-t-il. S’agissait-il d’une excuse ou d’un nouveau plan d’attaque ? Elle s’était montrée charmante et vive d’esprit, malgré la simplicité de leur conversation. Quand il essayait de s’imaginer à sa place, Adelrune ne pouvait vraiment lui reprocher son désespoir. N’avait-il pas lui-même cherché à s’échapper de la suffocation de la Règle ? Le visage du Didacteur Mornude lui revint à l’esprit et il ne put réprimer une grimace de dégoût. Fallait-il blâmer Jarellène de vouloir subvertir sa destinée ? Les plans dont elle l’avait entretenu n’étaient peut-être que des projets extravagants qu’elle ne concoctait que pour se soulager l’esprit…

Elle lui rendit visite une autre fois le surlendemain, et la semaine suivante ils se rencontrèrent par accident – du moins en apparence – dans les jardins du Palais. À cette occasion, nulle servante n’accompagnait Jarellène. Elle convia Adelrune à s’asseoir à ses côtés sur un banc délicat en face d’une mare emplie de poissons gris-vert.

— Vous ne devriez tenir aucun compte de ce dont je vous ai parlé dans notre première conversation, dit-elle.

Adelrune reconnut là des excuses royales et répondit de la façon correcte :

— Ces mots ont fui ma mémoire, Votre Altesse.

Elle inclina la tête gravement. Puis elle ajouta :

— Mais je maintiens mon jugement initial, Adelrune. Vous êtes un jeune homme valeureux, et votre compagnie me plaît bien davantage que celle de Gérard le Molosse. J’en parlerai à mon père si les circonstances s’y prêtent. En passant, vous pouvez vous attendre à être adoubé chevalier d’ici peu. Les serviteurs s’affolent tant mon père les presse de préparer au plus vite le Grand Hall à cet effet.

— Je suis reconnaissant à votre père ainsi qu’à vous-même, Votre Altesse.

— Peut-être aurai-je la chance de vous rencontrer de nouveau bientôt.

— J’en serais ravi.

La princesse Jarellène se leva et s’en fut, laissant Adelrune troublé par diverses émotions contradictoires.

*

La cérémonie eut lieu le surlendemain. Dans le Grand Hall, entouré par les six autres chevaliers de Yeldred, Adelrune s’agenouilla devant le roi Joyell, qui le frappa doucement sur les deux épaules avec une épée cérémonielle et le sacra chevalier de Yeldred, maintenant et à jamais. Adelrune se releva parmi les acclamations. Sawyd s’approcha de lui pour l’embrasser sur les deux joues. Gérard le Molosse et le vieux Possuyl lui offrirent leurs félicitations officielles, tandis que Jarellène lui adressa un sourire et une délicate inclinaison de la tête qui semblait chargée de signification.

Adelrune fut dispensé du conseil de guerre ce jour-là ; d’humeur rêveuse, il erra dans la forêt qui croissait au cœur du Vaisseau. Pendant un moment, il se promena le long des chemins bien entretenus près du Palais, mais il se trouva bientôt à les quitter, s’enfonça parmi des arbres de plus en plus denses. En peu de temps, ce fut comme s’il traversait une forêt terrestre. Au contraire de sa première visite, il ne ressentait aucun malaise.

Il tomba sur une jolie petite clairière entre les troncs de hauts chênes et s’assit sur le sol. Il aurait dû être gonflé d’orgueil, son cœur aurait dû battre très fort sous l’effet de la joie ; mais, à dire vrai, il se sentait étrangement vide. Il avait attendu si longtemps de devenir chevalier ; maintenant, c’était chose faite. Et pourtant, on aurait dit qu’il ne parvenait pas à y croire. Comme si un élément important manquait à l’appel. Que pouvait-ce bien être ?

La présence de Riander ? Le tuteur d’Adelrune lui manquait ; il n’était pas convenable qu’il ait été absent de la cérémonie. Peut-être s’agissait-il d’autre chose aussi. En plein milieu de la célébration, il avait senti le remords ronger les fondements de son âme, puis le souvenir de la poupée dans l’échoppe de Keokle lui était abruptement revenu à la conscience. Encore une fois, il avait été pris d’un malaise, d’une honte secrète, en pensant à la tâche qu’il devait accomplir et qu’il repoussait sans cesse. Le remords était venu gâcher sa joie.

Et pourtant, il ne pouvait rien y faire. Il devait se montrer inébranlable et serein, se rappeler tous les chevaliers avant lui qui avaient passé des semaines, des mois, des années, incapables de remplir leurs promesses, mais qui avaient persévéré. Il ne pouvait pas davantage plonger dans la mer et nager jusqu’à Faudace que de commander au Vaisseau de Yeldred de rebrousser chemin…

Il vit en pensée le visage de la poupée, déformé par la douleur, sentit une bouffée de pitié. « Je reviendrai, je le jure », murmura-t-il, et son remords s’apaisa en partie. Il passa une main sur son visage. La cérémonie d’adoubement l’avait troublé ; nul doute que son tourment se dissiperait sous peu ; il retrouverait son sens des proportions et il pourrait se réjouir…

La princesse Jarellène apparut soudain, émergeant d’entre les arbres, portant une robe brune et verte comme le costume d’une chasseresse. Elle s’assit à ses côtés sans dire un mot, puis se pencha contre son épaule, approcha son visage pour demander un baiser. Adelrune ne parvenait plus à penser ; il la prit dans ses bras. Il ne pouvait s’opposer à la volonté de sa chair. Jarellène ne protesta pas ; bientôt ses vêtements jonchèrent l’herbe de la clairière.

10. La Guerre contre Ossué

Le Vaisseau atteignit les îles de Chakk après deux mois de voyage. Il s’ancra dans une baie profonde non loin de la côte et l’on déploya les navires d’escorte, à la fois comme protection en cas de présence hostile et pour transporter des groupes de reconnaissance jusqu’aux îles. Les îles de Chakk étaient trop battues par le vent et trop loin du continent pour abriter une quelconque population humaine permanente. Les éclaireurs localisèrent des sources d’eau douce et parvinrent à ramasser une petite quantité de baies et de tubercules comestibles. Sur l’insistance du roi, on forma une troupe de chasse qui s’en fut à pied essayer d’abattre le petit gibier que l’on pouvait trouver – des lièvres et diverses espèces d’oiseaux. Après trois heures d’efforts, les chasseurs s’en revinrent bredouilles ; nul à bord du Vaisseau de Yeldred n’était entraîné à chasser sur terre.

Sawyd offrit à Adelrune de l’emmener à terre à bord du Kestrel ; il accepta avec plaisir. Même si le Vaisseau de Yeldred était d’une taille si colossale que ni roulis ni tangage n’étaient perceptibles à son bord, le jeune homme ressentait un vif désir de poser les pieds de nouveau sur la terre ferme.

— Et comment vont les choses de ton côté ? demanda Sawyd lorsqu’ils furent ensemble à la barre du Kestrel.

— Plutôt bien, répondit Adelrune.

Il ne donna pas de détails, même s’il se doutait que Sawyd était au courant de sa liaison avec Jarellène.

Ils avaient renouvelé leurs ébats à huit reprises, chaque fois dans des endroits retirés, où ils s’accouplaient avec une brûlante intensité. Ils ne parlaient guère, ni durant l’acte ni après, et lorsqu’ils échangeaient quelques paroles, c’était sur des sujets sans importance. Adelrune s’interrogeait sur ses sentiments et ceux de Jarellène. Une partie de lui-même était amoureuse, mais une autre restait craintive et distante. Pour cette raison, et à cause du silence de Jarellène, il ne pouvait se résoudre à exprimer ses sentiments à voix haute.

Il cherchait en vain de l’aide parmi les histoires qu’il connaissait. Généralement, les liaisons de ce genre finissaient mal, ne serait-ce que lorsque les amants étaient abruptement séparés. Ainsi en avait-il été pour Sire Julver et Diamosine, la fille du Duc d’Acier, qui, dans les affres de son chagrin, s’était défigurée lorsqu’il avait été exilé du domaine de son père. Mais Jarellène n’était pas la jeune fille triste et timorée qu’avait été Diamosine. Pouvait-il la ranger du côté de la fière et tourmentée Loraille, qui avait attiré Sire Tachaloch dans son lit à la fois par pur ennui, et pour défier les lois établies ? Peut-être ; mais comment en être certain ?

Malgré toute l’énergie que consacrait Jarellène à leurs rendez-vous amoureux, Adelrune la sentait terriblement fragile. Comme le disait le Livre des Chevaliers, « son cœur se briserait plus facilement qu’une coquille d’œuf ». Quand il la prenait dans ses bras après le déchaînement de leur passion, elle appuyait la tête sur son épaule et sanglotait tout bas. Dans ces moments-là, il ne pouvait croire qu’elle ne fût pas amoureuse de lui ; il ouvrait la bouche pour lui révéler ses sentiments, et juste alors elle marmonnait qu’on l’attendait à la salle de musique dans dix minutes et qu’elle devait s’en aller à l’instant. Adelrune se retrouvait seul, à demi habillé, plus perplexe que jamais.

Alors la partie de lui-même qui craignait leur relation s’éveillait pour l’avertir des conséquences funestes de ses actes. Même si tout devait se dérouler pour le mieux, même s’ils n’étaient pas tous deux déjà condamnés au déshonneur comme l’avaient été Sire Quendrad et Albalte de Wyest, il ne pouvait ni demeurer à bord du Vaisseau de Yeldred, ni habiter au bout du monde pour le restant de ses jours. Il ne pouvait se permettre d’oublier sa quête de nouveau… Mais quand il évoquait en esprit l’image de la poupée, trop souvent se présentait aussi à son souvenir la nudité de Jarellène telle qu’il l’avait vue la première fois, et son désir se ranimait, le laissant à la fois brûlant d’agir et affaibli, audacieux et découragé.

— Tu as beaucoup joué de la lance ces jours-ci ? demanda Sawyd, le tirant de sa rêverie.

Adelrune lui adressa un regard surpris, mais elle gardait les yeux placidement fixés droit devant ; il décida d’interpréter la question de manière absolument littérale.

— Pas tellement, non. À vrai dire, depuis mon arrivée à bord du Vaisseau, je n’ai presque pas consacré de temps à mon entraînement aux armes.

— Eh bien, voici l’occasion rêvée. Nous faisons un arrêt aux îles pendant une semaine ou deux, au plus, et il faut profiter de ce peu de temps pour nous préparer de notre mieux. Aucun besoin de te dire que ce bouclier cérémoniel dont Sa Majesté t’a fait don ne vaut rien au combat. Veux-tu l’un des miens ? Il y en a trois dans ma cabine.

Adelrune remercia Sawyd et alla examiner les boucliers. Après réflexion, il choisit le plus lourd des trois, une rondache de bois bien construite, renforcée par une bordure d’acier. On y avait peint le Vaisseau de Yeldred avec force détails, flottant sur des vagues frangées d’écume rendues avec un art consommé.

Le Kestrel accosta et ses passagers débarquèrent, y compris Sawyd et Adelrune. Pendant une demi-heure, Adelrune erra sur l’île, prenant plaisir à sentir la terre immuable sous ses pieds. De hautes herbes couvraient le sol sablonneux ; plus loin de la côte, elles laissaient place à des plantes plus courtes ; de minuscules fleurs piquetaient le sol et quelques arbres tordus et rabougris défiaient le vent inlassable. Tout solitaire que fût cet endroit, il n’était pas sans un certain charme mélancolique.

Adelrune revint à la grève, où il trouva Sawyd se pratiquant au combat contre Urfil et Choor, deux de ses hommes. Quand elle le vit approcher, elle laissa Urfil et Choor se mesurer l’un à l’autre et se tint à l’écart, dans une posture de défi. Adelrune sourit et souleva sa lance dans sa poigne, ajustant le bouclier sur son bras. Puis il fonça sur Sawyd, la lance dangereusement pointée. Elle dévia la pointe sur son bouclier, frappa Adelrune de taille avec l’épée à la lame ondulée qu’elle affectionnait. Adelrune para, exécuta une feinte classique suivie d’un coup de bouclier, et la lame de Sawyd sauta de sa main. Adelrune recula pour mettre fin au combat, mais Sawyd tira une courte hache de sa ceinture et chargea avec un hurlement à glacer le sang. Adelrune, surpris, réagit trop tard. Si l’attaque de Sawyd avait été réelle, elle lui aurait brisé net le poignet, mais son adversaire retint le coup au dernier instant et éclata de rire.

— Pouah, quel piètre chevalier tu fais ! Si je maniais un balai, nous serions à armes égales.

— Reprends ton épée et essayons encore.

Ils essayèrent encore, et cette fois Adelrune eut l’avantage. Sawyd retraita, ajusta ses armes. « Une troisième passe, Sire Adelrune. » Et ils entamèrent une danse épuisante qui se prolongea plusieurs minutes, pour se terminer par la reddition de Sawyd.

— Assez, assez ! Je n’ai plus de souffle.

Avec un grognement, Sawyd se laissa choir sur le sable ; elle se débarrassa de son casque à plumet et dénoua ses cheveux bouclés, y passa ses doigts, haletante.

Adelrune s’assit à son tour. Il dit malicieusement :

— Je suis peut-être un piètre chevalier, mais je pourrais encore combattre, alors que tu ne serais même plus capable de tenir un balai.

Sawyd eut un bref éclat de rire essoufflé.

— Ayez pitié, Sire Adelrune. Vous êtes encore jeune, et moi j’aurai trente ans dans quelques mois. Les vieilles femmes ont le droit d’être fatiguées.

Elle se tut subitement, mais Adelrune pouvait lire ses pensées dans ses yeux. Je ne verrai sans doute jamais mes trente ans. Dans quelques mois, nous serons morts, toi et moi.

« Marchons un peu autour de l’île », dit Sawyd à voix basse, ce qu’ils firent. Après un long silence, elle demanda :

— Comment est-ce, de vivre enchaîné par la terre ? Ce doit être étrange de toujours voir la même contrée qui vous entoure, année après année.

— Eh bien… quand j’étais jeune, mes horizons ne s’étendaient pas loin. Faudace est bien plus petite en superficie que votre Vaisseau, mais je n’en ai jamais vu plus de la moitié. Elle m’est toujours apparue comme un vaste pays ; même maintenant que j’ai découvert tant de nouveaux paysages, il reste des mystères à Faudace qui me semblent plus profonds que tous ceux que j’ai pu rencontrer au-dehors… Peut-être est-ce simplement parce que je vois encore ma ville natale avec des yeux d’enfant.

— Que faisaient tes parents ? Ton histoire ne le disait pas.

Adelrune soupira, mal à l’aise, mais ne voulant pourtant pas refuser de répondre.

— Je n’ai jamais connu mes vrais parents, comme je crois l’avoir dit. Mon père adoptif, Harkle, était maçon avant que lui et Eddrin ne m’adoptent.

— Et elle, quelles étaient ses fonctions ?

— Elle était la femme de Harkle ; à Faudace, bien peu de femmes sont autre chose qu’épouses et mères.

— Mes deux parents travaillent à l’approvisionnement du Vaisseau, dit Sawyd. Mon père est porteur et ma mère magasinière. Ils étaient très surpris de m’entendre dire que je voulais entrer dans l’armée. Et toi, comment tes parents ont-ils réagi quand tu leur as dit que tu voulais devenir chevalier ?

Adelrune eut un soupir forcé.

— Ils ne l’ont jamais su. Je n’arrive pas à m’imaginer l’ampleur de leur indignation si je m’étais montré assez stupide pour les informer de ma décision. Chez moi, rien n’était aussi important que de suivre la Règle. Enfant, j’ai mémorisé chacun de ses cent Préceptes et la plupart des Commentaires. Je pourrais te citer le tout de mémoire des heures durant : page après page d’odieuses imbécillités.

Sawyd avait posé son bras sur celui du jeune homme, pour l’enjoindre de se taire.

— Je te demande pardon, dit-elle. Je n’aurais pas dû me mêler de ce qui ne me regarde pas. J’étais seulement curieuse, je ne voulais pas que tu me parles de choses qui te font si mal.

Adelrune haussa les épaules.

— Tu n’as pas à t’excuser. C’était une question toute naturelle. C’est moi qui devrais m’excuser, d’être resté amer longtemps après que cela a perdu toute importance. En fait, c’est une bonne chose que d’avoir une amie à qui se confier. Après Riander, tu es la deuxième amie que j’aie sur cette terre.

Il lui prit le bras, et ils terminèrent leur promenade autour de l’île en gardant un silence paisible. Quand ils revinrent à bord du Kestrel, Adelrune voulut rendre son bouclier à Sawyd, mais elle protesta :

— Non, non. C’était un cadeau, pas un prêt. Garde-le.

— Oh… Alors, je te remercie infiniment, Sawyd. Cela veut dire beaucoup plus pour moi que tu ne penses.

Adelrune retourna à bord du Vaisseau de Yeldred, empli d’une vague euphorie. Un manque dont il souffrait depuis une éternité avait enfin été comblé. Il lui vint à l’esprit qu’il avait ressenti une félicité similaire peu de temps auparavant, après sa plus récente rencontre avec Jarellène ; mais ce manque-là n’était jamais comblé bien longtemps, et de fait se faisait sentir à nouveau. Empli d’audace, comme s’il se savait invulnérable, il se rendit aux appartements de la princesse, demanda audience. Elle le reçut avec une grave courtoisie et bientôt se débarrassa de sa domestique en lui confiant une course. Les deux jeunes gens se rendirent dans la chambre de Jarellène et pour la première fois s’accouplèrent sur son lit.

Quand ils eurent terminé, Adelrune, se sentant languissant, s’allongea sur le couvre-lit parfumé. Jarellène s’habillait déjà et lui fit signe de l’imiter.

— Aline reviendra sous peu. Je crois même l’entendre…

Adelrune soupira, laça ses vêtements. Jarellène ouvrit la porte précautionneusement, mais on ne voyait Aline nulle part. Quand elle revint, Adelrune et Jarellène étaient de nouveau sagement assis de part et d’autre d’une table basse et discutaient du temps qu’il faisait.

Peu après, Adelrune prit congé. Alors qu’il sortait, Aline lui adressa un large sourire et un clin d’œil complice ; il hocha poliment la tête en guise de réponse. Si les choses devaient continuer sur cette erre, se dit-il, le Vaisseau tout entier serait bientôt au courant.

*

Le Vaisseau demeura aux îles de Chakk pendant douze jours. Puis, tôt un matin, peu avant le milieu de l’été, il leva l’ancre et offrit ses voiles à la brise. Avec une vitesse croissante, il s’en fut est-nord-est, vers le royaume d’Ossué.

La tension nerveuse à bord du Vaisseau était à son comble. L’armée permanente de deux mille hommes avait doublé de taille, si l’on comptait les réservistes et les nouvelles recrues. On manquait de métal pour forger les armes : partout à bord, on fit don d’ustensiles, de gobelets, de chaudrons, qui étaient fondus et coulés en pointes de lances et en épées dans les petites forges à la poupe.

Les conseils de guerre dans l’Octogone étaient devenus moins fréquents, depuis que le moindre détail des plans avait été réglé ; après la troisième répétition, le roi Joyell finissait par trouver tout cela ennuyeux. Adelrune eut un peu plus de temps à lui ; comme il ne pouvait pas le passer tout entier avec Jarellène, il s’affairait à explorer le Vaisseau et parfois à s’entraîner au combat avec Sawyd ou les hommes de son équipage. Quand la nuit tombait, épuisé, il s’abandonnait au sommeil, et nulle pensée ne venait troubler son esprit.

La fin de leur voyage arriva. Des nids-de-pie au sommet des mâts, perchés à une hauteur inimaginable au-dessus du pont, vint un cri annonçant que la terre était en vue. Le Vaisseau ferla immédiatement la plupart de ses voiles, obliqua vers le nord et mit à l’eau deux corvettes, le Harpon et la Belle Issia, pour servir d’éclaireuses. Les corvettes revinrent peu après l’aube du jour suivant ; elles avaient méticuleusement examiné la côte et une carte avait été dressée. Le roi, ses deux chefs de guerre et Adelrune se réunirent dans l’Octogone afin de comparer, avec l’aide de la maîtresse-cartographe du Vaisseau, la carte avec leurs archives des côtes d’Ossué.

« Ici. » La cartographe indiquait du doigt la section de la côte qui correspondait le mieux à la carte approximative fournie par les éclaireurs.

— Vous voyez ce cap ? Ce doit être la Tête-de-Sorcière. Ces avancées de rochers seraient donc les Dents.

Gérard le Molosse était hésitant. « Nous ne pouvons pas nous permettre de nous tromper », dit-il d’un ton sentencieux, mais la cartographe insista, sûre d’elle.

— Aucun autre endroit ne correspond si bien à la carte. Cela nous situe à six lieues de Kwayne. Pourquoi doutez-vous tant du travail des navigateurs, messire ?

— Ayez foi, Gérard, dit le roi. Tout se passe comme prévu. Mettons le cap plein nord, et nous serons au bon endroit d’ici la tombée de la nuit. Que tous commencent leurs derniers préparatifs ! Sire Adelrune, à partir de maintenant, vous serez sans cesse à mes côtés, jusqu’au moment où nous poserons le pied sur la place centrale de Kwayne !

Le Vaisseau leva l’ancre, se dirigea vers le nord. Le vent soufflait dans la direction idéale, avec tout juste la force voulue ; le roi vit cela comme un bon présage. Il s’était retiré dans ses quartiers et, d’impatience, arpentait les pièces comme un animal en cage. Pendant une heure ou deux, il daigna s’asseoir et se mesurer à Adelrune aux échecs. Le jeune chevalier y avait souvent joué avec Riander, mais son esprit était ailleurs ; le roi le rossa comme un débutant.

Le soleil se coucha ; peu après, les navigateurs firent obliquer le Vaisseau vers la côte. Toutes les lumières à bord avaient été éteintes, afin que le Vaisseau ne soit pas visible de la terre. Les vingt corvettes étaient prêtes à être déployées, chacune bondée de deux cents soldats.

Le roi s’était rendu à l’Octogone, suivi par Adelrune, pour l’ultime conférence avec ses chefs de guerre. Gérard l’accompagnerait à bord du vaisseau amiral, tandis que Possuyl serait à bord d’un autre navire, sur lequel il agirait comme commandant en second. Peu avant minuit, Adelrune sollicita du roi l’autorisation de sortir un instant ; il quitta l’Octogone, s’engagea dans un corridor quasi désaffecté, ouvrit la porte d’un petit placard. Dans le placard l’attendait la princesse Jarellène, comme elle l’avait promis dans le mot qu’elle lui avait fait porter peu avant. Adelrune et elle s’étreignirent avec une ardeur désespérée.

Sa chair était tiède, sa peau embaumait le parfum et la sueur. L’atmosphère suffocante du placard avait sa part de responsabilité, mais la principale coupable était clairement l’angoisse. Jarellène se nicha contre Adelrune, noua ses doigts derrière le cou du jeune homme tandis qu’elle pressait sa bouche contre la sienne au point de leur meurtrir les lèvres. Quand elle se retira, ses yeux étaient pleins de larmes.

— Tu dois faire attention, lui dit-elle. Je ne veux pas que tu sois blessé.

— Nul ne sait ce qui nous attend. Je te promets d’être prudent, mais je me dois de suivre ton père.

— Ce n’est pas assez ! insista-t-elle. Tu dois me promettre que tu ne seras pas blessé. Promets-le-moi !

— Jarellène, je ne le puis. Personne n’a un tel pouvoir sur l’avenir.

— Bien sûr que si ! Mon père le possède. Il est le roi ; même le Destin lui obéit. Tu es son favori ; pourquoi ne t’obéirait-il pas aussi ?

L’éclat de ses yeux n’était pas dû seulement aux larmes ; une pointe de folie s’y voyait également. Peut-être, se dit Adelrune, Jarellène était-elle trop angoissée pour se montrer rationnelle. Mal à l’aise, il essaya de la raisonner.

— Je te jure que je prendrai toutes les précautions possibles. Il n’est pas question que je risque ma vie en vain. J’ai reçu une excellente formation au combat – une formation qui dépasse de loin celle de tous les autres chevaliers de Yeldred, même si je ne le répéterais jamais publiquement. Je serai en sécurité, Jarellène : ton père me gardera auprès de lui. Si tu crois qu’il commande au destin, il s’ensuit que sa puissance me protégera de même.

— Tu te moques de moi, l’accusa-t-elle. Tu me parles comme mon père me parlait quand j’étais toute petite et que je piquais des crises de rage.

— Je sais que tu as peur pour moi ; je tente seulement de te rassurer.

— Je ne veux pas que tu me traites à la légère, dit-elle, la bouche tordue en une moue d’angoisse. Je ne suis pas folle, et lui non plus. Oh, Adelrune, tu n’as pas l’air de comprendre que je t’aime !

C’était la première fois qu’elle le disait. Et Adelrune, à l’étroit dans le placard étouffant éclairé seulement par un moignon de chandelle, les narines emplies de la sueur de Jarellène et de la sienne, son sexe douloureusement enflé, sut qu’elle n’était pas vraiment sincère. Elle se raccrochait à ce qu’elle appelait de l’amour, mais ce n’était qu’un semblant, une obsession soigneusement entretenue qui lui servait de rempart contre ses peurs, sa crainte de la folie. Adelrune sentit son cœur se gonfler, mais ne savait si c’était d’amour ou de pitié.

« Je… Je sais », murmura-t-il. Aurait-il dit la vérité s’il avait affirmé qu’il l’aimait en retour ? Il espérait qu’elle entendrait dans ses paroles ce qu’elle voulait y entendre. Mais elle pouvait lire ses émotions sur son visage : de si près, il ne pouvait le contrôler adéquatement.

— Tu ne crois pas que je t’aime, dit-elle d’une voix tragique.

Adelrune essaya de trouver une réponse, ne put que bredouiller des paroles sans suite. À cet instant, il avait tout oublié des leçons de Riander sur l’usage des faux-fuyants ; il était si troublé qu’il ne parvenait plus à dissimuler quoi que ce soit.

— Je t’aime ! Je te le jure, je t’aime ! s’écria Jarellène.

Adelrune la fit taire en posant deux doigts sur ses lèvres, craignant qu’on ne l’entende. Elle embrassa ses doigts, mordit sa paume ; c’était à la fois un geste d’amoureuse, à la fois une marque de colère.

— Je t’aime, répéta-t-elle, en larmes. Comment peux-tu en douter ?

— Je t’en prie, Jarellène… Votre Altesse… Vous ne devez pas vous mettre dans un état pareil. Je comprends l’intensité de tes sentiments à mon égard… Mais ce n’est pas le temps d’en discuter. Quand je reviendrai d’Ossué, nous en parlerons. Tu te sentiras mieux et…

— Va-t’en, gémit Jarellène, le visage défait, va-t’en !

Adelrune ouvrit la porte du placard et sortit, les jambes tremblantes. Ne sachant plus que faire, il commença à la refermer, puis choisit de la laisser entrouverte et s’enfuit dans le corridor.

Quand il fut parvenu sur le pont du Vaisseau, il resta un long moment à respirer l’air nocturne, attendant que Jarellène apparaisse en hurlant, que le roi arrive à son tour, une épée dénudée à la main, à moins que ce ne soit une paire d’anneaux nuptiaux… Rien ne se passa. Quand il se sentit capable de dissimuler son bouleversement, il revint à l’Octogone et au conseil de guerre. Gérard le Molosse lui adressa un reniflement inquisiteur, mais Adelrune ne fournit aucune explication pour sa longue absence.

*

Bientôt, le Vaisseau de Yeldred mit cap droit vers l’est ; deux heures plus tard, il avait atteint la position prévue. Les vingt navires d’escorte furent déployés. Chacun des six chevaliers de Yeldred fut assigné à l’une des corvettes. Le roi Joyell, Gérard le Molosse et Adelrune se trouvaient à bord de la Foudre, le fleuron de la petite flotte. Possuyl commandait la Nuée Grise, sur leur gauche.

La côte d’Ossué et l’embouchure de la rivière Lianne n’étaient pas loin. Kwayne était située à quelques milles à l’intérieur des terres, sur les rives de la Lianne. Il était absolument inconcevable que le Vaisseau remonte une rivière ; mais les corvettes étaient suffisamment petites et manœuvrables. Le plan était donc de filer droit sur la capitale et d’attaquer avant l’aube. Kwayne n’ayant pas de fortifications dignes de ce nom, il ne se présenterait pas d’obstacles significatifs à l’assaut.

Il demeurait encore un cerne rose à l’horizon occidental, mais le reste du ciel était sombre. Les corvettes filaient vers le rivage.

Adelrune se tenait auprès du roi à la proue de la Foudre. Soudain, des voix s’élevèrent derrière eux ; un instant plus tard, la princesse Jarellène courut jusqu’à la proue, suivie par un Gérard furieux.

— Votre Majesté ! Son Altesse n’a pas sa place ici !

Joyell fronça les sourcils en direction de sa fille.

— Je croyais que tu devais rester à bord du Vaisseau.

Jarellène lui adressa un regard plein de défi – mais ce n’était guère plus qu’un rapide coup d’œil ; c’était surtout sur Adelrune que se portait son regard, où brillait de nouveau une lueur de démence.

— Je n’ai jamais rien promis de tel, Père, dit-elle en fixant toujours Adelrune, lequel avait la mort dans l’âme. Vous avez supposé que j’avais acquiescé à vos désirs. Mais de quel droit me priveriez-vous d’assister à notre triomphe sur Ossué ? Mon plus cher désir est de me trouver à vos côtés en ce moment.

Gérard entreprit de protester, mais Joyell lui coupa la parole.

— Allons, Gérard ! Vous devriez être ravi que ma fille ait hérité du caractère de son père ! De toute façon, il est trop tard. Jarellène, je suis fâché, mais je te pardonne, à une condition : que tu laisses Sire Adelrune être ton protecteur durant cette aventure. D’accord ?

Jarellène sourit, inclina la tête. « Soit, mon père. » Elle s’approcha d’Adelrune jusqu’à pouvoir lui murmurer à l’oreille :

— Je t’avais dit que je t’aime ; en voici la preuve. Je n’allais pas te laisser partir sans moi ; je ne te quitterai plus désormais.

Adelrune, malgré toute la haine qu’il vouait aux corrections qu’il avait reçues sa vie durant, eut une terrible envie de la frapper. Il garda un contrôle strict sur ses émotions et répondit d’un ton égal : « Je vous protégerai de mon mieux, Altesse. »

— Trêve de bavardage, grommela Gérard. Il pourrait y avoir des postes de garde à l’embouchure de la rivière. Je vous rappelle, Majesté, l’importance d’être silencieux et discrets.

Mais du nid-de-pie de la Foudre vint un sifflement d’alarme. Gérard jura.

— L’alignement est brisé ; nous risquons une collision ! Quel est l’imbécile responsable ?

À cet instant un chœur de cris de guerre s’éleva droit devant ; une fleur jaune pâle s’épanouit sur l’eau. La lumière qu’elle jetait révéla une petite galère, qui ne dépassait pas la moitié de la taille des navires de Yeldred. La fleur fut projetée dans les airs, s’enfla tandis qu’elle fondait sur la Foudre. Des cris d’alerte se communiquèrent d’un navire à l’autre. La fleur s’écrasa dans l’eau à moins de trois verges de la coque, s’abîma dans un rejaillissement de vapeur.

« Tous à l’abri ! » hurla Gérard le Molosse. D’autres fleurs s’épanouirent : des boules de goudron enflammées, tenues par les bras de catapultes. Adelrune en compta sept. L’une après l’autre, elles furent projetées vers les forces de Yeldred. Quatre manquèrent leur cible, une porta un coup oblique à la Belle Issia, et deux s’abattirent sur le pont de la Comète et du Ceste. L’attaque était tellement imprévue que les soldats de Yeldred étaient lents à réagir ; l’ennemi en tira profit pour se rapprocher.

À bord de la Comète, le feu fut rapidement maîtrisé, mais l’autre boule de feu avait frappé le Ceste de plein fouet et s’était répandue en mille morceaux embrasés, enflammant la grand’voile et une bonne partie du pont, blessant gravement douze hommes d’équipage.

Gérard aboya des ordres ; les navires de Yeldred retrouvèrent leur cohésion, virèrent pour s’éloigner de leurs antagonistes. Ces derniers, toutefois, avaient fait force de rames tout ce temps et se trouvaient maintenant à portée d’armes légères. Des archers envoyèrent des nuées de flèches vers les navires de Yeldred.

À bord de la Foudre, le premier instant de surprise passé, Adelrune avait réagi aussi promptement qu’il en était capable. Empoignant le bras de Jarellène sans le moindre ménagement, il la traîna vers la cale, la força à descendre une échelle avec une telle poussée qu’elle faillit tomber. Jarellène protesta. « Taisez-vous ! » lui ordonna Adelrune. Il prit conscience que le roi ne les avait pas suivis. Il ne doutait pas que, dans son exaltation, Joyell serait inconscient du danger. Le devoir du jeune chevalier s’étendait à assurer sa protection autant que celle de sa fille. « Restez ici », dit-il à la princesse. « Je dois amener votre père à l’abri également. » Et il remonta l’échelle en trois bonds.

Quand il fut de nouveau sur le pont, il vit Joyell se tenant toujours à la proue, bravant ses ennemis. Une boule de goudron enflammée se fracassa contre la coque d’un navire voisin, suscitant un concert de cris de panique. Adelrune hurla au roi de se mettre à couvert, mais il ne semblait pas l’entendre. Gérard, donnant ses ordres à une allure folle, ne pouvait porter assistance à son souverain. Adelrune courut auprès de Joyell, le prit par le bras, essaya de l’emmener à l’abri. Le roi se débattit, beuglant de rage.

Adelrune entendit la voix de Jarellène derrière lui. Il se retourna, vit qu’elle l’avait suivi sur le pont. « Non ! » cria-t-il. « À couvert ! Rentrez à couvert ! » Et il se mit à entraîner le roi à la force des poignets.

Il ne saurait jamais pourquoi Jarellène se mit alors à courir vers eux. Il préférait croire qu’elle venait lui prêter main-forte, qu’elle craignait pour la sécurité de son père et voulait qu’il fût emmené à l’abri au plus tôt.

Quelle qu’en soit la raison, elle courut vers eux, droit dans la trajectoire des flèches d’Ossué. Une grêle de missiles s’abattit sur le pont ; Jarellène fut touchée et tomba.

Adelrune hurla son nom. Lâchant sa prise sur le roi, il bondit vers elle. Joyell courait derrière lui.

La princesse reposait sur le côté, entourée de traits ennemis, certains enfoncés dans les planches du pont comme d’étranges jalons. Une flèche avait traversé sa gorge de part en part. Adelrune ne vit plus aucune trace de conscience dans ses yeux écarquillés. Il toucha son épaule ; sa chair était encore tiède, mais il sut qu’elle était morte.

Adelrune prit le corps de Jarellène dans ses bras. Tandis qu’il se redressait, une autre volée de flèches frappa le vaisseau, plus près de la proue. Il se hâta de descendre dans la cale, le roi sur ses talons.

Yeldred retourna enfin l’attaque. Les archers du Vaisseau décochèrent leurs flèches, les navires prirent une position défensive. À bord du Kestrel, Sawyd vit une occasion tactique et vira en direction d’une galère ennemie. Le Kestrel éperonna la galère, brisant net toutes les rames à bâbord. La galère s’immobilisa sous le coup, et une vingtaine de soldats de Yeldred sautèrent à son bord. Une autre boule de feu s’épanouit soudain, mais le bras de la catapulte fut brisé avant que le missile ne puisse être lancé ; la boule de feu tomba sur le pont de la galère, et les flammes commencèrent à se répandre.

Le cours de la bataille changea ; menées par Gérard et Possuyl, les forces de Yeldred fondirent en bloc sur les galères ennemies. Ces dernières, privées de l’avantage de la surprise, ne purent opposer une résistance suffisante. Trois furent rapidement prises à l’abordage et leurs équipages tués. Les quatre autres tentèrent de fuir ; trois des navires de Yeldred les rattrapèrent et bientôt le capitaine de la flotte ennemie fut capturé. Trois des quatre galères se rendirent ; la quatrième tenta de prendre la fuite en longeant dangereusement la côte, espérant que les corvettes ne se risqueraient pas à la suivre. Elle tomba victime de son propre pari, déchira sa coque sur des récifs et coula.

*

Gérard le Molosse descendit sous le pont parler avec le roi. Un homme de haute taille, chargé de chaînes, le suivait. Gérard renifla, toussa. « Voici le capitaine de la flotte », dit-il à mi-voix. Le roi, jusque-là, n’avait eu d’yeux que pour le cadavre de sa fille ; son regard s’en détourna avec une infinie lenteur et vint se fixer sur Gérard et le captif.

— Qui êtes-vous ? demanda le roi d’un souffle rauque.

— Gauvain de Thiroille, répondit l’homme, secouant sa chevelure sombre dans un geste de défi. Capitaine de la flotte défensive du royaume d’Ossué.

Le visage du roi Joyell devint écarlate ; ses mains formèrent des serres à ses côtés. Adelrune était resté, silencieux, auprès de lui depuis que Jarellène avait été tuée ; les émotions du jeune chevalier étaient prises dans un tel tourbillon qu’il avait été incapable de la moindre action. Mais, alors qu’il contemplait Gauvain de Thiroille et le souverain, quelque chose éclata en lui et l’emplit d’une clarté de vision et de résolution qui lui avait manqué depuis qu’il avait mis pied à bord du Vaisseau de Yeldred.

Le roi avait commencé à lever les bras en direction de Gauvain, qui le foudroyait du regard. Adelrune éleva la voix d’un ton moqueur.

— Ne vous gênez pas, Majesté ; attaquez-le, griffez-le, que son sang coule sur les planches ! Vous avez déjà tué votre fille, ne vous reste plus qu’à tuer votre fils.

Joyell se tourna vers Adelrune, interloqué. Gérard le Molosse prit une immense inspiration, mais avant qu’il puisse protester d’un rugissement, Adelrune reprit la parole.

— Votre fils, mon roi ! Cet homme est de votre sang, du sang de Yeldred. Il est parent avec chacun sur ce navire, avec la population du Vaisseau tout entier. Comment pourrait-il en être autrement ? Le peuple d’Ossué n’a jamais compté de marins. Qui donc auraient-ils pu contraindre à servir à bord de leur flotte, sinon ceux du sang de Yeldred ? Pendant un siècle, vous avez sacrifié le fleuron de votre jeunesse pour payer la construction de votre Vaisseau. Gauvain ! Était-ce votre mère qui venait de Yeldred ? Votre père ? Votre père, donc. Pourquoi guerroyez-vous contre votre propre peuple ?

— Je suis du peuple d’Ossué, dit Gauvain froidement. Toute ma vie d’adulte, j’ai servi la défense du royaume. Nous avons gardé notre flotte en service actif, année après année, depuis le départ du Vaisseau de Yeldred, précisément afin de nous protéger contre une telle attaque. Je n’éprouve aucune loyauté envers ceux qui ont trahi mon père et l’ont vendu comme une tête de bétail.

Gérard poussa un cri de fureur. Adelrune cria plus fort.

— Il a raison, Gérard ! La jeunesse de Yeldred a été vendue comme du bétail. Voilà le péché qui pèse sur votre âme. La honte devrait vous étouffer ; mais vous préférez apporter la violence et la mort à Ossué, comme si cela devait racheter votre faute ! Les deux contrées sont complices d’un crime, ceux qui vendirent et ceux qui achetèrent. Et voilà où cette folie vous a menés ! Votre fille est morte, Joyell. Vous ne pouvez rien y changer. Et la faute vous en revient, ô mon roi. Vous qui aviez fait serment de vous venger en attaquant Ossué, quand la faute était vôtre depuis le début ! C’est vous qui l’avez tuée, Majesté, son sang est sur vos mains ! Regardez-vous ! Voyez cette démence que vous avez causée !

Le regard de Joyell revint au frêle et pitoyable cadavre de sa fille, étendue sur les planches tachées de sel, son visage tordu par la douleur, le sang caillé sur le pourtour de la déchirure à son cou. Adelrune vit trembloter la lueur de rage dans les yeux du roi et conclut son argumentation.

— Combien faudra-t-il encore de morts pour vous satisfaire, Majesté ? N’y a-t-il pas eu assez de meurtres, de douleur et de larmes ? Au nom de votre défunte fille, qui ne put jamais vivre sa vie comme elle le souhaitait, je vous conjure de mettre fin à cette folie. Elle ne sert à rien ; elle n’a pas le moindre sens. Tout cela est complètement futile.

Sa voix avait faibli graduellement ; il chuchota les dernières paroles, prit une inspiration, mais ne put continuer ; son esprit était vidé de ses mots. Le roi baissa la tête, s’agenouilla auprès de sa fille et se mit à pleurer en silence. Il n’y avait plus besoin d’autres mots. Adelrune avait réussi à le replonger dans le désespoir. Marchant péniblement, il sortit sur le pont et s’appuya contre un des mâts, respirant avidement l’air frais.

Gérard le Molosse l’avait suivi. Dans la lumière qui filtrait de sous le pont, Adelrune croisa son regard.

— Je me souviens de votre avertissement, Molosse. Allez-vous me tuer maintenant ?

Mais Gérard le Molosse baissa les yeux et secoua la tête, comme pour en déloger une idée absurde. Il se détourna, donna des ordres. La flotte vira de cap et rejoignit le Vaisseau de Yeldred.

*

Avec l’aube, le Vaisseau mit cap au nord-ouest, vers les marches de l’océan sans limites qui bordait le monde.

Toute la nuit qui suivit la bataille, Adelrune arpenta le pont principal du Vaisseau. Le soleil se leva enfin ; Adelrune errait toujours sur l’immense Vaisseau. La forêt s’élevait à sa gauche ; il se tenait loin de ses arbres. Par pur hasard, il rencontra Sawyd, laquelle lui demanda :

— Sais-tu ce qui se passe ? Nous avons reçu l’ordre de retraiter ; j’ai essayé de trouver le Molosse pour lui demander des explications, mais personne ne sait où il est. Crois-tu que nous attaquerons demain soir ?

— J’en doute fort, dit Adelrune. Je crois bien avoir mis fin à cette guerre.

Ce disant, il sentit sa gorge se serrer presque à l’étouffer. Sawyd lui prit le bras, inquiète.

— As-tu été blessé ? Tu devrais t’asseoir. Tu m’as l’air d’avoir subi une commotion ; c’est fréquent au combat. Viens, assieds-toi.

Avec hébétude, Adelrune plia son corps à la taille et s’assit sur une caisse de bois. Sawyd délia son armure, tâta adroitement son corps à la recherche d’une blessure.

« Je n’ai pas la moindre égratignure », déclara Adelrune, puis il ajouta : « Jarellène est morte. » Les mots étaient sortis de sa bouche beaucoup plus facilement qu’il ne l’avait craint.

— Elle a été frappée d’une flèche. Je n’arrive toujours pas à croire à quel point le corps d’un homme est chose fragile. Riander a essayé de me l’apprendre, mais on ne peut pas vraiment comprendre avant d’avoir vu quelqu’un mourir.

— La princesse Jarellène morte ? (Sawyd était atterrée.) Mais pourquoi était-elle à bord de la flotte ? N’était-elle pas censée demeurer à bord du Vaisseau ?

— Elle l’était, répondit Adelrune d’une voix tendue. Mais elle s’est glissée à bord de la Foudre. Elle voulait prouver… Elle avait quelque chose à prouver, a-t-elle dit. Quand nous sommes tombés dans l’embuscade, je l’ai emmenée dans la cale… Je lui avais dit de rester là, mais elle m’a suivi quand je suis remonté sur le pont… J’ai lutté avec le roi, pour le forcer à se mettre à l’abri ; Jarellène est venue me prêter main-forte… Et une flèche l’a transpercée.

Il s’agrippait au bras de Sawyd en racontant son histoire, tant il se sentait étourdi. Après avoir pris une longue inspiration, il continua.

— Je me suis servi de sa mort. Le roi était prêt à noyer Ossué dans le sang pour la venger. Mais je suis intervenu : je l’ai accusé, devant tout le monde, d’être responsable de sa mort. Je l’ai poussé au désespoir. Voilà pourquoi nous avons retraité : parce que je l’ai convaincu que tout cela était futile.

Adelrune se tut. La clarté qui l’avait empli alors qu’il prononçait son discours à bord de la Foudre s’était depuis longtemps dissipée. Maintenant, il ne savait plus quel était le chemin à suivre, si tant était qu’il y en eût encore un.

— Penses-tu pouvoir marcher un peu ? demanda doucement Sawyd. Tu devrais être au lit. Je peux t’emmener à mes appartements, j’ai une chambre d’amis qui te plairait.

Adelrune hocha la tête distraitement, se remit sur pieds. Tandis qu’il marchait appuyé au bras de Sawyd, il lui dit :

— Une chose me terrifie : alors que je parlais au roi, je me suis rendu compte que certains de mes mots sortaient tout droit de la Règle. À un moment, j’ai cité un discours du Didacteur Mornude mot pour mot, en imitant jusqu’au ton de sa voix. Comme s’il parlait à travers moi. J’ai abjuré la Règle et ses insanités alors que j’étais encore enfant. Je me suis libéré de son influence lorsque j’ai quitté la maison de mes parents adoptifs pour devenir le pupille de Riander. Et maintenant, après toutes ces années, je me surprends à l’entonner comme un hymne. Que suis-je donc, Sawyd ? J’ai trahi le roi ; je n’ai pas pu empêcher la mort de Jarellène. Riander ne m’avait pas prévenu que c’était cela, être chevalier. J’ai dû échouer quelque part, mais où ?

Sawyd ne répondit pas ; elle l’emmena à sa chambre d’amis et lui administra une potion somnifère. Bientôt il sombra dans une torpeur agitée, emplie de cauchemars incohérents.

*

Il se réveilla tard dans la soirée. Sawyd, assise dans le salon, se leva quand il fit son entrée.

— Tu te sens mieux ?

— Un peu, oui. Que s’est-il passé pendant que je dormais ?

— Le Vaisseau a mis le cap au large, mais personne n’a expliqué pourquoi. Il paraît que Possuyl est dans une colère noire et qu’il s’est rendu au Palais ce matin pour exiger que nous retournions à l’attaque. On ne l’a pas revu depuis.

— Combien de pertes avons-nous essuyées ?

— Au total, moins d’une centaine, dont seulement neuf morts. Le Ceste a été lourdement endommagé, mais il a pu revenir jusqu’au Vaisseau ; nous pourrons le réparer. Il n’y a eu… aucune nouvelle à propos de la princesse Jarellène. Ceux qui ont assisté à sa mort n’ont pas ouvert la bouche.

— Je devrais sans doute te quitter maintenant. Je crains fort que Gérard le Molosse ne m’accuse de trahison ; je ne voudrais pas te voir impliquée en guise de remerciements pour ta bonté.

— Reste ici, dit Sawyd. Tu es mon ami ; je ne t’abandonnerai pas. Oublies-tu combien de personnes te doivent la vie ?

— Je t’en prie, ne dis pas cela !

— C’est la pure vérité. Te souviens-tu quand je t’ai dit à quel point je craignais les conséquences de l’exaltation guerrière de Joyell ? Adelrune, que ça te plaise ou non, tu as sauvé des centaines de vies.

— Pas celle de Jarellène.

— Non ; pas celle-là. Je pleure Jarellène, mais j’ai déjà vu la mort ; je peux quand même me réjouir que tant d’entre nous survivent, alors que nous aurions pu mourir. Je comprends que m’entendre dire cela te met en colère.

— Je ne suis pas fâché, Sawyd. Je suis seulement si… fatigué. Je me sens vieux. N’est-ce pas extraordinaire ? Dans la maison de Riander, j’ai vieilli de plusieurs années en l’espace d’une nuit, mais j’ai l’impression d’avoir pris bien plus d’âge depuis que je suis parti.

— Je me sentais comme toi, la première fois que j’ai vu la mort de près. Cela te passera.

Sawyd serra la main du jeune homme dans la sienne, essayant de le réconforter un peu. Mais Adelrune secoua la tête, comme un vieillard frêle et tremblant.

*

Plus tard dans la journée, la nouvelle de la mort de la princesse Jarellène fut rendue publique. La population entière du Vaisseau fut frappée de consternation. Les circonstances exactes du décès n’étaient pas mentionnées, à part pour indiquer qu’elle avait choisi d’accompagner son père à bord de la Foudre et n’avait pas survécu à la bataille. Dans les heures qui suivirent, Sawyd surprit une demi-douzaine de rumeurs spéculant sur la façon dont Jarellène était morte, la plus outrancière voulant que la princesse se soit suicidée pour protester contre l’attaque d’Ossué. Si ces histoires circulaient partout à bord, même ceux qui se montraient les plus ardents à les propager ne semblaient guère y croire ; ce n’était peut-être qu’un moyen de se distraire de leur choc et de leur tristesse.

Deux jours plus tard, au coucher du soleil, le corps de la princesse Jarellène fut rendu à l’océan. Elle n’était pas vêtue de ses habits royaux, mais de la simple tunique et de la jupe qu’elle affectionnait. La minuscule horloge sur son ruban de soie était attachée à son poignet gauche. Une fenêtre de cristal avait été pratiquée dans le couvercle du cercueil, afin que la lumière des profondeurs ne soit pas soustraite à son visage. Le cercueil fut mis à la mer à partir du château arrière. Il chut sur une vaste distance avant de crever la surface et de s’enfoncer dans un rejaillissement d’écume.

Le roi Joyell était présent à la cérémonie, mais son regard était morne et atone. Quand tout fut terminé, il quitta la scène en jetant des coups d’œil interloqués de-ci de-là comme s’il se demandait ce qu’il était venu faire ici.

Adelrune se tenait à l’écart, en compagnie de Sawyd. Il n’était pas retourné à ses appartements au palais royal ; à l’insistance de Sawyd, il avait continué à loger chez elle. Elle l’avait aidé à se dépouiller d’une partie de sa mélancolie, et même s’il pleurait toujours la perte de Jarellène, il ne se sentait plus coupable d’être resté en vie.

Officiellement, le Vaisseau n’était plus en guerre ; le roi étant trop éperdu pour donner des ordres et Gérard aussi muet que son souverain, Possuyl en avait revendiqué le commandement, mais sans succès. Suivant les liens du sang, le commandement se trouvait échoir maintenant au cousin du roi, Lord Melborne, un homme tranquille d’âge moyen dont le caractère était tout sauf décidé. Pendant une semaine, le Vaisseau garda le même cap, jusqu’à ce que les navigateurs conseillent de virer au sud plutôt que de continuer vers des régions pour lesquelles ils ne disposaient que de cartes rudimentaires.

Le Vaisseau de Yeldred mit donc cap au sud et le maintint jusqu’à revenir en vue de la terre. Plus par réflexe que par intention consciente, Lord Melborne ordonna que le Vaisseau suive la côte de loin. Le roi Joyell était resté tout ce temps profondément abattu et cloîtré dans ses appartements. Une fois, on réussit à le persuader de sortir sur le pont ; Adelrune, qui l’observait de loin, fut horrifié de son délabrement : on aurait dit un vieillard centenaire.

Les circonstances exactes du décès de Jarellène étaient maintenant connues de tous. Des témoins de sa mort avaient enfin parlé, et bien qu’aucune reconnaissance officielle n’eût émané du Palais, il était sous-entendu que les témoignages étaient acceptés comme exacts. Certains des soldats qui étaient présents lorsque Adelrune avait semoncé le roi avaient également révélé ce qu’ils savaient. Ceci suscita le bouleversement parmi le peuple de Yeldred : même si nombreux étaient ceux qui se félicitaient que les yeux du roi aient été dessillés, maints autres voyaient l’intervention du jeune chevalier comme une marque de déloyauté, sinon carrément de trahison.

Les choses en arrivèrent à un point critique un matin. Adelrune fut accosté par Sire Childerne, qui lui agrippa rudement le bras et l’apostropha d’un ton venimeux.

— Sire Adelrune ! La rumeur est parvenue à mes oreilles que vous avez délibérément versé du poison dans l’âme de notre roi ; que vous êtes responsable de l’avortement de notre attaque contre Ossué ; que vous vous réjouissez ouvertement de ces malfaisances. J’exige de vous entendre vous-même confirmer ou démentir ces paroles !

— Je ne me suis jamais vanté de mes actes. Contrairement à vous, je me trouvais avec Sa Majesté Joyell quand sa fille fut tuée. J’ai révélé au roi que le chef de la flotte de défense d’Ossué était un descendant du peuple de Yeldred. J’ai convaincu le roi d’abandonner son attaque, car elle aurait causé des centaines, voire des milliers de morts. Je ne sais si j’ai agi sagement ou pas, mais j’ai suivi la voix de ma conscience.

— On ne m’avait pas menti : vous vous vantez bel et bien de votre trahison ! C’est de l’infamie ! Je vous défie, Sire Adelrune, quand bien même vous êtes indigne d’un titre que Sa Majesté vous a conféré dans un moment d’égarement. En garde, chien !

— Je refuse, répondit Adelrune, pâle et tremblant. Vous n’avez pas l’autorité de provoquer un duel entre nous ; seul le roi le pourrait. En tant que compagnons chevaliers liés au même souverain, nous ne pouvons pas nous battre.

Sire Childerne, enragé, se mit à le frapper à mains nues. Adelrune tenta de s’éloigner, tandis que les coups pleuvaient sur son visage. L’une des bagues que portait Sire Childerne lui ouvrit la joue ; le sang coula. Alors, Adelrune empoigna le bras de l’autre à deux mains.

— Assez ! J’ai refusé votre défi, Sire Childerne ! Vous vous abaissez en insistant.

— Vous n’avez pas de leçons de maintien à me donner, jeune imbécile. Je vous accuse formellement de trahison envers le roi et le Vaisseau, envers la nation de Yeldred tout entière !

Une foule s’était rassemblée autour des deux chevaliers. Lorsque retentit l’accusation de Sire Childerne, des cris de protestation s’élevèrent. De nombreuses personnes vinrent se porter à la défense d’Adelrune – à sa grande surprise, plusieurs d’entre eux étaient des soldats qui s’étaient trouvés à bord de la Foudre. Mais d’autres encore reprirent l’accusation de Childerne : « Traître ! Traître ! » criaient-ils. Des coups furent échangés ; en un instant, une mêlée hurlante se forma. Adelrune, consterné, essaya de séparer les combattants, mais ils étaient trop nombreux. Des gardiens de la paix accoururent et finirent par réprimer l’émeute.

*

Tous les participants, y compris Adelrune et Sire Childerne, furent incarcérés jusqu’à nouvel ordre. Le soir venu, Adelrune fut relâché et emmené aux appartements de Lord Melborne.

Le commandant de facto du Vaisseau paraissait mal à l’aise. Il était assis sur une chaise à très haut dossier, en plein milieu de la pièce. Dans un coin se tenait Sire Childerne, une expression de hargne peinte sur son visage ; dans l’autre, Sawyd et Sire Heeth.

— Sire Adelrune, dit Lord Melborne, j’ai pris connaissance des accusations que porte Sire Childerne à votre égard. Possuyl le chef de guerre est venu ici plus tôt et sa déclaration les aggrave. On a exigé de moi que j’inflige une punition exemplaire. Toutefois, la Commandante Sawyd et Sire Heeth ont présenté en votre faveur des appels extraordinaires que je ne pouvais ignorer.

« Je me trouve plongé en pleine ambivalence. Êtes-vous un traître envers le roi, comme Sire Childerne l’affirme ? Êtes-vous au contraire, comme le prétend la Commandante Sawyd, un courageux chevalier tellement dévoué envers son souverain qu’il fut contraint par son honneur de lui rappeler les horreurs de la guerre ? Qu’avez-vous à dire pour votre défense, jeune homme ? »

Adelrune avait eu tout le temps nécessaire pour réfléchir à cette question. Il déclara :

— Monseigneur Melborne, je me dois de dire la vérité : et je ne puis alors que vous avouer que je ne sais pas moi-même interpréter précisément ce qui s’est passé. Je crois avoir agi selon ma conscience ; mais peut-être ai-je tort de le croire. J’étais à ce moment bouleversé par la mort de la princesse Jarellène ; peut-être était-ce ma colère qui parlait, et non ma loyauté. J’ai longuement réfléchi à l’accusation de Sire Childerne – et en fin de compte, je la rejette : je ne mérite pas d’être qualifié de traître, de cela je suis sûr.

« Néanmoins, j’en suis venu à comprendre que je ne puis rester à bord de ce Vaisseau plus longtemps. Héros ou traître, ma place n’est plus ici. Je suggère, Messire, que vous m’exiliez. Ainsi, Sire Childerne et ceux qui se rangent de son côté n’auront plus à souffrir de ma présence à bord, et la discorde cessera sur le Vaisseau.

Lord Melborne eut un sourire soulagé, puis se reprit et tenta de se donner l’air sévère.

— Qu’il en soit ainsi. Sire Adelrune, vous êtes désormais banni du Vaisseau de Yeldred. Vous serez conduit à terre demain matin. En attendant…

Sawyd fit un geste discret.

— Vous êtes placé en détention préventive, sous l’autorité de la Commandante Sawyd.

Sawyd emmena Adelrune à ses appartements. Une fois arrivée, elle laissa libre cours à ses larmes de colère. Adelrune tenta de la consoler.

— Sawyd, je t’en prie. J’ai moi-même choisi mon châtiment. Il est temps que je parte. Aurais-tu préféré me voir traduit en justice, trouvé coupable et condamné à mort ?

— Bien sûr que non. Mais tu n’aurais jamais perdu le procès. Nous aurions été trop nombreux à nous porter à ta défense.

— Et le Vaisseau aurait été encore davantage divisé. Sawyd, j’ai amené trop de mal parmi vous. Il vaut mieux, pour tout le monde, que je m’en aille. Demain matin, je prendrai un vieux doris et je ramerai jusqu’à la côte. Ou quelqu’un peut venir avec moi et revenir au Vaisseau pour ne pas gaspiller l’embarcation.

— Pas question. Tu partiras si tu le dois. Mais je t’emmènerai à terre moi-même, et ce sera à bord du Kestrel.

*

Le matin venu, le Kestrel quitta le Vaisseau de Yeldred et vogua vers la côte. Il jeta l’ancre dans une anse sablonneuse. Adelrune mit pied à terre ; Sawyd le suivit.

— J’aurais voulu que tu puisses rester.

— Moi aussi. Il y a bien des choses que j’aurais souhaitées autres ; beaucoup trop. Je dois m’en aller et cesser de me tourmenter avec ce qui aurait pu être.

— Alors au revoir, mon ami. (Sawyd le prit par les épaules et l’embrassa affectueusement.) J’ai été très heureuse de te connaître. Je penserai souvent à toi ; tu me manqueras.

— Tu me manqueras aussi, dit Adelrune, la gorge serrée par l’émotion. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi.

— Puisses-tu revenir chez toi sans encombre.

Tous deux observèrent un silence gêné pendant un moment, puis Sawyd remonta la passerelle ; le Kestrel leva l’ancre et retourna vers le Vaisseau de Yeldred.

Adelrune agita la main en signe d’adieu, puis regarda le Kestrel rapetisser lentement, en route vers ce qui lui apparaissait une nouvelle fois comme une île flottante, couronnée d’arbres, sous une compagnie de nuages blancs.

11. Un rêve à Harkovar

Durant les derniers jours qu’il avait passés à bord du Vaisseau de Yeldred, la tristesse d’Adelrune avait commencé à se dissiper. Il pleurait toujours Jarellène, mais la flamme de sa jeunesse brûlait fortement, et avec chaque souffle qu’il exhalait, une infime fraction de sa douleur le quittait. Certains jours, en s’éveillant, il lui était arrivé de se sentir comme s’il avait abrité cette douleur depuis sa naissance, sans savoir qui il pleurait. Maintenant qu’il savait enfin quelle mort l’avait affecté si longtemps, la peine était plus facile à supporter.

Et il allait enfin, après tout ce temps, se mettre en route pour chez lui ; la perspective lui accordait un peu, sinon de joie, du moins certainement de plaisir, qui se mêlait parfois étrangement au reflux de sa douleur.

Sawyd avait rempli ses bagages de provisions et y avait ajouté divers objets utiles, dont le plus important était une carte des contrées avoisinantes. Une bourse à sa ceinture contenait quelques pièces de monnaie, et plusieurs autres étaient dissimulées dans ses vêtements, par mesure de précaution contre le vol. Il portait l’armure que lui avait remise l’Owla, le bouclier dont Sawyd lui avait fait cadeau, et s’appuyait sur la lance qui avait appartenu à Kadul. Il examina son reflet dans un petit étang alimenté par la marée et dut reconnaître qu’il ne faisait pas mauvaise figure.

Il sortit la carte de ses bagages et l’étudia. Sawyd lui avait indiqué leur position avant qu’ils n’atteignent la côte. Le Kestrel avait accosté aux marges d’un pays nommé Aurann, lequel n’abritait qu’une population clairsemée. Il était ponctué de maints petits villages ; les seules villes dignes de ce nom étaient loin à l’est. Faudace se trouvait au sud-ouest : selon la carte, la côte obliquait davantage vers l’ouest que vers le sud sur une longue distance. Adelrune n’éprouvait aucun désir de visiter une cité et de fait aurait préféré éviter toute habitation humaine : il ressentait un besoin de solitude. Mais l’idée de revenir à Faudace à pied était dépourvue d’attraits ; Adelrune avait résolu d’acquérir une monture s’il en trouvait une. L’argent que Sawyd l’avait pressé d’accepter y suffirait amplement.

Il marcha en direction du sud-ouest, le long de la côte, jusqu’au coucher du soleil. Il se contenta de l’abri d’un petit buisson pour la nuit : on était au cœur de l’été, et l’air resta tiède jusqu’à l’aube.

Le jour suivant, il arriva à un petit village côtier nommé Alraba. Ses habitants se montrèrent d’abord soupçonneux, puis prudemment amicaux une fois qu’il eût prouvé ses bonnes intentions. Ils n’avaient pas d’animaux de selle, mais on lui assura qu’il se trouvait des chevaux au plus proche village vers l’intérieur des terres. Il paya une piécette de cuivre pour l’usage d’une petite cabane appartenant à une pêcheuse. Tandis qu’il préparait son lit, une simple pile de vieux sacs de toile qui fleuraient la saumure et les algues, le plus jeune fils de la pêcheuse vint le regarder. Il ne devait pas avoir plus de six ans ; à demi-nu, la peau foncée par le soleil, les cheveux en bataille et les ongles crasseux.

— Z’êtes vraiment un gueurier ?

— Je suis un chevalier.

— C’est quoi un chfalier ?

Adelrune réfléchit à la question et, à sa grande surprise, fut incapable de trouver une réponse claire. Le gamin le regardait, attendant patiemment. Finalement, étrangement mal à l’aise, Adelrune répondit :

— Un chevalier, c’est un guerrier qui a fait preuve de sa valeur… et qui s’est engagé à respecter un code d’honneur… Tu comprends ?

Le petit garçon secoua la tête.

— Eh bien… Je suis un chevalier parce qu’un roi m’a adoubé.

— Z’avez vu un roué ?

— Oui, j’ai connu un roi.

— L’était comment, le roué ?

— C’était un vieil homme avec une longue barbe grise, et de longs cheveux gris, et des yeux bleu vif, comme les tiens. Il portait un grand manteau avec des images brodées dessus avec du fil brillant.

— Et une couronne ?

— Oui, il portait une couronne aussi. Un petit cercle d’or, très mince.

— Beuuu… S’pas une couronne, ça !

Et le petit garçon s’en fut. Adelrune le regarda rentrer dans la maison de sa mère. Pendant un moment, secoué par l’incrédulité de l’enfant, il lui sembla que, s’il avait prétendu être un roi lui-même, ou un magicien, il n’aurait pas menti davantage que lorsqu’il avait affirmé être un chevalier.

*

Le matin venu, Adelrune quitta le village, s’en fut vers l’est. Au milieu de l’après-midi, il atteignit le prochain village, où l’on cultivait les champs et élevait du bétail. On y fut moins impressionné par son accoutrement, mais aussi moins amical qu’à Alraba. En réponse aux questions d’Adelrune, on le dirigea vers un homme revêche qui avait un hongre à vendre. L’animal paraissait en bonne santé au regard inexpérimenté d’Adelrune, et d’un tempérament calme, ce qu’il considérait comme essentiel. Il possédait un large savoir théorique sur les chevaux, ayant lu plusieurs traités sur le sujet, mais Riander n’avait pas d’écurie, et du temps qu’Adelrune vivait à Faudace, il ne s’était jamais tellement approché d’un cheval. Une monture placide ferait parfaitement son affaire.

Le propriétaire dévisageait Adelrune avec un sourire méprisant ; après un moment, il lui demanda avec brusquerie s’il était prêt à acheter ou pas. Adelrune lui demanda quel était son prix. L’homme exigea une forte somme ; Adelrune marchanda et réduisit le prix quelque peu, mais l’homme sortait quand même largement gagnant de l’échange. De toute façon, l’argent de Sawyd couvrirait la dépense. Après avoir payé un supplément pour le harnachement, Adelrune mena sa nouvelle monture hors de sa stalle, attacha la selle et essaya, avec beaucoup d’efforts et de répétitions, de monter.

L’ex-propriétaire s’esclaffa devant le spectacle d’Adelrune perdant prise et retombant à terre, mais en fin de compte le jeune homme parvint à s’asseoir solidement en selle. Le cheval s’ébroua bruyamment, comme en guise de commentaire sur son habileté, mais se tint autrement tranquille.

— Est-ce qu’il a un nom ? demanda Adelrune, qui n’avait pas pensé à ce détail jusqu’alors.

Mais l’homme revêche haussa les épaules et lui tourna le dos, maintenant que le spectacle était terminé.

Adelrune claqua les talons contre les flancs du cheval et sa monture avança au pas. Avec une assurance croissante, il la dirigea hors du village et prit la direction du sud, suivant un sentier qui serpentait à travers les champs.

« Quel nom te conviendrait ? » demanda Adelrune au cheval après quelque temps. Il fit semblant d’attendre une réponse, puis, comme rien ne venait, émit diverses suggestions. Il faillit choisir Bruno, mais la teinte rousse de la robe du cheval apparaissait plus vivement avec le coucher du soleil, et en fin de compte il opta pour Griffin.

Il campa dans un bouquet de chênes, entrava son cheval et s’endormit bientôt. Quand il s’éveilla, comme il s’y était attendu d’après ses lectures, ses jambes étaient tellement endolories qu’il pouvait à peine marcher. Il se força à exécuter une série d’exercices qui rendirent la douleur supportable, puis remonta en selle avec un grognement.

Les jours passèrent. Adelrune s’accoutumait à ce moyen de transport. Griffin était une bonne monture, point trop rapide, mais fiable et tolérante. Le pays d’Aurann était principalement constitué de plaines herbeuses, et ils pouvaient couvrir beaucoup de chemin en peu de temps. De temps à autre, Adelrune s’arrêtait à une auberge pour la nuit, davantage pour Griffin que pour lui-même. Il s’assurait chaque fois que le cheval était bien nourri et soigné ; il savait qu’il en prenait un soin au mieux médiocre et s’efforçait d’apprendre par l’exemple en regardant agir les palefreniers.

Après deux semaines, il franchit la frontière aurannaise et s’aventura dans une région vallonnée que personne ne revendiquait. Adelrune vérifiait sans cesse leur progression sur la carte, essayait de déceler quelle était la meilleure voie à travers les collines. Leur chemin était maintenant plus ardu, mais Griffin se débrouillait bien. On disait les collines habitées par des tribus d’hommes sauvages, sinon par des créatures plus dangereuses, mais Adelrune ne vit jamais le moindre signe d’une telle présence, sauf, une fois, un feu solitaire brûlant dans une lointaine vallée.

Finalement, la monture et le cavalier émergèrent des collines. Ils étaient arrivés, s’il fallait en croire la carte de Sawyd, dans la saillie la plus occidentale du Duché de Donpeï. Cette contrée était trop loin de la côte pour apparaître autrement que comme une zone vierge sur la carte. Devait-il chercher un village ou se diriger droit au sud-ouest sans perdre de temps ? Adelrune ne parvenait pas à se décider sur la marche à suivre. Sa décision fut prise d’elle-même quand, ayant mis pied à terre à un ruisseau pour remplir sa gourde et laisser Griffin étancher sa soif, il vit trois hommes sortir du couvert de l’autre côté du ruisseau et pointer leurs hallebardes dans sa direction.

Ils portaient des jupes de cuir par-dessus des pantalons amples et des chemises de tissu grossier, tout en tons de brun sombre et de gris. Chacun arborait un couvre-chef spectaculaire : un énorme cône de feutre de plus de deux pieds de hauteur, muni d’un large bord qui plongeait dans l’ombre le visage de son porteur.

Adelrune les jaugea d’un regard. Ils tenaient leurs armes maladroitement, mais avaient pris une formation défensive efficace. Ils étaient loin d’être des soldats professionnels ; leur intention était davantage de se protéger de lui que de l’attaquer. Ils faisaient probablement partie d’une quelconque milice. Quoi qu’il en soit, si Adelrune prenait soin de ne pas avoir l’air menaçant, il désamorcerait probablement la situation ; et même si une bataille devait s’ensuivre, il pouvait se défendre ou simplement prendre la fuite.

— Bien le bonjour, dit-il d’un ton courtois. Je suis Adelrune de Faudace, un voyageur.

Griffin, qui avait relevé la tête lorsque les trois hommes étaient apparus, fit quelques pas vers Adelrune, s’ébrouant nerveusement.

— Oui-da, la bête est vraie, murmura l’un des hommes.

— Ça prouve rien. Il n’a point de fer sur lui, répondit un autre.

— Et l’armure ? Elle est pleine de fer, nenni ? demanda le troisième.

Adelrune ne saisissait pas la teneur de la discussion. Il décida d’ignorer leurs paroles et reprit :

— Je me dirige au sud-ouest ; pourriez-vous me dire ce qu’il y a dans cette direction ?

Le troisième homme qui avait parlé cracha sur le sol.

— Tu sais fortement bien ce qu’il y a par là. Tu es pris de ce côté, et maintenant tu veux t’en retourner. Je te le dis qu’on ne te le permettra point.

— Je suis désolé ; je ne comprends rien à ce dont vous parlez.

— Eh bien, si tu veux comprendre, traverse l’eau et viens toucher ma lame. Alors je te le dirai.

Le troisième homme tenait sa hallebarde la lame à l’horizontale, dans un geste mi-moqueur, mi-menaçant.

Adelrune hésita, puis traversa le ruisseau en deux enjambées et empoigna la lame de la hallebarde. Les trois hommes poussèrent des exclamations de surprise et celui qui avait parlé le premier déclara :

— Je vous l’avais bien dit que c’était point un cacolycte !

Adelrune leva un sourcil.

— Eh bien, messire ? J’attends votre explication.

— Ah… Bien, je vous demande pardon, d’abord. On pensait que vous étiez une ombre, voyez-vous. Surtout avec votre lance, qui n’est point de métal. Et puis vous n’avez point de pare-sorts sur la tête.

— Je n’ai rien d’un fantôme, dit Adelrune, lâchant la hallebarde.

Les trois hommes paraissaient détendus et tenaient leurs armes d’une manière qui n’était plus hostile. Craignant toujours quelque ruse, Adelrune gardait une ferme prise sur la sienne.

— Oui, on le voit maintenant que vous avez traversé l’eau et touché le fer. Comme ça, vous êtes vraiment un voyageur ? C’est qu’on n’en voit point par ici, la plupart des années.

— Je suis un voyageur, oui. Je me rends à la ville de Faudace, loin au sud-ouest. Vous semblez dire que le chemin est dangereux.

— Pour ça oui, messire, mais ça porte malchance d’en parler à l’extérieur, où on peut être entendu. Laissez-nous vous emmener à Harkovar, on vous parlera là-bas.

Adelrune aurait préféré poursuivre son voyage sur l’heure, mais la prudence lui conseillait d’accompagner les trois hommes ; quoi qui se trouvât au sud-ouest, cela semblait une source d’influences néfastes. Il alla prendre la bride de Griffin et suivit les hommes pendant quelques milles, jusqu’à un petit village blotti à l’intérieur d’un lourd mur de pierre.

Il y avait un portail dans le mur, fait de troncs d’arbres liés entre eux par de minces lanières de métal formant un dessin géométrique complexe. Des gardes avaient été postés devant le portail et au sommet du mur ; on n’ouvrit que quand les trois hommes se furent portés garants d’Adelrune.

Une fois à l’intérieur, les hommes abandonnèrent leurs hallebardes et les remirent à une vieille femme qui surveillait un petit arsenal. Ils enlevèrent aussi leurs chapeaux pour essuyer leurs fronts en sueur. Débarrassés des chapeaux qui les avaient dissimulés, leurs visages devinrent soudainement très typés. Ils avaient été trois étrangers virtuellement identiques ; c’étaient maintenant un jeune homme blond à peine adulte ; un homme laid, d’âge moyen, qui devait être son père ; et un grand gaillard aux cheveux foncés, dans la force de l’âge, dont le nez cassé gâchait un visage autrement sans défaut.

L’homme aux cheveux foncés, celui qui avait parlé le dernier des trois, déclara :

— Je suis Thran. Voilà Lovell et son paternel, Preiton.

— Je suis Adelrune, se présenta une deuxième fois le jeune chevalier.

— Viendrez-vous prendre un coup avec nous, Adelrune ? Maintenant qu’on est en dedans, on peut parler sans trop de soucis.

— Fort bien.

Les maisons du village étaient elles aussi bâties en pierre. Leurs fenêtres étroites étaient garnies de lourds volets, mais à l’intérieur des murs plutôt qu’à l’extérieur. Les portes étaient tout aussi étroites et paraissaient massives. Les villageois, dont un sur cinq portait un de ces étranges chapeaux coniques, regardaient Adelrune les yeux écarquillés. Une femme chapeautée, croisant son chemin, fit un geste rituel et s’en fut en toute hâte.

— Puis-je vous demander pourquoi certaines personnes portent leurs chapeaux, mais pas vous ?

Lovell, le jeune homme blond, expliqua :

— C’est les plus prudents, ceux qui craignent la Reine même à l’intérieur de l’enceinte et en plein jour.

— Les chapeaux vous protègent donc contre l’adversité ?

— Pour sûr ! Vous devez venir de vraiment loin si vous ne savez point ça. On ne porte point de pare-sorts dans votre pays ?

— Non.

— Voyez-vous ça !

— Dites-moi, demanda Adelrune, qui guide votre conduite ici, en général ? Avez-vous un conseil d’anciens, des prêtres, des prophètes ou des didacteurs ? Une Règle ?

— Rien de tout ça, répondit Preiton. Avant, on avait l’envoyé du Duc qui vivait dans le château, là, et qui nous disait quoi faire (il pointait le doigt vers une maison un peu plus grande que ses voisines, et qui ne paraissait pas mériter autrement son titre grandiose), mais il est reparti à la capitale il y a belle et on est laissés à nous-mêmes, maintenant. Les vieux savent comment vivre et ils apprennent aux moutards. Comment ça se fait-il chez vous ?

Adelrune se rendit compte que Preiton était agacé par ce qui devait lui avoir semblé de la condescendance de sa part. Il essaya de réparer les dégâts.

— Dans la ville d’où je viens, il y a des gens qui enseignent la Règle aux enfants. Il y a des Didacteurs, des églises et des presbytères, mais ce n’est guère différent d’ici.

Preiton hocha la tête, quelque peu radouci.

Ils arrivèrent à un grand bâtiment – plus grand en fait que le fameux « château » – dont la porte était grande ouverte. Des marches descendaient à une pièce d’où émanait la musique immémoriale de gens occupés à boire. Adelrune attacha la bride de Griffin à un pilier de pierre.

— Y aura-t-il des problèmes si je laisse ma monture ici ?

— Point aucun. Il n’y a point de voleurs à Harkovar, dit Thran, embarrassant Adelrune en répondant à la question qu’il n’avait pas osé poser.

Tous quatre descendirent l’escalier et débouchèrent dans une grande salle commune mal éclairée ; on leur indiqua une table du coin. Tout en sirotant des chopes de bière à peine alcoolisée, Thran, Lovell et Preiton fournirent des explications.

— On est beaucoup loin de la capitale, ici, et beaucoup près de la Forêt, moins qu’une journée de marche. Le Duc ne vient jamais ici sauf qu’il y a la guerre ou quand c’est un nouveau Duc qui vient de s’asseoir sur le trône, vous voyez ? Alors on nous laisse tout seuls pendant des années. Il faut qu’on se défende par nous-mêmes, alors c’est pour ça qu’on a le mur et les patrouilles pour dénicher les ombres errantes.

— Mais contre quoi vous défendez-vous au juste ?

— La Forêt, pardi ! s’exclama Lovell.

— Il veut dire qu’est-ce qui est dans la Forêt, gamin, le reprit Preiton. Elle est très vieille, cette forêt, voyez-vous. Autrefois, elle s’étendait partout, jusqu’à la mer au loin, mais maintenant elle est beaucoup plus petite, et toute brisée en petits morceaux. La Forêt d’ici est le plus grand morceau qui en reste, mais il paraît que tous les morceaux, même s’ils sont séparés, ils se touchent quand même. Personne ne sait comment, mais c’est ce qu’Ulrick a dit quand il est venu avec le jeune Duc, il y a cinq ans de ça.

— Ulrick, c’est le magicien du Duc, intervint Lovell.

— C’est ça. Alors la vieille Forêt, elle est pleine de choses étranges et mauvaises. De temps en temps, il y a un crétin qui décide d’aller se promener à l’orée durant le jour, histoire de prouver qu’il est point un couard. Ceux qui reviennent, ils sont toujours blancs comme des linges ; des fois il y en a qui reviennent point, comme le fils de Thracia, qui est point revenu. Ils disent qu’ils ont entendu des voix qui parlent dans des langues que personne comprend. Un gars a raconté qu’il a regardé entre les arbres et qu’il a vu un ours avec la face d’un homme qui poussait sur son épaule. La face de l’homme, ses yeux étaient fermés mais sa bouche s’agitait, comme quelqu’un qui essaie de se réveiller d’un cauchemar…

Thran parla à son tour.

— Et puis la Forêt envoie des ombres, Ulrick appelait ça des cacolyctes. Elles se promènent surtout au crépuscule ou dans la nuit, mais les plus solides peuvent endurer la lumière du soleil. On peut les reconnaître parce qu’elles peuvent point toucher de fer, et elles brûlent quand elles essaient de traverser l’eau courante. Si vous les laissez vous toucher, elles vous estropient, et si on les regarde dans les yeux, on devient aveugle. Ou parfois elles touchent quelqu’un, elles le regardent, et rien ne se passe, et il attend des jours et des jours de mourir, et à la fin il en devient fou.

— Et vous pensiez que j’étais une telle créature.

— Moi, je savais que vous étiez vrai à cause du cheval, à cause que les ombres n’ont point de chevaux, dit Lovell, ce qui fit hausser les épaules à Preiton.

— Et pouvez-vous me dire qui est cette Reine que les gens craignent tellement ?

Preiton eut un geste pour conjurer le mauvais sort et Thran répondit à voix basse.

— La Reine règne sur la Forêt. C’est elle qui envoie son mal dehors. C’est une grande sorcière ; elle peut faire tout ce qu’elle veut avec ses sortilèges. Depuis des années, la Forêt était plus tranquille qu’avant. Il y en avait qui disaient que la Reine était partie au loin, ou bien qu’elle était morte. Mais il y a deux ans, les choses se sont gâtées, c’est comme ça qu’on a su qu’elle était revenue. Un jour, au matin, tout le monde a trouvé un portrait de la Reine sur le seuil de sa porte. Elle avait envoyé sa magie à travers le mur, pour mettre toutes ces images aux portes. J’en ai encore un frisson dans le dos quand j’y pense.

Il y eut un long silence. Adelrune se demandait ce qu’il allait faire. Rappelant à sa mémoire la carte de Sawyd, il jugea qu’il lui faudrait probablement se diriger droit vers l’ouest jusqu’à la côte, puis la suivre en direction du sud pendant de nombreuses lieues.

Il avala une gorgée de bière puis rompit le silence, demandant s’il y avait une auberge où il pourrait passer la nuit.

— Il y a point d’auberge ici, dit Preiton. Il faudrait loger chez quelqu’un. Je peux vous loger pour la nuit et je vous demanderai point cher.

Ils se mirent d’accord sur une somme. Adelrune paya la bière et s’en fut avec Preiton et Lovell. Ils firent un crochet par les étables du village, qui abritaient la demi-douzaine de chevaux de labour que possédaient diverses familles, et laissèrent Griffin en compagnie de ses semblables. Quand ils furent arrivés à la maison de Preiton, ils furent accueillis par une fille de seize ans, qui se révéla être la femme de Lovell. Elle dévisagea longuement Adelrune, dit « Comme ça, le voilà, l’étranger » et n’ouvrit pas une autre fois la bouche de la soirée.

Ils mangèrent un modeste souper, après quoi Preiton s’assit près du feu et rumina, le regard perdu dans les flammes. Lovell joua quelques parties de dames avec Adelrune, puis se leva pour lui montrer sa chambre, un petit recoin fermé par un rideau, de toute évidence destiné aux enfants à venir.

Lovell donna un coup de coude discret à Adelrune et lui murmura à l’oreille :

— J’ai quelque chose à te montrer, si t’es point peureux.

— Je ne m’effraie pas facilement.

Lovell s’agenouilla et tira quelque chose d’une fissure dans le mortier du mur.

— Thran parlait des images de la Reine, tu te souviens ? Quand on les a trouvées, on les a toutes jetées au feu. Sauf que j’ai gardé la mienne. Je suis point comme les vieux, j’ai point peur. Tu veux la voir ?

Adelrune regarda le portrait, et son sang se glaça dans ses veines. Il avait déjà vu l’image que lui tendait Lovell. C’était la Reine de Coupes, la carte à jouer qu’il avait jadis donnée à Œil-de-Braise.

Lovell le laissa prendre la carte et l’examiner. Ce n’était pas, bien sûr, exactement la même carte qu’il avait donnée à Œil-de-Braise. Le dos de celle-là était couvert de losanges blancs et rouges ; le dos de celle-ci montrait un entrelac de tiges végétales, vert sombre sur fond noir. Le dessin chatoyait désagréablement lorsqu’il le regardait de plus près ; il retourna la carte. L’image était la même que celle qui apparaissait sur sa carte à jouer : la Reine de Coupes, noire de cheveux, assise sur son trône, tenant un calice d’argent dans une main et un sceptre dans l’autre. Adelrune avait souvent joué aux cartes avec Riander ; les figures lui avaient toujours paru n’être que des symboles conventionnels, presque abstraits. Mais isolément, d’une façon ou d’une autre, la représentation de la Reine de Coupes était porteuse d’une charge de malice indéniable.

Adelrune rendit la carte à Lovell et se sentit immédiatement soulagé. Avec un large sourire, Lovell la replaça dans sa cachette. C’était un prodige, pensa Adelrune, que Lovell ne soit pas affecté par l’aura de la carte. De deux choses l’une : ou il n’avait pas la moindre sensibilité, ou bien son courage était à la mesure de celui de Sire Actavaron… Lovell souhaita bonne nuit à Adelrune et alla se coucher. Adelrune passa de l’autre côté du rideau et se déshabilla pour la nuit.

*

La couche d’Adelrune était si petite qu’il devait dormir replié sur lui-même. L’air nocturne était chaud et humide ; il se réveillait sans cesse, baigné de sueur, en proie à l’impression de ne plus pouvoir respirer. Il rêva d’une obscurité trouée par des douzaines d’étoiles rouge sang et d’une femme à la chevelure noire dont le regard était plongé dans un bassin rempli d’encre, où tremblait une image fantomatique, noir sur noir.

Il se réveilla une nouvelle fois et entendit un lointain cri d’alarme. Il se leva, marcha jusqu’à la lourde porte de la maison. Rêvait-il encore ? Le cri se répéta. Ce n’était pas un cri humain, mais le hennissement d’un cheval paniqué. Celui de Griffin. Adelrune revint en courant à sa chambre, saisit sa lance et son bouclier, débarra et ouvrit la porte, puis s’élança dans la nuit.

Le sol s’inclina sous ses pieds, puis se pencha dans l’autre sens, comme s’il se trouvait à bord du Kestrel sur une grosse mer. Le ciel nocturne était empli d’étoiles ; plusieurs d’entre elles clignotaient avec une lueur rouge. Il entendit le hennissement de Griffin de nouveau. Pendant un instant, Jarellène courut à ses côtés et il lui sourit, le cœur gonflé d’amour ; mais alors il se rappela qu’elle était morte, et son image s’évanouit. La nuit était emplie d’une odeur de girofle. Lorsqu’il eut tourné le coin de la dernière maison, il se retrouva dans un jardin d’ombres, de fougères et de lierre aux feuilles noires, de murs moussus à demi écroulés, de mares aux eaux calmes qui réfléchissaient les étoiles.

Il aperçut, au centre du jardin, une femme drapée de velours incrusté de joyaux, tenant un gobelet de métal. Elle le vit et lui sourit, lui fit de sa main libre signe d’approcher. Les yeux d’Adelrune louchaient et n’arrivaient pas à accommoder. Il ne parvenait pas à distinguer clairement le visage de la femme, qui ne lui apparaissait que comme une pâle tache floue, encadrée de tresses sombres. Sa gorge était sèche ; sa chair brûlait de fièvre. Il fit un pas vers la femme, un autre.

Il sentit quelque chose toucher mollement son poignet gauche, comme un énorme insecte. Il secoua le bras pour s’en débarrasser, mais l’insecte gardait sa prise. Il essaya de le chasser d’une chiquenaude, mais sa main droite tenait sa lance et ses mouvements étaient maladroits.

Quelque chose d’autre égratigna douloureusement son œil gauche ; il rejeta sa tête vivement vers l’arrière et il leva les bras pour protéger son visage. Un coup violent en plein ventre lui coupa le souffle. Il tomba sur le sol et se réveilla.

Il se trouvait au beau milieu d’Harkovar, non loin des écuries ; Preiton se tenait devant lui et criait, le bras levé, prêt à le frapper de nouveau. Adelrune laissa tomber sa lance et son bouclier, secoua la tête.

— Je suis réveillé, Preiton, je ne dors plus !

— Qu’est-ce qui s’est passé, au nom du Divin ? Vous êtes sorti de la maison en courant dans le noir, vous me voyiez point et m’entendiez point non plus…

Adelrune passa sa langue sur ses lèvres desséchées. Il ressentait une soif brûlante, presque plus forte que la peur qui le glaçait.

— Je crois que j’ai vu la… la personne sur la carte dont vous m’avez parlé. Je rêvais, mais c’était peut-être plutôt un sort.

Preiton eut le même geste protecteur que la veille. Son regard se durcit. Adelrune pouvait presque lire ses pensées. Il lui déclara :

— Je vous remercie de m’avoir réveillé, Preiton. Il aurait pu m’arriver malheur si j’avais dû continuer à rêver. Afin de prévenir d’autres ennuis du genre, je suggère que nous restions tous deux éveillés jusqu’à l’aube ; après quoi, je quitterai Harkovar.

Une certaine gêne se lisait sur le visage de Preiton, mais l’homme hocha la tête. Il ramena Adelrune chez lui ; Lovell et sa femme étaient debout eux aussi. Preiton leur ordonna sèchement de retourner au lit, et ils obéirent sans discuter.

Preiton et Adelrune s’assirent de part et d’autre de la table. Preiton, après avoir fixé son pare-sorts solidement sur sa tête, posa une hachette devant lui et fixa froidement Adelrune. Tous deux maintinrent un silence tendu. Adelrune, habitué maintenant à se priver de sommeil, laissa passer les heures sans trop d’inconfort. Quand Preiton, vaincu par la fatigue, commença à s’assoupir, il toussa poliment pour le réveiller.

Enfin, l’orient s’éclaira ; Preiton se leva avec un grognement d’effort. Adelrune l’imita, s’en fut quérir ses possessions. Il se vêtit de son armure et chargea son sac sur son dos.

— Allons chercher mon cheval, si vous le voulez bien.

Une fois rendus aux portes d’Harkovar, les sentinelles en poste les entrebâillèrent juste assez pour laisser passer Adelrune et sa monture.

— Je suis beaucoup navré, dit Preiton.

Adelrune haussa les épaules.

— Ce n’est rien. Je n’aurais pas pu rester plus longtemps, de toute façon.

— Et où ce que vous allez maintenant ?

Les chevaliers ne mentent pas ; et dans ce cas-ci, Adelrune n’avait même pas envie d’éluder la vérité. Il dit simplement : « Voir la Reine. »

Preiton le regardait bouche bée, son visage paraissant minuscule sous son énorme couvre-chef.

— Je crois que mon rêve était un genre d’appel, expliqua Adelrune. Je ne crois pas que je pourrais échapper à la Reine en fin de compte, quand bien même j’y consacrerais tous mes efforts. Je préfère donc lui faire face maintenant. Une fois déjà, j’ai affronté un magicien ; ce ne fut pas facile, mais je m’en suis tiré. Peut-être serai-je chanceux aujourd’hui encore.

Preiton se mordit les lèvres et fronça les sourcils. Puis il se décida, retira son pare-sorts et l’offrit à Adelrune.

— Vous aurez besoin d’être protégé. Mettez le chapeau.

— Je vous remercie, répondit Adelrune, touché, mais je ne voudrais pas vous en priver.

Mais Preiton insistait, et les sentinelles s’impatientaient ; Adelrune finit par devoir se coiffer du chapeau, avant de faire ses adieux à Preiton et de quitter Harkovar.

12. La Reine de la Forêt

Adelrune avait eu un vague pressentiment de son avenir dès qu’il avait vu la carte de Lovell et l’avait tenue dans ses mains. Il en avait été certain quand Preiton l’avait tiré des rets du sortilège la nuit précédente. Il devait se rendre dans la Forêt.

Il s’arrêta vers midi pour une brève sieste, épuisé à la fois par la chaleur et par sa nuit blanche. Après être descendu de selle, il enleva le pare-sorts, le considéra en soupirant. C’était un cadeau sincère, qui avait de ce fait une réelle valeur, mais Adelrune ne pouvait tout simplement pas se convaincre que le cône de feutre pût le protéger de quoi que ce soit. Non seulement le chapeau gênait-il sa vision, mais il se sentait complètement ridicule à le porter. Il le plia soigneusement et le rangea dans son sac à dos. Après tout, se dit-il, tant qu’il transporterait le sac, il se retrouverait à porter le chapeau également, même si ce n’était pas sur sa tête.

Il ne pressait pas sa monture ; ils n’atteignirent l’orée de la Forêt qu’au milieu de l’après-midi. Adelrune éprouva alors un frisson de déjà-vu, car la perspective était presque identique à celle qui l’avait accueilli quand il avait quitté Faudace, il y avait de cela une éternité. Il mena Griffin jusqu’à l’extrême limite des arbres et mit pied à terre. Le cheval se mit à brouter l’herbe sauvage placidement. Adelrune décida de suivre son exemple et mangea une partie des provisions que contenait son sac. Puis il fouilla à l’intérieur pour en sortir un carré de tissu rose sali, plié en seize : la vieille nappe qu’il avait prise dans un placard de la maison de ses parents adoptifs. Il ouvrit la nappe et regarda son contenu : dix feuilles de parchemin vierges, une plume et un encrier, un os blanchi autour duquel était lâchement enroulée la scytale, et les trois cartes à jouer qui lui restaient des quatre que Père lui avait données autrefois.

La première était le Maître des Soleils, un vieil homme serein portant une robe dorée, douze sphères enflammées tournoyant autour de ses bras dressés. Quand on jouait à Triple-Annonce, le joueur qui abattait le Maître emportait immédiatement la main. Au solitaire, on devait l’apparier avec la Maîtresse des Étoiles. La deuxième carte était la Duchesse des Roues, un atout mineur, qui s’assortissait avec les Épées ou les Cœurs. La Duchesse était représentée comme une jeune femme habillée de blanc et de rouge, ses longues tresses brun de malt. Elle pinçait les cordes d’un luth marqué du symbole de la roue, et si on regardait la carte de près, on pouvait remarquer que ses doigts saignaient. La troisième carte était le Prince de Coupes. Adelrune examina le portrait avec toute son attention, comme s’il recelait des informations importantes. Le Prince avait la même chevelure noire que sa mère, mais là s’arrêtait leur ressemblance physique. Sa posture était aussi très différente : il était représenté de profil, un de ses pieds chaussés de bottes vertes posé sur un dais de pierre, ou peut-être était-ce une formation naturelle de la roche. Il portait un arc à l’épaule, un carquois au dos. Il tenait de sa main droite une coupe dont il était sur le point de boire ; sa bouche aux lèvres pleines, à demi ouverte, laissait deviner l’éclat de ses dents, qui se combinait avec sa mince moustache bouclée pour lui donner une apparence dynamique, presque dangereuse.

Adelrune examina une nouvelle fois les trois cartes, mais elles ne lui disaient rien. Négligemment, il les tourna face vers le bas, les battit, les plaça sur le sol, en choisit une au hasard et la retourna. Le Prince de Coupes. Il répéta ses manipulations ; ce fut encore le Prince qu’il retourna. Cinq fois encore, il recommença son manège, et chaque fois ce fut le visage sardonique du Prince qui se révéla.

Démonté, il se leva. Il se sentait comme un apprenti magicien qu’un geste involontaire et une suite de syllabes aléatoires auraient soudain plongé au cœur de mystères dépassant son entendement. Il contempla les cartes qui gisaient dans l’herbe, le Prince face vers le haut entre les deux autres ; il avait envie de les abandonner là, mais il finit par se pencher et les ramasser pour les remettre dans son sac. Juste sous les cartes, formant trois rectangles précis, l’herbe et les plantes étaient flétries, le sol du gris de la cendre, comme s’ils avaient été brûlés par la chaleur de centaines d’étés.

Il ne remonta pas en selle, préférant marcher aux côtés de Griffin. Sous l’ombre des arbres, malgré la chaleur de l’été, il faisait frais. La Forêt était étrangement silencieuse, et Adelrune n’aperçut nulle vie animale. Il continua son avance ; la lumière du soleil s’estompa très vite, et bientôt il se retrouva à progresser dans une obscurité subaquatique. Alors il commença à entendre des sons ; de longs chuintements, des tintements métalliques lointains, une fois des notes incohérentes, comme le chant d’un enfant idiot. Griffin gardait les oreilles baissées, mais il continuait à marcher d’un pas égal, soufflant bruyamment de temps à autre. Adelrune lui caressa le cou et lui tapota le museau, plus pour se calmer lui-même que sa monture.

Aucun sentier n’était visible ici, et il aurait été ardu de maintenir une direction fixe. Mais Adelrune ne s’en préoccupait pas. Il savait qu’en règle générale, dans de tels endroits, que l’on se déplace avec précaution ou témérité ne changeait rien. Cette forêt était comme l’Antique Dévastation que Sire Judryn avait explorée dans sa quête pour l’âme que l’Homme Creux avait égarée : peu importait la direction, il suffisait que l’on marche. Adelrune se contentait de mettre un pied devant l’autre, sachant qu’il s’enfoncerait de plus en plus profondément vers sa destination de toute manière.

Peu après, Griffin s’arrêta net et poussa un bref hennissement. Il fallut à Adelrune presque une demi-minute pour déceler ce qui troublait le cheval. Le serpent avait l’air d’un fil de métal vert vif, enroulé autour du tronc d’un ormeau. L’animal leva sa tête triangulaire et darda une langue presque invisible dans la pénombre.

« Laisse-moi t’aider », dit le serpent, sans que sa bouche ne remue. Sa voix était celle d’une femme, sèche et sans le moindre écho ; Adelrune l’entendait comme si elle s’imprimait directement sur ses tympans.

Adelrune sentit une chaleur affluer dans ses muscles et son cœur se mit à cogner. Il reconnaissait la bête d’après les descriptions qu’il avait lues ; il y avait même eu une illustration dans l’un des bestiaires de Riander, mais l’aquarelle pâlie ne donnait pas une bonne idée de l’éclat métallique du serpent-menteur.

Il aurait pu essayer de transpercer l’animal de sa lance, mais il s’en abstint. Le tuer ne lui apporterait rien. Toutes les sources s’accordaient pour dire que ceux de son espèce n’avaient rien de dangereux par eux-mêmes. Leurs crocs étaient acérés mais fragiles, et n’étaient pas empoisonnés. C’était dans leurs mots que se trouvait tout le venin, comme Sire Hultelve l’avait appris trop tard. La meilleure stratégie était donc de ne prêter aucune attention à ce que disait un serpent-menteur.

— Je ne crois pas que je veuille recevoir de l’aide de votre part, déclara Adelrune.

— Mais sans elle, reprit le serpent-menteur, tu ne peux espérer atteindre ton but. Et je t’offre mon assistance librement, note bien. Seule me motive mon affection pour ta race.

Les serpents-menteurs ne disaient jamais la vérité, et même en sachant cela, il était impossible de tirer avantage de leurs paroles. Ils pouvaient lire dans l’esprit et leurs réponses visaient toujours à tromper, embrouiller et fourvoyer leurs interlocuteurs. Il était écrit qu’à l’aube des temps, c’étaient eux qui avaient appris à l’humanité à mentir.

— Je vois que tu crois tout savoir de nous, dit le serpent-menteur. Mais tu te trompes : ce fut ta race qui apprit à la mienne l’art de déformer la vérité, et nous en fûmes punis par les Anciens, qui nous condamnèrent à perdre bras et jambes.

— Je ne peux prêter foi à rien de ce que vous me dites. Je m’en vais, maintenant.

— Non, je t’en prie, reste.

Un fort bruit se fit entendre juste derrière lui. Adelrune pivota, vit un sanglier émerger de derrière un arbre. Ses pattes de devant étaient des bras humains couverts d’une épaisse fourrure rousse ; les ongles des mains étaient crasseux, brisés, comme d’avoir fouillé la terre avec une frénésie inhumaine ; les doigts se convulsaient encore, grattant aveuglément le sol.

— Tu n’as pas besoin d’en avoir peur, dit le serpent-menteur.

L’indécision envahit Adelrune : puisqu’il devait avoir peur du sanglier, devait-il pour autant l’attaquer ou pas ?

Il entendit, sur sa gauche, du mouvement dans les taillis, puis vint distinctement la voix d’un enfant, une petite fille. « Ne me faites pas mal. S’il vous plaît, ne me faites pas de mal ! » Le sanglier le regardait de ses yeux chassieux, tandis que ses mains creusaient la terre.

Griffin frissonna, fit un pas de côté. Adelrune eut l’impression de pouvoir sentir la peur du cheval. Il dit, d’une voix forte :

— Je désire voir la Reine !

— Mais acceptera-t-elle de t’accorder une audience ?

D’autres bruissements se firent entendre ; de vagues formes menaçantes étaient maintenant visibles tout autour de lui. Adelrune cita le Livre des Chevaliers, le passage lui venant à l’esprit sans qu’il ait vraiment tenté de s’en ressouvenir :

— Une nuit, alors qu’il se trouvait au beau milieu du Marais de Jorkys, Sire Gharod fut assiégé par une légion de mauvais esprits, qui évoquèrent une multitude de visions horribles pour le décontenancer. Sire Gharod entonna des chants de bataille et se raconta des blagues de taverne en attendant l’aube. Lorsque le soleil se leva, les apparitions s’évanouirent. Avec un soupir de soulagement, Sire Gharod se leva et découvrit qu’une mare de son propre sang, qui lui avait été imperceptiblement soutiré durant la nuit, s’étalait à ses pieds. Il en ressentit une telle terreur que son cœur faillit s’arrêter de battre, mais il avait été bien entraîné. Sa peur se mua en rage ; il dégaina son épée du fourreau et la choqua contre son plastron en signe de défi, hurlant son cri de guerre. Des étincelles jaillirent du métal ; à la vue de cette lumière froide, les esprits s’enfuirent. Leur dernière illusion s’évanouit à son tour ; et Sire Gharod vit qu’il était indemne, que c’était toujours la nuit et que les hallucinations ne l’avaient pas tenu dans leurs rets plus d’une heure.

Adelrune s’avança vers sa gauche, tirant sur la bride de Griffin. Le cheval le suivit en tremblant. La voix de la petite fille était maintenant tout près. « Non… Oh non, je vous en prie, non ! Par pitié ! » Il y eut un son qu’Adelrune ne put reconnaître ; l’enfant poussa un cri de douleur, se mit à sangloter. Adelrune sentit un voile de sueur l’envelopper. Il ne voyait que des buissons tout autour, mais la voix de l’enfant était toute proche. Elle murmurait « Je vous en prie, je vous en prie » presque à son oreille. Il ne détourna pas le regard mais continua, un pas à la fois. Derrière lui, il sentait la présence du serpent-menteur, du sanglier aux bras humains et qui savait quoi d’autre. Il se mordit la lèvre et poursuivit sa marche.

Le silence tomba soudain. La pénombre s’accentua ; le soleil se couchait déjà. Il était resté prisonnier pendant des heures des illusions du serpent-menteur. Il ferait nuit dans quelques minutes.

Griffin tirait sur la bride. Adelrune se tourna vers sa monture. Ce n’était pas Griffin qu’il menait. À ses côtés, une jeune femme rampait sur les genoux et les coudes. Son corps pâle était nu, grotesquement difforme. Sa tête pendait mollement à l’extrémité d’un long cou orné d’une crinière blonde en désordre. Le mors avait été fiché à travers ses joues, sur lesquelles le sang et les larmes se mêlaient.

« Non », geignit Adelrune, serrant les dents douloureusement, sur le point de vomir.

La voix du serpent-menteur se fit entendre contre ses tympans, atténuée par la distance.

— Elle n’a jamais quitté tes pensées, bien sûr. Et tu as toujours été convaincu que sa rescousse était d’une suprême importance. Ce n’était en aucune façon une excuse pour implorer ton tuteur de faire de toi un chevalier.

« Le diable t’emporte ! » C’était plus un gémissement qu’un cri de défi. Adelrune se rendit compte qu’il pleurait. Ses jambes tremblaient sous lui. La jeune fille au corps difforme marchait toujours à ses côtés, et le sang sourdait des blessures à ses joues. Elle tourna la tête pour le regarder de face et ouvrit sa bouche mutilée comme si elle s’apprêtait à parler.

— Oui, je l’ai oubliée, dit Adelrune. J’avais prêté serment que mes pensées ne s’éloigneraient jamais plus d’elle, mais je n’ai pas respecté ma promesse. Je me suis laissé distraire par Jarellène et par mon propre malheur.

Les battements de son cœur menaçaient de briser la cage d’os qui le gardait prisonnier. Le visage de la jeune femme s’approchait du sien.

— Sa détresse était une excuse d’une certaine manière, admit-il, mais si je n’avais pas cru qu’il valait la peine de la secourir, jamais Riander ne m’aurait accepté comme pupille. Je crois encore et toujours à la justesse de ma quête. Ce n’est peut-être qu’une poupée, mais je dois la secourir, et je le ferai.

Il toucha le visage déformé, et l’illusion se rompit enfin. C’était le flanc de Griffin qu’il sentait sous ses doigts, le jeu des muscles sous la peau tiède. Le cheval poussa un hennissement et se remit en marche, renversant les rôles en tirant son cavalier derrière lui.

Il restait encore des heures avant le coucher du soleil. Des illusions imbriquées les unes dans les autres, comme lorsque l’on rêve que l’on se réveille. Les bruits étranges s’évanouirent, la forêt s’éclaircit, et l’homme et son cheval aboutirent à une clairière. Une mare aux eaux calmes en occupait le centre. Adelrune s’en approcha les jambes tremblantes, s’agenouilla au bord de l’eau, la sentit puis la goûta, finit par permettre à Griffin d’y boire. La mare était remarquablement transparente, et pas la moindre chose vivante ne s’y voyait.

Adelrune but ce qui restait dans sa gourde et la remplit d’eau de la mare. Puis il s’assit dans l’herbe et se força à se détendre. Il exécuta l’un après l’autre plusieurs des nombreux exercices que Riander lui avait appris : ceux qui servaient à calmer les nerfs durant une longue bataille, et d’autres qui avaient pour but d’augmenter sa concentration et de se soustraire à la prise des enchantements dirigés contre le psychisme.

Il revit en pensée le visage de la poupée et il entendit une fois de plus les paroles rassurantes du serpent-menteur, plus douloureuses que la plus caustique des accusations. Il se leva soudain, dans un geste de défi, s’appuya sur sa lance et laissa la honte le submerger, atteindre un sommet puis refluer. Lentement, elle le quitta ; Adelrune sentit la sueur qui l’avait inondé s’évaporer. Son pouls et sa respiration ralentirent. Son esprit était redevenu clair. Peut-être le serpent-menteur avait-il voulu le troubler encore davantage en lui faisant craindre de ne jamais pouvoir secourir la poupée, d’être occis ou emprisonné pour toujours au sein de la Forêt. Mais si cela était son plan, il avait échoué : la résolution d’Adelrune était maintenant plus forte qu’elle ne l’avait jamais été.

Le soleil avait décliné jusqu’à toucher la cime des arbres ; la moitié de la clairière baignait dans l’ombre. Adelrune se sentait sale et puant. Il se demanda combien de temps lui restait avant l’obscurité, puis haussa les épaules avec un éclat de rire sans joie. Il se dévêtit complètement, se lava dans l’eau de la mare, laissant la brise le sécher, jusqu’à ce qu’il frissonne. Puis il se rhabilla ; son armure tiède et bien ajustée lui parut comme une seconde peau. Le soleil avait abandonné toute la clairière ; le ciel virait au rose. Menant Griffin, Adelrune traversa la clairière et pénétra de nouveau dans la Forêt.

Sa progression était devenue plus difficile : de grosses racines s’entrecroisaient sur le sol, de nombreux buissons épineux bloquaient le chemin, des étendues de pierre brisée, tranchante, affleuraient çà et là. Adelrune et sa monture avançaient malgré tout, dans la lumière faiblissante. Les arbres plus lointains se perdaient déjà dans la pénombre. Après une heure, Adelrune s’arrêta net. Il ne voyait plus à deux pas devant lui. Avec une émotion qui s’apparentait au calme, il attendit que la volonté de la Forêt se manifeste. Bientôt, il distingua du coin de l’œil des clignotements blanchâtres, sur sa gauche. Il prit cette direction ; Griffin protesta, mais céda à son cavalier.

La lumière devint de plus en plus claire, acquit une couleur : un bleu froid, avec des accents de violet. Les troncs des arbres redevenaient distincts ; Adelrune et Griffin avançaient plus facilement.

Finalement ils atteignirent la source de la lumière : un essaim d’insectes, non pas des lucioles mais quelque chose de beaucoup plus gros, sans ailes, immobiles sur les flancs d’une paire d’énormes rochers. Entre les rochers se dessinaient les premières marches d’un escalier descendant. On sentait qu’un vaste espace libre s’étendait juste au-delà, ouvert au ciel nocturne traversé par une brise glacée.

Adelrune s’approcha des marches, recula. Il prit la tête de Griffin entre ses mains, s’adressa au cheval sans la moindre ironie.

— Je ne sais pas à quel point tu peux me comprendre. J’en suis venu à croire que tu es peut-être plus qu’un simple animal. Quoi qu’il en soit, je te demande de m’attendre ici jusqu’à l’aube. Si je ne suis pas revenu au matin, va où tu le choisiras… Et si tu le peux, pardonne-moi de t’avoir mis en danger.

Griffin cligna des yeux et s’ébroua doucement. Adelrune revint à l’escalier et descendit.

*

La lumière s’accrut lorsqu’il fut sorti de sous les arbres. Le ciel nocturne était sans nuages et les étoiles par centaines scintillaient. Étrangement, il n’y avait pas de lune. En regardant attentivement la zone du ciel où elle aurait dû se trouver, Adelrune parvint de justesse à distinguer un disque noir comme de la suie, sans la moindre marque. Il reporta son attention vers le sol et se mit à emprunter les marches. Il descendait dans une très grande dépression du sol, une cuvette de deux ou trois cents verges de diamètre, d’une profondeur de peut-être cinquante pieds en son centre. La Forêt entourait son rebord, de hauts arbres poussant en rangs serrés jusqu’à l’extrême bord, mais s’arrêtant net à cette frontière.

L’endroit paraissait avoir été soigneusement aménagé durant de très, très nombreuses années. Des petits buissons et des plantes basses poussaient sur les flancs de la cuvette. Des fleurs nocturnes, leurs vastes corolles pâles ouvertes à la lumière des étoiles, se dressaient de chaque côté de l’escalier. Les marches étaient usées, leurs angles arrondis et parfois craquelés par le passage des années.

Adelrune était presque au pied de l’escalier quand il aperçut une masse mouvante sombre en contrebas, noyée trop profondément dans l’ombre pour être distinguée clairement. Alors qu’il descendait la dernière vingtaine de marches, il entendit sa voix, comme des feuilles mortes frottées les unes contre les autres.

— Bienvenue, cher ami.

Adelrune quitta la dernière marche, s’immobilisa devant Œil-de-Braise. Il était plus près de la créature qu’il ne l’avait jamais été. Il ressentit une pointe de son ancienne terreur, mais il avait grandi de près d’un pied depuis leur première rencontre et il se sentait de ce fait vaguement rassuré.

— Il s’est passé bien des jours depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, dit Œil-de-Braise. Je vois qu’entre-temps vous avez prodigué la majeure partie de votre jeunesse.

Adelrune ne trouva rien à répondre.

— Désirez-vous prendre un peu de repos, vous rafraîchir ? La Reine est une hôtesse des plus courtoises et peut vous offrir tout ce dont vous auriez besoin à cet effet.

— Non merci.

— Votre voix a aussi mûri. Ce qu’elle a gagné en force, elle l’a perdu en musicalité.

Adelrune, sa tension s’enflammant presque en colère, répliqua :

— Quelle importance cela peut-il avoir ?

— Aucune, sans doute. Je vous faisais simplement la conversation, ce qui est une des obligations sociales d’un hôte envers ses invités.

— C’est la Reine que je suis venu ici rencontrer.

— Il serait plus exact de dire que la Reine désirait vous voir et qu’elle vous a appelé.

— Alors pourquoi a-t-elle mis des serpents-menteurs et d’autres horreurs en travers de mon chemin ?

— Pour éprouver votre courage ? En guise de fine plaisanterie ? Pour des raisons inaccessibles aux esprits prisonniers d’un corps charnel ? Il se peut fort bien qu’aucune de ces réponses ne soit la bonne. La Reine ne se confie pas à moi en détail.

— Vous êtes pire que le serpent-menteur.

— Que voilà donc de dures paroles pour celui qui vous a sauvé la vie il n’y a pas si longtemps.

— Parce qu’il avait retrouvé espoir lorsque je lui avais remis le portrait de la Reine.

— En effet. C’est justement de ce sujet que la Reine souhaite s’entretenir avec vous. Puisque vous ne désirez aucun rafraîchissement, consentirez-vous à suivre le chemin jusqu’à son pavillon ?

Pas si je dois vous tourner le dos, voulut répliquer Adelrune, mais il resta poli :

— Je vous suis.

— J’ai à faire ailleurs, et de toute façon la Reine désire vous rencontrer en tête à tête.

— Alors ne me laissez pas vous retarder. J’emprunterai le chemin dans un instant.

Adelrune inclina sa lance négligemment vers l’avant. Œil-de-Braise resta immobile quelques secondes, puis se retira dans l’ombre en silence, les étincelles rubis s’éteignant une à une.

Adelrune poussa un soupir, puis emprunta le sentier, qui était constitué de gravier concassé, d’un blanc faiblement lumineux dans la lueur des étoiles.

Le chemin décrivait des lacets autour de divers obstacles : des rochers grossièrement taillés, comme des statues inachevées, de grands arbres d’espèces qu’Adelrune n’avait jamais vues, une fontaine où bouillonnait une eau à l’odeur de soufre. Il y avait des murs à sa gauche et sa droite maintenant, mais nul toit au-dessus de sa tête. Frappé d’une soudaine inspiration, Adelrune marqua une brève pause, sortit quelque chose de son sac et le rangea à l’intérieur de son armure, dans un pli de sa chemise, tout contre son cœur. Puis il continua sa route.

Il lui parvenait une odeur de girofle ; quand il eut pris le dernier lacet du chemin, il se trouva dans le jardin d’ombres qu’il avait vu en rêve. Fougères et lierre aux feuilles noires, murs moussus à demi écroulés, mares aux eaux calmes où se reflétaient les étoiles. Au centre se tenait la Reine ; cette fois-ci, son visage était parfaitement distinct.

C’était le visage de la carte à jouer : large, charnu, avec des lèvres rouges pleines, des cils épais, un petit menton, un nez large et droit. Les cheveux noirs de la Reine étaient tressés et ramenés en torsades de chaque côté de sa tête. Elle portait une lourde couronne d’argent pailletée d’éclats de gemmes sans couleur.

— Je vous en prie, approchez, Sire Adelrune.

Sa voix était riche et profonde, exquisément modulée, à la fois familière et inconnue. Adelrune s’avança à contrecœur, jusqu’à se tenir à cinq verges de la Reine.

— J’ai ouï-dire que vous vouliez me parler, Madame.

— C’est exact. Je ne vous ai pas encore remercié de m’avoir enfin secourue.

— Je ne me suis jamais chargé de cette tâche.

— Mais vous avez remis mon portrait à mon serviteur que vous aviez rencontré, et cela lui a rendu l’espoir. Ce fut peu après qu’il parvint enfin à trouver un moyen de me libérer de ma geôle. Sans votre intervention, il aurait probablement cédé au désespoir – et je serais encore emprisonnée. C’est pour cette raison que je désire vous récompenser.

La Reine fit un geste des deux mains – cette fois-ci, elle ne tenait pas de gobelet ; un ruban de brouillard émergea du sol aux pieds d’Adelrune, se solidifia en un coffre d’ébène aux ferrures d’argent. Le couvercle s’ouvrit de lui-même.

— Que désirez-vous ? La jarre de verre contient la quintessence du bonheur, distillée et cristallisée. Un grain, dissous sous la langue, apporte une pleine semaine de joie. La lanière de tissu, si vous l’attachez devant vos yeux, vous permettra de contempler des domaines inconnus de l’entendement humain. Le gant d’airain garni de griffes est une arme qui déchire l’acier trempé comme si c’était de la soie. Les deux anneaux…

— Je vous remercie, Madame, mais je ne désire rien de tout cela.

— Vous méfieriez-vous de mes présents ? demanda la Reine d’un ton qui virait à l’acerbe.

— Je ne les convoite absolument pas. Je n’ai pas sciemment essayé de vous libérer ; je ne désire ni ne mérite donc aucune récompense de votre part ; mais si vous insistez, je vous demanderais de ne plus tourmenter le village d’Harkovar, dont les habitants vivent dans la crainte perpétuelle.

— Cela est comme il se doit. Vous aussi, Sire Adelrune, devriez ressentir de la crainte ; il est dans votre intérêt de ne pas me froisser.

— Je vous assure, Madame, que je vous crains bel et bien.

— Alors acceptez un des présents.

— Dites-moi, Madame, qui donc vous emprisonna, et comment s’y prit-il ?

— Un chevalier nommé Gliovold. Il m’a déjouée et scellée par magie dans une boucle de temps sans commencement ni fin. Je vous en conjure une dernière fois : choisissez un des présents que je vous offre.

— Je regrette de ne pouvoir en accepter aucun.

La Reine siffla de colère ; elle prononça trois mots dont les syllabes vinrent se briser sur l’ouïe d’Adelrune comme du verre se fracassant contre un mur de pierre. Instantanément, une dizaine de cacolyctes de toutes formes jaillirent de l’obscurité. Une jeune fille aux yeux noirs gros comme des poings et une bouche de lamproie tendit une main arachnéenne, effleura Adelrune, ramena sa main fumante à elle. « Aa-oo, il est enveloppé de métal ! » Un homme ursin, dont les épaules s’ornaient d’une douzaine de tentacules, s’avança en aboyant. Adelrune recula d’un pas, se jetant dans l’étreinte d’un homoncule caparaçonné de chitine. Les mâchoires d’insecte du cacolycte se refermèrent sur son mollet, déchirèrent le tissu et commencèrent à entailler sa chair.

Adelrune fouilla désespérément dans son armure et sortit ce qu’il y avait caché ; c’était la carte à jouer représentant le Prince de Coupes. Il la prit à deux mains et la déchira.

— NON !

Le hurlement de la Reine était assourdissant. Les cacolyctes s’immobilisèrent ; même Adelrune se rendit compte qu’il ne pouvait plus bouger. Il n’avait eu le temps que de déchirer une fraction de la carte. Du sang s’écoulait de la déchirure et souillait ses doigts. Rien ne lui avait permis de savoir avec certitude ce qui se passerait s’il portait atteinte à la carte ; mais il avait deviné juste.

— Rappelez vos démons, Madame, cria-t-il, sa voix se brisant sous la tension.

La Reine prononça un mot ; les cacolyctes s’évanouirent. Son visage était déformé par un rictus de souffrance.

— Donnez-moi la carte, dit-elle.

C’était presque une supplication.

— Vous me tueriez l’instant d’après.

— N’avez-vous donc aucune compassion pour le chagrin d’une mère ?

— Dans votre cas, presque aucune. Votre fils est donc emprisonné lui aussi ?

— Oui. Lorsqu’on m’a arrachée à l’emprise du charme, je n’ai pu l’emmener avec moi ; il est encore prisonnier de la chronospire. Donnez-moi la carte, je vous en supplie.

— Faisons un marché. Jurez sur ce que vous avez de plus cher que vous vous abstiendrez de me nuire d’une façon ou d’une autre, directement ou par le moyen d’une de vos créations ; que vous me laisserez quitter la Forêt comme bon me semble ; et, par-dessus tout, que vous cesserez à jamais de tourmenter ceux qui vivent à proximité de la Forêt, en particulier les habitants d’Harkovar. En retour, je jurerai de ne pas déchirer la carte.

— La peste soit de toi, mortel ! Donne-moi la carte, ou je te détruirai !

Adelrune déchira encore un peu la carte. Il y eut un autre jet de sang chaud sur ses mains.

— Arrête ! Ou je fais revenir les cacolyctes !

— Je peux déchirer cette carte en deux morceaux avant que vos cacolyctes n’aient le temps de me tuer. Et si votre fils est une horreur de votre trempe, ma vie est un bien petit prix à payer pour sa destruction. Je n’hésiterai pas une seconde.

La Reine de la Forêt hurla de nouveau : un cri de rage pure, qui finit par s’articuler en mots.

— Oui ! Oui, je jure de respecter tes conditions, je jure par tout ce qui m’a jamais été cher, par mon fils, par tous les pouvoirs qui m’appartiennent, par les arbres, par le feuillage et par la voûte du ciel !

Adelrune remit la carte en son sein. Du sang en sourdait encore, et un pouls qui n’était pas le sien tremblotait contre sa poitrine. La Reine était agenouillée au centre de son jardin, son visage toujours défait par la douleur. Adelrune revint vers le sentier, marchant de côté pour ne pas perdre la Reine de vue.

Alors qu’il sortait du jardin, une vaste masse s’éleva devant lui et l’engloutit. Les réflexes d’une année d’entraînement parlèrent alors : avant même d’avoir pris conscience de ses gestes, Adelrune avait abaissé sa lance et porté un coup de pointe. Il y eut un bruit de déchirure, comme si de lourdes draperies se fendaient, puis un cri voilé de souffrance : la stridulation d’un millier de grillons. Les poumons d’Adelrune s’emplirent de poussière. Suffoquant, il porta un nouveau coup, écarta les bras, se libéra enfin de ce qui l’entourait de toutes parts. Il pivota sur un pied, toussant avec violence, son inspiration retardée si longtemps qu’il lui sembla qu’elle ne viendrait jamais. Des lambeaux d’obscurité, où se voyaient une douzaine de clignotements rouges, disparurent dans l’ombre. Une voix de feuilles sèches s’éleva, les mots articulés avec peine « Je dois… Ma Reine… Je dois… » Puis une autre voix, identique, se joignit à elle ; elles parlaient en chœur, et pourtant leurs mots perdaient leur articulation, jusqu’à en devenir inintelligibles, des feuilles mortes frottées entre les mains, s’émiettant jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

Adelrune eut une autre quinte de toux, recracha un caillot de flegme charbonneux, prit une grande inspiration tremblante, expira, inspira. Un nuage noir flottait devant ses yeux, comme une meurtrissure de sa vision, mais il se dissipa rapidement.

La Reine n’avait pas brisé son serment : Œil-de-Braise n’était pas l’une de ses créations, mais il la servait de son plein gré. Adelrune ne l’avait même pas tué, simplement divisé en deux. Les deux moitiés étaient blessées et sans doute trop confuses pour l’attaquer de nouveau ; mais d’autres serviteurs de la Reine pouvaient rôder non loin.

Adelrune suivit le sentier aussi vite qu’il l’osa. Rien ne vint le menacer. Il atteignit l’escalier et l’escalada quatre à quatre, arrivant complètement hors d’haleine au sommet. Griffin l’avait attendu et l’accueillit par un hennissement de bienvenue. Adelrune le mena à travers les arbres, essayant de marcher en droite ligne. Finalement, la Forêt s’éclaircit ; Adelrune en profita pour monter en selle et exhorter Griffin à presser le pas. Au loin, des hululements et des cris perçants se faisaient entendre, et des lumières bleuâtres tremblotaient entre les troncs d’arbres.

Après un laps de temps impossible à mesurer, la monture et son cavalier sortirent de sous le couvert des arbres. La lune était redevenue visible ; elle allait disparaître sous l’horizon. Adelrune accéléra encore l’allure de Griffin, désireux de s’éloigner aussi vite que possible de la Forêt. Peut-être une demi-heure plus tard, ils passèrent non loin d’un grand bâtiment ; Adelrune reconnut une ferme. Des cris rauques et furieux éclatèrent à leur passage : l’aboiement caractéristique des noirdogues. Griffin se mit à trotter. Ils passèrent plusieurs autres fermes sur leur chemin, et enfin Adelrune, bien trop hébété pour ressentir la moindre surprise, aperçut Faudace de l’autre côté de la rivière Jayre.

13. Le Marchand de jouets

Il entra dans sa ville natale avec le lever du soleil. Il n’avait pas envisagé son retour de cette manière. Il avait eu l’intention de passer d’abord par la demeure de Riander, d’y raconter ses voyages et d’y recevoir de son tuteur la confirmation de son état de chevalier, avant de repartir pour Faudace. Mais il n’était plus question de retarder encore un seul instant la délivrance qu’il avait fait vœu d’accomplir.

Quand les citoyens de Faudace le virent entrer à cheval dans la ville, ils prirent peur. Un troupeau de sous-Recteurs émergea de la Maison Canoniale et le toisa avec méfiance. L’un d’eux, un petit homme gros et rubicond, qui transportait son ventre à deux mains comme s’il s’était agi d’un trésor, s’avança en se dandinant et s’adressa à Adelrune d’un ton froissé.

— Messire, il me faut savoir votre identité ainsi que ce que vous venez faire dans notre ville.

Adelrune, qui n’avait jamais rencontré cet homme auparavant, fut privé du plaisir de s’adresser à lui par son nom et de le désarçonner ainsi encore plus.

— Je me nomme Adelrune. Quant à ce que je suis venu faire ici, cela ne vous regarde en aucune façon.

Le petit Recteur pinça les lèvres et pencha sa tête encore plus loin vers l’arrière.

— Nous ne voyons pas souvent d’étrangers en armure, et portant des armes au côté. Votre apparence a de quoi troubler la populace.

Adelrune eut un sourire qui révélait ses dents.

— Le quatorzième Précepte de la Règle, versets un et deux, déclare : « L’homme de bien se doit de faire preuve de bonté envers les voyageurs qui se présentent à sa porte. Le devoir des fidèles est d’offrir accueil et hospitalité appropriés à tous. » Et même si les commentaires du Didacteur Roald affirment que le seul accueil approprié pour les vagabonds et les dépravés est de leur ouvrir la porte de la plus proche cellule, je ne crois pas que cela s’applique aux chevaliers errants.

Laissant le petit Recteur bouche bée, Adelrune claqua les talons contre les flancs de Griffin et quitta le troupeau pour la rue principale de Faudace.

Adelrune avait vu de telles immensités dans ses voyages que Faudace lui paraissait maintenant absurdement petite. Les maisons se courbaient au-dessus des rues étroites : des demeures minuscules, conçues pour des nains, malgré leurs trois ou quatre étages. Les échoppes et les palais des corporations, les résidences privées, les tavernes et les temples, avaient poussé les uns sur les autres comme les balanes sur la coque d’un navire. Ici et là se voyaient des taches de verdure, une pelouse ostentatoire devant la maison d’une riche famille, un petit parc où il avait une fois joué dans le carré de sable, enfant, et avait trouvé un soldat de bois enfoui, la peinture de son uniforme rouge et bleu à peine écaillée. En garçon bien élevé, il avait demandé la permission de le garder ; cela avait été source de longs débats à la maison, mais en fin de compte les Commentaires du Didacteur Hoddlestane avaient triomphé : « Que nul ne conserve une possession qui n’est pas la sienne, car il n’y a point de menu larcin. Aux yeux du Principe Divin, celui qui dérobe un grain de riz est aussi damné que celui qui détourne la rançon d’un roi. » Le jouet avait disparu le lendemain matin.

Une rage aussi vaste que l’océan monta en lui, masquant sa vision d’un voile rouge. Une partie détachée de son esprit s’émerveillait de constater qu’un souvenir aussi banal puisse encore, après toutes ces années, l’affecter autant. Mais il se rappela alors qu’il n’avait jamais protesté à l’origine, ne s’était jamais permis le désappointement, encore moins la tristesse, face à sa perte ; qu’il n’avait en fait jamais cru qu’il avait le droit de ressentir quelque chose à ce sujet.

Sa vision lui revint. Il s’essuya le front, ajusta son armure qui lui irritait les épaules. Ce faisant, il sentit le contour du Prince de Coupes dans sa chemise ; il sortit la carte pour l’examiner, mais ce n’était qu’un rectangle de carton à demi déchiré, les fibres de la déchirure à peine tachées de rouge. Le pouls qui battait au bout de ses doigts était le sien.

Il mena Griffin le long des rues familières, mais au lieu de se diriger directement vers l’échoppe du fabriquant de jouets, il guida sa monture dans d’autres rues et finalement s’arrêta devant la maison à quatre étages où il avait passé la première partie de sa vie.

Il descendit de cheval. Son cœur cognait dans sa poitrine et ses yeux le brûlaient. Le serpent-menteur aurait affirmé que cela ne retardait aucunement sa quête, que nul ne saurait lui reprocher de s’écarter de son serment, même si quelques minutes auparavant sa résolution avait été inébranlable. Mais une quête se devait d’être remplie selon les règles. Sire Quendrad s’était rasé le crâne avant sa bataille avec l’Ogre Gessangt, Sire Athèbre avait fait dresser sa carte du ciel par l’astrologue aveugle de la cour du Prince Mekthar avant de plonger au fond du Puits d’Émeraude ; de même, Adelrune sentait qu’il ne pouvait affronter Keokle avant d’avoir réglé la question de son origine.

Il s’avança jusqu’à la porte et cogna d’un poing ferme. Des bruits se firent entendre à l’intérieur. Adelrune cogna de nouveau, et Père lui ouvrit la porte. Pendant un instant, Adelrune fut déconcerté. Ces gens avaient toujours été des géants qui l’écrasaient de toute leur taille ; même à l’âge de douze ans, il n’atteignait que de justesse l’épaule de Père. Ce n’était plus vrai. Il dépassait maintenant Père de plusieurs pouces – Harkle, il se devait de le nommer Harkle en pensée, il n’y avait plus aucune raison de lui attribuer un autre nom – lequel se révélait tout intimidé par son fils adoptif.

C’était tellement étrange, tellement inattendu. Harkle avait toujours affiché le même visage entêté en toutes circonstances. Inflexible, son rang parmi les fidèles de la Règle l’emplissant de suffisance, il considérait tout ce qui l’entourait avec la même éternelle désapprobation. Et le voilà maintenant qui tremblait devant un étranger à sa porte, le même garçon qu’il cinglait d’une baguette une fois par semaine, peu importe que l’enfant se fût rendu coupable de quelque faute ou pas. Il le frappait attentivement, trois coups secs en travers du dos, ni trop forts ni trop doux, suivant à la lettre les Commentaires du Didacteur Mafelin sur le trente-cinquième Précepte.

— Que voulez-vous, jeune homme ?

De l’arrière de la maison vint la voix tremblante de Mère, en chœur : « Qu’est-ce qu’il veut ? »

— J’aimerais m’entretenir avec vous et votre femme.

Et sans attendre qu’on l’invite, Adelrune entra. C’était sa maison, après tout.

Essayant tant bien que mal de se donner une contenance, Harkle le mena au salon. Eddrin suivait dans leur sillage. Elle paraissait moins effrayée que son mari ; peut-être que l’événement était par trop extraordinaire pour qu’elle en ressente de la crainte.

Adelrune s’assit dans le fauteuil noir des visiteurs, pour la première fois de sa vie. Il ne put réprimer un sourire amer. Hélas, son armure était une barrière trop rigide pour qu’il puisse pleinement goûter le confort des coussins placés à l’intention de l’arrière-train osseux du Didacteur Mornude.

Il se rendit compte que Harkle et Eddrin attendaient qu’il se décide à dire quelque chose. Adelrune rassembla ses pensées et leur déclara :

— Je suis venu vous interroger au sujet de votre fils adoptif, Adelrune.

— Pff ! Si j’avais su que vous veniez me parler de ça… commença Harkle, mais le courage lui fit défaut et la menace mourut avant d’avoir franchi ses lèvres.

— Qu’y a-t-il au sujet d’Adelrune ? dit Eddrin.

— À ce que j’ai compris, il s’est enfui il y a deux ans.

— Exact, dit Harkle avec un reniflement de mépris. Ce petit ingrat a disparu un jour sans même laisser un message d’adieu. Après tout ce que nous avions fait pour lui !

Eddrin hochait la tête.

— Ç’a été un dur coup. Nous n’osons plus nous montrer au Temple, il nous faut célébrer l’office en privé. Nous avions dépensé des années de revenus pour le garçon, et tout ça en pure perte.

Adelrune s’étonnait de son calme. Il aurait dû être empli de furie, mais tout ce qui l’animait était un vague mépris à demi affectueux. Il connaissait ses parents adoptifs depuis trop longtemps pour s’attendre à mieux de leur part.

— Je veux que vous m’appreniez son origine, dit-il.

Comme il ne recevait rien en réponse que des regards interloqués, il reformula sa question.

— Je veux dire : qui étaient ses véritables parents ?

— Le Divin seul le sait, dit Harkle d’un ton aigre.

— Il y a dû y avoir des rumeurs, insista Adelrune, la mort dans l’âme. Sa mère a été enceinte pendant neuf mois ; les langues ont dû marcher.

— Le quatre-vingtième Précepte nous enjoint de fuir les commérages, dit Harkle d’un air hautain, et même si nous avions appris quelque chose, ce qui n’est jamais arrivé, nous ne le répéterions pas. Et de toute façon, de quel droit nous posez-vous toutes ces questions ? Qui êtes-vous donc ?

Adelrune s’adossa dans le fauteuil et ferma les yeux un instant, vaincu. Peut-être devrait-il se rendre au temple le plus proche. Mais à quoi bon ? Les Didacteurs ne se montreraient jamais réceptifs à sa requête, et sans doute n’en savaient-ils pas plus que ses parents adoptifs. Il devrait accomplir sa quête sans régler la question de savoir qui il était réellement. Eh bien, soit. Il avait déjà perdu trop de temps. Il se leva.

— Vous êtes son frère, annonça alors Eddrin. Vous êtes son frère, n’est-ce pas ?

Peut-être avait-elle davantage que son mari l’habitude de regarder les visages d’enfants ; quoi qu’il en soit, elle avait enfin remarqué la ressemblance entre le visage de l’homme en armure et celui de l’enfant qu’elle avait élevé.

— Non, répondit Adelrune, mais vous n’êtes pas très loin de la vérité.

Il la regarda dans les yeux, en appela une dernière fois :

— Vous ne savez rien, vraiment rien ?

— Je regrette, dit Eddrin. Nous n’avons jamais su qui l’avait engendré. Personne ne savait.

— Et de toute façon, en quoi cela vous regarde-t-il ? demanda Harkle, qui laissait libre cours à sa colère maintenant qu’Adelrune avait perdu son audace. Si vous êtes vraiment de sa famille, vous devriez nous rembourser ! Quand je pense à tous les sacrifices que nous avons faits…

— Ah ! Mais cessez donc vos jérémiades, pour une fois ! s’écria Adelrune, d’une voix brusquement tonnante.

Il se sentait emprisonné, étouffé entre les murs de cette maison qui le tenaient bien plus serré que ne l’avait fait la corde du magicien gris. Il foudroya Harkle du regard ; pendant un moment, il fut tenté d’obtenir vengeance pour chacune des corrections méthodiques qu’il avait dû subir des mains indifférentes de cet homme. Il serra les poings et leva les bras, puis il se força au calme et se dirigea vers la porte.

Sa rage se dissipait ; il ne pouvait remonter le cours du temps et soustraire à la baguette le garçon qu’il avait été. On ne pouvait changer le passé ; il était indigne d’un chevalier de prendre ce genre de revanche.

Ses parents adoptifs le suivaient, tous deux réduits au silence par son accès de fureur. Quand il fut sorti de la maison, il se retourna vers eux.

— Cela ne semblait pas vous préoccuper, mais je vous dirai quand même que votre fils adoptif va bien ; il pourrait certes être plus heureux, mais il ne fait aucun doute que quitter cette maison fut la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée.

Il enfourcha son cheval et descendit la rue, s’imaginant ressentir leurs regards dans son dos. Mais quand il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil, il n’y avait personne devant la maison, et la porte était fermée.

*

Il traversa la place du marché, qui était encore presque déserte. Un vendeur des quatre saisons avait dressé son étal dans un coin ; un peu plus loin, un marchand de bois à brûler alignait des fagots ; à côté de lui, une vendeuse de fleurs offrait quelques bouquets fripés. Adelrune pouvait apercevoir sa destination ; mais il arrêta Griffin, mit pied à terre, alla à la vendeuse de fleurs. Il se rappelait le visage de la vieille femme, qu’il avait vue durant toute son enfance sans jamais vraiment la remarquer. Tandis qu’elle le regardait bouche bée, il examina sa marchandise, choisit un chrysanthème d’un blanc moucheté de rouge. Il sortit l’une des dernières pièces qui restaient dans sa bourse et la mit dans la paume de la vieille femme, puis prit la fleur et en noua la tige dans le tissage de métal de son armure.

— Votre monnaie, messire, murmura la vendeuse.

— Gardez tout.

— Mais c’est trop !

— Oh que non ; ce ne sera jamais assez, au contraire.

Adelrune ne remonta pas en selle ; il traversa le reste de la place en menant Griffin, suivit la rue sur une brève distance, atteignit enfin l’échoppe de Keokle.

Ce côté de la rue était encore plongé dans l’ombre ; rien ne se voyait à travers la fenêtre de l’échoppe. Adelrune se rendit à la porte et y cogna du poing.

Elle s’ouvrit presque immédiatement. Keokle se tenait sur le seuil. Chemise et pantalon sombres, cheveux et barbe striés de blanc : il avait la même apparence que le jour de leur première fatidique rencontre, sauf qu’il avait attaché à son cou le ruban noir que les dévots portaient les jours de fêtes mineures.

— Je vous prie de m’excuser, mais ma boutique est fermée ce matin, dit Keokle. Je célèbre le jour de la Saint-Axinos.

— Je ne suis pas un client. Je suis venu ici remplir une mission de haute importance.

Keokle l’observa un moment, puis fit un pas en arrière, le laissa entrer. Adelrune referma la porte derrière lui ; la clenche retomba dans le mentonnet en ferraillant.

Des jouets et des poupées les environnaient. Des poupées de chiffon posées sur des étagères, des marionnettes à fils suspendues à leurs croix, des marionnettes à main au corps de feutre et à la tête de bois sculpté. Adelrune les balaya du regard, cherchant la poupée qu’il était venu secourir. Il savait qu’elle ne se trouverait pas parmi elles, mais il fallait respecter les convenances ; c’était comme les salutations qui précèdent un duel.

— Eh bien, messire, quel est votre nom, et dans quel but êtes-vous venu ici ?

— Vous n’avez pas d’autre marchandise en magasin ? demanda Adelrune.

— Je croyais que vous n’étiez pas un client.

— Répondez-moi : n’avez-vous donc aucune autre marchandise à vendre ?

— Rien qui soit terminé. Que désiriez-vous ?

— Je cherche une poupée, dit Adelrune, avec l’impression d’entamer l’incantation d’un charme subtil. Une poupée bien particulière ; elle fait deux pieds de haut, elle a les cheveux blond foncé. Elle porte une robe bleue, avec de la dentelle aux poignets et au col, une sangleuse indigo.

Keokle avait blêmi.

— Je regrette, dit-il, mais je ne possède rien de tel. Je pourrais vous façonner un jouet selon ces spécifications, si vous êtes prêt à payer le tarif d’une commande spéciale…

— Une fois déjà vous m’avez servi ce mensonge, dit Adelrune, haussant le ton. Et voilà que vous le répétez.

— Une fois déjà… murmura Keokle.

Il écarquilla soudain les yeux. « Adelrune ? »

Sire Adelrune. Je suis revenu ici remplir une quête chevaleresque.

Keokle secouait la tête ; sa voix trahissait son émerveillement.

— Tu as grandi anormalement vite, dit-il. Je peux à peine te reconnaître. Comment as-tu fait pour atteindre l’âge adulte en une seule année ?

Adelrune haussa les épaules.

— J’ai dépensé six années de ma jeunesse.

— J’ignorais que cela était possible. Tu as donc eu affaire à des magiciens. Comment était-ce ?

— En quoi cela vous concerne-t-il ? demanda Adelrune, interloqué. (Keokle était-il assez sot pour essayer de détourner la conversation ?) Je ne suis pas venu ici pour bavarder à propos de magiciens. Je vous ai dit ce que je veux ; aurez-vous l’audace de nier une troisième fois que vous le possédez ?

— D’accord, dit Keokle d’un ton apaisant. Je le reconnais : j’ai ce que tu cherches. Mais ne veux-tu pas des explications avant tout ? À moins que tu ne connaisses déjà toute l’histoire. Tes amis enchanteurs t’ont-ils montré la vérité dans une boule de cristal ?

— Vous parlez par énigmes ! Quelle est cette histoire que je suis censé connaître ? Quelles explications ?

— Dis-moi, Adelrune, demanda Keokle avec un pâle sourire, pourquoi donc es-tu venu quérir la poupée ? Pourquoi tant d’acharnement, si ce n’est qu’une simple poupée ?

— Je suis venu la libérer, répondit Adelrune. C’est ma quête, et voilà tout. Cessez de tenter de m’en distraire !

— Là n’est pas mon intention. Je crois simplement que je devrais m’expliquer avant tout. Il faut que tu comprennes ce qui s’est passé ; que ce n’était pas ma faute. Puis-je m’asseoir ?

Adelrune se sentait pris dans un filet tressé de mots, qui s’emmêlait davantage chaque fois qu’il essayait d’avancer. Était-ce une autre partie des préliminaires, une danse de mots qu’il devait suivre, ou un genre de sort néfaste ? Il décida de laisser Keokle continuer à radoter. Il se rappelait la leçon de Sire Vulkavar et du conseil des Élendils : respecte les convenances tant qu’elles ne t’égarent pas – et quand vient le temps, sache couper la parole aux autres, par le tranchant de l’acier si tu le dois.

Keokle s’était perché sur un haut tabouret ; il avait baissé le regard sur ses doigts qui s’entrelaçaient nerveusement.

— Quand j’ai fabriqué ta mère, commença-t-il à voix basse, quand je l’ai façonnée de porcelaine, de bois, de tissu, de cheveux de bébé, je n’avais pas de mauvaises intentions. Le cinquante-huitième Précepte nous met en garde contre la sorcellerie en général, mais il y a des exceptions. Saint Pancratus, après tout, usa bel et bien d’un enchantement pour abriter sa maisonnée durant la Guerre des Flammes, comme le Didacteur Kottin nous l’apprend dans ses Commentaires. De même pour le Didacteur Renuil, qui, selon deux sources indépendantes et dignes de foi, possédait des connaissances approfondies en sorcellerie.

« Et puis, au début, ce n’était vraiment rien d’autre qu’une poupée. La meilleure poupée, la plus jolie, que j’ai jamais façonnée. Pendant des semaines je me suis contenté de l’asseoir sur une étagère au-dessus de mon lit et de la regarder. Quand la lumière tombait sur elle d’une certaine façon, elle avait l’air d’être vivante. Il n’y avait rien de mal à cela, rien de mal à simplement se l’imaginer vivante, n’est-ce pas ? »

Keokle avala sa salive avec bruit. Adelrune, stupéfait, restait debout à l’écouter en silence, immobile, la tête vidée de toute autre pensée. Le marchand de jouets continua.

— Mais alors il y a eu les sorts du bateleur. L’homme est passé par Faudace il y a quinze ans. Je suis allé voir son spectacle. Il se déplaçait dans une roulotte de bois miteuse peinte en blanc et bleu, et ses tours – franchement, ses tours étaient pitoyables. Il arrivait à peine à jongler avec quatre balles à la fois ; quand il essayait de cracher le feu, il ouvrait trop grand la bouche, et le naphte lui dégoulinait le long des joues. Il était toujours sur le point de mettre le feu à ses vêtements.

« Je l’avoue, c’est à cause de ses assistantes que j’étais venu au spectacle. Je n’étais sans doute pas le seul dans ce cas. Tu comprends, il avait deux jeunes femmes avec lui, belles, jeunes et agiles. Elles avaient de ces façons de caracoler et de faire des cabrioles, elles se tenaient l’une sur les épaules de l’autre… Ce n’est pas un tort d’admirer les femmes ; le Didacteur Otterlène affirme qu’un sain désir est la base solide d’une famille.

« À la fin du spectacle, je suis allé parler au bateleur. Les deux jeunes femmes se tenaient juste à côté de lui ; je pouvais sentir la chaleur de leurs corps, flairer leur sueur. Ça m’étourdissait. Il m’a dit qu’il avait remarqué à quel point je prêtais attention au spectacle. Il a fait une plaisanterie à mes dépens, au sujet de moi et de ses filles, et tous les trois ont éclaté de rire. J’ai ri aussi, même si la plaisanterie était cruelle, parce que les jeunes femmes avaient de si beaux rires.

« Il m’a regardé soudain d’une drôle de manière, et il m’a dit qu’il avait peut-être quelque chose de spécial pour moi, si j’étais prêt à payer le prix. Je croyais qu’il m’offrait de partager le lit d’une des deux jeunes femmes pour la nuit. Je lui ai répondu qu’il n’en était pas question ; la Règle interdit aux femmes de vendre leur corps et aux hommes de les acheter.

« Tous les trois ont ri de moi une deuxième fois. Je me souviens… je me souviens de ce qu’une des filles, la plus blonde, a dit : « Gros bêta, je ne coucherais jamais avec toi, même si tu m’offrais tous les trésors du monde ! Je suis à lui, et à lui seulement. Il m’a faite comme ça. » Et elle a regardé le bateleur avec une expression qui tenait autant de la dévotion que de la possession… J’ai su qu’elle disait la vérité.

« Il m’a parlé de ce qu’il avait dans la roulotte. Des pages arrachées à un livre de sorts. Elles contenaient six enchantements. De la magie sympathique. Il s’était servi du sixième, par deux fois, pour façonner ses filles, pour donner à une matière inerte une semblance humaine. Il a dit qu’il les avait créées à partir de marionnettes ; et qu’elles étaient restées des marionnettes en réalité. »

Keokle s’épongea le front. L’histoire coulait de ses lèvres de plus en plus vite ; son regard était perdu dans le vague.

— J’ai refusé de le croire ; je pensais qu’il se moquait de moi. Mais il m’a prouvé le contraire. Il nous a fait rentrer dans la roulotte et il a fermé la porte. Puis il a prononcé des mots tandis qu’il touchait la fille blonde. Je l’ai vue, elle, et j’ai vu une poupée, ensemble dans le même espace, et puis il n’y a plus eu que la poupée. Ce n’était même pas une jolie poupée. Je pouvais faire cent fois mieux. Je me souviens que c’était à cela que je pensais tout ce temps : J’aurais pu faire bien mieux.

« Il m’a montré les pages dont il parlait. Du vélin épais, taché, encré de violet et d’argent. Il était prêt à me laisser les copier, si je payais. Il n’a pas demandé autant que j’aurais craint. Il a dit qu’il me faisait une faveur, que rares sont les gens qui ont des aptitudes pour la sorcellerie et qu’il avait senti le talent qui sommeillait en moi. Il a parlé d’autres choses encore, de la fraternité des magiciens, et je ne sais quoi d’autre : je n’écoutais pas vraiment. Durant tout son discours, je n’arrêtais pas de toucher la poupée qui avait été une femme une minute plus tôt. Quand il a eu terminé, quand il a su qu’il m’avait ferré, il m’a laissé prendre la poupée et l’asseoir sur mes genoux. Puis il a récité le sort à l’envers, et la jeune femme blonde est réapparue, assise sur moi. Elle était chaude et lourde, et son odeur m’emplissait les narines…

« Je suis allé chez moi chercher l’argent et je suis revenu à la roulotte après la tombée de la nuit. Je ne me suis jamais inquiété du sort que le bateleur me réservait ; je ne m’imaginais pas qu’il avait pu me tendre un piège, que lui et ses filles avaient projeté de me battre et me détrousser – la seule chose que je craignais, c’est qu’ils soient partis avant mon retour. Mais ils étaient encore là. Le bateleur m’a emmené dans sa maison sur roues ; je lui ai donné mon argent. Il a sorti les pages d’un coffre, les a placées sur un petit bureau. Il a allumé une bougie et m’a dit que je devais terminer avant que la bougie n’ait complètement brûlé. Je n’ai pas protesté ; je me suis mis au travail sans perdre une seconde. J’ai terminé juste avant que la flamme se noie dans sa propre cire. Le bateleur m’a ouvert la porte. J’avais les yeux usés par ma tâche : je ne voyais presque plus mon chemin dans l’obscurité. Derrière moi, j’entendais le bateleur parler dans la roulotte. J’ai entendu le rire entrecoupé d’une femme…

« Je suis parvenu à rentrer chez moi, en cachant les pages magiques sous ma chemise. Pendant des semaines, je les ai laissées au fond d’un coffre, sans les lire – je n’avais pas pu prendre le temps de saisir le sens de ce que je copiais. Entre deux commandes spéciales, je m’affairais à façonner une nouvelle poupée. J’ai pris tout mon temps, je me suis servi des meilleurs matériaux auxquels j’avais accès. Elle était si belle… Jamais je n’ai été plus fier de mon œuvre. J’ai toujours eu beaucoup de talent.

« Mais je ne pouvais pas éternellement l’admirer telle qu’elle était. Je devais essayer la magie du bateleur. J’ai fini par ressortir les pages du coffre et j’ai commencé à les étudier. Les sorts n’étaient pas faciles à utiliser, ni à tester. Je les ai mémorisés, je me suis entraîné à les invoquer. Je ne pouvais pas savoir si je m’y prenais correctement, mais je sentais une puissance qui s’éveillait en moi quand je prononçais les mots à voix haute. Finalement, je me suis senti assez confiant pour essayer le sixième sort, le charme d’animation que le bateleur avait utilisé. J’ai pris la poupée sur son étagère, je l’ai déposée sur le lit et j’ai invoqué la magie.

« Comme le bateleur l’avait promis, elle est devenue vivante. C’était une vraie jeune fille, presque aussi grande que moi, tiède et douce, et jolie, si jolie… Je l’ai aimée alors. Peux-tu me croire ? »

Keokle releva le regard pour croiser celui d’Adelrune. Il haussa encore le ton ; sa voix devenait rauque. Adelrune l’écoutait sans sourciller, même s’il était secoué par un tumulte intérieur.

— Crois-moi, je l’ai aimée. Je n’avais jamais aimé une femme auparavant, mais je l’ai aimée dès que je l’ai vue. Et elle me regardait avec la même expression que la compagne du bateleur avait eue. Elle était mienne.

« Je l’ai prise ; je ne pouvais pas attendre. C’était encore plus merveilleux que tout ce que j’avais pu imaginer. Et quand j’ai été rassasié… je l’ai ramenée à son état initial, comme le bateleur m’avait montré. Tu comprends, c’était beaucoup plus facile comme ça. Je pouvais me concentrer sur mon travail ; elle n’attirait pas l’attention. Quand je me sentais seul, je l’amenais à la vie, et nous nous donnions du plaisir. Après quoi, elle redevenait une poupée. Ça ne la dérangeait pas : elle me l’a dit elle-même.

« J’ai été très heureux pendant longtemps. Mais alors quelque chose s’est passé ; une nuit, après que nous nous soyons aimés, quand j’ai voulu la faire redevenir un jouet, le sort n’a pas fonctionné. J’ai cru que j’avais oublié une syllabe ; j’ai recommencé, mais j’ai échoué une nouvelle fois. Je me suis mis à craindre que la magie se soit épuisée, ou que j’aie perdu mon talent d’enchanteur. Ce n’était pas ça du tout. Après quelques mois, quand son ventre a commencé à s’arrondir, j’ai enfin compris. Le charme pouvait ramener un être à son état antérieur, mais pas deux. Je n’aurais jamais cru que je pouvais la féconder ; après tout, ce n’était qu’une poupée. Mais cela s’était bel et bien produit ; elle était enceinte.

« Durant toute sa grossesse, je n’ai eu d’autre choix que de la dissimuler chez moi. Elle était devenue… très encombrante. Elle avalait des quantités prodigieuses de nourriture et elle ne cessait de piquer des crises de colère. Je ne pouvais jamais la contenter. Elle n’était plus la jeune femme douce et docile qui partageait ma couche avec joie. Sans aucune raison, elle se mettait à m’invectiver ou éclatait en sanglots. J’avais beau essayer de lui faire comprendre que personne ne devait soupçonner qu’elle se cachait chez moi, parce que cela aurait attiré des ennuis sans fin, elle n’en criait que plus fort.

« Une fois, le Didacteur Mornude est venu me voir ; il prétendait que ce n’était qu’une visite dominicale, mais je savais qu’il croyait que je cachais quelqu’un chez moi. Heureusement, j’avais pu mettre la main sur de la poudre d’herbe-à-sommeil. Une cuillerée dans un verre d’eau chaque matin, et ma compagne restait tranquille pour le reste de la journée. Le Didacteur Mornude n’a rien vu ni entendu de suspect, et il est reparti rassuré.

« Elle a enfin fini par accoucher. Ce fut plutôt bref, et moins malpropre que je ne l’avais craint. J’étais sûr que tu ne serais pas viable, au mieux gravement difforme. Mais tu paraissais bien proportionné et en bonne santé. J’ai coupé ton ombilic avec un burin et je l’ai attaché solidement. J’avais donné assez d’herbe-à-sommeil à ta mère pour qu’elle s’endorme aussitôt le placenta expulsé.

« Je ne pouvais pas attendre plus longtemps : j’ai invoqué l’enchantement de transformation, et elle est retournée sans encombre à la forme d’une poupée. Je t’ai enveloppé de langes pour que tu sois bien au chaud et je me suis rendu au temple le plus proche. Il était minuit passé ; il n’y avait personne dans les rues de Faudace. Je t’ai déposé sur le pas de la porte, j’ai sonné à toute volée et j’ai couru me cacher. Un Recteur a ouvert la porte et après une seconde il est rentré en te tenant dans ses bras ; alors je suis revenu à ma boutique. »

Keokle eut une brève quinte de toux. Il s’essuya les yeux et reprit.

— Je l’ai laissée sous sa forme de poupée pendant longtemps : presque une année complète. J’avais besoin de calme et de silence, d’une maison vide à part moi-même. Je m’affairais à fabriquer mes jouets. Je me suis remis lentement. À la longue, j’ai fini par me sentir de nouveau seul. Aussi, je l’ai ramenée à sa forme de femme.

« De son point de vue, il ne s’était passé que quelques instants. Elle t’a réclamé. Je lui ai expliqué ce qui t’était arrivé : tu avais été adopté par Harkle, le maçon, et sa femme. Elle a demandé à te voir. Je lui ai expliqué que ce n’était pas possible, pas même raisonnable. Je lui ai rappelé que c’était moi qui l’avais façonnée et qu’elle était mienne. Elle s’est mise à pleurer ; je l’ai suppliée d’arrêter. Je lui ai dit à quel point je l’aimais. Et je le lui ai prouvé ; j’étais resté solitaire trop longtemps, et je ne pouvais pas me retenir.

« Quand j’ai eu fini, elle avait cessé de pleurer. Elle m’a caressé et embrassé. Elle était redevenue tendre. Elle voulait aller à la cuisine, pour manger et boire un peu. Elle m’a promis qu’elle ne ferait plus de bruit. Je me sentais tellement soulagé, tellement heureux de savoir qu’elle était de nouveau comme avant. Je l’ai serrée dans mes bras, je l’ai embrassée fougueusement.

« Nous sommes descendus au rez-de-chaussée. Nous venions de nous asseoir quand elle m’a demandé ses pantoufles ; elle les avait oubliées dans ma chambre et elle avait froid aux pieds. Je suis monté les chercher.

« Pendant que j’étais à l’étage, elle a pris un couteau dans un tiroir et s’est ouvert la gorge. Elle avait promis qu’elle ne ferait plus de bruit, et elle a tenu parole. Je ne l’ai même pas entendue tomber. Peut-être qu’elle s’est allongée sur le sol avant de se tuer.

« Quand je suis revenu, je l’ai trouvée gisant dans une mare de sang. Elle se débattait encore, mais à peine. C’était comme une marionnette dont les fils se seraient emmêlés. Je ne pouvais rien faire. Tu comprends, n’est-ce pas ? Tu dois comprendre. Il n’y avait rien à faire : la coupure était si profonde que sa gorge béait comme une seconde bouche. Personne à Faudace n’aurait pu la secourir.

« Alors j’ai pris la décision qui s’imposait. Je l’ai ramenée à la forme d’une poupée. J’ai épongé tout son sang, je me suis assuré que la pièce soit propre et nette. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il y avait des larmes et du sang sur le visage de la poupée. J’ai bien tenté de les essuyer, mais on aurait dit que c’était devenu un genre de vernis sur la porcelaine : rien ne pouvait les enlever. Le cou était fêlé presque de part en part, mais avec un peu de soin, la tête resterait attachée au corps.

« Après tout cela, je me suis amendé. J’avais enfin compris l’avertissement du cinquante-huitième Précepte : “ Tu ne t’égareras point sur le chemin de la sorcellerie, car par les arts magiques tu mettras ton âme en péril. ” J’ai enfermé les feuillets dans un coffre et j’ai juré de ne jamais plus utiliser la magie animatrice. J’ai gardé la poupée par-devers moi, afin de ne jamais oublier mon échec. D’habitude, je l’assois dans mon atelier pour qu’elle puisse me regarder travailler. Parfois je la dépose sur une étagère dans cette pièce-ci, pour qu’elle puisse voir par la fenêtre. Bien sûr, je prends soin qu’elle ne soit pas remarquée par les passants.

« Je lui parle souvent, tu sais. J’ai eu de longues conversations avec elle, et je crois avoir beaucoup appris. Je sais en tout cas que ce qui s’est passé n’était pas ma faute. Elle était viciée, d’une manière ou d’une autre. Sans doute que ma maîtrise de la magie était insuffisante ; peut-être que le Divin est intervenu dans l’enchantement afin de m’apprendre une dure leçon. Elle était viciée, et c’est pour cela qu’elle a contrevenu au quatre-vingt-dixième Précepte et mis fin à ses jours… »

Keokle s’interrompit. Adelrune avait déplacé sa prise sur la lance, la soulevant lentement, comme s’il s’apprêtait à un lancer à bout portant.

— Allons, Adelrune, l’avertit le fabriquant de jouets, réfléchis un peu avant d’agir ! Ne fais pas de sottises !

— Je n’ai plus besoin de réfléchir, dit Adelrune d’une voix rauque. L’heure est à l’action.

— Mais tu peux aller chercher la poupée maintenant. Elle est dans l’atelier, juste de l’autre côté de la porte.

Cela eut pour effet de distraire Adelrune ; il ne put s’empêcher d’aller jusqu’à la porte, de l’ouvrir et de pénétrer dans la salle. Contre le mur du fond, on avait installé un minuscule fauteuil. La poupée y était assise, son visage déformé par le désespoir, ensanglanté, inondé de larmes figées. Adelrune fit quelques pas vers elle, puis se retourna pour faire face à Keokle, qui était entré derrière lui.

— Vous l’avez tuée, dit-il presque rêveusement.

L’histoire que Keokle avait racontée résonnait encore dans son esprit. L’émotion qui l’étreignait n’était pas la rage ; la rage aurait été un feu purificateur où sa raison se serait consumée. Ce qu’il ressentait rongeait son âme comme un acide visqueux.

— Non, je ne l’ai pas tuée. Elle s’est suicidée. Je l’en aurais empêchée si j’avais pu. Adelrune, elle m’a trompé : elle m’a envoyé faire une commission, pour que je ne sois pas là pour la sauver. Ce n’était pas ma faute !

— Assez. Assez de mots ! dit Adelrune, haletant.

Il leva sa lance posément ; des bribes de l’entraînement de Riander résonnaient dans son crâne. Ramène ton bras plus loin vers l’arrière, Adelrune. C’est mieux. Rappelle-toi, quand tu projettes l’arme, ton poids doit contribuer à l’élan. Non, pas comme ça. Vise avec la pointe… Il voyait en imagination la lance transpercer le fabriquant de jouets, encore et encore, tant de fois qu’il se sentait surpris que l’arme n’ait toujours pas quitté sa main, que Keokle se tienne devant lui, sain et sauf. Ses mouvements étaient ralentis, comme si la délivrance du meurtre se refusait à lui.

Keokle avait lui aussi levé le bras et exhibait une marionnette à fils qu’il avait prise sur une des étagères de la devanture. C’était le chevalier qu’Adelrune avait tant admiré, il y avait si longtemps, quand il n’était encore qu’un enfant, quand la devanture de l’échoppe ne contenait que de belles choses qui comblaient son besoin d’émerveillement. Keokle tenait la croix d’une main et de l’autre empoignait la marionnette par la taille. Très pâle, il fixait Adelrune.

— J’ai conçu ta mère ; je t’ai conçu toi aussi, dit-il d’une voix chevrotante. De sorte que je suis à la fois ton père et ton grand-père. Je revendique pleins pouvoirs sur toi par les principes de sympathie. Ceci, c’est toi, Adelrune.

Il cracha sur la marionnette et prononça une suite de mots. Adelrune sentit une onde de chaleur résonner en lui-même ; un enchantement le tenait. Cela attisa sa colère ; ses dernières hésitations se dissipèrent.

— Assez de mots, répéta-t-il. Assez de magie !

Il ramena son bras aussi loin qu’il le put vers l’arrière, prenant une grande inspiration qu’il rejetterait au moment du lancer. Keokle tira sur l’une des ficelles de la marionnette : le bras du chevalier se dressa et se déplaça violemment de côté. Le bras d’Adelrune l’imita immédiatement, la poignée de la lance frappant le sol et crissant sur les dalles.

Adelrune lutta contre l’emprise du sortilège, tentant de reprendre le contrôle de son bras. Mais Keokle tenait maintenant l’arme de la marionnette ; il l’arracha de la main de bois et la jeta à travers la pièce. La lance d’Adelrune bondit hors de sa poigne et retomba à l’autre bout de l’atelier. Keokle recommença la manœuvre, cette fois-ci avec le bouclier de la marionnette. Celui d’Adelrune lui fut arraché et rejoignit la lance.

— Va-t’en, maintenant, je t’en prie, dit Keokle. Emporte la poupée et va-t’en. Je te promets que je ne te ferai aucun mal. Je ne voulais plus utiliser de magie, mais tu m’as forcé la main.

Adelrune ne prêtait aucune attention à ses paroles ; grondant de rage, il s’avança vers le fabriquant de jouets, les mains tendues comme des serres. Keokle entortilla les fils de la marionnette ; Adelrune fut tiraillé dans toutes les directions. Keokle imprima un balancement à la croix et Adelrune fut projeté avec violence contre des étagères. Une demi-douzaine d’animaux de bois sur roulettes tombèrent sur lui puis achevèrent leur course sur le sol.

— Cesse de lutter, Adelrune, s’il te plaît. Prends-la avec toi si tu veux, mais pars. Sinon, je devrai te garder prisonnier ici et appeler les forces de l’ordre à mon aide. Tu ne peux rien contre moi.

Adelrune n’abandonnait pas ses efforts pour surmonter l’influence du charme. Il parvenait par instants à bouger ses membres mollement, mais aussitôt Keokle s’empressait de resserrer sa prise sur les ficelles et le ramenait à l’immobilité. Adelrune commença à croire qu’il avait bel et bien perdu la bataille. Le fabriquant de jouets était à même de le tuer sur-le-champ ; qui à Faudace lui reprocherait de s’être défendu contre un étranger aux velléités d’assassin ? Adelrune chercha secours dans toutes les histoires que recelait sa mémoire, mais il ne se rappelait que des fins tragiques. Sire Athèbre broyé par les mâchoires du ver, Sire Judryn enseveli vivant sous la boue des Fosses Jaunes… Mais soudain, il vit en esprit les visages de tous ceux qu’il avait aimés, et à cet instant il trouva enfin la solution à l’énigme de la sorcière. « Le doute ; et le désespoir », murmura-t-il.

Il baissa la tête, bougea ses bras presque imperceptiblement pour exprimer la capitulation. Keokle relâcha sa prise sur les fils de la marionnette. Adelrune, ses membres de nouveau libres, s’éloigna des étagères, s’affala contre un établi. Keokle ouvrit la bouche, s’apprêtant à parler. Pendant un instant, il ne fut plus sur ses gardes ; Adelrune passa à l’action.

Une paire de ciseaux ne constituait au mieux qu’une arme médiocre, mais un bon chevalier sait employer tout ce qu’il a sous la main ; tel avait été l’enseignement de Riander. Adelrune s’empara de ceux qui traînaient sur l’établi et d’un seul mouvement fluide les projeta, lames ouvertes, sur les fils de la marionnette. Les lames tranchèrent les fils, la marionnette tomba sur le sol et éclata en morceaux, le torse, les membres et la tête ricochant sur les dalles. Adelrune sentit l’emprise de la magie sympathique se briser.

Keokle poussa une exclamation de désarroi. Adelrune se redressa, fit jouer ses bras et ses jambes ; le fabriquant de jouets recula contre le mur. Adelrune dégaina son poignard et s’avança vers son adversaire.

— Tu ne peux pas faire ça, le supplia Keokle. Tu me l’as dit, tu es un chevalier. Les chevaliers ne sont-ils pas contraints d’agir avec honneur ? Je n’ai pas d’arme sur moi. Je n’ai utilisé qu’un seul charme, uniquement pour me protéger. Je ne t’ai pas fait de mal. Je suis ton véritable père. Tu ne peux pas me tuer !

Pendant un instant, Adelrune s’arrêta, puis il secoua la tête.

— Quand je suis entré dans cette échoppe, je me croyais encore un chevalier, dit-il avec amertume. J’avais une quête à remplir ; Riander lui-même m’avait formé ; le roi Joyell à bord du Vaisseau de Yeldred m’avait adoubé. Il m’a fallu longtemps, si longtemps pour me réveiller de ce rêve. Celle que j’avais juré de secourir est morte ; Joyell était un dément ; et malgré tous les efforts que Riander a apportés à ma formation, il faut croire qu’il a échoué. Je ne peux de toute évidence pas être un chevalier, car un chevalier ne serait pas disposé à commettre un meurtre.

Il leva haut le bras ; la lame tachée de la dague brillait à son poing.

— Non ! Rappelle-toi le premier Précepte de la Règle ! cria Keokle. Tu ne commettras point…

Adelrune lui enfonça sa dague dans la gorge.

Il ne coula pas beaucoup de sang. Le fabriquant de jouets, projeté contre le mur par la force du coup, resta immobile pendant un moment, puis s’effondra. Du bout du pied, Adelrune le tourna face vers le haut ; seul le pommeau de la dague émergeait de la chair de Keokle. Ses yeux étaient révulsés ; un mince filet écarlate coulait du coin de sa bouche jusque dans ses cheveux.

Adelrune tomba à genoux à côté du cadavre et laissa échapper un long gémissement. Il crut, pendant un instant, qu’il allait mourir à son tour, que l’horreur arrêterait son cœur de battre ; puis qu’il allait retirer la dague et ouvrir sa propre gorge.

Mais il resta prostré, immobile, la tête enfouie dans ses bras, attendant que le tourbillon de ses pensées se calme, qu’il redevienne capable de trouver un sens à ce qui lui arrivait. Il feuilleta le Livre des Chevaliers en imagination. Le septième chapitre racontait l’histoire du premier combat de Sire Oldelin. Il avait occis un brigand qui avait terrorisé la campagne par ses pillages et ses viols. Le brigand avait presque réussi à empaler Sire Oldelin sur sa lame empoisonnée, mais en fin de compte le chevalier avait tué son adversaire.

Un groupe de bûcherons avait croisé Sire Oldelin en train de creuser une tombe pour le brigand, les joues baignées de larmes. Ils avaient répandu la nouvelle aux alentours, émerveillés par la grandeur d’âme du chevalier : alors même que les blessures causées par la lame empoisonnée lui arrachaient des larmes de souffrance, il avait célébré le rite funéraire dans ses moindres détails, allant même jusqu’à creuser une tombe assez large pour un noble. La vérité, telle que le révélait le Livre, était que Sire Oldelin éprouvait un tel remords qu’il avait projeté de coucher son propre cadavre à côté de celui de son ennemi, et il aurait mené son plan à exécution s’il n’avait été surpris par l’arrivée des bûcherons.

Riander avait évoqué le sujet plus d’une fois – mais Adelrune ne pouvait endurer de se remémorer les leçons de son tuteur. Il s’était montré indigne de son enseignement. Quelle importance cela avait-il de savoir si tous les chevaliers ressentaient un tel tourment la première fois qu’ils tuaient ? Un vrai chevalier n’aurait jamais tué Keokle.

Après un long moment, les affres du remords d’Adelrune refluèrent quelque peu. Il trouva la force de se relever. Il lui fallait terminer sa quête, toute dénuée de signification qu’elle fût.

La poupée était toujours assise dans son fauteuil ; son regard aveugle semblait l’accuser. Adelrune s’approcha d’elle en titubant et la prit dans ses bras. Il fut surpris de constater à quel point elle était lourde ; elle lui parut plus grande qu’il ne l’avait d’abord cru. Sa tête s’appuyait contre son épaule, ses yeux maintenant fermés, comme si elle ne faisait que dormir. Du sang avait commencé à sourdre de l’entaille à son cou. La porcelaine et le bois dont elle était faite changeaient, devenaient chair. De seconde en seconde, elle était plus grande et plus lourde.

Il la porta jusqu’à l’avant de la boutique.

— Je vous demande pardon, murmura-t-il à l’oreille du cadavre, d’une voix éteinte. Je suis arrivé trop tard.

— Tu n’as rien à te faire pardonner, dit une voix sur sa gauche.

Adelrune sursauta, jeta un regard aux alentours : qui donc avait parlé ? Il remarqua une poupée sur une étagère, dont les cheveux bruns bouclés étaient ramassés à l’arrière. Elle ressemblait à Sawyd. Et c’était de fait la voix de Sawyd qu’il avait entendue.

La poupée parla de nouveau.

— Tu n’as rien à te reprocher. Elle est morte quand tu étais encore aux langes. Comment aurais-tu pu la secourir ?

— Que se passe-t-il ? s’écria Adelrune, le corps secoué de frissons.

Une marionnette à fils prit la parole. Elle était tout habillée de gris, et Adelrune crut reconnaître sur la tête de bois sculpté les traits du magicien gris.

— Il y a plusieurs explications possibles. Keokle est mort : peut-être que la magie qu’il possédait a été brusquement libérée et se répand maintenant de manière incontrôlée à travers son domicile, avec des effets apparemment miraculeux. Cela expliquerait le retour de ta mère à sa forme humaine, quoique le contact de ta chair et de ton sang, qui sont aussi les siens, pourrait suffire en théorie à déclencher la métamorphose, par le principe de contagion. Une autre explication, peut-être plus probable, serait que les épreuves que tu viens de traverser ont altéré ta raison, de sorte que tu vois des choses qui n’existent pas. Il se peut bien sûr que ni l’une ni l’autre de ces hypothèses ne décrive correctement la réalité.

Une marionnette habillée d’hermine se redressa et parla avec la voix du roi Joyell.

— Qu’importe l’explication finale ? Tu as enfin rempli la tâche que tu t’étais assignée. Ta quête est accomplie.

— Pouvons-nous en être sûrs ? Je crois pour ma part qu’il a tout gâché, tout détruit, dit une voix desséchée, venant d’un morceau de velours noir déchiré, cousu de petits rubis de strass, accroché à une patère sur le mur.

— Adelrune, dit Jarellène, sa tête de bois couronnée de cheveux blond foncé émergeant d’entre les jouets qui encombraient une étagère basse, ne nous écoute pas. Quitte la boutique et mets un terme à tout cela. Tu as libéré ta mère, libère-toi maintenant.

— Jarellène…

— Je ne suis pas Jarellène. Si jamais tu as aimé celle qui portait ce nom, va.

Adelrune sortit de la boutique. Le cadavre pesait de plus en plus lourd dans ses bras. Des passants le remarquèrent et poussèrent des cris de stupeur et d’indignation. Il ne leur prêta aucune attention, descendit la rue jusqu’à la place du marché. Il demanda au vendeur de bois de délier ses fagots ; l’homme, après un coup d’œil à ce qu’Adelrune transportait, obéit d’un air hébété.

Adelrune posa le corps sur les fagots ; il lissa la jolie robe bleue garnie de dentelle au col et aux poignets, redressa les membres. Le sang qui avait coulé de la gorge ouverte avait taché la dentelle ; Adelrune replaça la tête pour refermer la blessure béante. Puis, de la nappe rose qu’il portait encore attachée à sa ceinture, il sortit la scytale et l’enroula autour de l’os. Les lettres argentées brillèrent, épelant cinq mots. Le bois prit feu avec un grondement sourd : des flammes s’élevèrent, clairement visibles même à la lumière du jour. Puis Adelrune jeta la scytale et l’os au cœur du brasier, et avec un hurlement strident une colonne de flammes s’éleva à vingt pieds de hauteur. Les quelques curieux qui l’entouraient s’enfuirent.

Adelrune resta immobile face au brasier, malgré la chaleur surnaturelle qui cuisait sa chair encore plus que le souffle d’une forge, fixant les flammes d’un regard qui ne cillait pas, même si leur lumière rivalisait avec celle du soleil, attendant que le bûcher funéraire de sa mère se soit complètement consumé.

Enfin, il se détourna. Derrière lui ne restaient que des cendres d’un gris argenté, que la brise matinale emportait. Il sortit sa bourse, jeta deux pièces sur le sol, pour payer le bois.

Il revint à la boutique de jouets, rentra à l’intérieur. Les marionnettes en rangées contre les murs demeuraient silencieuses et immobiles. Dans l’arrière-boutique, le cadavre gisait toujours sur le dos ; son sang avait cessé de couler. Adelrune ramassa son bouclier et sa lance.

Il était prêt à partir, mais il se rappela le livre de sorts dont avait parlé Keokle. Adelrune monta l’escalier en spirale qui menait à l’étage supérieur. Il cherchait un coffre, le trouva finalement dans la chambre à coucher de Keokle, face au lit. Il n’était même pas verrouillé. À l’intérieur, un fouillis de papiers : un exemplaire tout écorné de la Règle, trois tomes de Commentaires, des affichettes annonçant divers festivals, religieux ou séculiers, deux traités d’ébénisterie, de vieux carnets à dessins remplis d’idées et d’esquisses de jouets. Tout au fond, dans une enveloppe scellée par une goutte de cire sans couleur, Adelrune trouva ce qui passait pour le livre de magie de Keokle : quelques feuilles de parchemin cousues ensemble dans un coin.

Il balaya du regard quelques lignes de texte. Les lettres étaient en pattes de mouche, les traits de plume inégaux. Des symboles bizarres avaient été maladroitement reproduits dans les marges. Mais malgré le caractère rudimentaire de la transcription, Adelrune pouvait ressentir le pouvoir que recelaient les mots, vibrant au bout de ses doigts, sifflant dans son esprit. Semblait-il qu’il avait après tout un certain talent naturel pour la magie ; ce n’était guère surprenant de la part du rejeton d’un magicien et d’une poupée ensorcelée…

Il se dépêcha de plier le manuscrit et de l’enfouir dans son sac à dos. Il aurait dû venir le chercher plus tôt et le brûler sur le bûcher. Il était trop tard maintenant pour essayer de le consumer par une flamme plus terrestre. Il était déjà resté trop longtemps dans cette maison. Il remettrait le manuscrit à Riander, lequel en disposerait comme il le jugerait bon.

Adelrune redescendit, sortit à grands pas de l’atelier sans regarder derrière lui. Il avait décidé de laisser sa dague enfoncée dans la gorge de Keokle ; il y avait là trop de symétrie ironique avec la façon dont il l’avait trouvée. Quand il sortit de l’échoppe, il vit Griffin non loin, la bouche pleine d’herbe. Le cheval vint quand il l’appela. Adelrune l’enfourcha et s’apprêta à quitter Faudace au plus vite.

Mais on l’attendait au-delà de la place du marché, maintenant déserte : une demi-douzaine de soldats et un capitaine à cheval, accompagnés par un trio de Recteurs et un Didacteur. Les fantassins manquaient visiblement d’enthousiasme ; leur lieutenant arborait une expression résolue, comme celle des serviteurs de la Règle. Adelrune voulut revenir sur ses pas et trouver une autre issue à la place du marché ; mais six autres soldats bloquaient son chemin. Il vira de nouveau pour faire face au plus gros groupe.

— Messieurs, je vous prie de me laisser passer, s’écria Adelrune. Je n’ai plus rien à faire ici, et mon souhait le plus cher est de m’en aller pour ne jamais revenir.

Le Didacteur répondit d’une voix nasillarde et pédante :

— Nenni, étranger. Vous êtes un élément perturbateur ; vous semez la panique et usez de sorcellerie, un flagrant délit contre le cinquante-huitième Précepte. Vous ne pouvez continuer à agir ainsi impunément ! Nous allons maintenant vous conduire au cachot, où vous sera administrée une correction proportionnelle à vos crimes.

— Je ne me trompe pas, c’est bien vous, Didacteur Fébule ? Je me disais que je reconnaissais vos cheveux roux. Je crains qu’après deux décennies passées à gouverner des petits garçons, vous ne sachiez plus composer avec des adultes, Didacteur. Vous imaginez-vous que je vais me montrer aussi docile qu’un élève de la Maison Canoniale surpris à faire la sieste durant une leçon de grammaire ? Je ne vous accompagnerai nulle part. Je quitte Faudace, et nul ne m’arrêtera.

Le Didacteur, décontenancé d’avoir été reconnu, préféra ne pas poursuivre la discussion. Il fit signe au lieutenant, lequel envoya ses six hommes en avant. Les fantassins, brandissant des masses, s’avancèrent d’un pas hésitant.

Ces hommes avaient beau être des soldats professionnels, ils ne valaient guère mieux que Lovell, Preiton et Thran qui l’avaient défié aux frontières d’Harkovar. Faudace était un endroit paisible, et la tâche des forces de l’ordre se limitait généralement à l’arrestation de fêtards éméchés. Ils avaient beau être six contre un, Adelrune les aurait facilement vaincus – si la seule idée d’en blesser un ne lui avait soulevé le cœur. Même s’il devait défendre sa vie, il ne se sentait plus capable de risquer de prendre celle d’un autre.

Il eut une inspiration et sortit les feuilles de parchemin de son sac. Il agita le livre de magie en direction des soldats.

— Avez-vous aimé la magie que j’ai invoquée sur la place ? cria-t-il d’un ton menaçant. Voudriez-vous en voir davantage ? Je transporte une demi-douzaine de charmes sur ma personne. Laissez-moi partir, sinon je vous ensorcellerai !

Cela suffit à stopper net l’avance des hommes. L’un des Recteurs en profita pour s’éclipser furtivement. Adelrune jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : les soldats derrière lui n’avaient pas bougé. La voix du Didacteur Fébule s’éleva :

— Ignorez les menaces de ce gredin ! En avant ! Emparez-vous de lui !

Adelrune ramena les pages devant lui et choisit une ligne de texte au hasard. D’une voix tonnante, il commença à réciter les mots, tandis qu’il brandissait sa lance vers les soldats.

Les syllabes lui brûlaient la bouche et l’étourdissaient ; d’étranges énergies s’animaient, mais restaient impuissantes. Son invocation aléatoire ne pouvait susciter un véritable enchantement. Les soldats, qui n’étaient pas au courant de ces subtilités, battirent immédiatement en retraite.

Adelrune s’arrêta de lire – il lui fallut un vaste effort de volonté pour s’arracher au parchemin, comme si l’enchantement voulait être complété. Adelrune fit tourner Griffin. Les soldats derrière lui, sans officier pour les accompagner, manquaient de courage. Avec un hurlement sauvage, Adelrune lança Griffin au galop vers eux.

Ils prirent la fuite devant sa charge. Adelrune eut deux occasions parfaites d’embrocher un ennemi, et chaque fois garda sa lance tout contre sa monture, où elle ne pouvait blesser personne.

Le reste de son évasion releva d’une simple formalité : il s’élança dans les rues étroites, sema une paire de poursuivants à cheval, galopa hors des limites de la ville. On aurait dit les jeux d’un enfant auxquels des adultes complaisants se seraient prêtés. Même si toute trace de poursuite s’évanouit quand il eut quitté Faudace, Adelrune poussa Griffin à maintenir un bon pas. Tant qu’il filait à toute allure, il pouvait s’imaginer être un noble chevalier quittant le lieu de sa vengeance ; il pouvait oublier qu’il n’était qu’un criminel fuyant un meurtre.

14. Sire Adelrune de Faudace

Comme la première fois, le voyage lui prit trois jours. Il aurait pu essayer de se hâter, mais la traversée de la Forêt était régie par des lois qui jouaient sur le temps plutôt que sur la distance. Une fois qu’ils eurent pénétré sous les arbres, Adelrune laissa Griffin choisir un pas tranquille et s’absorba dans le paysage environnant.

Nul son ne se faisait entendre, et il ne vit rien que les arbres tout autour de lui : la Reine tenait sa promesse. Et pourtant il savait que des yeux le regardaient ; la haine et la rage de la souveraine de la Forêt étaient presque palpables. Les nuits étaient douces ; il n’eut pas besoin de faire du feu. Il avait une vague crainte qu’Œil-de-Braise ne revienne, mais son repos ne fut pas troublé.

Une fois, il sortit le Prince de Coupes de son sac. En pressant ses doigts contre la carte, il sentit un battement de cœur fantomatique, et une grosse goutte écarlate suinta de la déchirure. De peur de rompre sa propre promesse, il remit la carte à sa place et n’y toucha plus.

Le troisième jour, il atteignit les collines. Il mit pied à terre pour réduire le fardeau de sa monture. Tous deux gravirent les côtes en zigzaguant, choisissant toujours le chemin le plus facile. Adelrune avait laissé son esprit se vider presque complètement, comme la première fois qu’il était venu ici. Maintenant, comme naguère, il fuyait le souvenir d’une chose terrifiante. Mais cette fois-ci, ce qui le terrifiait était en lui-même ; quoi qu’il fasse, il ne pouvait y échapper indéfiniment.

Au coucher du soleil, il arriva enfin en vue de la maison de Riander. Il mena Griffin jusqu’au fond de la petite combe, jusqu’à la porte de la maison de briques roses. La moitié du bâtiment était plongée dans l’ombre, l’autre moitié était teintée de couleur pêche par le soleil couchant. Adelrune alla frapper, mais la porte le reconnut et s’ouvrit de son propre chef.

Il entra. La maison était restée la même, remous immuable dans le flot du temps. Les pièces s’étendaient à l’infini. Riander restait introuvable. Adelrune marcha le long du salon, finit par atteindre la galerie de portraits et il y trouva enfin son tuteur, occupé à terminer un tableau. Il s’approcha en silence, non pas parce qu’il ne voulait pas être entendu, mais parce qu’il n’osait faire le moindre bruit.

Et alors il vit que c’était lui que Riander peignait. Il ne put réprimer une exclamation de surprise ; Riander sursauta, le vit, laissa tomber ses pinceaux, poussa un cri de joie et le serra dans ses bras. Adelrune frissonna violemment dans l’étreinte de son tuteur, se débattit. « Laissez-moi ! » supplia-t-il, et Riander le libéra.

Adelrune s’assit sur le sol, recroquevillé et tremblant. Au bout d’un moment, il leva la tête et examina le portrait. Riander s’était accroupi à ses côtés ; son visage exprimait le souci.

Sur le mur, Adelrune était représenté devant un arrière-plan, en teintes sombres, d’arbres entrelacés ; il portait l’armure de l’Owla, le bouclier de Sawyd et la lance de Kadul. La gemme bleue du pommeau de sa dague brillait à sa ceinture.

— Vous saviez, dit-il en se tournant vers Riander. Vous saviez ce qui allait se passer…

— Non. Pas dans le sens où tu l’entends. Je ne pouvais pas savoir à l’avance ce qui t’arriverait. J’étais sincèrement convaincu que tu reviendrais après une semaine, deux au plus. Je n’aurais jamais pu prédire ce qui s’est passé. J’ai pu peindre ce tableau parce que tes voyages me parvenaient en rêve ; ce que je t’ai pris nous garde liés jusqu’à un certain point.

Riander secoua la tête, l’air affligé.

— Je me suis beaucoup inquiété. Aucun autre de mes élèves n’a jamais été mis aussi durement à l’épreuve.

— Une épreuve à laquelle j’ai échoué. Riander, vous devez effacer ce portrait immédiatement. Je ne suis pas un chevalier. J’ai honte qu’il m’ait fallu tant de temps pour le comprendre.

Riander se leva, son visage affichant de l’incrédulité mêlée à une autre émotion. Adelrune se sentit trop gêné de rester assis sur le sol ; il se releva péniblement, refusant la main tendue de Riander.

— Comment peux-tu donc ne pas être un chevalier ? demanda Riander quand son élève fut debout. Le roi à bord du Vaisseau de Yeldred t’a adoubé dans les règles.

— Joyell était dément ! Que peut vouloir dire pour moi d’être adoubé par un tel homme, un homme que je me suis empressé de trahir en détruisant tous ses rêves ? Et de toute façon… de toute façon, la formation de ses chevaliers était insuffisante, leur titre n’était qu’honorifique. La chevalerie de Yeldred n’est pas la vraie chevalerie.

— Tu juges donc que Sa Majesté Joyell n’était pas digne de te prononcer chevalier. Mais y a-t-il donc quelqu’un d’autre qui le soit ?

— …Vous, bien sûr. Mais…

— Et si je te disais, moi, que tu es un chevalier ?

— Ha ! Mon tuteur ne serait pas aussi sot !

— Pourquoi est-ce une sottise ?

Adelrune ne répondit pas. Il examinait le tableau, et voyait maintenant que les arbres noueux et le feuillage cachaient des formes. Il pouvait distinguer des visages familiers : il reconnut Joyell, Madra et Kodo…

Riander reprit la parole. Il demanda doucement :

— Dis-moi, Adelrune, pourquoi ce serait une sottise de ma part de juger que tu es un chevalier.

— Vous n’avez donc pas vu ce qui s’est passé ?

— Si ; tout. Y compris ce qui t’est arrivé à Faudace.

— Et vous posez encore la question ?

Riander hocha la tête.

— Alors, commencerons-nous par les raisons mineures ? demanda Adelrune d’une voix tremblante. Si vraiment vous voulez tout entendre, fort bien. Je ne suis pas un chevalier, je n’ai jamais été et je ne serai jamais digne d’être un chevalier parce que j’ai mené Kodo droit dans les griffes du magicien gris et que nous n’avons pu nous échapper que par le plus grand des hasards. Parce que j’ai choisi de ne pas défier Berthold Weer qui exploitait la vertu de ses servantes. Parce que j’ai trahi le roi Joyell de Yeldred. Parce que j’ai détruit l’œuvre de Gliovold en libérant la Reine. Parce que Jarellène est morte par ma faute !

— Tu es Adelrune de Faudace, qui a libéré les Rejetons de Kuzar gardés captifs par le magicien gris. Qui s’est fait des amies des sorcières de la Vlae Dhras et a échappé à la Manticore. Qui a évité le massacre d’Ossué et contrecarré la puissance de la Reine de la Forêt. De tous mes élèves, aucun n’a jamais eu un tel effet immédiat sur le monde. Ne peux-tu donc pas comprendre ? Tu transformes tout ce que tu touches. Un jour, on composera des lais sur le héros Adelrune. Ta vie commence à peine, et déjà tes exploits satisferaient plus d’un chevalier aguerri.

— D’accord, dit Adelrune d’un ton amer. D’accord, je suis un héros digne d’être immortalisé par une ballade. Que suggérez-vous pour le dernier couplet, celui où je tue mon propre père ? « Sire Adelrune entra dans l’échoppe ; la fin de sa quête approchait. D’un coup de dague, il tua le marchand ; le sang, de sa gorge, coulait… »

La voix du jeune homme s’était élevée presque jusqu’au cri. Riander lui saisit les poignets et les serra violemment.

— Assez, Adelrune. Tais-toi !

La bouche d’Adelrune se referma sans qu’il l’ait consciemment décidé.

— On pourrait dire, continua Riander, que tu as vengé la mort de ta mère. Que tu as réparé l’injustice qui accompagna ta naissance.

— Le dirait-on qu’on aurait tort, répliqua Adelrune d’un ton maintenant calme. Je me suis répété la même chose une douzaine de fois durant mon voyage, mais cela ne tient pas.

« Je n’ai pas vaincu un puissant ennemi. Je n’ai pas occis un mage qui menaçait ma vie. J’ai tué un homme sans armes, un homme terrifié qui n’avait invoqué ses sortilèges pervers que pour combler le vide de son existence. Et même là, l’eussé-je tué dans un mouvement de rage, au nom de ma mère, je pourrais encore croire que j’avais agi à juste titre. Mais savez-vous pourquoi je l’ai tué ?

— Dis-moi.

— Je l’ai tué parce que je ne pouvais pas lui pardonner de m’avoir déçu. J’avais devant moi l’homme qui avait détruit ma vie et celle de ma mère, et il l’avait fait par simple égoïsme. Il ne me haïssait même pas. Il était mesquin et lâche, c’est tout. Je crois que… je crois que je l’aurais épargné à la fin, s’il avait demandé grâce. Mais il a cité la Règle, et je ne pouvais plus supporter la moindre allusion aux Préceptes et aux Commentaires… Je voulais qu’il se taise. À la toute fin, c’est pour le réduire au silence que je l’ai tué.

Adelrune poussa un sanglot, essuya la sueur qui perlait à son front.

— Je suis d’accord avec toi, dit Riander. C’était en effet un meurtre ignoble. Indigne d’un chevalier.

Adelrune le dévisagea, interloqué. Il s’était attendu à ce que Riander rejette patiemment les accusations qu’il dirigeait contre lui-même. Cela était-il un stratagème visant à le sortir de son abattement ? Mais il voyait bien que Riander était parfaitement sérieux. Son tuteur reprit la parole.

— Sans vouloir t’insulter, Adelrune, je dois te dire que tu es resté un enfant de la Règle. Tu as conservé tout au long de ton apprentissage la croyance absurde qu’un chevalier doit être sans reproche pour mériter son titre. Je ne vois pas d’où t’est venue cette idée, car je n’ai certainement jamais rien dit de tel. Tu persistes à oublier Sire Ancelin, qui tua une douzaine de ses plus chers compagnons, Sire Actavaron, qui séduisit l’épouse de son meilleur ami, Sire Cobalt, qui mena une vie de vols et de mensonges dans les rues d’Avyona pendant une année entière, et tant d’autres que je ne peux pas les compter.

— Mais…

— On peut être imparfait et quand même bon. On peut avoir commis une faute et quand même être jugé digne. Que croyais-tu ? Que la formation que je t’ai donnée te permettrait de te comporter comme un saint homme en toutes circonstances ? La Règle peut afficher une telle prétention au nom de ses époptes, mais tu sais mieux que personne que ce n’est là qu’un mensonge. Écoute-moi bien : tout le reste de ta vie, tu seras hanté par les décisions que tu auras prises et par celles que tu souhaiteras avoir prises. Sire Lominarch épargna la vie d’Ysalva, qui plus tard détruisit le seul exemplaire restant des Principes Écarlates, par lequel l’Ordre de la Wyverne aurait encore pu être sauvé. Mais s’il l’avait tuée, il aurait été un assassin.

— Ce n’est pas là une juste comparaison, rétorqua Adelrune. Keokle n’aurait jamais pu influencer le cours de l’histoire de cette façon. Et quoi qu’il en soit, Lominarch agit honorablement : il épargna Ysalva plutôt que de la tuer.

— Mais pourquoi l’a-t-il laissée vivre ? Tu ne te souviens pas ? Je t’ai raconté l’histoire : il l’a épargnée parce qu’elle était jeune et jolie, et qu’il bouillait d’envie de coucher avec elle. Sa miséricorde ne venait ni de sa tête ni de son cœur, mais bien de son sexe. D’où est venu ton jugement du fabriquant de jouets, Adelrune ? Du plus profond de toi-même. Tu n’as pas réfléchi ; tu n’as ressenti nulle pitié, mais seulement de la colère. Tu as eu tort de le tuer, mais je ne peux croire que les choses auraient pu se passer autrement. Si j’avais été à ta place, je l’aurais castré avant de l’exécuter. J’aurais été encore davantage dans mon tort ; mais je ne suis pas plus irréprochable que toi.

Adelrune détourna le visage.

— Cela ne suffit pas, dit-il. Dites-moi ce que je suis tant que vous voudrez ; moi, je sais ce que je ne suis pas.

— Un jour, il y a bien longtemps, Sire Aldyve entra dans une auberge de l’autre côté du monde, et on lui demanda, comme à tous les nouveaux venus, d’expliquer qui il était. Après une heure entière, il n’avait pas encore fini de décrire tous les aspects de son être, aussi le réduisit-on au silence en lui enfournant une saucisse dans la bouche. Il paraît qu’on l’entendit remarquer par la suite : « Que m’auraient-ils donc fait s’ils m’avaient demandé de leur dire ce que je n’étais pas ! »

Adelrune sourit, amusé malgré lui.

— Je vous soupçonne, dit-il, d’avoir inventé cette histoire à l’instant même.

— Aldyve se comprenait lui-même mieux que tu ne te comprends. Moi, je te comprends, Adelrune ; oserais-tu le nier ? Je sais tout ce que tu es. Le talent de mon vieil ami survit en moi ; quand tu t’es présenté à ma porte, en ce jour du début du printemps, j’ai pu voir jusqu’au tréfonds de ton âme. Je savais ce que tu promettais de devenir. Et tu as rempli tes promesses, toutes tes promesses, les noires comme les blanches.

Adelrune mit une main devant ses yeux ; une larme s’échappa d’entre ses doigts.

— Je souhaiterais ne pas l’avoir tué, dit-il. Il méritait d’être puni, mais le châtiment que je lui ai infligé était excessif.

— C’est vrai. Mais tout comme j’ai volontiers pardonné sa faiblesse à Lominarch, je te pardonne la tienne. Sois sûr d’une chose : que tu croies ou non au destin, de par ta vocation même, il est certain que plus d’une occasion de te racheter se présentera à toi dans l’avenir. Mais même si tu libères mille prisonniers, même si tu répares mille injustices, tu ne pourras jamais défaire ce que tu as fait. Et tu ne seras jamais vraiment pardonné si tu ne te pardonnes pas à toi-même.

Adelrune retira sa main de devant ses yeux, hocha la tête.

— Vous avez raison, admit-il. Mais je persiste à croire que tout aurait été mieux si j’étais resté à Faudace. Si je n’avais jamais lu le Livre des Chevaliers. De cette manière, je n’aurais pu faire le mal.

— Il est trop tard pour de tels regrets. Adelrune de Faudace, moi, Riander, ton précepteur, je te le dis solennellement : tu es un chevalier, à partir de cet instant. Agenouillez-vous, Sire Adelrune, que vous puissiez être adoubé selon les convenances.

Adelrune, vaincu, s’agenouilla. Riander le frappa sur les deux épaules avec une force terrible. Momentanément aveuglé par la douleur, il entendit Riander lui ordonner de se relever.

— Sire Adelrune, au cours de vos épreuves, vous avez obtenu votre armure, votre bouclier, votre arme et votre monture. Votre formation est de ce fait terminée. À partir de maintenant, vous êtes le Chevalier Adelrune de Faudace.

Adelrune inclina la tête pendant un long moment. Riander reprit la parole, d’un ton de voix normal.

— Je n’ai jamais été aussi fier d’un de mes élèves. Ne peux-tu pas te permettre de ressentir un peu de cette fierté ?

Adelrune leva la tête.

— Je pensais à l’histoire de Sire Aldyve. Elle est pleine d’enseignements. Comme toujours, vous êtes encore plus sage qu’on ne pourrait l’espérer.

Après une pause, il continua :

— Oui. Oui, je ressens un peu de votre fierté. J’ai souhaité toute ma vie être chevalier. Peut-être qu’au fond, après cette longue attente, j’avais peur que cela ne m’arrive. Ce n’est pas exactement ce que je m’étais imaginé ; sans doute en est-il toujours ainsi. Mais dites-moi une dernière chose : que vais-je faire maintenant ?

Riander eut un sourire tandis qu’il prenait Adelrune par le bras et l’emmenait vers l’extrémité de la pièce.

— Le monde est immense. Il est plein de gens, plein d’actions d’éclat, de batailles et de magie. Où que tu ailles, le monde t’attendra. Il y a un millier d’injustices à réparer, un millier de batailles auxquelles se joindre – ou à prévenir ; un millier d’histoires à écrire. Tu n’es plus lié par aucune Règle, mais seulement par le mystère du monde lui-même.

Ils avaient atteint l’avant du salon sans fin. Le soleil s’était couché et la combe tout entière était noyée dans l’ombre. À ce moment, on frappa à la porte. Riander alla ouvrir et vit un garçon de peut-être seize ans, vêtu d’un surcot de mailles en loques trop grand pour lui, qui devait dater d’au moins un siècle. Le garçon étreignait un rouleau de parchemin.

— Vous… vous êtes bien Riander, messire ? Je me nomme Thybalt. Je veux devenir chevalier. Le Livre disait que vous exigez une liste d’actes d’éclat. La voici. Si vous voulez bien la lire…

Riander prit le parchemin, le lut attentivement, du début à la fin, par trois fois. Puis il regarda le garçon qui tremblait sur le seuil de sa porte.

— Et quel est le but, Thybalt, qui exige que tu deviennes chevalier ?

— À chaque printemps, les hommes de main du Duc Rouge descendent des collines, ils viennent voler et piller et ceux qui leur résistent sont tués. J’ai fait vœu de défendre mon village. La prochaine fois qu’ils viendront, je les renverrai hurlants chez leur maître.

Riander hocha gravement la tête.

— Soit, Thybalt. Je t’accepte comme mon apprenti.

Il mena Thybalt dans le salon. Le garçon vit Adelrune, fit halte, hésitant. « Bonsoir, messire » dit-il timidement.

— Bien le bonsoir, dit Adelrune.

Il croisa le regard de Riander et dit doucement :

— Il est temps que je parte.

— Tu pourrais rester encore un peu. Nous n’en serions pas gênés.

— Non, il me faut partir. Thybalt le mérite.

— Comment cela, messire ? demanda Thybalt, tellement stupéfait qu’il en oubliait sa réserve.

— Je te souhaite bonne chance, Thybalt, dit Adelrune. Je crois bien que nul ne surpasse Riander comme maître pour un aspirant chevalier. Peut-être toi et moi nous reverrons-nous un jour.

Il sortit de la maison de Riander, enfourcha Griffin et quitta la combe. Riander et Thybalt, debout sur le seuil, le regardèrent partir.

— Qui était-ce ? demanda Thybalt.

— C’était Sire Adelrune de Faudace.

— Sire Adelrune ! Le Livre… Le Livre parlait de lui !

— Je n’en suis pas du tout surpris.

— Et où allait-il ?

— Lui-même ne le sait pas.

Ils regardèrent en silence la silhouette d’Adelrune émerger de la vallée et disparaître dans la nuit, se fondre dans le vaste monde.

FIN