L’histoire se déroule dans la petite ville de Fell’s Church, calme et sans histoires.

Ce calme apparent est chamboulé le jour de l’arrivée de Stefan Salvadore, un jeune lycéen italien mystérieux.

Une vague de meurtres et d’agressions secoue alors la ville, Stefan est le coupable idéal désigné.

Elena, folle amoureuse du jeune garçon, croit envers et contre tous en l’innocence de ce dernier. En effet, elle seule partage son terrible secret, secret qui risque bien de la mettre en danger.

Quelques siècles plus tôt, Katherine, la femme qu’il aimait et qui ressemble étrangement à Elena, l’avait transformé en vampire. Mais pas lui uniquement, Damon — son frère, aussi…

Depuis la mort de la jeune femme dont Stefan se sent inutilement responsable, les deux frères nourrissent l’un envers l’autre une haine féroce qui les conduit à vouloir se détruire mutuellement.

Insouciante, Elena est loin de se douter qu’elle est l’objet des convoitises des deux frères et que l’amour qu’elle porte à Stefan risque bien de la conduire à sa propre perte…

Le Journal d’un vampire: Tome 1

Le reveil

1.

4 septembre

Je sens qu’il va se passer quelque chose d’horrible aujourd’hui.

Mais pourquoi est-ce que j’ai écrit ça ? Je n’ai aucune raison d’être inquiète, après tout… même si je viens de me réveiller avec une trouille affreuse… Il est 5 h 30 du matin. Je ne sais absolument pas d’où me vient cette peur… C’est sans doute le décalage horaire avec la France qui m’a complètement chamboulée. Mais pourquoi est-ce que je me sens si angoissée, et surtout, comme une étrangère ici ?

Ça a commencé avant-hier ; en rentrant de l’aéroport avec tante Judith et Margaret. Je me sentais déjà toute bizarre, et quand la voiture s’est engagée dans notre rue, j’étais persuadée que papa et maman nous attendaient à la maison, qu’ils étaient sur le perron, ou dans le salon, à nous guetter. Je devais leur avoir tellement manqué !

Je sais, ça paraît dingue. Même après avoir découvert le perron désert, je restais convaincue qu’ils étaient là. J’ai couru à la porte et frappé jusqu’à ce que tante Judith l’ouvre. Je me suis précipitée dans l’entrée, puis je me suis arrêtée pour guetter le bruit des pas de maman dans l’escalier et la voix de papa depuis son bureau.

Tout ce que j’ai entendu, c’est le bruit sourd de la valise de tante Judith, derrière moi. « Enfin à la maison ! » a-t-elle soupiré. Margaret s’est mise à rire alors que moi, je ne m’étais jamais sentie aussi mal de toute ma vie. J’avais l’impression d’être une étrangère dans ma propre maison, et c’était horrible.

Désormais, l’expression « être à la maison » ne veut plus rien dire pour moi, et le pire, c’est que j’ignore pourquoi. C’est ici que je suis née, à Fell’s Church, et j’ai toujours habité dans cette maison. Il y a encore, sur le plancher de ma chambre, les traces de brûlure du jour où Caroline et moi avons essayé de fumer, à dix ans, et nous sommes à moitié étouffées. De ma fenêtre, j’aperçois le grand cognassier dans lequel, il y a deux ans, Matt et ses copains ont grimpé pour nous espionner, mes copines et moi, quand nous dormions toutes dans ma chambre, le soir de mon anniversaire. C’est bien mon lit, mon fauteuil, ma coiffeuse et pourtant, tous ces objets qui devraient m’être familiers me sont étrangers. J’ai l’impression que je n’ai rien à faire ici. Le plus angoissant, c’est que je ne sais absolument pas où je pourrais me sentir à ma place.

J’étais trop crevée hier pour aller au lycée, même si c’était la rentrée. Meredith a appelé à la maison pour me donner mon emploi du temps, mais je n’avais envie de parler à personne. Tante Judith a expliqué à tous ceux qui ont téléphoné pour prendre de mes nouvelles que je dormais à cause du décalage horaire. Pendant le dîner, j’ai surpris son regard inquiet.

Aujourd’hui, il faut que j’aille au lycée : on doit tous se retrouver sur le parking avant les cours. Peut-être que c’est ce qui m’angoisse… Peut-être que ce sont les autres qui me font peur…

Elena Gilbert posa son stylo et relut la dernière ligne. Soudain, elle balaya son bureau du revers de la main : le petit carnet à couverture de velours bleu ainsi que le stylo allèrent heurter la fenêtre. Toute cette histoire était complètement ridicule. Depuis quand, elle, Elena Gilbert, avait-elle peur de rencontrer des gens ? Ou de quoi que ce soit, d’ailleurs ?

Elle se leva et passa fébrilement un kimono de soie rouge, sans même se regarder dans le miroir de sa jolie coiffeuse en merisier. Elle ne savait que trop ce qu’elle y verrait : la fille de terminale, blonde, mince, à la pointe de la mode, avec qui tous les garçons rêvaient de sortir et que toutes les lycéennes essayaient de copier… et dont le visage reflétait à cet instant une expression inhabituelle de malaise.

« Après un bon bain et un café, ça ira mieux », se dit-elle. Elle se trouva effectivement un peu calmée une fois sa toilette achevée. Elle prit même un certain plaisir à passer en revue les vêtements achetés à Paris. Son choix s’arrêta sur un haut rose et un short blanc cassé qui lui donnaient l’air d’un appétissant sundae à la fraise. Cette idée parvint à la faire sourire. Ses craintes semblaient définitivement envolées.

— Elena, qu’est-ce que tu fais ? Ta vas être en retard !

La voix, étouffée, montait de la cuisine. Elena brossa une dernière fois ses cheveux soyeux et les attacha avec un ruban rose. Puis elle attrapa son sac et descendit.

Dans la cuisine, sa sœur Margaret, âgée de quatre ans, mangeait des céréales, tandis que tante Judith faisait brûler une casserole. Celle-ci était toujours nerveuse. Elle avait un visage fin, des traits doux et des cheveux vaporeux souvent attachés à la va-vite. Elena lui colla un baiser sur la joue.

— Bonjour tout le monde ! Désolée, j’ai pas le temps de déjeuner.

— Mais, Elena, tu ne peux pas partir sans rien avaler…

— J’achèterai un beignet en route, répond-elle en embrassant sa sœur.

— Mais enfin…

— Et j’irai sans doute chez Bonnie ou Meredith après les cours. Ne m’attendez pas pour dîner. Salut !

— Elena…

Elle avait déjà refermé la porte, sourde aux protestations de tante Judith.

Dehors, elle s’arrêta net. Le malaise du matin la submergeait de nouveau : elle avait la certitude que quelque chose de terrible était sur le point de se produire. La rue était déserte. Les grandes maisons bordant Maple Street avaient l’air étrangement vide, abandonnées. Le plus étrange était qu’en dépit du calme, Elena se sentait épiée. Quelque chose l’observait, elle en était sûre. Peut-être que cette impression lui venait simplement du ciel bas et de l’air étouffant…

Dans les branches du vieux cognassier, devant la maison, elle aperçut une forme. C’était un corbeau, posé tranquillement au milieu des feuilles jaunes. Il la regardait ! Elle tenta de se raisonner, de se dire que c’était ridicule. Pourtant, elle ne parvint pas à se débarrasser de cette idée. Elle n’en avait jamais vu de si gros. Il avait un plumage noir aux reflets irisés, des serres ainsi qu’un bec acérés, et un œil noir étincelant. Il était immobile au point qu’on aurait pu le croire empaillé. En l’examinant, Elena sentit le feu lui monter au visage : il l’observait, effectivement, d’un regard qui lui rappelait celui des garçons lorsqu’elle portait un maillot de bain ou un chemisier transparent…

Sans réfléchir, elle lâcha son sac et ramassa un caillou.

— Va-t’en de là ! dit-elle d’une voix que la colère faisait trembler. Fous le camp !

Elle lança son projectile. Des feuilles volèrent, le corbeau s’éleva dans les airs sans que la pierre l’ait atteint. Ses ailes immenses se déployèrent si bruyamment qu’on l’aurait cru accompagné de plusieurs oiseaux Il passa juste au-dessus d’Elena, qui se baissa, paniquée Ses cheveux blonds se soulevèrent sous l’effet du mouvement. L’oiseau prit de l’altitude et s’éloigna avec un croassement sinistre en direction de la forêt, Se redressant avec précaution, Elena lança un coup d’œil à la ronde, gênée à l’idée que quelqu’un ait pu la voir. Tout semblait normal : elle se rendit compte à quel point son geste de défense avait été démesuré. Une petite brise vint agiter les feuilles, et elle respira de nouveau. Un peu plus loin dans la rue, une porte s’ouvrit et des enfants sortirent en riant. Elle leur sourit, inspira une nouvelle fois profondément. Un grand soulagement l’envahit. Pourquoi avait-elle réagi aussi bêtement ? C’était le début d’une belle journée, rien de désagréable ne pouvait survenir.

Elle avait simplement réussi à se mettre en retard au lycée, avec cette histoire ! Tout le monde lui demanderait pourquoi elle avait tant tardé. Elle leur dirait qu’un voyeur l’avait importunée et qu’elle s’était arrêtée pour lui lancer un caillou… Ça leur ferait un sujet de discussion ! Oubliant le volatile, elle s’éloigna d’un pas vif.

Le corbeau se posa bruyamment au sommet d’un chêne, et Stefan leva la tête. Il fut soulagé de constater que ce n’était qu’un oiseau. Son regard se concentra à nouveau sur la petite forme inerte qu’il tenait dans les mains. Il regrettait d’avoir été obligé de tuer ce lapin, malgré sa faim tenace. C’était ce paradoxe qui l’effrayait. Il ne savait pas jusqu’où il était capable d’aller pour se rassasier. Finalement, il était soulagé de n’avoir tué qu’un rongeur.

Les minces rayons de soleil qui filtraient jusqu’à lui faisaient briller ses cheveux bruns. Vêtu d’un jean et d’un tee-shirt, Stefan Salvatore ressemblait à n’importe quel lycéen. Mais la réalité était différente : c’était un prédateur venu se nourrir dans la forêt, à l’abri des regards. À présent, il se léchait les lèvres pour effacer toute trace de sang. Avoir l’air d’un banal lycéen était un projet ambitieux, il ne fallait pas qu’il éveille trop de soupçons… L’espace d’un instant, il sentit le découragement le gagner. Il ferait mieux de retourner se cacher en Italie. C’était une idée stupide que de vouloir vivre dans ce monde ! Mais la pensée de rejoindre les ténèbres l’insupportait et, surtout, il en avait assez d’être seul.

Il s’était finalement décidé pour Fell’s Church, en Virginie, parce que, même si la ville lui semblait récente — les plus vieux édifices dataient de cent cinquante ans —, elle était encore hantée par les fantômes de la guerre de Sécession, qui côtoyaient supermarchés et fast-foods. Il s’était dit que les habitants devaient y respecter les choses du passé : pour cette raison, il serait capable de les aimer et peut-être même de se faire une place parmi eux. Il savait pourtant que cet espoir était mince, car jamais il n’avait été totalement accepté. À cette pensée, un sourire amer incurva ses lèvres. De toute façon, ce n’était pas ce qu’il devait rechercher : il n’existait aucun endroit où il pourrait enfin être lui-même, du moins, dans ce monde, Mais il avait définitivement renoncé aux ténèbres pour laisser derrière lui toutes ces longues années. Il avait pris un nouveau départ.

Stefan réalisa soudain qu’il tenait toujours la dépouille du lapin et la posa délicatement sur un lit de feuilles. Il reconnut le pas d’un renard au loin — trop loin pour qu’un être humain puisse l’entendre. « Viens, frère chasseur, pensa-t-il tristement. Ton repas t’attend. » Jetant sa veste par-dessus l’épaule, il remarqua que le corbeau, toujours perché dans le chêne, semblait l’observer, ce qu’il trouva bizarre. Il s’apprêtait à sonder l’esprit de l’oiseau, mais il se ravisa aussitôt, se souvenant de la promesse qu’il s’était fait de n’utiliser ses pouvoirs qu’en cas de nécessité absolue.

Il atteignit l’orée du bois sans un bruit, malgré les brindilles sèches, pour rejoindre sa voiture. Il ne put s’empêcher de se retourner : le corbeau avait quitté le chêne pour se poser sur le lapin, les ailes déployées triomphalement au-dessus du corps inerte. Stefan trouva ce tableau sinistre et faillit revenir sur ses pas pour chasser l’oiseau. Pourtant, il se dit que le corbeau avait autant le droit de se nourrir que le renard… et que lui. S’il rencontrait l’oiseau une nouvelle fois, il fouillerait son esprit. Pour le moment, il devait se dépêcher pour ne pas arriver en retard au lycée Robert E. Lee.

2.

Lorsque Elena arriva, tous les amis qu’elle avait quittés au mois de juin se trouvaient là, de même que ceux qui essayaient de s’attirer ses bonnes grâces.

Caroline avait gagné au moins trois centimètres ; elle était plus longiligne que jamais et aurait pu faire la couverture de Vogue. Elle fixa Elena de ses yeux verts de chat, et la salua plutôt froidement.

Bonnie, quant à elle, n’avait pas grandi : sa tête rousse frisée arrivait toujours au menton d’Elena. Tiens, frisée ?

— Bonnie ! Qu’est-ce que t’as fait à tes cheveux ?

— T’en penses quoi ? Ça me grandit un peu, non ? dit Bonnie en jouant avec sa frange.

Ses petits yeux marron brillaient d’excitation, minant son visage en forme de cœur. Elena se tourna vers Meredith.

— Salut, Meredith ! Toi, par contre, t’as pas changé !

Elles s’embrassèrent avec effusion : celle-ci lui avait manqué plus que toutes les autres. Avec son teint mat et ses longs cils bruns, elle se passait très bien de maquillage. Elle observa Elena avec attention.

— Où est passé ton bronzage ? Je pensais que tu t’étais doré la pilule tout l’été sur la Côte d’azur !

— Tu sais bien que je ne bronze pas, dit Elena.

Son teint de porcelaine était presque aussi clair et diaphane que celui de Bonnie.

— Au fait, devinez ce que ma cousine m’a appris cet été ! intervint cette dernière en lui prenant la main.

Avant que quelqu’un ait le temps de répondre, elle annonça triomphalement :

— À lire dans les lignes de la main !

Il y eut des grognements dubitatifs et quelques rires.

— C’est ça ! Foutez-vous de moi ! D’après ma cousine, je suis médium… Alors, dit-elle en regardant la paume d’Elena, voyons voir…

— Dépêche, on va être en retard.

— OK., d’accord. Alors ça, c’est ta ligne de vie… ou peut-être bien ta ligne d’amour, je sais plus…

Quelqu’un ricana.

— Chuuut ! Laissez-moi me concentrer. Je vois… je vois…

Soudain, son visage exprima une intense stupéfaction.

Ses yeux écarquillés ne paraissaient plus voir la main d’Elena : ils étaient fixés sur autre chose, au-delà, quelque chose d’effrayant.

Meredith, derrière Bonnie, murmura :

— Tu vas rencontrer un inconnu, grand, brun.

Des rires éclatèrent. Mais Bonnie continua d’une voix étrange, qui semblait ne pas lui appartenir :

— Brun, oui… et inconnu… Mais pas grand. Enfin, il l’était… autrefois, ajouta-t-elle, sans comprendre, visiblement, ce qu’elle disait. Comme c’est étrange…

Puis elle repoussa brusquement la main d’Elena.

— Bon, ça suffit, maintenant, conclut Bonnie.

— Allez, on y va, dit Elena, subitement énervée.

Ces histoires de voyantes, c’était n’importe quoi ! Elle n’y croyait pas du tout, et pourtant, elle se sentait mal à l’aise. Son angoisse du matin menaçait de resurgir.

Alors que le petit groupe se dirigeait vers le lycée, le vrombissement d’un puissant moteur leur fit tourner la tête.

— Waouh… La bagnole ! dit Caroline.

— C’est une Porsche, les informa Meredith.

La voiture noire, rutilante, se gara sur le parking, et la portière s’ouvrit, laissant apparaître le conducteur.

— Waaaouh ! s’émerveilla Caroline.

— Tout à fait d’accord, dit Bonnie dans un souffle.

Elena aperçut un garçon mince et musclé qui portait un jean et un T-shirt moulants ainsi qu’un blouson en cuir à la coupe originale. Il avait les cheveux ondulés — et bruns. Mais il n’était pas grand. De taille moyenne, tout au plus. Elena sentit les battements de son cœur s’accélérer.

— Qui peut bien être ce mystérieux garçon ?

Il portait en effet des lunettes noires qui lui cachaient une bonne partie du visage.

— Ce mystérieux inconnu, ajouta quelqu’un.

Les commentaires fusaient.

— Vous avez vu son blouson ? Il vient d’Italie. Peut, être même de Milan.

— À t’entendre, on dirait que c’est là-bas que tu fais ton shopping, alors que t’es jamais sortie de ce trou !

— Hé ! Regardez Elena ! Elle a son regard de chasseuse…

— Bel inconnu brun mais petit devrait se méfier…

— Il est pas petit, il est parfait !

La voix de Caroline s’éleva par-dessus le brouhaha :

— Dis donc, Elena, t’as déjà Matt, ça devrait te suffire, non ? Qu’est-ce que tu ferais de deux mecs ?

— La même chose, mais deux fois ! railla Meredith.

Elles éclatèrent de rire. Le beau garçon avait refermé la portière et se dirigeait vers le lycée. L’air de rien, Elena lui emboîta le pas, suivie des autres filles, en groupe compact. Ça l’agaçait : où qu’elle aille, elle avait toujours quelqu’un sur les talons. Meredith sourit en croisant son regard contrarié.

— C’est ce qu’on appelle le revers de la médaille.

— Quoi ?

— Si tu veux continuer à être la reine du lycée, il faut en accepter les conséquences.

Elles pénétrèrent dans le bâtiment principal, et aperçurent, à quelques mètres devant elles, la silhouette rêve tue d’un blouson de cuir : elle s’engouffrait dans l’un des bureaux. Elena s’approcha en faisant mine de s’intéresser au tableau d’affichage, juste à côté de la porte vitrée du bureau. Les autres filles s’agglutinèrent immédiatement autour d’elle.

— Jolie vue !

— C’est un Armani, son blouson, j’en suis sûre.

— Tu crois qu’il est américain ?

Elena tendait l’oreille dans l’espoir de surprendre le nom de l’inconnu. Dans le bureau, Mme Clarke, la secrétaire chargée des inscriptions, regardait une liste tout en secouant la tête. Le garçon parla, et elle leva les yeux au ciel, l’air de dire : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » Puis, elle scruta une nouvelle fois la liste et remua la tête, d’un air catégorique cette fois. Il s’apprêtait à faire demi-tour, mais se ravisa.

Elena vit l’expression de Mme Clarke se métamorphoser. L’inconnu avait ôté ses lunettes noires pour fixer la secrétaire, qui avait les yeux écarquillés ; sa bouche s’ouvrit, mais aucun mot ne parut en sortir. Le regard rivé à celui du garçon, elle se mit à farfouiller dans ses papiers et finit par trouver un formulaire sur lequel elle griffonna quelque chose avant de le lui tendre. Il le remplit hâtivement, le signa et le lui rendit. Mme Clarke jeta un bref coup d’œil à la feuille, mais elle semblait incapable de quitter l’inconnu des yeux très longtemps. Elle explora à tâtons une pile de documents et lui tendit ce qui ressemblait à un emploi du temps. Il la remercia d’un hochement de tête avant de quitter le bureau.

Elena brûlait de curiosité. Comment avait-il réussi à persuader la secrétaire ? Et surtout, à quoi ressemblait-il sans ses lunettes ? Elle fut très déçue de constater qu’il les avait remises sitôt sorti du bureau. Elle put néanmoins l’observer plus attentivement : les cheveux ondulés encadraient un visage aux traits si fins qu’il ressemblait aux profils de la Rome antique frappés sur certaines pièces de monnaie. Des pommettes saillantes, un nez droit… et une bouche irrésistible ; la lèvre supérieure était sculptée à la perfection, révélant à la fois sensibilité et sensualité. Les autres filles restaient muettes d’admiration. La plupart détournèrent timidement les yeux. Elena, immobile jusqu’alors, défit le ruban qui retenait ses cheveux, les libérant d’un mouvement de tête.

L’inconnu s’engagea dans le couloir sans l’honorer d’un seul regard. Dès qu’il fut hors de vue, un concert de chuchotements s’éleva. Elena était trop interloquée pour y prêter attention : il était passé devant elle en l’ignorant ! Perdue dans ses pensées, elle entendit à peine la cloche sonner. Meredith la tirait par le bras.

— Quoi ?

— Voilà ton emploi du temps. On a maths au deuxième étage. Allez, grouille-toi !

Elle se laissa entraîner jusqu’à leur salle, s’installa à un bureau et fixa le professeur d’un air absent. Elle était encore sous le choc. Il ne lui avait même pas jeté un coup d’œil… Elle ne se souvenait pas avoir été traitée ainsi par un garçon. Tous la dévoraient des yeux, sans exception.

Certains sifflaient d’un air admiratif, d’autres osaient lui parler, d’autres encore ne faisaient que la contempler. Et elle avait toujours trouvé ça parfaitement normal.

Après tout, les garçons étaient son centre d’intérêt favori : leurs réactions lui donnaient une idée de sa beauté et sa cote de popularité, sans compter toutes les autres choses auxquelles ils pouvaient servir… Parfois même.

Il s’en trouvait des passionnants, mais ça ne durait jamais et très longtemps. Certains, en revanche, étaient carrément insupportables dès le départ. Elena comparait la plupart d’entre eux à de braves toutous : adorables au début, puis vraiment lassants. Seuls quelques-uns parvenaient à franchir ce cap, comme Matt. Matt… L’an dernier, elle avait espéré qu’elle éprouverait pour lui un sentiment qui dépasserait le plaisir de la conquête et la fierté de s’afficher avec lui devant ses copines. Peu à peu, elle avait nourri une sincère affection à son égard. Mais pendant l’été, elle s’était rendu compte qu’elle l’aimait comme un frère. Mme Halpern distribuait les manuels de géométrie.

Elena prit le sien et écrivit machinalement son nom à l’intérieur.

C’était pour cette raison qu’elle avait décidé de lui annoncer que leur histoire était finie. Elle n’avait pas osé lui écrire, et elle ne savait toujours pas comment le lui dire. Elle ne craignait pas tant sa réaction à lui que de s’embrouiller, elle. Chaque fois qu’elle pensait avoir trouvé le bon, elle réalisait qu’elle s’était trompée, et qu’il manquait quelque chose à leur relation. Et il lui fallait recommencer.

Heureusement, les candidats ne manquaient pas. Jamais aucun garçon ne lui avait résisté… , jusqu’à aujourd’hui. Au souvenir de cet horrible moment, elle serra rageusement les doigts autour de son stylo, Comment avait-il pu la snober ainsi ? La cloche sonna, libérant les élèves, qui se ruèrent dans le couloir. Elena s’arrêta sur le pas de la porte pour scruter les alentours. Elle aperçut enfin une des filles qui étaient avec elle sur le parking.

— Hé, Frances, viens voir !

La jeune fille approcha, tout sourire.

— Tu sais, le mec de ce matin…

— Le canon à la Porsche ? Je ne suis pas prête de l’oublier…

— Voilà : je veux son emploi du temps. Débrouille-toi, fouille dans les bureaux, demande-le-lui carrément, mais trouve-le-moi !

Frances eut d’abord l’air étonné, puis elle sourit en hochant la tête.

— OK, je vais essayer. Je te rejoins à la cantine si j’ai quelque chose.

— Merci.

Elena regardait Frances s’éloigner quand une voix chuchota à son oreille :

— Tu sais quoi ? T’es complètement tarée !

— Meredith, c’est moi la reine du lycée, il faut bien que ça me serve à quelque chose de temps en temps. — Bon, et maintenant, j’ai quoi comme cours ?

Son amie lui fourra un emploi du temps dans les mains.

— Toi, t’as éco, moi, chimie. J’y vais, je suis en retard. À plus !

L’économie et le reste de la matinée passèrent comme un rêve. Elena regretta de n’avoir aucun cours en commun avec le bel inconnu. En revanche, elle se retrouva dans la même salle que Matt ; elle eut un pincement au cœur en croisant ses beaux yeux bleus remplis de joie.

À l’heure du déjeuner, elle se dirigea vers la cantine, tout en saluant en chemin ceux qu’elle n’avait pas encore vus. Caroline, nonchalamment adossée à un mur, près de l’entrée, l’air fier et la taille cambrée, discutait avec deux garçons, qui se turent en se donnant des coups de coudes dès qu’ils virent Elena.

— Salut ! leur lança Elena, avant de s’adresser à Caroline.

— Tu viens déjeuner ?

Caroline se passa les doigts dans ses cheveux brillants, tournant à peine la tête.

— Quoi ! Tu veux qu’on aille manger ensemble ?

L’amertume dans la voix de Caroline surprit Elena.

Elles étaient amies depuis la maternelle et leur compétition annuelle pour décrocher le titre de reine du lycée avait toujours été un jeu. Mais, dernièrement, Caroline prenait visiblement leur rivalité très au sérieux.

— T’es encore digne de partager la table royale avec moi… , répondit Elena sur le ton de la blague.

— J’espère bien ! reprit Caroline en la fixant droit dans les yeux.

Elena lut dans son regard une hostilité qui la déconcerta. Les deux garçons affichèrent un sourire gêné, et s’éloignèrent, ce que Caroline ne sembla même remarquer.

— Tu sais, les choses ont changé cet été, pendant ton absence. Il se pourrait bien que tes jours sur le trône soient comptés…

Elena sentit le feu lui monter aux joues. Elle dut faire un effort pour garder son calme.

— Peut-être. Mais si j’étais toi, j’attendrais un peu avant d’acheter mon sceptre.

Elle tourna les talons sans attendre la réplique de Caroline et entra dans la cantine, soulagée d’apercevoir Meredith, Bonnie et Frances assises à une table. Après avoir fait la queue au self-service, elle les rejoignit. Elle n’allait pas laisser Caroline lui saper le moral. Le mieux était de l’oublier.

— Je l’ai, annonça aussitôt Frances en agitant une feuille de papier.

— Et moi, j’ai récolté plein d’infos intéressantes, ajouta Bonnie. Il est en bio avec moi, et je suis assise juste en face de lui ! Il s’appelle Stefan Salvatore, il est italien, et il loue une chambre chez la vieille Mme Flowers, dans la pension à la sortie de la ville. Il est super galant… Caroline a fait tomber ses bouquins et il s’est empressé de les ramasser…

— Quelle maladroite, cette Caroline… , lança Elena d’un ton ironique. Et puis ? Quoi d’autre ?

— Ben, c’est tout. Il ne lui a pas dit grand-chose, apparemment.

Il est trrrès mystérieux, comme mec. Mlle Endicott ma prof de bio, a essayé de lui faire enlever ses lunettes de soleil, mais il a refusé. Il a prétendu avoir un problème aux yeux.

— Quel genre ?

— J’en sais rien. Peut-être une maladie incurable et mortelle. Ce serait super romantique, non ?

— Très, répondit Meredith. Elena s’absorba dans la lecture de son emploi du temps en se mordillant la lèvre.

— Je suis avec lui en dernière heure, en histoire de l’Europe. Et vous ?

— Moi, oui, dit Bonnie. Caroline aussi. Et même Matt, je crois, parce que je l’ai entendu dire un truc du genre : « Pas de pot, je me tape encore Tanner cette armée. »

« Super ! » pensa Elena en plantant sa fourchette dans sa purée. Ce cours allait être tout à fait passionnant…

« Ouf, plus qu’une heure ! » se dit Stefan. Il avait hâte de s’extraire de cette foule où il captait, malgré lui, tant de pensées simultanément qu’il en avait mal à la tête. Ça ne lui était pas arrivé depuis des années. Une fille en particulier l’avait intrigué plus que toutes autres. Il ignorait à quoi elle ressemblait : il avait seulement senti son esprit, et il savait qu’elle l’avait suivi du regard dans le couloir. Il était certain de la reconnaître, car elle était dotée d’une rare personnalité.

Pour l’instant, il s’était plutôt bien sorti de cette première journée, malgré ses mensonges : il n’avait eu recours à ses pouvoirs que deux fois. Mais il était épuisé et, il devait bien l’admettre, le lapin n’avait pas suffi. Il s’assit dans la salle où devait avoir lieu son dernier cours en essayant d’oublier la faim qui le tenaillait.

Aussitôt, une sorte de lumière envahit sa conscience, il comprit que la fille qui l’intéressait se trouvait dans son champ de vision. Elle était assise juste devant Au même moment, elle se retourna, et il découvrit son visage. Il retint un cri. Katherine ? Mais, non, c’était impossible. Katherine était morte. Pourtant, la ressemblance était confondante : les mêmes cheveux blond pâle presque translucides, la même peau d’albâtre qui rosissait à hauteur des pommettes, et surtout, les mêmes yeux… , Les yeux de Katherine étaient d’un bleu unique, plus foncé que celui du ciel, aussi brillant que le lapis-lazuli qui ornait son diadème. L’inconnue venait de plonger ces yeux-là dans les siens en souriant. Il détourna la tête, se refusant à penser à Katherine.

Mais cette fille lui rappelait si violemment la femme qu’il avait aimée ! Il tenta de barricader son esprit du mieux qu’il pouvait en fixant son bureau. Enfin, lentement, elle se détourna, visiblement blessée, ce dont il était satisfait, espérant qu’elle garderait dorénavant ses distances. Pourtant, il avait beau se dire qu’il n’éprouvait rien pour elle, il ne pouvait rester insensible au parfum subtil de la violette, lui semblait-il qui émanait de son long cou, dont il entraperçu la blancheur. À cette vue, il fut envahi par une sensation familière : la faim, qui recommençait à lui brûler les entrailles, et qu’il ne pourrait pas satisfaire de sitôt.

Pour oublier cette douleur, il concentra toute son attention sur le professeur, qui allait et venait dans la classe il fut d’abord surpris, car bien qu’aucun élève ne pût répondre à ses questions, M. Tanner s’acharnait sur eux, comme s’il tentait de leur faire honte en leur montant l’étendue de leur ignorance. Il venait de trouver une nouvelle victime, une fille au visage en forme de cœur encadré par des cheveux roux frisés. Stefan écouta avec dégoût le professeur l’assaillir de questions. Lorsqu’enfin il se détourna d’elle pour s’adresser à l’ensemble de la classe, elle semblait épuisée.

— Laissez-moi vous dire une bonne chose. Vous êtes en terminale ; bientôt, vous irez à l’université, et cela vous fait croire que vous êtes des petits génies. Mais la vérité, c’est que certains d’entre vous n’ont même pas le niveau pour entrer à l’école primaire. Regardez-moi celle-là : elle ne sait pas ce que c’est que la Révolution française, et elle pense que Marie-Antoinette était une star du muet !

Les élèves se tortillaient sur leur chaise, mal à l’aise, visiblement humiliés. Stefan fut surtout étonné de percevoir leur peur : même les plus costauds craignaient ce petit homme malingre aux yeux de fouine !

— Bon, vous aurez peut-être plus de chance avec la Renaissance, dit le professeur en se tournant de nouveau vers la petite rousse. Pouvez-vous nous dire, à quoi… Vous savez évidemment de quoi je parle ? Il s’agit de la période qui s’étend sur les XVe et XVIe siècles, au cours de laquelle l’Europe a redécouvert les grandes idées de la Grèce antique et de Rome, et qui a produit les plus illustres très artistes et penseurs. Ça vous dit quelque chose ?

Comme sa victime opinait confusément du chef poursuivit :

— Pouvez-vous nous dire à quoi s’occupaient les gens de votre âge, à cette époque ?

L’élève déglutit péniblement et, avec un petit sourire gêné, répondit :

— Ils jouaient au foot ?

La classe entière éclata de rire, alors que le professeur prenait un air furieux.

— Taisez-vous, ordonna-t-il. Vous vous trouvez drôle ? Figurez-vous qu’en ce temps-là, les élèves de votre âge parlaient couramment plusieurs langues. Ils maîtrisaient parfaitement la logique, les mathématiques, l’astronomie, la philosophie et la grammaire. Ils avaient tous le niveau pour entrer à l’université, où les cours se faisaient en latin. Le football était la dernière chose…

— Excusez-moi.

Tous les élèves se tournèrent vers la voix calme qui avait interrompu le professeur en pleine harangue.

— Pardon ?

— Excusez-moi, répéta Stefan en se levant après avoir ôté ses lunettes. Vous vous trompez. Pendant la Renaissance, les étudiants étaient vivement encouragés à pratiquer divers jeux, surtout les sports collectifs, car on leur apprenait qu’il fallait un esprit sain dans un corps sain. Ils jouaient ainsi beaucoup au cricket, au tennis — et même au football.

Il se tourna en souriant vers la petite rousse, qui lui retourna un regard reconnaissant, avant d’ajouter, à l’adresse du professeur :

Mais le cœur de leur enseignement était consacré à la courtoisie et aux bonnes manières. Je suis sûr que c’est écrit dans votre manuel.

Les élèves, ravis, virent leur professeur virer au rouge et se mettre à bafouiller tandis que Stefan le contraignait à détourner le regard du sien.

La clocha sonna. Le jeune homme remit ses lunettes et réunit hâtivement ses affaires : il avait suffisamment attiré l’attention sur lui et, surtout, il ne voulait pas croiser une nouvelle fois les yeux de la blonde. S’ajoutait à cela la sensation de brûlure familière qui parcourait tout son corps : il devait s’éclipser le plus vite possible.

Il s’apprêtait à passer la porte lorsque quelqu’un lança :

— C’est vrai qu’ils jouaient au foot à cette époque ? Il se retourna avec un sourire.

— Parfaitement. Et parfois même avec la tête des prisonniers de guerre.

Il passa près d’Elena sans daigner lui accorder un regard. Pour achever le malheur de la jeune fille, Caroline se délectait de cette scène. Elena se sentit si humiliée que les larmes lui montèrent aux yeux. Mais elle avait encore assez de fierté pour les ravaler. Elle n’avait plus qu’une idée en tête : le conquérir coûte que coûte, quel que soit prix à payer.

3.

Stefan, à la fenêtre de sa chambre, contemplait les premières lueurs de l’aube qui teintaient le ciel de nuances rosées. La trappe au-dessus de sa tête laissait entrer un vent frais et humide. C’était précisément à cause de cette trappe permettant d’accéder au belvédère, sur le toit, qu’il avait loué cette pièce. Et si, à cette heure matinale, il était habillé, ce n’était pas parce qu’il venait de se lever. En réalité, il ne s’était pas couché : il venait tout droit de la forêt, comme en témoignaient les débris de feuilles mortes encore collés à ses chaussures.

Se souvenant de l’attention que les autres élèves avaient accordée à son apparence, il les ôta méticuleusement. Il portait toujours les vêtements les mieux coupés, non par coquetterie, mais pour suivre les conseils de son tuteur : « Chacun doit s’habiller selon son rang, en particulier un aristocrate : c’est faire preuve de courtoisie envers les que de s’attacher au respect de cette règle. » Il s’était évertué à rester cligne de la place qu’il occupait autrefois dans la société.

Il se rappelait sa propre expérience d’écolier avec un sentiment étrange. Parmi les flots d’images qui surgissaient dans sa mémoire, l’une d’elles l’obsédait : l’expression de son père lorsque son frère Damon lui avait annoncé qu’il ne remettrait plus les pieds à l’université. La colère paternelle avait été telle que Stefan n’en avait oublié aucun détail.

— Comment ça, tu n’y retourneras pas ?

Giuseppe était un homme juste que les frasques de son fils aîné rendaient furieux, ce qui ne semblait pas affecter Damon, occupé à se tapoter tranquillement les lèvres avec un mouchoir de soie couleur safran.

— Je pensais que vous comprendriez une phrase aussi simple, père. Voulez-vous que je vous la répète en latin ?

— Damon… , intervint Stefan, profondément choqué par un tel manque de respect.

Son père l’interrompit :

— Et tu crois que moi, Giuseppe, compte de Salvatore je pourrais affronter mes amis quand ils sauront que mon fils est un scioparto ? Un bon à rien, un oisif qui n’apporte aucune contribution à Florence ?

Tandis que les serviteurs s’éclipsaient, effrayés par la rage de leur maître, Damon affrontait le plus calmement du monde son regard.

— Mais bien sûr, père. Si on peut appeler « amis » les gens qui font des courbettes dans l’espoir d’obtenir de l’argent.

— Sporco parasito ! hurla Giuseppe en se levant d’un bond. Gaspiller ton temps et mon argent à jouer, à te battre et à courir les femmes ne te suffit plus ? C’est à peine si son secrétaire et tes professeurs particuliers t’empêchent d’échouer dans toutes les matières ! Et tu pousses le vice jusqu’à m’humilier complètement !

— Est-ce pour t’adonner à la chasse et à la fauconnerie ? demanda-t-il en attrapant le menton de Damon pour plonger ses yeux courroucés dans les siens.

Stefan était bien forcé de reconnaître que son frère ne manquait pas de cran. Même dans cette inconfortable posture, il ne perdait rien de sa noblesse ni de son élégance. Portant un manteau bordé d’hermine et des souliers de cuir souple, une somptueuse coiffe posée sur ses cheveux de jais, il affichait un air profondément arrogant.

« Tu es allé trop loin, cette fois, se dit Stefan en observant les deux hommes se toiser. Tu n’arriveras pas à le faire céder. »

Au même moment, un léger bruit lui fit tourner la tête. Katherine, la fille du baron Von Schwartzschild, se tenait sur le seuil. Après une longue maladie, son père lui avait fait quitter les froides contrées des princes allemands dans l’espoir que les paysages italiens faciliteraient sa convalescence. Dès son arrivée, ses yeux couleur lapis-lazuli et ses longs cils blonds avaient bouleversé Stefan.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger dit elle d’une voix douce et cristalline.

Elle fit mine de s’en aller.

— Non, non, reste, la retint Stefan.

Il aurait voulu s’approcher d’elle pour lui prendre la main, mais devant son père, il n’osa pas. Il se contenta de lui lancer un regard insistant.

— Oui, tu peux rester, confirma Giuseppe.

Il avait lâché Damon et semblait avoir retrouvé son calme. Après avoir remis en place les lourds plis de son manteau bordé de fourrure, il s’approcha de la jeune fille.

— Ton père devrait bientôt rentrer. Il sera ravi de te voir. Mais tu es bien pâle, ma petite. Tu n’es pas souffrante, j’espère ?

— Je suis toujours pâle, vous savez. Et je n’utilise pas de rouge à joues comme les audacieuses Italiennes !

— Tu n’en as pas besoin, intervint Stefan.

Katherine lui sourit, et le cœur du jeune homme se mit à battre la chamade. Elle était si belle !

— Quel dommage de ne pas te voir plus souvent, continua son père. Tu nous honores rarement de ta présence avant le crépuscule…

— C’est que je me consacre à l’étude et à la prière dans mes appartements, monsieur, répondit-elle en baissant les yeux.

Stefan savait bien qu’elle mentait. Il était le plus fidèle de son secret.

— Mais me voilà, maintenant.

— Oui, et c’est tout ce qui compte. Je vais donner des ordres pour fêter le retour de ton père. Damon… nous parlerons plus tard.

Giuseppe quitta la pièce, au grand plaisir de Stefan : il était rare qu’il puisse parler à Katherine hors de la présence de son père ou de Gudren, la robuste dame de compagnie allemande de la jeune fille. Il se tourna vers elle mais ce qu’il découvrit alors lui fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Katherine regardait Damon avec ce petit sourire complice qu’elle réservait à Stefan… La haine submergea aussitôt le jeune homme, jaloux de la beauté sombre de son frère : sa grâce et sa sensualité irrésistibles attiraient les femmes comme une flamme les papillons de nuit. Il aurait voulu se jeter sur lui pour le défigurer. Mais il dut se résoudre, impuissant, à voir Katherine, sa robe de brocard doré effleurant le sol carrelé dans un frou-frou, s’approcher lentement de Damon, qui lui tendait la main, un cruel sourire de victoire aux lèvres…

Stefan se détourna brusquement de la fenêtre. Ça ne servait à rien de rouvrir de vieilles blessures ! Machinalement, ses doigts partirent à la recherche de la chaîne dissimulée sous sa chemise. Il contempla à la lumière le petit anneau d’or qui y pendait. Cinq siècles étaient écoulés depuis sa fabrication mais il n’avait rien perdu de son éclat. Une seule pierre y était sertie un lapis-lazuli de la taille d’un ongle. Puis les yeux de Stefan se posèrent sur la bague qu’il portait au doigt ornée elle aussi d’un lapis. Son cœur se serra. Il avait beau essayer, il ne pouvait pas oublier le passé, ni Katherine. Il se refusait pourtant à se replonger dans les terribles événements qu’il avait affrontés : la souffrance pourrait le rendre aussi fou que le jour où il avait provoqué sa propre damnation.

Stefan regarda à nouveau par la fenêtre, posant son front contre la vitre pour en goûter la fraîcheur. Son tuteur lui répétait une autre expression : « La voie du mal permet parfois d’arriver à ses fins, mais pas de trouver la paix. » Il avait espéré trouver le repos à Fell’s Church, mais, au souvenir de ces paroles, il comprit que c’était impossible, jamais il ne le connaîtrait, car le mal l’habitait.

Ce matin-là, Elena se leva plus tôt que d’habitude. Margaret dormait encore à poings fermés, recroquevillée dans son lit, tandis que tante Judith allait et venait dans sa chambre. Sans un bruit, elle se faufila dans le couloir et sortit.

L’air était frais et le cognassier abritait son habituel lot de geais et de moineaux. Elena regarda vers le ciel et prit une profonde inspiration : le mal de tête avec lequel elle s’était endormie avait disparu. Même si son appréhension ne s’était pas entièrement envolée, elle se sentait capable d’affronter Matt : ils devaient se retrouver avant les cours.

Le jeune homme habitait tout près du lycée, dans rue aux habitations identiques. Sa petite maison se différenciait seulement des autres par la balancelle un peu plus délabrée et la peinture un peu plus écaillée de la façade. Lorsqu’elle le vit sur le perron, Elena sentit, l’espace d’un instant, son cœur tambouriner comme autrefois. C’est vrai qu’il était très beau, de cette beauté respirant la santé : comme tous les joueurs de football, ses cheveux blonds étaient coupés courts, son teint hâlé par l’été passé à la ferme de ses grands-parents, et ses yeux bleus pleins d’honnêteté et de franchise. Ce matin, pourtant, ils étaient assombris par la tristesse.

— Tu veux entrer ? demanda-t-il.

— Non, je préfère marcher, répondit Elena.

Ils s’avancèrent sous les arbres qui bordaient la route. L’assurance habituelle d’Elena l’avait abandonnée : elle fixait le bout de ses chaussures sans savoir par où commencer.

— Alors, comment s’est passé ton voyage en France ? demanda Matt, visiblement mal à l’aise, lui aussi.

— Oh, c’était super ! répondit-elle avec un enthousiasme exagéré. Vraiment super ! Les gens, la nourriture… Tout était…

— Ouais, j’ai compris. Super. Matt s’arrêta, les yeux baissés sur ses vieilles baskets. Ils se redressèrent en même temps, et leurs regards se rencontrèrent enfin.

— Tu sais, tu es vraiment belle, ce matin, murmura Matt.

Elle allait répondre par une pirouette, mais il reprit immédiatement :

— Je pense que tu as quelque chose à me dire, non ? Il y eut un silence gêné, puis il sourit tristement écartant les bras. Elle se serra contre lui avec un soupir.

— Matt… Tu es le mec le plus génial que j’aie jamais rencontré, tu sais et… je ne te mérite pas.

— Ah, bon ! Et c’est pour cette raison que tu me jettes ? Parce que je suis trop bien pour toi… Ça paraît évident.

— Non, dit Elena, ce n’est pas pour ça, et je ne te jette pas. On reste amis, d’accord ?

— Bien sûr.

— Parce que c’est ce que nous sommes.

— De bons amis. Sois honnête, Matt : entre nous, il n’y a que de l’amitié, pas vrai ?

Il détourna son regard.

— J’ai le droit de jouer mon joker ?

Lisant la déception sur le visage d’Elena, il ajouta :

— Ça n’aurait pas quelque chose à voir avec le nouveau, tout ça ?

— Non, dit-elle après une hésitation. Je ne le connais pas, on s’est même pas encore parlé.

— Mais tu en crèves d’envie… Non, ne dis rien, je ne veux pas le savoir.

Il lui passa doucement un bras autour des épaules.

— Allons-y. On a peut-être le temps d’acheter un beignet avant les cours.

Alors qu’ils s’éloignaient, un grand bruit retentit au-dessus de leur tête. Matt émit un sifflement.

— Waouh ! Regarde le corbeau ! J’en ai jamais vu d’aussi gros !

Quand Elena leva à son tour les yeux, l’oiseau s’était envolé.

Elena avait décidé de mettre son plan à exécution le jour même. Tous les détails étaient au point et elle n’avait plus qu’à réunir quelques informations sur Stefan Salvatore. La tâche s’avéra facile : les élèves ne parlaient que de lui. La nouvelle de son désaccord avec la secrétaire chargée des inscriptions, la veille, avait fait le tour de l’établissement, et le matin même, il avait été convoqué chez le directeur. Celui-ci l’avait renvoyé en classe (après, disait-on, un coup de fil de Rome — à moins que ce ne fut de Washington), et le problème semblait réglé. Officiellement, du moins.

Quand Elena arriva en cours d’histoire de l’Europe, l’après-midi, elle fut accueillie par les sifflements admiratifs de Dick Carter et Tyler Smallwood, qui se tenaient devant la porte. « Quels nazes, ces types ! se dit-elle en les ignorant royalement. S’ils croient que faire partie de l’équipe de foot suffit à les rendre irrésistibles… » Au lieu d’entrer dans la salle, elle sortit son poudrier en feignant de se refaire une beauté : le miroir lui permettait d’observer à loisir le couloir derrière elle. Après avoir ses instructions à Bonnie, elle attendait en effet l’arrivée de Stefan. Pourtant, son stratagème fut inutile : à son grand étonnement, elle le sentit près d’elle sans l’avoir aperçu.

D’un mouvement brusque, elle referma son poudrier, s’apprêtant à l’arrêter. Mais il s’était raidi dans une attitude de défense : Dick et Tyler bloquaient l’entrée de la salle. « Les abrutis ! » pensa Elena en les fusillant du regard par-dessus l’épaule de Stefan.

L’air très content de leur coup, ils faisaient semblant de ne pas remarquer que leur camarade cherchait à entrer.

— Excusez-moi, dit-il du ton calme avec lequel il s’était adressé au professeur, la veille.

Dick et Tyler se regardèrent, puis firent mine d’examiner les alentours, comme s’ils venaient d’entendre des voix.

— Scousi ? demanda Tyler d’une voix de fausset Scousi mi ? Mi scousi ? Jacuzzi ?

Ils éclatèrent de rire. Elena vit la mâchoire de Stefan se contracter. S’ils se battaient, il n’avait aucune chance contre ses deux adversaires, bien plus grands et plus costauds que lui.

— Y a un problème ?

Elena se retourna, aussi surprise que Dick et Tyler de découvrir Matt. Son regard lançait des éclairs. Les deux fauteurs de troubles s’écartèrent lentement, à contrecœur, tandis qu’Elena laissait échapper un sourire. « Ce brave Matt… » pensa-t-elle. Il entra dans la salle avec Stefan et s’assit à côté de lui. Ah, mais non ! Ça changeait son plan ! Elle allait devoir attendre la fin du cours pour le mettre à exécution ! Déçue, elle se glissa derrière Stefan : elle pourrait l’observer sans être remarquée.

Matt faisait sonner des pièces de monnaie dans sa poche, comme à chaque fois qu’il cherchait un sujet de conversation.

— Heu, tu sais… , commença-t-il, mal à l’aise. Ces types…

Stefan eut un rire désabusé.

— Je n’ai pas à les juger. De toute façon, je n’ai aucune raison d’être le bienvenu ici.

Au-delà de l’amertume, Elena crut reconnaître dans sa voix un profond mal-être.

— Pourquoi est-ce que tu dis ça ? Écoute, tu parlais de foot hier, alors j’ai pensé que ça t’intéresserait : un de nos arrières s’est cassé un ligament et il nous faut un remplaçant. Les sélections se font tout à l’heure, après les cours. Ça te branche ?

— Moi ? Heu… J’ai peut-être pas le niveau.

— Tu sais courir ?

— Est-ce que je sais… ?

— Oui.

Elena distingua un léger sourire sur le profil de Stefan.

— Tu sais esquiver ?

— Oui.

— C’est tout ce qu’on te demande. Si tu arrives à garder le ballon, tu as le niveau.

— Je vois.

Cette fois, Stefan souriait franchement, ce qui fit briller de joie les yeux de Matt. Un lien s’était visiblement crée entre les deux garçons, et Elena, s’en sentant exclue, éprouvait une vive jalousie. Mais l’expression de changea brusquement.

— Merci, dit-il, distant. Je ne peux pas. J’ai des engagements.

Le professeur commença son cours, durant Elena ne cessa de se répéter sa petite phrase : « Salut je m’appelle Elena Gilbert et j’appartiens au comité d’accueil. Je dois te faire visiter le lycée. » Au cas où elle sentirait de la résistance, elle avait l’intention d’ajouter un argument quasiment imparable, avec de grands yeux mélancoliques : « Tu sais, si tu refuses mon aide, je risque d’être mal vue… »

Au milieu du cours, on lui fit passer un mot sur lequel elle reconnut l’écriture ronde et enfantine de Bonnie : J’ai retenu C. le plus longtemps possible. Qu’est-ce qui s’est passé de ton côté ? Ça a marché ? Son amie, au premier rang, était tournée vers elle. Elena secoua la tête négativement en faisant en sorte que celle-ci lise ce message sur ses lèvres : « Après le cours. »

Il lui sembla qu’il s’était écoulé un siècle avant que M. Tanner ne les autorisât à sortir. Tous les élèves se levèrent en même temps. « C’est parti », se dit Elena. Le cœur battant, elle bloqua le chemin de Stefan, tout en pensant avec amusement qu’elle agissait exactement comme Dick et Tyler un instant plus tôt. Elle leva la tête, et ses yeux se retrouvèrent exactement à la hauteur des lèvres de Stefan.

Alors, ce fut le trou. Qu’est-ce qu’elle était censée lui dire, déjà ? Elle ouvrit la bouche et, après un blanc, s’entendit réciter sa tirade en balbutiant :

— Salut, je m’appelle Elena Gilbert et j’appartiens au comité d’accueil, on m’a chargée de…

— Désolé, j’ai pas le temps.

Elle n’en crut pas ses oreilles. Il ne l’avait même pas laissé terminer ! Elle s’obstina pourtant à achever sa phrase :

— … Te faire visiter le lycée.

— Je regrette, je ne peux pas. Il faut que j’aille… aux sélections de foot.

— Il se tourna vers Matt, qui affichait un air surpris. Tu m’as bien dit que c’était juste après les cours ?

— Oui, mais…

— Alors je ferais mieux d’y aller. Tu peux me montrer où c’est ?

Matt regarda Elena d’un air hésitant avant de se résigner :

— Heu, oui, sans problème. Suis-moi ! Ils laissèrent Elena seule au milieu d’un cercle de spectateurs. Caroline n’avait pas perdu une miette du spectacle. Sentant sa gorge se serrer et une sorte de vertige la gagner, Elena quitta précipitamment la salle : ces égards lui étaient insupportables.

4.

Elle courut à son casier, au bord des larmes. Elle referma sa porte en s’efforçant de les retenir et se dirigea vers la sortie.

C’était la seconde fois qu’elle rentrait directement du lycée, et sans personne pour l’accompagner, contrairement à ses habitudes. Heureusement que tante Judith n’était pas à la maison pour s’en inquiéter. Elle avait dû aller se promener avec Margaret. Elena en fut soulagée : elle pourrait enfin laisser couler ses larmes tranquillement. Pourtant, à présent qu’elle était seule, ses yeux restaient secs. Elle laissa tomber son sac dans l’entrée pour se diriger vers le salon.

C’était une pièce magnifique, impressionnante, pourvue d’une ravissante cheminée encadrée de colonnes tournées, qui, tout comme la chambre d’Elena, datait d’avant 1861.

Les deux seuls vestiges de l’incendie qui avait ravagé la maison pendant la guerre de Sécession. Le bâtiment avait été reconstruit par le grand-père d’Elena, et les Gilbert y avaient toujours vécu depuis.

La jeune fille contempla les hautes fenêtres dont les vitres anciennes, épaisses et irrégulières, déformaient légèrement ce qu’on voyait à travers. Elle se rappela le jour où son père lui avait fait observer ce phénomène. À cette époque, elle était encore plus jeune que Margaret.

Ce souvenir lui serra la gorge, mais ses larmes refusaient toujours de couler. Les sentiments les plus contradictoires l’envahissaient : elle se sentait abandonnée du monde entier tout en étant satisfaite de se retrouver seule. Elle avait beau essayer de réfléchir, ses pensées s’enfuyaient. Elle se trouvait dans un tel état de confusion qu’elle se représentait ses idées sous la forme de rongeurs cherchant à échapper aux serres d’un hibou… Une suite d’images incohérentes se bousculait dans son esprit. Hibou… rapace… Carnivore… corbeau… Elle se rappela alors les paroles de Matt : « Le plus gros que j’aie jamais vu. »

Ses yeux la piquaient. Pauvre Matt ! En dépit du mal qu’elle lui avait fait, il s’était montré aimable avec Stefan. Stefan… Elle sentit une boule se former dans sa gorge, et deux grosses larmes apparurent enfin au bord de ses yeux. Elle pleurait de colère, d’humiliation, et de frustration, et peut-être bien d’un autre sentiment encore dont elle ne connaissait pas la nature : ressentait-elle déjà quelque chose pour ce Stefan Salvatore, cet être si différent ?

Il représentait à la fois l’inconnu et un défi, ce qui le rendait irrésistible. Curieusement, c’était cet adjectif que les garçons employaient le plus fréquemment pour la qualifier. Elle apprenait souvent par la suite combien sortir avec elle les rendait nerveux, à tel point qu’ils en avaient les mains moites et l’estomac noué. Elena trouvait ces récits amusants, d’autant plus qu’aucun garçon ne l’avait jamais mise dans cet état.

Mais elle se rendit compte qu’en parlant à Stefan, elle avait eu le cœur battant, les genoux tremblants, les joues brûlantes, et si mal au ventre qu’elle avait manqué s’évanouir. Elle s’intéressait peut-être à lui parce qu’il l’intimidait. … Non, ce n’était pas la seule raison… Sa bouche magnifique, à elle seule, la faisait frissonner de tout son corps. Sans compter ses cheveux de jais qu’elle rêvait de pouvoir caresser, son corps souple, élancé et musclé, ses longues jambes… et surtout, sa voix infiniment séduisante. Lorsqu’il s’était adressé à M. Tanner d’un ton détaché et méprisant, elle avait été subjuguée. Elle se demandait comment résonnerait son nom chuchoté par lui dans une note grave…

— Elena !

Elle sursauta, brusquement tirée de sa rêverie, non par Stefan, mais par Judith, qui l’appelait depuis l’entrée…

— Elena ? T’es là ? reprit Margaret de sa petite voix aiguë.

Elena ne voulait surtout pas apparaître devant sa tante les yeux mouillés et devoir lui fournir des explications en luttant contre de nouvelles larmes. Elle atteignit le jardin juste au moment où la porte d’entrée claqua, en réfléchissant à un endroit où personne ne pourrait la déranger Mais bien sûr ! Elle irait voir ses parents…

À pied, ça faisait un bout de chemin, mais depuis trois ans qu’elle l’empruntait, elle connaissait tous les raccourcis. Elle traversa le pont Wickery, monta au sommet de la colline, longea l’église en ruine, puis redescendit dans le petit vallon, de l’autre côté de la ville. Cette partie du cimetière était bien entretenue, contrairement à l’autre, plus ou moins laissée à l’abandon. L’herbe y était tondue, et des gerbes de fleurs ajoutaient des touches colorées à l’ensemble. Elena s’assit à côté de la grande pierre tombale sur laquelle étaient gravés ces mots : Famille Gilbert.

— Bonjour maman, bonjour papa, murmura-t-elle en déposant des impatiences cueillies en route.

Elle venait régulièrement leur rendre visite depuis l’accident. À cette époque, Margaret n’avait qu’un an, si bien qu’elle ne se rappelait pas ses parents. Elena, elle, pleurait à l’évocation de ses innombrables souvenirs. Ils lui manquaient tant… Elle revoyait sa mère, si jeune et si belle, et son père, dont le coin des yeux se plissait lorsqu’il souriait…

Heureusement que tante Judith était là. Margaret et Elena avaient beaucoup de chance qu’elle eût quitté son travail pour venir s’occuper d’elles dans cette petite ville perdue. Son fiancé, Robert, serait même bientôt un quasi-beau-père pour sa petite sœur. Elena, quant à elle, se souvenait trop bien de ses parents : personne ne pouvait les remplacer. Peu après l’enterrement, elle était souvent venue déverser sa colère dans ce lieu. Comment avaient-ils été assez stupides pour se faire tuer dans un accident de voiture ? Elle ne s’était jamais sentie si seule au monde, plus encore qu’aujourd’hui, où elle avait trouvé sa place à Fell’s Church. Pourtant, ces derniers temps, cette certitude avait été de plus en plus remise en question. Elle avait l’impression qu’un endroit où elle se sentirait immédiatement chez elle l’attendait…

Une ombre s’avança au-dessus d’elle. Elle leva les yeux, étonnée, et aperçut deux silhouettes vaguement menaçantes. Elle les fixa, pétrifiée.

— Elena, dit la plus petite, les mains sur les hanches. Tu m’inquiètes, tu sais !

Elena cligna des yeux et finit par laisser échapper un rire nerveux. C’était Bonnie et Meredith.

— Impossible d’être tranquille deux minutes… , bougonna-t-elle tandis qu’elles s’asseyaient à ses côtés.

— On peut partir, si tu veux, suggéra Meredith.

Elena haussa les épaules. Finalement, elle était plutôt contente de leur présence. Après l’accident, ses deux camarades étaient souvent venues la chercher à cet endroit : elle n’était pas gênée de leur montrer ses yeux mouillés, acceptant sans rien dire le mouchoir que lui tendait Bonnie. La réponse à ses interrogations lui apparut soudain : sa place était auprès des amies qui tenaient à elle, c’était aussi simple que ça ! Elles restèrent assises en silence à regarder le vent agiter les branches des chênes.

— C’est vraiment nul ce qui s’est passé tout à l’heure dit enfin Bonnie à mi-voix. Ça a dû te faire un sacré choc.

— On devrait t’appeler Miss Tact, l’interrompit Meredith. Faut pas exagérer, y a pire…

— Tu peux pas savoir, t’étais pas là, répliqua Elena. J’ai vraiment eu la honte de ma vie. Mais je m’en fous maintenant. De toute façon, il ne m’intéresse plus.

— Arrête !

— C’est vrai, je te jure. Ce mec se croit trop bien pour nous. Alors ses lunettes de chez Armatruc, il peut se les mettre où je pense…

Les deux autres pouffèrent.

— Au fait, il avait l’air de meilleure humeur, Tanner, aujourd’hui. Hein, Bonnie ? ajouta-t-elle en cherchant à détourner la conversation.

Cette dernière prit un air de martyr.

— Tu parles ! Il m’a mise en premier pour les exposés. Mais bon, ça m’est égal parce que je vais faire un truc sur les druides et…

— Sur les quoi ?

— Les druides. Tu sais, les types qui sculptaient des menhirs et faisaient de la magie, il y a super longtemps en Angleterre. Je descends d’eux, c’est pour ça que je suis médium.

Meredith étouffa un rire, mais Elena fronça les sourcils.

— Bonnie, hier, t’as vraiment vu quelque chose dans les lignes de ma main ?

— Je… je sais pas. J’ai cru, en tout cas. Souvent, je me laisse entraîner par mon imagination…

Elle m’a dit qu’on te trouverait là, intervint Meredith. Moi, je pensais aller voir à la cafét’, mais Bonnie m’a affirmé que tu étais dans le cimetière.

— Bon ? s’étonna Bonnie. C’est drôle, parce que ma grand-mère écossaise a des visions. Ça a dû sauter une génération.

— Sans compter que tu descends des druides, ajouta Meredith d’un ton ironique.

— C’est la pure vérité ! Ma grand-mère fait de ces trucs, vous le croiriez pas !

Elle tient ça d’eux… Elle peut te prédire avec qui tu vas te marier et quand tu vas mourir. Moi, elle m’a annoncé que je mourrais jeune.

— Arrête tes bêtises !

— Si, si. Je mourrai belle et jeune, c’est super romantique, non ?

— C’est surtout horrible, dit Elena.

Les ombres s’étaient allongées autour d’elles. Un petit vent frais était apparu.

— Et avec qui tu vas te marier, Bonnie ? demanda Meredith.

— Je sais pas. Ma grand-mère m’a expliqué comment l’apprendre, mais j’ai encore jamais essayé. Bien sûr, ajouta-t-elle d’un ton théâtral, il sera immensément riche, et beau comme un dieu, un peu dans le genre de Stefan, notre mystérieux inconnu… D’autant plus que, si personne n’en veut…

Elle jeta un regard malicieux à Elena, qui fit comme si de rien n’était.

— Je te verrais bien avec Tyler Swallwood, suggéra-t-elle d’un air innocent. Il paraît que son père est bourré de fric…

— Il est pas mal, renchérit Meredith. Mais, bon, faut aimer les grandes dents blanches de carnivore…

Les trois filles éclatèrent de rire. Bonnie arracha une poignée d’herbe pour la lancer sur Meredith, qui lui renvoya un pissenlit. Cette irruption de joie rendit sa bonne humeur à Elena : elle était redevenue elle-même, Elena Gilbert, la reine du lycée de Fell’s Church. Elle défit le ruban abricot qui retenait ses cheveux.

— Je sais sur quoi je vais faire mon exposé, déclara-t-elle brusquement tandis que Bonnie ôtait les brins d’herbe de ses boucles.

— Sur quoi ?

Elena renversa la tête pour contempler le ciel embrasé de tons rouges et mauves, au-dessus de la colline. Elle inspira profondément, laissant planer le suspense, avant de répondre d’un ton désinvolte :

— Sur la Renaissance italienne.

— Bonnie et Meredith la fixèrent, bouche bée, puis se regardèrent. Elles s’esclaffèrent.

— Ha, ha ! La tigresse est de retour, dit enfin Meredith.

Elena lui lança un sourire de prédateur. Elle ignorait comment elle avait retrouvé son assurance, mais ça lui était égal. Elle était obsédée par une pensée : ne faire qu’une bouchée de Stefan Salvatore…

— Bon, écoutez-moi, toutes les deux. Personne ne doit être au courant de ce que je vais vous dire, sinon, tout le lycée va se foutre de moi, y compris Caroline, qui pourrait profiter de la situation. Ce mec, je le veux toujours, et je l’aurai, comptez sur moi. Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre, pour l’instant, mais en attendant, on va l’ignorer.

— On ?

— Parfaitement, on. Mais il est à moi, t’as compris Bonnie ? Je dois pouvoir te faire entièrement confiance.

— Attends, dit Meredith en ôtant la broche qui ornait son chemisier. Elle s’en piqua le pouce.

— Bonnie, donne-moi ta main, reprit-elle.

— Pourquoi faire ? s’inquiéta cette dernière.

— Parce que je veux t’épouser, andouille !

— Mais… Ah, d’accord ! Aïe !

— A toi, Elena.

Meredith piqua le doigt de son amie et le pressa pour en faire sortir une goutte de sang.

— Maintenant, on va serrer nos pouces les uns contre les autres en prêtant serment. Surtout toi, Bonnie. Jure de garder le secret et de faire tout ce qu’Elena te demandera au sujet de Stefan.

— Hé, mais c’est très dangereux de faire un pacte de sang, protesta très sérieusement Bonnie. Ça veut dire qu’il faut respecter sa promesse quoi qu’il arrive. Je dis bien quoi qu’il arrive !

— Je sais, répondit Meredith du même ton. C’est pour ça que je te le demande. Je n’ai pas oublié ce qui s’est passé avec Michael Martin.

Bonnie fit la grimace.

— Mais c’était y a longtemps, ça ne compte pas… Bon, allez, d’accord, je jure de garder le secret et de faire tout ce qu’Elena me demandera au sujet de Stefan.

Meredith répéta le serment. Puis Elena, après avoir contemplé leurs pouces réunis, prit la parole :

— Et je jure de ne pas renoncer à mon projet : Stefan m’appartiendra, quelles que soient les difficultés.

Le crépuscule avait noyé le paysage dans l’obscurité, apportant avec lui une bourrasque froide qui balaya les feuilles mortes du cimetière. Bonnie frissonna. Toutes les trois se mirent à rire nerveusement en prenant conscience du lieu où elles se trouvaient.

— Il fait nuit ! s’étonna Elena.

— On ferait mieux d’y aller, suggéra Meredith en remettant sa broche.

Bonnie se leva en léchant son pouce, aussitôt imitée par les deux autres.

— À bientôt, murmura Elena à l’adresse de la tombe en y déposant son ruban. Rentrons, dit-elle à ses amies.

Elles descendirent silencieusement jusqu’à l’église en ruine. Leur pacte les avait plongées dans une atmosphère un peu fantastique, à tel point que Bonnie ne put s’empêcher de trembler de nouveau. Était-ce le froid qui en était la cause ou bien le murmure du vent agitant sinistrement tes feuilles des chênes ?

— Je gèle, dit Elena en s’arrêtant devant les vestiges de l’église.

En bas de la colline, les trois amies distinguaient à peine, dans la nuit sans lune, l’ancien cimetière où étaient enterrés les soldats de la guerre de Sécession. Les pierres tombales de granit y étaient envahies par les mauvaises herbes, et le lieu ne donnait pas envie d’y flâner trop longtemps. Elles devaient pourtant le traverser pour rentier chez elles.

— Déjà que je n’aime pas m’y promener le jour… alors la nuit, n’en parlons pas, murmura Elena, qui avait perdu une bonne partie de son assurance.

Elle avait la sensation que les vivants n’avaient plus rien à faire dans cet endroit.

— On peut faire le tour, si vous voulez, proposa Meredith, mais ça va nous prendre vingt minutes de plus.

— Moi, ça m’est égal de passer par-là… , dit Bonnie en déglutissant. J’ai toujours voulu être enterrée dans le vieux cimetière…

— Arrête un peu de parler de ton enterrement ! lâcha Elena avec exaspération, avant de s’engager dans la descente.

À mi-chemin, prise de crainte, elle laissa Bonnie et Meredith la rattraper. Lorsqu’elles atteignirent ensemble la première tombe, son cœur se mit à battre à tout rompre. Elle avait beau essayer de se raisonner, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir la chair de poule.

En effet, elle entendait les moindres petits bruits résonner au centuple ; crissement de leur pas sur le tapis de feuilles mortes était devenu assourdissant. L’église n’était plus qu’une sombre silhouette derrière elles. Elles continuaient leur progression sur l’étroit chemin bordé de pierres tombales, dont la plupart les surplombaient de quelques centimètres. Elena, scrutant chacune d’entre elles, constata qu’elles étaient assez hautes pour cacher quelqu’un. Soudain, son regard s’arrêta sur une statue qui gisait par terre. C’était un petit ange décapité, dont la tête était posée à côté du corps. Ses grands yeux contemplaient le vide.

— Pourquoi on s’arrête ? demanda Meredith devant l’air fasciné d’Elena.

— Je ne sais pas… je voulais juste… , murmura Elena.

Enfin, elle parvint à détourner les yeux de la statue, mais ce qu’elle vit alors la pétrifia.

— Bonnie ? Bonnie ? Qu’est-ce qui se passe ?

Son amie, toute raide, la bouche entrouverte et le regard perdu dans le vague, semblait elle-même changée en statue.

— Bonnie ! Arrête, c’est pas drôle ! se plaignit Elena.

Mais Bonnie ne répondit pas.

— Bonnie ! intervint Meredith.

Elena, comprenant qu’il se passait quelque chose d’anormal, se mit à courir droit devant elle. Mais une exclamation monta derrière elle, l’obligeant à faire volte-face.

— Elena !

Bonnie, pâle comme la mort, toujours figée, et les yeux scrutant le vide, laissait échapper une voix qui n’était pas la sienne.

— Elena ! Quelqu’un est là qui t’attend, proclama Bonnie qui se tourna enfin vers elle.

Elena crut apercevoir quelque chose remuer derrière les pierres tombales. Elle hurla, aussitôt imitée par Meredith, et, sans réfléchir, toutes deux se mirent à courir bientôt suivies de Bonnie, criant à son tour. Elena dévala à toute allure l’étroit sentier, malgré les cailloux et les racines qui la faisaient trébucher. Elle entendait le halètement de Bonnie derrière elles, et le souffle court de Meredith, d’ordinaire si calme et si cynique… Tout à coup, un bruit dans le feuillage, accompagné d’un cri lugubre, leur fit accélérer la course.

— Y a quelque chose qui nous suit ! hurla Bonnie.

— Il faut arriver au pont, cria Elena, malgré le feu qui lui brûlait les poumons.

Elle avait l’intuition qu’après le pont, elles seraient en sécurité.

— Mais cours, Bonnie ! Cours ! Ne regarde pas derrière toi ! dit-elle en attrapant son amie par la manche.

— J’en peux plus, gémit Bonnie, pliée en deux par un point de côté.

— Mais si, tu peux ! Allez cours !

Elena distingua la première les reflets argentés du cours d’eau éclairé par la lune, enfin levée : le pont n’était plus très loin. Il ne fallait pas fléchir, se disait-elle, en luttant contre l’impression que ses jambes ne la soutiendrai pas jusqu’au bout. Elle voyait distinctement le pont main tenant, il n’était plus qu’à quelques mètres.

— Ça y est, haleta Meredith, on est arrivées.

— T’arrête pas, surtout ! Traverse ! reprit Elena.

Elles atteignirent l’autre berge en faisant craquer les vieilles planches sous leur pas. Alors seulement, Elena lâcha la manche de Bonnie.

Meredith, recroquevillée, les mains sur les cuisses, essayait de reprendre sa respiration. Bonnie pleurait.

— Qu’est-ce que c’était ? Hein, qu’est-ce que c’était ? demanda-t-elle.

— Je croyais que c’était toi le médium, répondit Meredith. Allons-nous-en !

— C’est plus la peine, tout va bien, maintenant, murmura Elena.

Elle avait les larmes aux yeux et tremblait de tout son corps. Néanmoins, elle constata avec soulagement que le souffle chaud dans son cou — qui l’avait poursuivie jusqu’au pont — avait disparu. La rivière semblait former une barrière de protection contre le danger qui les guettait de l’autre côté.

— Ce truc ne peut pas nous suivre jusqu’ici, ajouta-t-elle.

Meredith la regarda, puis se tourna vers l’autre rive plantée de chênes, et enfin vers Bonnie. Elle laissa échapper un petit rire nerveux.

— C’est sûr, on risque plus rien. Mais bon, on va pas passer la nuit là, non ?

Elena eut alors un étrange pressentiment :

— Non, pas ce soir… dit-elle. Elle passa un bras autour des épaules de Bonnie, qui sanglotait toujours.

— Tout va bien, Bonnie, tu n’as plus rien à craindre, maintenant. Viens.

Meredith scrutait de nouveau l’autre côté.

— Le pire, c’est que tout a l’air calme, là-bas, dit-elle d’une voix plus posée. Peut-être qu’on s’est fait peur toutes seules… On a dû paniquer, c’est tout, et la transe de Bonnie n’a rien arrangé… Y avait sûrement rien…

Elena ne répondit pas, et les amies reprirent silencieusement leur chemin. Pourtant, elle n’avait pas fini de se torturer l’esprit.

5.

La pleine lune se détachait haut dans le ciel lorsque Stefan se décida à rentrer. Il se sentait tout groggy, non seulement parce qu’il était fatigué, mais aussi parce qu’il avait absorbé trop de sang d’un coup.

S’il s’était ainsi gavé — ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps — c’était sans doute à cause de cette force étrangère qu’il avait sentie près du cimetière : elle lui avait fait perdre tout contrôle de lui-même. Elle avait brusquement surgi derrière lui, obligeant à fuir les trois jeunes filles qu’il observait dans l’ombre. Il avait été partagé entre la crainte de les voir se jeter dans la rivière et le désir de sonder cette énergie pour en trouver l’origine.

Finalement, il avait décidé de la suivre, elle. Au moment les amies atteignaient le pont, il avait eu le temps d’apercevoir une silhouette noire s’envoler en direction des bois. C’est seulement lorsque toutes les trois s’étaient éloignées qu’il était retourné au cimetière.

L’endroit, vidé de toute présence, avait retrouvé son calme. Les yeux de nyctalope de Stefan furent attirés par un fin ruban de soie orange, qu’il ramassa. Quand il l’approcha de son visage, il reconnut son parfum.

Il se souvint de sa lutte pour résister à la fragrance enivrante de sa peau, lorsqu’elle était assise derrière lui. Même absente, il avait du mal à ignorer le puissant rayonnement de son esprit, qu’il captait constamment ; et quand elle se trouvait dans la même pièce, il percevait chaque souffle de sa respiration, chaque battement de son cœur, et la chaleur de son corps.

Pendant le cours, il s’était abandonné malgré lui au plaisir de cette proximité. Le souvenir de cet instant lui revint avec horreur. Il s’était délibérément imprégné de son odeur, l’eau à la bouche, s’imaginant poser doucement les lèvres sur la peau tendre de son cou, puis y planter d’innombrables petits baisers. Alors, il avait rêvé qu’il avait blotti son visage dans le creux de sa gorge, juste à l’endroit où son pouls battait. Sa bouche s’était entrouverte, découvrant ses canines aiguisées comme de petites dagues, et…

Au prix d’un violent effort qui l’avait laissé le cœur battant et les membres tremblants, il s’était arraché à cette transe. Le cours s’était terminé et, autour de lui, il avait vu les élèves se lever, avec l’espoir que personne n’avait remarqué son comportement. C’est à ce moment qu’elle lui avait adressé la parole, lui infligeant un terrible supplice, ses mâchoires rendues douloureuses par la faim lui avait fait craindre, l’espace d’un instant, de perdre son sang-froid ; il avait failli la saisir par les épaules pour lui planter ses dents dans le cou, devant tous les autres. Il se souvenait à peine de la façon dont il était arrivé à résister à cette pulsion.

Il se rappelait juste que, un peu plus tard, la course et les pompes qu’il avait faites étaient parvenues à le défouler. C’était tout ce qui comptait. Il avait d’ailleurs utilisé son pouvoir plus que de raison, sans s’en préoccuper. De toute façon, il était doté de bien des avantages par rapport aux concurrents qui voulaient entrer dans l’équipe de foot : il avait une bien meilleure vue, ses réflexes étaient plus rapides, et ses muscles plus développés. D’ailleurs, Matt l’avait vite gratifié d’une bonne tape dans le dos en s’exclamant : « Félicitations ! Bienvenue dans l’équipe ! » Mais devant le visage franc et souriant de celui-ci, Stefan avait été submergé par la honte. « Si tu savais qui je suis, avait-il pensé, tu ne sourirais pas comme ça. J’ai été sélectionné grâce à une supercherie, c’est tout. Et la fille que tu aimes.

— Tu l’aimes, pas vrai ?

— Elle occupe toutes mes pensées.

Malgré ses efforts, en effet, elle n’avait cessé de l’obséder. Plus tard, une intuition l’avait tiré des bois pour le mener au cimetière. Lorsqu’il l’avait vue, il avait dû de nouveau combattre la violente envie de se jeter sur elle, jusqu’à ce que la force inconnue les fasse fuir, elle et ses amies — Puis il était rentré chez lui — après s’être nourri, ayant perdu tout contrôle de lui-même. La présence de cette force avait réveillé en lui un besoin qu’il tâchait depuis toujours d’étouffer : la soif de chasser, de sentir la peur et de savourer la victoire de la mise à mort. Depuis des siècles, il ressentait ce besoin avec toujours plus d’intensité.

Privé trop souvent de sang, il avait constamment les veines en feu, et son esprit était obsédé par le goût du fer et la couleur rouge.

Sous l’emprise de cette pulsion, il avait suivi les trois filles jusqu’au pont. Mais là, ses narines avaient capté par miracle l’odeur d’un autre humain, un vagabond. Ça avait suffit à détourner son attention des proies qu’il traquait. Il n’avait plus la force de lutter contre la tentation victime. Un visage il buriné, ahuri, au cou décharné, était apparu. Retroussant ses lèvres, Stefan s’était abreuvé.

En montant à sa chambre, Stefan essayait d’effacer de son esprit le visage qui l’obsédait. C’était elle qu’il désirait vraiment. Il avait envie de sa chaleur et de sa vie à elle. Mais pour son bien et pour le sien, il devait cesser d’y penser. Elle ne le savait pas, mais il était son pire ennemi.

— Qui est là ? C’est toi mon garçon ? fit une voix depuis le deuxième étage.

Par-dessus la rampe, une tête auréolée de cheveux gris se montra.

— Oui, madame Flowers, c’est moi. Je suis désolé de vous avoir dérangée.

— Oh, il faut plus qu’un plancher grinçant pour me déranger… Tu as bien verrouillé la porte derrière toi ?

Oui, signora vous êtes…

Il hésita, puis poursuivit dans un murmure :

— En sécurité.

— Parfait. On ne prend jamais assez de précautions. Qui sait ce qui pourrait sortir des bois ?

Il surprit l’œil perçant et malicieux de la vieille.

— Bonne nuit, signora.

— Bonne nuit, mon garçon.

Stefan se laissa tomber sur son lit et resta à observer le plafond. Dormir le soir venu ne lui était pas naturel. Mais il était épuisé. Très vite, cette contemplation le plongea dans ses souvenirs.

Katherine, les cheveux éclairés par le clair de lune, était si belle, près de la fontaine. Et il était tellement heureux d’être l’élu qui partageait son secret…

— Mais tu peux quand même t’exposer au soleil ?

— Oui, du moment que je porte ça.

Elle leva une main blanche et délicate sur laquelle brillait un lapis-lazuli.

— La lumière du jour me fatigue quand même beaucoup, ajouta-t-elle. Je n’ai jamais été très robuste.

Stefan admira la délicatesse de ses traits, et son corps étonnamment svelte, qui semblait aussi fragile que du verre.

— Enfant, j’étais souvent malade, dit-elle doucement. Et un jour, le médecin a dit que j’allais mourir. Mon père pleurait tandis que j’étais allongée dans mon lit, trop faible pour pouvoir bouger. Même respirer m’épuisait. J’étais triste de quitter ce monde, et surtout, j’avais si froid.

Elle frissonna, puis sourit.

— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Je me suis réveillée en pleine nuit, et j’ai vu Gudren, ma dame de compagnie, debout à côté de mon lit, accompagnée d’un homme. Je l’ai tout de suite reconnu, prise de panique. Il s’appelait Klaus et tout le monde dans le village avait peur de lui. J’ai supplié Gudren de me sauver. Elle n’a pas bougé. Quand il a posé sa bouche sur mon cou, j’ai cru qu’il allait me tuer.

Elle se tut. Puis, comme Stefan la regardait avec un mélange d’horreur et de pitié, elle ajouta d’un air détaché :

— Mais ça n’a pas été si terrible, finalement. J’ai eu un peu mal, au début, mais très vite, j’ai ressenti un certain plaisir. Après, il m’a fait boire son sang, qui m’a donné une force incroyable. Nous avons attendu l’aube ensemble, et lorsque le médecin est revenu, il n’en croyait pas ses yeux : j’étais assise à discuter tranquillement.

Papa pleurait de joie en criant au miracle… Mais je vais bientôt devoir le quitter, sinon il se rendra compte, un jour ou l’autre, que je ne vieillis pas.

Son visage s’était assombri à cette pensée.

— Jamais ça ne t’arrivera ? S’étonna Stefan.

— Non. C’est merveilleux, n’est-ce pas ? dit-elle avec une joie enfantine. Je vais rester jeune et je ne mourrai jamais !

De toute façon, il avait du mal à l’imaginer autrement que telle qu’il la voyait, adorable, innocente, parfaite.

— Mais… tu n’as pas trouvé ça effrayant, au début ?

— Au début, si, un peu. Gudren était là pour me rassurer : c’est elle qui m’a fait fabriquer cette bague dont la pierre me protège du soleil. Et puis, elle s’est occupée de moi quand j’étais en convalescence : elle m’a apporté de grands bols de lait caillé aux épices, et plus tard, de petits animaux capturés par son fils.

— Pas… d’êtres humains ?

— Bien sûr que non ! dit-elle en riant. Une colombe suffit à satisfaire tous mes besoins. Gudren dit que, pour être plus forte encore, je dois boire du sang humain, car c’est l’essence de vie la plus puissante. Klaus me poussait à le faire : il voulait que nous échangions notre sang une nouvelle fois. Mais le pouvoir ne m’intéresse pas. Quant à Klaus…

Elle se tut, les yeux baissés, puis reprit dans un murmure :

— Partager son sang n’est pas un acte anodin : je ne le ferai dorénavant qu’avec celui que je choisirai pour partager mon existence.

Elle le regarda d’un air grave, et Stefan lui sourit défaillant de bonheur.

Mais c’était avant que son frère Damon rentre de l’université et voie les yeux bleus de Katherine, semblables à des joyaux.

Stefan laissa échapper un gémissement. Puis le sommeil le gagna peu à peu, apportant avec lui de nouvelles images qui se précipitaient en désordre aux confins de son esprit : le visage de son frère, tordu par une effroyable colère ; les yeux bleus de Katherine, pétillants et vifs, tournant et retournant dans sa belle robe blanche ; une tache blanche derrière le citronnier ; le poids d’une épée dans sa main ; son père hurlant, au loin ; les traits de Damon, cette fois déformés par un rire horrible ; et le citronnier si proche…

— Damon… Katherine… Non !

Il se redressa en sursaut. Une main tremblante dans les cheveux, il essayait de reprendre son souffle. C’était un affreux cauchemar, comme il n’en avait pas eu depuis longtemps. Depuis combien de temps, d’ailleurs, n’avait-il pas rêvé ? L’image du citronnier n’avait pas quitté son esprit, et le rire de son frère continuait à lui résonner dans les oreilles aussi clairement que s’il s’était trouvé devant lui. Alors, encore envahi par les brouillards du sommeil, il se leva, pris d’un doute, et alla contempler l’obscurité à la fenêtre. Damon ? Ce fut un appel muet, qu’il transmit par la pensée. Il resta immobile, tous ses sens aux aguets.

Mais il ne perçut rien, pas la moindre onde de réponse. Le silence fut seulement rompu par renvoi de deux oiseaux, et il ne parvint qu’à capter les esprits endormis des habitants de Fell’s Church, ainsi que la présence d’animaux nocturnes, dans la forêt toute proche. Il finit par tourner le dos à la fenêtre avec un soupir de soulagement. Il s’était sûrement trompé : il n’avait rien entendu. Et il s’était même peut-être fait des illusions sur la force obscure qu’il avait cru détecter dans le cimetière. Fell’s Church était un endroit paisible, où il était en sécurité. Tout ce dont il avait besoin, maintenant, c’était de repos.

5 septembre

(enfin, plutôt le 6, parce qu’il est une heure du matin)

Je me suis encore réveillée en pleine nuit, mais cette fois, à cause d’un hurlement. Pourtant, après avoir tendu l’oreille, j’ai constaté que tout était calme dans la maison. Il s’est passé tellement de trucs bizarres ce soir que je dois être un peu sur les nerfs.

Au moins, un élément positif : la solution m’est venue d’un seul coup pour Stefan. Le plan B, phase 1, commence demain.

Lorsque Frances s’approcha de la table des filles, ses yeux lançaient des éclairs, et elle avait le feu aux joues.

— Elena, il faut absolument que je te raconte !

Mais, à sa grande surprise, Elena ne parut pas partager son enthousiasme.

— Je… peux m’asseoir avec vous ? reprit-elle d’une voix hésitante. Je viens d’apprendre un truc complètement dingue à propos de Stefan.

— Tu peux t’asseoir, dit Elena en beurrant un morceau de pain. Mais, tu sais, ce genre d’infos ne m’intéresse plus trop.

— Quoi ?

Frances regarda Meredith et Bonnie d’un air incrédule.

— Tu rigoles ?

— Pas du tout, dit Meredith, qui contemplait le haricot vert planté sur sa fourchette. On a autre chose en tête aujourd’hui.

— Exactement, renchérit Bonnie. Stefan, c’est du passé.

Puis elle se pencha pour se frotter la cheville. Frances se tourna vers son dernier recours, Elena.

— Mais je croyais que tu voulais tout savoir sur lui ?

— Oh, c’était par simple curiosité ! Comme c’est un nouveau, je voulais juste lui souhaiter la bienvenue à Fell’s Church. Mais je dois rester fidèle à Jean-Claude.

— Jean-Claude ?

— Jean-Claude, confirma Meredith en levant les yeux au ciel et en poussant un gros soupir.

— Jean-Claude, répéta Bonnie.

Délicatement, Elena sortit une photo de son sac à dos.

— Là, il est devant la maison qu’on louait. Juste après la photo, il a cueilli une fleur et me l’a donnée en disant… quelque chose que je ne peux pas te répéter, conclut-elle avec un sourire mystérieux.

Frances regarda le jeune homme bronzé de la photo, torse nu devant un buisson d’hibiscus, un sourire timide aux lèvres.

— Il est plus vieux que toi ? demanda-t-elle d’un air respectueux.

— Il a vingt et un ans. Évidemment, ma tante ne serait pas d’accord, alors on a décidé de garder le secret jusqu’à la fac. On s’écrit en cachette.

— C’est super romantique… , soupira Frances. J’en parlerai à personne, promis ! Mais, pour ce qui est de Stefan…

Elena prit une expression hautaine.

— De toute façon, je trouve la cuisine française bien supérieure à la cuisine italienne. Pas vrai, Meredith ?

— Ça, oui ! T’es pas d’accord, Frances ?

— Heu, si, si.

Elle quitta la table avec un sourire forcé. Bonnie, visiblement au supplice, se pencha vers ses amies.

— Écoutez les filles. Je tiens plus, moi. Il faut absolument que je sache ce qu’on dit sur Stefan !

— Tu parles du ragot qui court ? répondit calmement Elena. Je suis au courant : il paraîtrait que Stefan fait partie de la brigade des stups…

Arès un instant de surprise, Bonnie éclata de rire.

— De quoi ? Mais c’est complètement débile !

— Habillé comme il est, avec des lunettes noires ? Il fait tout pour qu’on le remarque !

Elle se tut, les yeux soudain écarquillés.

— Mais peut-être que c’est fait exprès ? Qui soupçonnerait un frimeur pareil ? Et puis, il vit seul, il ne parle jamais de lui… Elena ! Peut-être que c’est vrai !

— Impossible, dit Meredith.

— Qu’est-ce que t’en sais ?

— C’est moi qui ai lancé la rumeur.

Devant l’air abasourdi de Bonnie, elle ajouta :

— C’est Elena qui m’a demandé de le faire.

— Ahhhhh… C’est trop fort ! Alors, je peux raconter à tout le monde qu’il est atteint d’une maladie incurable ?

— Non, ça tu ne peux pas. J’ai pas envie que toutes les bonnes âmes du coin viennent lui tenir la main. Par contre, tu peux dire ce que tu veux sur Jean-Claude.

— C’est qui, au fait, ce type sur la photo ?

— Le jardinier. Il était dingue de ses hibiscus… et il était marié.

— Dommage… Mais pourquoi t’as demandé à Frances de n’en parler à personne ?

Elena jeta un œil sur sa montre.

— Comme ça, je suis à peu près sûre que d’ici, disons deux heures, la nouvelle aura fait le tour du lycée.

Après les cours, les trois filles décidèrent d’aller chez Bonnie. Un jappement aigu les reçut : un très vieux et gros pékinois tenta de s’échapper. Il s’appelait Yang-Tsê, et personne ne pouvait le supporter, sauf la mère de Bonnie. Alors qu’Elena entrait, il tenta de lui mordre la jambe.

Le séjour était assombri par de lourdes tentures et surchargé de meubles anciens. Mary, la sœur aînée de Bonnie, qui travaillait à l’hôpital de Fell’s Church, les accueillit.

— Ah, Bonnie, je suis contente que tu sois là. Salut, Elena. Salut, Meredith.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Bonnie. T’as l’air crevé.

— Dis-moi, hier soir, quand tu es revenue complètement paniquée, tu venais bien du pont Wickery ?

— Non, du cim… euh… enfin, oui, c’est ça, du pont Wickery.

— C’est bien ce qu’il me semblait.

Elle inspira profondément, puis reprit :

— Écoute-moi bien, Bonnie McCullough. Tu es priée de ne jamais y retourner, et encore moins seule, la nuit. Tu as bien compris ?

— Mais pourquoi ?

— Parce que quelqu’un a été attaqué là-bas. Et tu sais où on l’a retrouvé ? Sous le pont Wickery.

Meredith et Elena la regardèrent, incrédules ; Bonnie lui agrippa le bras.

— Quelqu’un a été attaqué sous le pont ? Qui ça ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je n’en sais rien. Ce matin, un des employés du cimetière l’a trouvé étendu sur la berge. C’est sans doute un sans-abri. Il était à demi-mort quand ils l’ont emmené et peut-être qu’il ne reprendra jamais conscience.

Elena commençait à se sentir très mal à l’aise.

— Qu’est-ce que tu entends par « attaqué » ?

— En fait, il a été quasiment égorgé. Il a perdu énormément de sang. Au début, on a cru que c’était un animal qui lui avait sauté à la gorge, mais le Dr Lowen pense maintenant qu’il s’agit d’un homme. Et la police dit que cette personne se cache peut-être toujours dans le cimetière.

Mary les regarda l’une après l’autre, droit dans les yeux.

— Donc quand vous étiez près du pont, l’agresseur s’y trouvait sûrement aussi. Pigé ?

— C’est pas la peine de nous foutre encore plus la trouille. On a compris, balbutia Bonnie.

— Parfait. (Elle se massa le cou, visiblement fatiguée.) Il faut que j’aille m’allonger un moment. Désolée, je me serais bien passée de plomber l’ambiance…

Lorsqu’elle quitta la pièce, les trois filles se regardèrent.

— Ça aurait pu être l’une d’entre nous. Quand je pense, Elena, que tu étais partie toute seule…

Elena en avait des sueurs froides, rien que d’y penser. Elle revit les pierres tombales, balayées par le vent glacial, alignées devant elle.

— Bonnie, demanda-t-elle lentement, est-ce que tu as vu quelqu’un là-bas ? Pourquoi tu m’as dit qu’on m’attendait ?

Bonnie la fixa sans comprendre.

— Mais de quoi tu parles ? J’ai jamais dit ça !

— Mais si, c’est ce que tu as affirmé.

— Mais, non, j’ai jamais raconté un truc pareil.

— Bonnie, intervint Meredith, on t’a entendue toutes les deux. Tu t’es mise à regarder le vide et puis tu as crié à Elena…

— Mais n’importe quoi ! J’ai jamais dit ça ! Vous m’énervez à la fin !

Bonnie en pleurait de colère. Elena et Meredith se regardèrent, interdites, tandis que, dehors, un nuage vint cacher le soleil.

6.

26 septembre

Si j’ai laissé passer autant de temps avant d’écrire, c’est que le courage m’a manqué pour raconter les choses effrayantes qui se sont produites.

D’abord, il y a eu cet homme attaqué le soir où Meredith, Bonnie, et moi sommes passées par le cimetière. La police n’a toujours pas trouvé qui a fait ça. Tout le monde dit que le vieux n’avait déjà plus toute sa tête : quand il a repris connaissance, il s’est mis à dire des trucs qui n’avaient aucun sens comme « des yeux dans le noir », et il n’arrêtait pas de parler d’arbres… Mais, moi, je ne peux pas m’empêcher de penser constamment à ce qui nous est arrivé, ce soir-là. J’ai la frousse…

D’ailleurs, pendant un bout de temps, les gens n’osaient pas sortir, et on avait interdit aux enfants de traîner la nuit sans être accompagnés. Mais ça va faire trois semaines que ça s’est passé, et personne d’autre n’a été attaqué. Alors on se calme un peu. Tante Judith affirme que c’est un autre vagabond qui a fait le coup. Le père de Tyler Smallwood pense que c’est le vieux qui s’est infligé ça lui-même, mais, bon, j’aimerais bien savoir comment on peut se mordre la gorge.

En fait, j’ai surtout été occupée par le plan B. Jusqu’à présent, tout se passe à peu près comme je veux. J’ai, reçu plusieurs lettres et un bouquet de roses rouges de la part de « Jean-Claude » (l’oncle de Meredith est fleuriste). Tout le monde a oublié que je me suis un jour intéressée à Stefan : mon image au lycée est restée intacte et même Caroline n’a rien à dire. D’ailleurs, je l’ai quasiment pas vue ces temps-ci, ni à la cantine ni après les cours. J’ai l’impression qu’elle s’est éloignée de ses anciennes fréquentations. Mais je m’en fous complètement.

Ce qui m’obsède, c’est Stefan. Même Bonnie et Meredith ne savent pas ce qu’il représente pour moi. J’ai trop peur qu’elles me croient folle si je leur en parle. À première vue, je suis un exemple de calme et de self-control. Mais, à l’intérieur, c’est la tempête… Et c’est pas prêt de s’arranger…

D’ailleurs, tante Judith se fait du souci pour moi. Elle a bien vu que je ne mangeais presque plus rien. En cours, je n’arrive plus à me concentrer, et même les trucs censés être marrants — comme la collecte de fonds pour la Maison Hantée — ne m’attirent plus. Je n’ai plus que lui en tête. Et je ne sais même pas pourquoi.

Il ne m’a toujours pas adressé la parole. Pourtant, il s’est passé quelque chose de bizarre : la semaine dernière, en cours d’histoire, j’ai vu qu’il me regardait. On était assis à quelques tables l’un de l’autre, et lui, complètement tourné vers moi, me fixait avec insistance. Ça m’a presque foutu la trouille : mon cœur battait super fort. On est restés comme ça quelques secondes, et puis Il a finalement détourné les yeux. Mais c’est arrivé à deux autres reprises : à chaque fois, j’ai senti son regard sur moi avant même de lever la tête… C’est peut-être bizarre, mais c’est la pure vérité.

En fait, il n’a rien à voir avec les autres garçons. Il est très solitaire. Même s’il a pas mal de succès dans l’équipe de foot, il ne traîne jamais avec les autres joueurs en dehors des matchs, sauf un peu avec Matt. C’est d’ailleurs le seul à qui il parle. Apparemment, il ne discute avec aucune fille non plus, ce qui me laisse penser que la rumeur qu’on a fait courir a porté ses fruits… Mais je suis pratiquement sûre que c’est lui qui évite les gens, pas le contraire, parce qu’il disparaît toujours très vite après les cours, et, en plus, je ne l’ai jamais vu à la cantine, ni à la cafét’… Et il n’a jamais invité personne chez lui, apparemment.

Tout ça m’empêche de me retrouver seule en sa compagnie sans qu’il trouve un prétexte pour s’enfuir. Bonnie me conseille de me laisser surprendre par un orage avec lui comme ça, on serait obligés de se serrer l’un contre l’autre pour se tenir chaud… Meredith pense qu’il vaudrait mieux simuler une panne de voiture juste devant chez lui… Mais je ne trouve pas ces deux idées terribles. Et j’en ai assez de me torturer les méninges à essayer de trouver une meilleure option. J’ai vraiment l’impression d’être une Cocotte-Minute sur le point d’exploser… Et, si je ne trouve pas bientôt quelque chose, je crois que je vais… J’allais presque écrire « en crever ».

Pourtant, elle trouva la solution du jour au lendemain, et le plus simplement du monde. Tout arriva grâce à Matt.

C’est vrai qu’elle était navrée pour lui : la rumeur qu’elle avait lancée concernant ce Jean-Claude ne lui avait apparemment pas plu. La preuve, c’est qu’il ne lui avait pratiquement pas adressé la parole depuis, se contentant d’un bref « salut » dans les couloirs. Un jour, elle le heurta malencontreusement. Il évita son regard.

— Matt… , commença-t-elle.

Elle aurait voulu lui expliquer que toute cette histoire était fausse : elle ne serait jamais sortie avec quelqu’un d’autre sans avoir d’abord mis fin à leur relation. Elle comptait lui dire aussi qu’elle n’était pas fière de son mensonge. Mais elle n’arriva pas à trouver ses mots. Finalement, elle balbutia un « Je suis désolée », et se dirigea vers sa classe.

— Elena, dit-il enfin.

Elle se retourna. Cette fois, elle sentit ses yeux s’attarder sur ses cheveux, puis sur ses lèvres.

— Cette histoire de Français, c’est vrai ?

— Non, répondit-elle sans hésiter. Je l’ai inventée pour que tout le monde pense que je n’en ai rien à faire de…

— De Stefan, c’est ça ? Il eut l’air plus triste encore, mais, quelque part, il commençait à comprendre.

— Écoute, Elena. Je sais qu’il a pas été très sympa avec toi, mais tu ne dois pas mal le prendre : il est comme ça avec tout le monde.

— Sauf avec toi.

— C’est faux. D’accord, il me parle parfois, mais c’est toujours de la pluie et du beau temps. Il ne m’a jamais rien dit sur sa famille, ou sur ce qu’il fait après les cours. C’est comme s’il mettait une barrière entre nous, et je trouve ça vraiment triste, parce que, à mon avis, c’est pour cacher qu’il est malheureux.

Elena était très étonnée de ce qu’elle entendait : elle avait du mal à croire qu’il s’agissait du Stefan, si calme et si sûr de lui, qu’elle connaissait. Mais, après tout, c’était aussi l’image que la plupart des élèves se faisaient d’elle-même. Peut-être bien que, derrière son masque, Stefan était aussi désorienté qu’elle ! C’est alors que lui vint l’idée. Il n’y avait rien de plus simple : pas besoin de plan compliqué, ni d’orage ou de voiture en panne.

— Matt ? Tu ne crois pas que quelqu’un devrait essayer de faire tomber cette barrière ? Ce serait bien, non ? Je dire… pour Stefan.

Elle lui lança un regard interrogateur, espérant qu’il comprendrait le fond de sa pensée. Il la fixa un moment, puis ferma les yeux en secouant la tête.

— T’es vraiment incroyable, Elena. Je ne sais pas si tu te rends compte. Tu embobines les gens sans arrêt ! Je suis sûr que tu vas me demander de t’aider à avoir Stefan… et comme je suis trop gentil, je risque d’accepter.

— Tu n’es pas trop gentil, tu es un mec bien, c’est pas pareil ! Effectivement, je voudrais te demander un service. Mais je ne veux faire de mal à personne, ni à toi ni à Stefan.

— Ah, oui ?

— Je sais que c’est difficile à croire, après ce qui s’est passé, mais… c’est la vérité. Tout ce que je veux, c’est…

Elle s’interrompit. Comment expliquer à Matt ce qu’elle désirait, alors qu’elle-même n’en était pas très sûre ?

— Ce que tu veux, c’est que tout le monde tourne autour d’Elena Gilbert, dit Matt d’un ton amer. En fait, c’est tout simple : tu convoites ce que tu n’as pas encore.

Elle s’attendait tellement peu à cette réponse qu’elle eut un mouvement de recul. Sa gorge se serra.

— Arrête de me regarder comme ça, Elena… Bon, OK, je veux bien t’aider. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Le déposer à ta porte tout ligoté ?

— Non, dit Elena, qui avait du mal à retenir ses larmes, j’aimerais que tu le persuades de venir à la soirée du lycée, la semaine prochaine.

— C’est tout ? demanda-t-il d’un air indéfinissable.

Devant le signe de tête approbateur d’Elena, il reprit :

— OK ! Je suis sûr qu’il dira oui. Au fait, Elena, tu veux bien m’accompagner à ce bal ? Il n’y a qu’avec toi que j’ai envie d’y aller…

— D’accord. Et puis… merci !

— De rien… Tu sais… c’est vraiment pas grand-chose, murmura-t-il en arborant le même air impénétrable.

— Arrête de bouger, dit Meredith à Elena en lui tirant les cheveux de façon réprobatrice.

— Moi, je reste sur mon idée : ils sont aussi géniaux l’un que l’autre, dit Bonnie, assise sur le bord de la fenêtre.

— Qui ça ? demanda Elena d’un air absent.

— C’est ça, fait l’innocente ! Tes deux princes charmants qui ont réussi à remporter le match deux minutes avant la fin, alors que plus personne n’y croyait… Quand Stefan a récupéré cette dernière passe, j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes… et même vomir…

— Arrête tes horreurs ! soupira Meredith.

— Quant à Matt… Ce mec, c’est la poésie à l’état pur…

— Et dire qu’aucun n’est à moi… , conclut Elena.

Entre les mains expertes de Meredith, ses cheveux étaient en train de devenir une véritable œuvre d’art, tout en volutes dorées. Et sa robe était magnifique. Le violet profond du tissu faisait ressortir celui de ses yeux. Mais, en se regardant dans le miroir, elle se trouva l’air déterminé et froid d’un soldat qu’on envoie au front, alors qu’elle aurait voulu y voir une jeune fille aux joues rosies par l’excitation.

La veille, à l’issue du match, elle avait reçu le titre de reine du lycée, comme elle s’y attendait. Le plus important, c’était que cette distinction lui donnait le droit de danser avec lui. Il ne pouvait pas se dérober.

— Ce soir, personne ne te résistera, déclara Bonnie. D’ailleurs, quand tu te débarrasseras de Matt pour de bon, je veux bien me charger de le réconforter…

Meredith étouffa un rire.

— Et Ray, alors ?

— Ray, ben… je te le laisse. Parce que tu sais, Elena, il me plaît vraiment, Matt. Et quand tu seras arrivée à tes fins avec Stefan, il risque de se sentir de trop, donc…

— Tu fais ce que tu veux. De toute façon, tu le traiteras toujours mieux que moi.

« Le pauvre ! pensa Elena. Il n’a pas de chance avec moi : il va être bien mal récompensé de sa gentillesse… » Mais ça ne servait à rien d’avoir des remords, maintenant : sa décision était prise depuis longtemps.

— Voilà ! dit enfin Meredith en plaçant la dernière épingle à cheveux dans son œuvre. La reine du lycée et sa cour sont prêtes. Nous sommes magnifiques !

— Tu utilises le « nous » royal pour te désigner, c’est ça ? se moqua Elena.

Mais c’était vrai. Elles étaient magnifiques — Meredith, dans son fourreau de satin lie-de-vin, et Bonnie, vêtue de taffetas noir. Quant à elle… Elle se regarda une nouvelle fois dans la glace. Sa robe était vraiment belle ; elle lui rappelait les violettes en sucre de sa grand-mère — des vraies fleurs cristallisées.

En descendant l’escalier, Elena réalisa que c’était la première fois que Caroline n’avait pas partagé ces préparatifs. Elle ne savait même pas qui serait son cavalier.

Tante Judith et Robert les attendaient dans le salon avec Margaret, déjà en pyjama.

— Vous êtes adorables, toutes les trois ! dit tante Judith, aussi excitée que si elle était elle-même de sortie.

Elle embrassa Elena, tandis que Margaret se jetait dans ses bras.

— T’es belle, lui déclara-t-elle avec la simplicité de ses quatre ans.

Robert observait Elena en clignant des yeux. Il ouvrit la bouche, puis la ferma.

— Qu’est-ce qu’il y a, Bob ?

— Heu… , dit-il en se tournant vers Judith, l’air embarrassé. En fait, je viens de réaliser qu’Elena était une forme du prénom Hélène. Et, je ne sais pas pourquoi, je me suis mis à penser à Hélène de Troie.

— Belle et condamnée à un sombre destin… , commenta Bonnie.

— Exactement, lâcha sinistrement Robert. Elena ne répliqua pas.

On sonna à la porte. Matt était là, en blazer bleu, escorté d’Ed Goff et de Ray Hernandez, les cavaliers de Meredith et Bonnie. Elena chercha Stefan du regard.

— Il doit déjà être là-bas, dit Matt, devançant sa question. Écoute, Elena…

Il n’eut pas le temps de poursuivre : les deux autres couples les entraînaient déjà vers les voitures. Ensuite, Bonnie et Ray, qui s’étaient installés dans celle de Matt, bavardèrent pendant tout le voyage…

Lorsqu’elle descendit du véhicule, Elena, en entendant la musique depuis le parking, était persuadée que le dénouement tant attendu allait se produire ce soir-là. Et elle se sentait prête.

Dans la salle où elle entra, précédée de Matt, une foule de lycéens aux tenues éclatantes les inondèrent de compliments. Ils s’émerveillèrent de la robe et de la coiffure d’Elena, et félicitèrent Matt pour ses prouesses sportives. C’était le nouveau Ronaldo ! Il n’aurait aucun mal à faire carrière dans le foot !

Elena s’était immédiatement mise à la recherche, à travers ce tourbillon étourdissant, de la tête brune qui l’intéressait. Seulement, Tyler Smallwood la collait comme une sangsue en lui soufflant au visage des effluves d’alcool mêlés d’eau de toilette et de chewing-gum à la menthe. Sa cavalière avait visiblement des envies de meurtre. Pourtant, Elena affichait un air indifférait envers l’indésirable, espérant que cela suffirait à le décourager. Elle aperçut M. Tanner non loin d’elle, un gobelet à la main, à moitié étranglé par son nœud papillon. En tournant la tête, elle remarqua que Bonnie dansait déjà, étincelante sous les spots colorés. Mais nulle part elle ne vit Stefan. Et cette odeur de menthe qui lui donnait envie de vomir !

Finalement, elle décida d’accompagner Matt vers le buffet, où ils retrouvèrent M. Lyman, l’entraîneur de foot Ils l’écoutèrent se lancer dans un commentaire du fameux match. Elle constata ensuite, amusée, que la plupart des lycéens venaient les saluer comme un véritable couple royal… Elle se tourna vers Matt pour partager ses impressions. Il fixait un point sur sa gauche. En suivant son regard, elle découvrit, à moitié cachée par un mur de footballeurs, la tête brune qu’elle recherchait, reconnaisse entre toutes, malgré la lumière tamisée. Un frisson la parcourut.

— Et maintenant ? demanda Matt entre ses dents. On le ligote ?

— Non, je vais lui demander de danser avec moi, c’est tout Mais je t’accorde la première danse, si tu veux.

Il fit un signe de tête négatif. Elle se dirigea alors vers Stefan, tout en l’étudiant dans les moindres détails. L’air posé, il se tenait légèrement à l’écart des autres ; sa veste noire, particulièrement élégante, laissait entrevoir un pull de cachemire blanc. Surtout, il avait ôté ses lunettes, il ne les portait pas quand il jouait au foot, mais Elena n’avait jamais eu l’occasion de le voir de près dans ces moments-là. Elle avait l’impression de se retrouver dans un bal costumé, au moment où les masques sont baissés. Son regard glissa sur les épaules du jeune homme avant de remonter sur son profil. Il se tourna brusquement vers elle.

Elena se savait belle en toute circonstance, et sa robe de soirée ainsi que sa coiffure sophistiquée n’y étaient pour rien : elle était toujours jolie, mince, impériale. Partout où elle allait, les têtes se retournaient sur son passage. Les lèvres de Stefan s’entrouvrirent, et elle planta son regard dans le sien. Ses yeux étaient d’un vert profond.

— Salut, lança-t-elle d’un ton assuré dont elle fut elle-même étonnée. Tu t’amuses bien ?

Elle devina, à la façon dont il la regardait, que sa présence était loin de lui être désagréable. Elle n’avait jamais été aussi sûre de son pouvoir de séduction. Mais, curieusement, l’expression de plaisir de Stefan était accompagnée d’une souffrance qui durcissait ses traits.

L’orchestre attaquait justement un slow. Stefan la dévorait du regard, ses yeux verts s’assombrissant sous l’effet du désir : elle avait l’impression qu’il allait la saisir et l’embrasser brutalement, sans un mot.

— Tu veux danser ? demanda-t-elle doucement.

Tout en lui posant cette question, elle prit conscience que l’attitude du jeune homme lui échappait. Et elle eut peur, soudain, sans savoir pourquoi : ce regard fixé sur elle lui parut rempli de menace. Un puissant instinct lui ordonnait de fuir.

Elle ne bougea pas, clouée sur place. Alors, elle comprit que la situation ne lui appartenait plus. Ce qui était en train de se produire entre eux dépassait les limites de la normalité et il était impossible, à présent, de stopper le processus qui s’était enclenché. Sa peur était délicieuse, elle n’avait jamais vécu un moment aussi intense avec un garçon. Le temps semblait figé, et leurs regards hypnotisés l’un par l’autre. Les yeux de Stefan s’assombrirent encore, et Elena, le cœur bondissant, le vit tendre lentement la main vers elle. Alors tout s’écroula.

— Ooooh, Elena, t’es trop jolie !

Caroline, toute bronzée dans sa robe de lamé audacieusement décolletée, passa le bras autour de Stefan avec un sourire lascif. Ils formaient un couple étonnant tous les deux : on aurait pu les prendre pour des top-modèles tombés dans une soirée de lycéens.

— Et cette petite robe est tellement mignonne ! continua Caroline.

Elena cogitait à toute vitesse : ce bras, désinvolte et possessif à la fois, était sans équivoque. Il expliquait où était passée Caroline ces dernières semaines.

— J’ai dit à Stefan qu’on devait absolument passer ici mais on ne peut pas rester trop longtemps… Ça ne t’embête pas si je me le réserve pour danser ?

Curieusement, une fois l’effet de surprise passé, Elena avait retrouvé son calme.

— Non, pas du tout, dit-elle en regardant Caroline s’éloigner avec Stefan.

Tous les yeux étaient fixés sur elle. Faisant mine de les ignorer, elle alla retrouver Matt.

— Il savait qu’il viendrait avec elle, hein ?

— J’ai juste compris qu’elle l’avait tanné pour l’accompagner. Elle n’a pas arrêté de le coller partout où il allait maintenant.

— OK J’ai compris.

En voyant Bonnie et Meredith approcher, elle devina qu’elles avaient assisté au spectacle. Comme la quasi-totalité de la salle, sans doute. Elle prit la direction des toilettes, certaine qu’elles allaient l’y rejoindre. Mais le lieu était bondé : Meredith et Bonnie se contentèrent d’abord de remarques anodines, sans pour autant parvenir à cacher leur air inquiet.

— Vous avez vu sa robe ? demanda Bonnie, en pressant discrètement la main d’Elena. On se demande comment elle l’a pas fait exploser, surtout devant La prochaine fois, elle mettra un truc en cellophane !

— Ou pire ! renchérit Meredith. T’es sûre que ça va ? ajouta-t-elle à mi-voix à l’adresse d’Elena.

— Oui.

Le miroir lui renvoya l’image de ses pommettes en feu et de ses yeux humides. Elle se repoudra un peu et se donna un coup de brosse. En se retournant, elle constata que les toilettes s’étaient enfin vidées.

— C’est peut-être pas si mal, finalement, dit Bonnie. Ça fait presque un mois que ça t’obsède, cette histoire. Il est temps de passer à autre chose, non ?

« Traîtresse ! » pensa Elena, avant d’ajouter tout haut :

— Merci pour ton soutien !

— Arrête ! intervint Meredith. Elle veut juste…

— Alors, toi aussi, tu me lâches… Bon, il me reste plus qu’à revoir mon plan. Et trouver d’autres amies…

Elle quitta la pièce brusquement, laissant Bonnie et Meredith bouche bée. Elle se lança alors à corps perdu dans le tourbillon de la fête, dansant avec tout le monde, riant fort et se pendant au cou de tous ceux qui se présentaient.

On l’appela sur scène pour lui remettre sa couronne. Elle regarda comme dans un songe les visages souriants à ses pieds, prit machinalement les fleurs qu’on lui tendait, s’inclina légèrement pour recevoir la tiare en strass, et entendit d’une oreille le tonnerre d’applaudissements lui rendant hommage.

Lorsqu’elle descendit de l’estrade, Tyler l’agrippa. Elle se colla aussitôt à lui en lui offrant une rose de son bouquet, car elle se souvint de ce que lui et Dick avaient fait à Stefan. Matt l’observait de loin, les lèvres pincées, tandis que la cavalière de Tyler sanglotait. Celui-ci, tout rouge, empestait l’alcool. Ses amis entouraient maintenant Elena, criant et riant pour capter son attention. À un moment, elle vit Dick verser quelque chose dans son verre de punch.

Mais elle n’y prêta pas attention, trop occupée à s’amuser des plaisanteries stupides qui fusaient. Le bras de Tyler enlaça sa taille : elle rit encore plus fort. Elle aperçut le regard désapprobateur de Matt qui s’en allait. L’excitation des filles et l’indiscipline des garçons étaient à leur comble, et Tyler en profita pour déposer un baiser mouillé dans le cou d’Elena.

— J’ai une idée, annonça-t-il au groupe en la serrant contre lui. Si on allait s’éclater ailleurs ?

— Où ça, Tyler ? cria quelqu’un. On peut aller chez ton père !

— Non, je pensais à un endroit tranquille. Le cimetière, par exemple.

Les filles poussèrent des cris d’orfraie. Les garçons se regardèrent.

— Tyler, non, gémit sa cavalière. Tas oublié ce qui est arrivé à cet homme. J’ai trop peur d’y aller.

— Super. Alors, reste ici. Tyler agita ses clés de voiture.

— Qui prend le risque ?

— Moi ! répondit Dick.

Un concert d’approbations suivit.

— Moi aussi, déclara Elena d’un ton décidé.

Elle sourit à Tyler, qui l’entraîna aussitôt vers la sortie. Un groupe bruyant les escorta sur le parking, où ils s’entassèrent dans les voitures. Tyler replia le toit de sa décapotable. Elena s’installa à l’avant tandis que Dick et une fille du nom de Vickie Bennett s’asseyaient à l’arrière.

— Elena ! cria une voix depuis la salle de danse.

— Démarre ! ordonna-t-elle à Tyler en ôtant sa tiare.

Le moteur vrombit, les pneus crissèrent sur le macadam du parking, et Elena sentit le vent lui balayer le visage.

7.

Bonnie, les yeux fermés, se laissait porter par le rythme de la musique. Lorsqu’elle entrouvrit les paupières, elle aperçut Meredith qui tentait d’attirer son attention. Devant ses gesticulations insistantes, elle finit par la rejoindre à contrecœur, suivie de Ray.

Derrière Meredith, Matt semblait furieux, et Ed, mal à l’aise.

— Elena vient de partir, dit Meredith.

— Et alors, elle fait ce qu’elle veut !

— Mais elle est partie avec Tyler. Matt, tu sais vraiment pas où ils sont allés ?

Le jeune homme secoua la tête, avant de répondre :

— De toute façon, ce sera de sa faute si elle a des ennuis. Pourtant, j’y serai aussi pour quelque chose. Il faut aller la chercher.

— Quoi ? Tu veux quitter la soirée ? s’indigna Bonnie.

Meredith lui rappela à mi-voix :

— Tu as promis…

Puis elle ajouta tout haut :

— Je n’ai aucune idée d’où ils sont allés… Bonnie, tu ne le saurais pas, par hasard ?

— Moi ? Comment veux-tu que je sois au courant ? Je dansais, figure-toi. C’est en général ce qu’on fait dans ce genre de soirées…

Matt se tourna vers Ed :

— Bon, toi et Ray, vous n’avez qu’à rester là. Si elle revient, vous lui direz qu’on la cherche.

— Puisque c’est comme ça, autant y aller tout de suite, dit Bonnie de mauvaise grâce.

Elle fit demi-tour et se heurta à une veste noire.

— Pardon ! fit-elle, d’autant plus exaspérée qu’il s’agissait de Stefan.

Meredith, Bonnie et Matt quittèrent la salle sous le regard de celui-ci, laissant Ray et Ed visiblement mécontents de leur sort.

Dans le ciel sans nuages, les étoiles brillaient tristement. Elena riait et hurlait avec Dick, Vickie et Tyler jusqu’à couvrir le bruit du moteur. En réalité, son cœur n’y était pas.

Tyler se gara à mi-chemin du pied de la colline et de l’élise en ruine, laissant ses phares allumés. En descendant de la voiture, ils constatèrent que les autres avaient renoncé à les suivre.

Tyler ouvrit le coffre et en sortit un pack de bières.

— Ça en fera plus pour nous !s’exclama-t-il en tendant une bouteille à Elena.

Brusquement mal à l’aise, elle refusa. Elle se rendait compte qu’elle avait eu tort de venir, même si elle ne voulait pas l’avouer à ses camarades. Ils s’engagèrent sur le sentier, les deux filles s’accrochant aux bras de leurs cavaliers pour ne pas trébucher avec leurs talons hauts.

Lorsqu’ils arrivèrent au sommet de la colline, le spectacle qu’ils découvrirent leur fit un choc. Vickie laissa échapper un cri de surprise : une énorme boule rouge était suspendue juste au-dessus de l’horizon. Il fallut un moment à Elena pour réaliser qu’il s’agissait de la lune. Elle était gigantesque au point d’en paraître irréelle et brillait d’un éclat lugubre. Elena avait l’impression de se trouver dans un film fantastique.

— On dirait une grosse citrouille pourrie, dit Tyler en lançant une pierre en direction de l’astre.

Elena eut un sourire forcé en entendant la comparaison.

Vickie montra la porte de l’église, qui faisait un trou noir dans le clair de lune.

— Et si on entrait ?

La majeure partie du toit s’était écroulée, mais le clocher, intact, s’élevait comme une tour solitaire. Il ne restait que trois murs, et le quatrième ne leur arrivait pas aux genoux. Ils entrèrent.

Elena sursauta en voyant une flamme apparaître près de son visage. C’était Tyler qui avait allumé son briquet dévoilant dans un sourire une rangée de dents blanches parfaitement alignées.

— On n’y voit rien, ici.

— Tu veux mon Zippo ?

Elle se mit à rire nerveusement, prit l’objet qu’il lui tendait, et s’en servit pour éclairer la tombe juste à côté d’elle. C’était une large sépulture de marbre sur laquelle étaient sculptés deux gisants.

— Voici Thomas et Honoria Fell, annonça Tyler d’un ton grandiloquent. On dit que c’est lui le fondateur de Fell’s Church. Mais, les Smallwood y ont aussi été pour quelque chose. L’arrière arrière-grand-père de mon arrière-grand-père habitait dans la vallée, près de Drowning Creek…

— … Jusqu’à ce qu’il soit dévoré par les loups, l’interrompit Dick avant de renverser la tête pour imiter un hurlement animal.

Il rota en plein milieu de son cri, ce qui fit pouffer Vickie. Tyler rit jaune : cette remarque l’avait visiblement énervé.

— Je les trouve un peu pâles ces deux-là, dit celle-ci en désignant les gisants. Un peu de maquillage ne leur ferait pas de mal.

Elle tira de son sac un bâton de rouge pour en barbouiller les lèvres de marbre de Honoria. Elena était horrifiée. Depuis qu’elle était toute petite, cette dame pâle et cet homme grave, aux mains croisées sur la poitrine, lui avait toujours inspiré un mélange de respect et d’effroi. Lorsque ses parents étaient morts, elle s’était dit qu’ils devaient reposer dans leur tombe de la même manière, pourtant, elle leva un peu plus haut son briquet lorsque Vickie se mit à dessiner à l’homme des moustaches et un nez de clown.

Tyler contemplait le spectacle.

— Les pauvres ! C’est dommage qu’ils soient coincés là-dedans sans pouvoir s’admirer, alors que tu leur as si joliment refait le portrait.

Il posa ses mains sur le bord du couvercle et essaya de le faire glisser.

— Qu’est-ce que t’en dis, Dick ? Il faut qu’on les laisse aller passer la soirée en ville…

« Quelle horreur ! » pensa Elena. Vickie et Dick éclatèrent de rire. Celui-ci s’arcboutait déjà au-dessus du couvercle.

— À trois, dit Tyler. Un, deux, trois !

Tandis que les deux garçons poussaient de toutes leurs forces, Elena contemplait le visage devenu grotesque de Thomas Tell. Le couvercle ne bougea pas d’un pouce.

— Cette saloperie doit être bloquée, grogna Tyler en lâchant prise.

Elena, soulagée, s’appuya contre la tombe. Dans un tout de frottement, elle en sentit le dessus bouger sous sa main gauche. Alors, elle perdit l’équilibre, laissant tomber le briquet avec un hurlement Un vent glacial l’enveloppa l’espace d’un instant, elle eut l’impression très nette de tomber dans la fosse grande ouverte, tandis que ses propres cris lui perçaient les tympans.

Lorsqu’elle se retrouva sur ses pieds, les trois autres se tenaient devant elle, dehors, dans la lumière du clair de lune. Tyler, qui l’avait attrapée par le bras, semblait étonné de son expression paniquée.

— T’es dingue ? Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il en la secouant.

— Il a bougé… Le couvercle… il a bougé ! Il s’est ouvert et… j’ai failli tomber à l’intérieur. Il faisait si froid…

— Ben dis donc ! Tu t’es foutu une sacrée trouille ! Rigola Tyler. Viens Dick, on va voir ça.

— Non, Tyler… , commença Elena.

Mais ils étaient déjà revenus sur leurs pas. Elena, agitée de tremblements, resta à la porte avec Vickie. Quand Tyler leur fit signe de les rejoindre, elle ne s’y résolut qu’à contrecœur.

— Regarde, dit-il en levant le briquet qu’il venait de ramasser. Rien n’a bougé, et Thomas Fell est toujours immobile…

Elena se pencha sur le couvercle, parfaitement aligné sur la tombe.

— Je suis sûre qu’il a bougé. J’ai failli tomber dedans…

— Bien sûr, comme tu voudras, bébé, approuva Tyler en l’attirant contre lui.

En tournant la tête, elle s’aperçut que Dick en avait fait autant avec Vickie. Ses paupières fermées et son air suggéraient qu’elle trouvait la chose agréable. Tyler enfouit son visage dans les cheveux d’Elena.

— J’aimerais bien retourner à la soirée, dit-elle doucement.

Tyler écarta son visage sans un mot, puis il soupira : allons-y. Qu’est-ce que vous faites, tous les deux ? lança-t-il à Vickie et Dick.

— Je crois qu’on va rester un peu, répondit ce dernier, le sourire aux lèvres, tandis que Vickie gloussait.

— D’accord.

En se demandant comment ils se débrouilleraient pour rentrer, Elena suivit Tyler, soulagée de quitter les lieux. Dehors, il s’arrêta.

— Attends, faut que tu voies la tombe de mon grand-père avant de rentrer. Allez, quoi, ajouta-t-il devant les protestations d’Elena. Sois sympa. Ça vaut vraiment le détour, tu sais : on en est très fier dans la famille.

Elle sourit pour cacher son angoisse.

— D’accord, se résigna-t-elle en se dirigeant vers l’endroit qui abritait les sépultures récentes.

— Non, pas par là, dit Tyler. C’est dans le vieux cimetière, tout près du sentier. Ne t’inquiète pas. Regarde, on la voit d’ici.

Il pointait son doigt vers une silhouette qui brillait la lune et ressemblait à un géant à la tête chauve parfaitement ronde. Cette vue fit trembler Elena de son corps. Elle aurait donné n’importe quoi pour trouver ailleurs que dans ce lieu sinistre : parmi les tombes de granit délabrées, le clair de lune projetait d’étranges ombres noyées dans une impénétrable obscurité.

— Y a pas de quoi avoir peur. C’est juste une boule au sommet, expliqua Tyler en l’attirant hors du chemin.

C’était un monument en marbre rouge : la sphère qui le surplombait ressemblait à la lune qu’elle avait vue l’instant d’avant À présent, elle brillait d’une lumière blanche au-dessus de leurs têtes. Elena ne parvenait plus à maîtriser ses tremblements.

— Mais il a froid, mon bébé. Je vais le réchauffer… Emprisonnée dans son étreinte, elle essaya vainement de le repousser.

— Tyler, je veux rentrer. Tout de suite.

— Mais oui, bébé, on va y aller. Mais avant, t’as besoin d’être réchauffée… T’es toute gelée…

— Tyler, arrête !

Elena sentait maintenant avec dégoût ses mains palper sa peau nue. C’était la première fois qu’elle se retrouvait dans une pareille situation, sans personne pour lui venir en aide. Elle tenta de planter son talon aiguille dans la chaussure vernie de Tyler, mais il esquiva le coup.

— Enlève tes mains de là !

— Ben quoi, laisse-toi faire…

— Tyler, lâche-moi !

Elle parvint à se dégager d’un mouvement brusque, mais Tyler perdit l’équilibre : il tomba sur elle, l’écrasant de tout son poids.

— Tyler, tu vas me le payer, lâcha-t-elle, un sanglot dans la voix.

Il essaya de rouler sur le côté afin de la libérer. Mais le rire qui l’avait pris rendit ses tentatives inutiles.

— Allez quoi, t’énerve pas. J’essayais juste de te réchauffer… Elena, ma princesse glacée…

Sa bouche chaude et humide lui parcourut le visage et descendit vers sa poitrine. Il y eut un bruit de tissu déchiré.

— Oups, désolé, s’excusa Tyler. Elena tourna la tête. Sa bouche rencontra la main de Tyler, qui lui caressait maladroitement la joue.

Elle y planta ses dents de toutes ses forces, faisant jaillir le sang. Il poussa un hurlement.

— Ça va pas ? J’ai dit que j’étais désolé, merde ! Il regardait sa main blessée d’un air furieux. Son visage s’assombrit davantage et il brandit son poing.

Elena restait calme mais elle le voyait déjà lui casser le nez, peut-être même la tuer. Elle se prépara au pire cauchemar.

Stefan avec lutté contre l’instinct qui le poussait vers le cimetière. Sa dernière visite remontait au soir où il était tombé sur le vieil homme. À cette évocation, l’horreur le submergea : il aurait juré ne pas avoir suffisamment saigné le pauvre hère Pour lui faire du mal. Pourtant, l’apparition de la force lavait complètement déstabilisé, il ne pouvait le nier. Peut-être que celle-ci n’avait existé que dans son imagination… De toute façon, sa faim, à elle seule, avait pu le rendre incontrôlable. Il ferma les yeux. Le choc avait été terrible lorsqu’il avait appris dans quel état on l’avait retrouvé… Comment en était-il arrivé là ? Ça faisait si longtemps qu’il avait renoncé à tuer…

Il chassa brusquement ses souvenirs, avec une seule idée en tête : quitter cet endroit pour retourner à la soirée. Il y retrouverait Caroline, cette créature hâlée qui ne courait aucun danger, car elle ne représentait rien pour lui. Pourtant quelque chose le retenait : il savait qu’Elena était là et qu’elle avait des ennuis. Il devait l’aider.

À mi-parcours, la tête commença à lui tourner : il dut lutter pour garder le cap qu’il s’était fixé. Il avait toutes les peines du monde à avancer, envahi par une indicible faiblesse, et impuissant face au vertige qui le menaçait.

«Je dois… trouver Elena… Je dois… trouver… la force… d’aider Elena. Mais j’ai trop… besoin… de… »

Il s’arrêta devant la porte béante de l’église.

Elena apercevait la lune par-dessus l’épaule gauche de Tyler. « C’est la dernière chose que je vois », pensa-t-elle. Elle tremblait tellement que son cri resta bloqué dans sa gorge.

Soudain, Tyler fut soulevé et projeté contre la tombe de son grand-père. Elena roula aussitôt sur le côté, une main retenant les pans de sa robe déchirée, l’autre cherchant une arme pour se défendre — une pierre ou un bâton. Mais en reconnaissant la silhouette devant elle, elle comprit qu’elle n’en avait pas besoin : celui qui l’avait débarrassée de Tyler n’était autre que Stefan Salvatore. Cependant, sa métamorphose la stupéfia. Son visage aux traits si fins était défiguré par la fureur, et ses yeux verts étincelaient d’une lueur meurtrière. Elena en regrettait presque Tyler.

— J’ai tout de suite réalisé que tu n’avais aucune manière, dit Stefan d’un ton méprisant à l’intention de Tyler.

Elena ne le quittait pas des yeux : il s’approcha lentement de Tyler — qui essayait de se relever — avec des mouvements étonnamment souples et maîtrisés.

— Mais je m’aperçois maintenant que tu es un rustre de la pire espèce.

Le coup qu’il assena à Tyler le propulsa contre une autre tombe. Le nez sanguinolent, celui-ci se redressa, cherchant à reprendre son souffle, et chargea.

— Sache qu’un gentleman n’impose jamais sa présence, reprit Stefan en repoussant son attaque avec une facilité surprenante.

Tyler alla s’étaler dans les ronces. Cette fois, il fut plus long à se remettre d’aplomb. La lèvre ensanglantée et soufflant comme un bœuf, il se jeta sur Stefan, qui, insensible à son assaut, l’attrapa par le revers de la veste ; il secoua violemment son adversaire, tandis que celui-ci brassait l’air dans l’espoir de l’atteindre. Stefan finit par le laisser tomber.

— Un gentleman respecte les femmes. Le visage tordu par la douleur, Tyler tenta de saisir la main de son assaillant. Stefan riposta en l’agitant avec une ardeur décuplée, tout en ponctuant d’un coup de poing chacune de ses paroles :

— Et surtout, surtout, un gentleman ne frappe jamais une femme.

— Stefan ! cria Elena.

Tyler ressemblait maintenant à un pantin désarticulé : sa tête dodelinait et ses membres étaient inertes. Elena, effrayée par cette vague de violence, décida qu’il était temps d’intervenir. La voix dénuée de toute pitié, Stefan ne maîtrisait plus sa colère.

— Stefan, arrête !

Il tourna brusquement la tête vers elle. À son expression de surprise, la jeune fille devina qu’il avait oublié sa présence ; l’espace d’un instant, il la regarda sans paraître la reconnaître, et elle eut l’impression de se trouver en face d’un prédateur dérangé en pleine chasse. Puis, les lueurs bestiales disparurent de ses yeux, son visage retrouvant son humanité. Stefan posa enfin Tyler contre la tombe en marbre rouge. L’œil gauche de celui-ci s’ouvrit, au grand soulagement d’Elena ; le droit, tuméfié, n’en était en revanche plus capable.

— Il s’en remettra, commenta froidement Stefan.

Même si sa peur s’était presque évanouie, Elena était sous le choc ; elle combattit l’envie de hurler comme une hystérique.

— Est-ce que tu as quelqu’un pour te ramener chez toi ? demanda Stefan de cette voix glaciale qui effrayait tant l’adolescente.

Elle pensa à Vickie et à Dick, restés à côté de la sépulture des Fell, mais sans doute trop occupés pour se soucier d’elle.

— Non.

Soudain, elle s’aperçut que sa robe déchirée laissait entrevoir sa peau nue : elle serra les bras sur sa poitrine.

— Alors je te raccompagne.

Un frisson lui parcourut le dos. La silhouette de Stefan était si élégante au milieu des tombes, et son visage exposé au clair de lune, si pâle… Il était incroyablement beau, et projetait une telle aura de puissance qu’il en paraissait inhumain.

— Merci, c’est très gentil, dit-elle avec difficulté.

Ils abandonnèrent Tyler, qui s’agrippait à la tombe de ses ancêtres, pour ce diriger vers le pont.

— J’ai laissé ma voiture près de la pension, dit Stefan. A pieds c’est le chemin le plus court.

— Tu es venu par là ?

— Non, mais de toute façon tu n’as rien à craindre.

Le ton ferme de sa voix rassura un peu Elena. Stefan jeta sa veste sur les épaules nue de sa protégée, puis ils se mirent en route sans un mot. A son air déterminé, elle comprit qu’elle était en sécurité avec lui.

Le pont était illuminé d’une clarté blanche et la rivière courrait sous son arche en tourbillonnant. Ils passèrent sous les chênes et atteignirent la route sans incident, dans le silence le plus total. Après avoir longés des champs noyés dans l’obscurité, ils parvinrent à la pension de Stefan, une grande bâtisse en brique rouge flanqué de cèdres et d’érables. Seule une fenêtre était encore éclairée.

Ils pénétrèrent dans un petit vestibule où ils empruntèrent un escalier à la rambarde cirée. Au premier étage, Stefan fit entrer Elena dans l’une des chambres : elle fut invitée à franchir une porte de placard, derrière laquelle se trouvait une autre série de marches, plus étroites, et beaucoup plus raides.

« Quel drôle d’endroit ! » pensa-t-elle. Aucun bruit ne pouvait parvenir dans cet escalier dérobé au cœur de la maison. L’ascension les fit déboucher dans une pièce spacieuse, qui constituait apparemment le deuxième étage de la pension. Elle distingua dans la pénombre un plancher et des poutres sous un plafond en pente. Les murs étaient percés de hautes fenêtres, et la chambre était sommairement meublée. Plusieurs malles étaient posées sur le sol. Gênée par le regard de Stefan, elle demanda :

— Est-ce que… Est-ce qu’il y a une salle de bains où je pourrais… ?

Il lui indiqua une porte d’un mouvement de tête. Elle ôta la veste, qu’elle lui tendit sans oser le regarder, et entra.

8.

Elena avait franchi le seuil de la salle de bains avec un sentiment de vive reconnaissance envers Stefan. Pourtant, lorsqu’elle en ressortit, elle était furieuse.

Passant en revue ses égratignures malgré l’absence de miroir, elle avait laissé une foule de sentiments l’assaillir. Et celui qui avait fini par la dominer, c’était la colère envers ce Stefan Salvatore qui lui avait sauvé la vie si froidement. Qu’il aille se faire voir avec sa politesse, sa galanterie, et sa stupide réserve qui l’empêchait de se livrer !

Elle retira l’épingle de ses cheveux pour fermer le haut de sa robe. Après avoir remis de l’ordre dans sa coiffure à l’aide d’un peigne en os trouvé sur le lavabo, elle sortit en affichant un air de défi.

Stefan se tenait à la fenêtre, dans une attitude un détendue. Sans se retourner, il lui indiqua un vêtement de velours posé sur le dossier d’un fauteuil.

— Si tu veux mettre ça par-dessus ta robe…

C’était une grande cape au tissu souple. Elena la mit sur ses épaules, séduite par son contact sensuel sur sa peau. Pourtant, vexée par l’attitude de Stefan, qui ne l’avait pas regardée en lui parlant, elle décida de ne pas se laisser amadouer. Elle se mit à fureter dans la chambre en espérant l’énerver. Après en avoir fait le tour, elle s’approcha du garçon, examinant la commode en acajou, sous la fenêtre. Une magnifique dague au manche d’ivoire et à la garde sertie d’argent y trônait. À côté se trouvaient une sphère dorée incrustée d’un cadran, ainsi que plusieurs pièces d’or. Elle en saisit une, autant parce que cela l’intriguait que pour agacer Stefan.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il ne répondit pas tout de suite.

— Un florin d’or. C’est une pièce qui vient de Florence.

— Et ça ?

— Une montre allemande de la fin du XVe siècle. Écoute, Elena…

— Et ça ? Je peux l’ouvrir ?

— Non !

Avec la rapidité de l’éclair, il avait posé la main sur le petit coffret, le maintenant fermé.

— Ça ne regarde que moi, ajouta-t-il, visiblement nerveux.

Sa main avait évité celle de la jeune fille. Quand elle l’effleura du bout des doigts, il l’ôta aussitôt Alors, la colère d’Elena explosa :

— Tu as raison d’éviter de me toucher, dit-elle d’un ton agressif. Tu pourrais attraper la gale…

Il se détourna vers la fenêtre sans un mot. Elena se mit à arpenter la pièce, mais elle sentait qu’il observait son reflet dans la vitre. Avec ses cheveux clairs lâchés sur les épaules et sa main blanche tenant le manteau fermé, elle devait ressembler à une princesse en détresse faisant les cent pas dans sa tour.

Alors qu’elle remarquait la trappe dans le plafond, un soupir lui fit tourner la tête : Stefan, apparemment troublé, avait les yeux fixés sur son cou. Très vite, pourtant, elle vit ses traits retrouver leur dureté.

— Je ferais mieux de te ramener chez toi, lui dit-il.

À ce moment, elle aurait voulu le faire souffrir, ou du moins le mettre aussi mal à l’aise qu’elle l’était à cause de lui Cependant, elle commençait à être lassée de ses innombrables complots pour percer Stefan à jour. Elle ne désirait plus qu’une chose : affronter la vérité. Elle osa enfin poser la question qui lui trottait dans la tête depuis si longtemps :

— Pourquoi tu me détestes ? Il la regarda, un peu désemparé, puis répondit :

— Je ne te déteste pas.

— Si… je le sais… je ne t’ai pas remercié, tout à l’heure, et je ne le ferai pas davantage maintenant. Tu vois, en plus, je ne connais pas les bonnes manières…

Je n’ai aucune reconnaissance envers toi. Je ne t’ai rien demandé, d’ailleurs : je ne savais pas que tu étais dans le cimetière. En fait, je ne comprends même pas pourquoi tu m’as sauvée, vu la haine que je t’inspire…

— Je ne te déteste pas, répéta-t-il doucement.

— Reconnais-le au moins : depuis le début, tu m’évite comme la peste. J’ai pourtant essayé d’être sympa avec toi… C’est comme ça qu’un gentleman se conduit quand quelqu’un lui souhaite la bienvenue ?

Il voulut l’interrompre, mais elle reprit de plus belle :

— À chaque fois, tu m’as ignorée devant tout le monde… Tu m’as humiliée devant mes amis… Et tu m’as adressé la parole ce soir uniquement parce que j’étais en danger de mort. Il fallait que je me fasse assassiner pour que tu daignes me parler, c’est ça ? Même maintenant, je ne peux pas te frôler sans que tu fasses un bond en arrière… C’est quoi ton problème, à la fin ? Qu’est-ce qui t’empêche de te confier ? Réponds-moi ! Qu’est-ce que tu as ?

Le visage de Stefan était plus fermé que jamais. Elena inspira profondément, essayant de lutter contre les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle ajouta d’un ton moins dur :

— Pourquoi tu ne m’adresses pas un regard alors que tu laisses Caroline te mener par le bout du nez ? J’ai quand même bien le droit de comprendre ça, non ? … Quand tu m’auras répondu, je te laisserai tranquille, promis. Si tu veux, je ne te parlerai plus. Alors, pourquoi tu me détestes à ce point, Stefan ?

Il leva enfin les yeux. La souffrance qu’elle y lut la renversa. Son aveu était-il si difficile ?

— C’est vrai, tu as le droit de savoir, dit-il enfin d’une voix mal assurée, où perçait une vive émotion. Je ne te déteste pas… je ne t’ai jamais détestée… Mais, tu me rappelles… quelqu’un…

Elena était stupéfaite. Elle n’aurait jamais imaginé pareille réponse.

— Je te rappelle quelqu’un ?

— Oui, quelqu’un que j’ai connu. Mais… en fait, tu ne lui ressembles que physiquement. Elle était vulnérable et fragile, ce que tu n’es pas.

— Ah bon ?

— Toi, au contraire, tu es une battante. Tu es… unique.

Pendant un instant, elle chercha en vain une réplique. Sa colère s’était évanouie devant la douleur de Stefan.

— Tu étais très proche d’elle ?

— Oui.

— Et que s’est-il passé ?

Le silence qui suivit fut si long qu’elle crut ne jamais recevoir de réponse. Enfin, il laissa échapper ces mots :

— Elle est morte.

Elena pensa aussitôt à la tombe de ses parents.

— Oh, je suis désolée…

Il resta muet, la même froideur imprimée sur le visage. Perdu dans la contemplation du vide, ses traits trahissaient pas seulement le chagrin : Elena y décela une insupportable culpabilité, qui lui fit oublier tous ses griefs. Elle s’approcha de lui.

— Stefan, murmura-t-elle.

Mais il ne semblait pas l’entendre. Sans y penser, elle lui posa une main sur le bras.

— Stefan, reprit-elle, je comprends ce que tu ressens, tu sais…

— Tu ne peux pas comprendre !

Sa colère avait éclaté avec une violence terrible. Baissant les yeux sur la main d’Elena, il découvrit que la jeune fille avait osé le toucher. Il la repoussa sans ménagement et, à l’aide de son bras levé, il para même une nouvelle tentative d’approche.

Alors, sans comprendre comment la chose s’était produite, il se rendit compte, stupéfait, que leurs doigts s’étaient entrelacés… Sa main serrait maintenant celle d’Elena comme si sa vie en dépendait…

— Elena… , dit-il dans un murmure qui ressemblait à un cri de grâce.

Elle vit une ombre d’angoisse passer dans son regard, comme si elle était un puissant adversaire contre lequel il renonçait à lutter. Vaincu, il approcha ses lèvres des siennes.

— Attends, arrête-toi là, demanda Bonnie. Je crois que j’ai vu quelque chose.

La Ford brinquebalante de Matt se gara sur le bord de la route. Bonnie, Matt et Meredith distinguèrent une silhouette blanche venant vers eux.

— Regardez ! s’exclama Meredith. C’est Vickie.

La jeune fille, trébuchant dans la lumière des phares, agitait les bras. Ses cheveux étaient emmêlés, son regard et son visage barbouillé de mascara et de terre. Elle ne portait plus qu’une très fine combinaison blanche.

— Fais-la monter, dit Matt Meredith était aussitôt sortie de la voiture.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Ça va ? Vickie ne paraissait pas la voir : elle fixait l’obscurité d’un air hébété, laissant échapper un gémissement en guise de réponse.

Tout à coup, elle se tourna vers Meredith, lui saisit le bras et y planta ses ongles.

— Allez-vous-en d’ici, prévint-elle. Si voix était étranglée et son regard rempli d’horreur.

— Partez tous d’ici, vite ! Il arrive !

— Qui ça, Vickie ? Qui arrive ? Où est Elena ?

— Allez-vous-en ! Maintenant !

— Viens avec nous, dit Meredith en l’entraînant dans il voiture. Qu’est-ce qui s’est passé ? «Bonnie, passe-moi l’étole, elle tremble de froid.

— Elle a été battue, fit observer Matt, et elle est en état de choc. Où sont les autres, Vickie ? Elena était avec toi ?

Elle se mit à sangloter, le visage dans ses mains, pendent que Meredith l’enveloppait.

— Non… hoqueta-t-elle. Avec Dick… on était dans… C’était horrible… il y avait comme du brouillard autour de nous… du brouillard noir… et des yeux… J’ai vu des yeux dans le noir qui brûlaient… Ils m’ont brûlée…

— Elle délire complètement constata Bonnie. Elle doit faire une crise d’hystérie.

— Vickie, insista Matt, s’il te plaît, dis-nous si Elena était avec toi. Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ?

Vickie leva la tête.

— Je… je ne sais pas. Dick et moi, on était seuls. On était en train de… enfin… et puis, tout d’un coup… ce… truc nous a enveloppés… Je n’ai pas réussi à m’enfuir. Elena avait dit que la tombe s’était ouverte… Peut-être que ça venait de là… C’était horrible…

— Ils étaient dans le cimetière, dans l’église en ruine, devina Meredith. Et Elena était avec eux. Mais… Regardez !

La lumière du plafond leur permit de distinguer les écorchures qui zébraient la peau de Vickie : elle en était couverte du cou jusqu’à la naissance de la poitrine.

— On dirait des griffures, dit Bonnie. C’est peut-être un chat.

— Ce n’est certainement pas un animal qui a attaqué l’homme sous le pont, dit Matt entre ses dents.

— Matt, reprit Meredith. Je suis aussi inquiète pour Elena que toi, crois-moi, mais on n’a pas le choix : il faut d’abord s’occuper de Vickie. On doit la conduire chez un médecin et avertir la police.

Le jeune homme resta un long moment immobile, puis claqua la portière avec un soupir, et fit demi-tour. Pendant le trajet, Vickie ne cessa de répéter des propos incohérents.

La bouche de Stefan avait rencontré celle d’Elena, tout se déroula ensuite comme dans un rêve. Les questions, les peurs et les doutes de la jeune fille s’étaient envolés, laissant place à un sentiment qui s’élevait bien au-delà de la simple passion.

C’était un amour véritable, si intense que tout son être en frissonnait. En d’autres circonstances, elle en aurait été effrayée. Mais Stefan lui était toute appréhension. Elle avait une confiance absolue en lui tout à coup, goûtant enfin à la paix qu’elle avait désespéré d’atteindre. Car elle savait où se trouvait sa place dorénavant. Auprès de Stefan.

Il se redressa légèrement, et elle le sentit trembler.

— Oh, Elena, murmura-t-il. Nous ne pouvons pas…

— Trop tard… répondit-elle en l’attirant.

L’osmose entre eux était si parfaite qu’ils se sentaient vibrer du même plaisir. Elena avait l’impression de percevoir très nettement les pensées de Stefan à travers son étreinte : il la serrait comme s’il voulait la protéger pour l’éternité, et unir sa vie à la sienne. La douceur voluptueuse de ses lèvres était presque insupportable. « Moi aussi, je veux être à toi pour toujours », pensa-t-elle. L’amour du jeune homme réchauffait toutes les zones d’ombre de son âme, et un incroyable bien-être l’avait envahie.

Leurs yeux émerveillés se rencontrèrent en silence : tes mots étaient inutiles. Il lui caressa les cheveux d’un geste Infiniment doux, comme s’il avait peur de la casser, elle comprit soudain pourquoi il l’avait ni longtemps évitée : c’était tout sauf la haine qui l’y avait poussé.

Lorsqu’ils descendirent sans bruit l’escalier de la pension, Elena avait perdu la notion du temps. En n’importe quelle autre occasion, elle aurait été surexcitée à l’idée de monter dans la luxueuse voiture de Stefan. Ce soir-là, elle n’avait d’attention que pour la main du jeune homme serrée autour de la sienne.

Quand ils arrivèrent dans sa rue, des gyrophares les éblouirent. Ça faisait tellement longtemps qu’aucune parole n’avait été prononcée qu’elle eut du mal à parler.

— C’est la police… Et cette voiture dans l’allée, c’est celle de Robert. Et il y a celle de Matt, aussi… Qu’est-ce qui s’est passé ? Tyler ne leur a pas déjà dit… ?

— Il n’est pas stupide à ce point ! Stefan se gara derrière l’un des véhicules. Elena lui lâcha la main à contrecœur. Elle regrettait de devoir sortir de leur isolement pour faire face au reste du monde.

La porte d’entrée était ouverte, et toutes les lumières étaient allumées. Quand elle franchit le seuil, une dizaine de visages se tournèrent vers elle ; elle prit soudain conscience qu’elle était toujours drapée dans sa cape de velours sombre, et que Stefan Salvatore l’accompagnait. Tante Judith se précipita pour la serrer contre elle.

— Elena Dieu merci tu n’as rien ! Où étais-tu ? Pourquoi n’as-tu pas appelé ? Tu ne te rends pas compte du souci que tu nous as fait.

Elena regarda l’assemblée d’un air stupéfait. Elle n’y comprenait rien.

— Mais tu es là ! C’est tout ce qui compte ! Intervint Robert.

— J’étais à la pension avec Stefan, expliqua Elena d’une voix hésitante. Tante Judith, je te présente Stefan Salvatore. Il loue une chambre là-bas. C’est lui qui m’a ramenée.

— Merci, dit Judith à celui-ci avant de détailler la tenue de sa nièce. Mais enfin, qu’est-il arrivé ? Ta coiffure, ta robe…

— Vous ne savez pas ? Tyler ne vous a donc rien dit. Mais pourquoi la police est ici, alors ?

Elle se rapprocha instinctivement de Stefan, qui eut le même mouvement vers elle.

— Vickie Bennett a été attaquée cette nuit dans le cimetière, dit Matt.

Il se tenait avec Meredith et Bonnie derrière tante Judith et Robert, et tous les trois avaient l’air à la fois soulagé et exténué.

— On l’a retrouvée il y a quelques heures, et depuis, on te cherchait, reprit-il.

— Attaquée ? Mais par qui ?

— C’est la question que tout le monde se pose, dit Meredith.

— En fait, il n’y a pas vraiment lieu de s’inquiéter, déclara Robert d’un ton qui se voulait réconfortant. Le médecin affirme qu’elle ne souffre que de vilaines plaies, et qu’elle avait bu. Toute l’histoire qu’elle a racontée n’est peut-être que le fruit de son imagination.

— Ses griffures sont pourtant bien réelles, fit remarquer Matt.

— Quelles griffures ? De quoi parlez-vous ? Demanda Elena.

Meredith lui expliqua alors dans quelles circonstances ils avaient trouvé Vickie.

— Elle nous a dit qu’elle ne savait pas où tu étais, et qu’elle était seule avec Dick quand c’est arrivé. Quand on l’a amenée ici, le médecin a constaté que, en dehors des griffures, elle n’avait absolument rien. Il pense que c’est un chat qui lui a fait ça.

— Elle n’avait aucune autre marque ? Demanda soudain Stefan.

Elena le regarda, surprise par le ton froid qu’il employait.

— Non, répondit Meredith. Évidemment, un animal n’aurait pas pu lui enlever sa robe, mais Dick, oui Ah, et elle avait la langue mordue, aussi.

— Quoi ? s’étonna Elena.

— Salement mordue, même. Elle a perdu beaucoup de sang, et elle a du mal à parler.

À côté d’Elena, Stefan s’était figé.

— Est-ce qu’elle sait ce qui est arrivé ? questionna-t-il.

— Elle est devenue complètement hystérique, reprit Matt On aurait dit une folle, elle racontait n’importe quoi : pendant tout le voyage, elle n’a pas arrêté de faire allusion à des yeux, à du brouillard noir, et au fait qu’elle elle ne pouvait pas s’enfuir. C’est ce qui fait dire au médecin qu’elle a eu une hallucination. En tout cas, d’après ce qu’on a compris, Dick et elle se trouvaient dans l’église vers minuit quand quelque chose — ou quelqu’un — a surgi.

— Mais, Dick n’a pas été attaqué, ce qui prouve au moins que l’agresseur a du goût… , osa plaisanter Bonnie. La police l’a retrouvé endormi par terre, dans l’église ; il cuvait sa bière et il ne se souvient de rien.

Elena avait à peine écouté le discours de son amie, trop occupée à observer Stefan : il n’allait pas bien, c’était évident. Elle avait remarqué qu’il s’était raidi dès que Matt avait pris la parole, et surtout, elle sentait qu’un gouffre était en train de se creuser entre eux… Il paraissait tellement loin à présent !

Elle l’entendit s’adresser à Matt encore plus sèchement :

— Dans l’église, tu en es bien sûr, Matt ?

— Oui, dans l’église en ruine.

— Et tu es certain de l’avoir entendue dire qu’il était minuit ?

— Elle n’en était pas tout à fait sûre, mais ça s’est passé dans ces eaux-là, puisqu’on l’a retrouvée peu après. Pourquoi ?

Stefan ne répondit pas. Elena sentit le gouffre s’élargir entre eux.

— Stefan, murmura-t-elle, avant de répéter, plus fort : Stefan, qu’est-ce que t’as ?

« Ne me chasse pas déjà de ton esprit », pensa-t-elle. Mais il ne la voyait déjà plus.

— Est-ce qu’elle va s’en sortir ? demanda-t-il d’une voix glaciale.

— Le médecin a dit que ses jours n’étaient pas en danger. Elle s’en remettra.

Stefan hocha la tête, puis se tourna vers Elena.

— Je dois rentrer. Tu es en sécurité maintenant.

Comme il se tournait vers la sortie, elle lui prît la main.

— Bien sûr. Grâce à toi…

— Oui.

Mais déjà, son regard était redevenu lointain.

— Tu m’appelles demain, d’accord ? dit-elle.

Elle lui serra fortement la main, en espérant faite passer discrètement dans cette pression l’intensité de ses sentiments. Il resta d’abord sans réaction, puis lentement, leva son regard vers le sien. Enfin, il lui répondit par une étreinte identique.

— D’accord, Elena, murmura-t-il avant de s’en aller. Elle eut un soupir, puis se tourna vers les autres. Tante Judith n’avait pas cessé d’arpenter la pièce, les yeux fixés sur la robe déchirée qu’elle apercevait sous la cape noire.

— Elena, dit-elle enfin. Que s’est-il passé ?

Elle appuya sa question d’un regard vers la porte que venait de franchir le jeune homme. Elena eut toutes les peines à retenir un rire nerveux.

Stefan ne m’a rien fait ! Au contraire, il m’a sauvé adressant au policier qui se trouvait derrière elle ajouta :

— C’est Tyler qui m’a agressée. Tyler Smallwood.

9.

Elle n’était pas la réincarnation de Katherine. Stefan était arrivé à cette conclusion sur le chemin du retour, dans le calme qui précède l’aube.

Cette certitude avait mis des semaines à s’imposer, à force d’observation. Il avait examiné chaque mouvement d’Elena, chaque détail de sa personne, pour en noter les différences : ses cheveux étaient un peu plus clairs que ceux de Katherine, et ses sourcils légèrement plus foncés — ceux de la Florentine étaient presque argentés.

Surtout, elle la dépassait d’au moins une tête ; elle se déplaçait avec plus de naturel aussi ; d’ailleurs, les filles de cette époque étaient plus à l’aise avec leur corps. Même ses yeux, à la ressemblance frappante, n’avaient pas la même expression. Ceux de Katherine étaient remplis d’un émerveillement enfantin, quand ils n’étaient pas chastement baissés comme ceux d’une jeune fille qui convenait de son siècle. Au contraire, le regard d’Elena plongeait droit dans celui de son interlocuteur, sans ciller ; parfois même, la détermination ou le défi les faisaient briller d’une lueur farouche. La grâce et la beauté des deux jeunes se valaient Mais Katherine était un chaton blanc, Elena une tigresse des neiges.

Tout à coup, un souvenir s’imposa dans son esprit Il avait beau essayer de s’y soustraire, les images défilaient avec autant de clarté que devant un livre ouvert : il n’avait pas d’autre choix que de lire la page sous ses yeux.

Katherine était tout de blanc vêtue ce jour-là. Elle portait une robe en soie de Venise dont les manches fendues laissaient entrevoir la finesse de la chemise. Un collier d’or et de perles brillait à son cou, et de ravissantes petites boucles assorties pendaient à ses oreilles. Elle était tellement contente de la nouvelle robe commandée par son père qu’elle ne cessait de tournoyer autour de Stefan pour qu’il en admire la légèreté.

— Regarde, elle est même brodée à mes initiales ! C’est papa qui l’a fait faire. Papa…

Elle s’arrêta net.

— Qu’est-ce qui se passe, Stefan ? Tu n’as pas l’air content.

Il ne parvint même pas à sourire : la silhouette évanescente, dans sa robe légère, lui faisait penser à quelque papillon éphémère, susceptible de disparaître un jour. Il ne pouvait imaginer vivre sans elle.

Sa main se referma convulsivement sur le manche de sa dague gravée.

— Katherine, comment pourrais-je être heureux quand…

— Quand ?…

— Quand tu regardes Damon de cette façon ?

Il avait enfin dit ce qu’il avait sur le cœur. Il poursuivit péniblement :

— Avant son retour, nous passions tout notre temps ensemble. Mon père et le tien faisaient des projets de mariage. Mais maintenant que l’été s’en va et que les jours raccourcissent, tu passes autant de temps avec Démon qu’avec moi. Si mon père le tolère ici, c’est uniquement à ta demande. Pourquoi as-tu souhaité une pareille chose ? Je pensais que tu tenais à moi.

Le désarroi assombrit les yeux bleus de Katherine.

— Mais je tiens à toi Stefan, tu le sais bien.

— Alors, pourquoi avoir intercédé en faveur de Démon auprès de mon père ? Sans toi, il aurait été renvoyé…

— Ce qui t’aurait fait grand plaisir, petit frère.

La voix calme et arrogante de Démon lui fit tourner la tête. Ses yeux dardés sur lui étincelaient de colère.

— Non, ce n’est pas vrai, dit Catherine. Stefan ne te veut pas de mal.

Damon, grimaçant un sourire, jeta un regard désabusé à Stefan avant de s’approcher de Katherine.

— Mon frère a pour une fois raison sur un point. Les jours sont plus courts, et bientôt, ton père voudra quitter Florence. Et tu partiras avec lui… à moins d’avoir une raison de rester.

À moins d’avoir un mari auprès de qui rester. C’était une telle évidence qu’aucun des trois n’avait eu besoin de le dire. Le baron aimait trop sa fille pour la marier contre son gré : Katherine seule choisirait son époux.

Maintenant que le sujet était abordé, Stefan ne pouvais plus se taire.

— De toute façon, Katherine sait très bien qu’elle devra abandonner son père un jour ou l’autre, et son mariage n’a rien à voir là-dedans…

Damon ne parut pas surpris de cette déclaration.

— Oui, bien sûr, avant que le brave homme ne commence à avoir des soupçons… Car même le plus aimant des pères finirait par se poser des questions en ne voyant sa fille que le soir venu.

À ces mots, Stefan fut anéanti de colère et de douleur. Ses doutes avaient disparu : Damon savait Katherine avait partagé son secret avec lui.

— Pourquoi t’es-tu confiée à lui, Katherine ? Tu ne vois donc pas qu’il ne recherche que son propre intérêt ? Comment pourrait-il te rendre heureuse alors qu’il ne pense qu’à lui ?

— Et comment ce gamin y parviendrait alors qu’il ne connaît rien du monde qui l’entoure ? rétorqua Damon d’un ton méprisant. Comment te protégerait-il quand il n’a jamais affronté la réalité ? Qu’il reste donc parmi ses livres et ses tableaux ! Tu n’as pas besoin de lui.

Katherine avait l’air désespéré.

— Vous n’avez rien compris ni l’un ni l’autre. Vous pensez que je peux m’établir ici et me marier, comme n’importe quelle dame de Florence… Mais cette perspective est tout simplement impossible : comment tiendrais-je une maison avec des serviteurs pour épier le moindre de mes gestes ? Ils se rendraient compte de mon éternelle jeunesse ! Je ne pourrai jamais avoir une existence normale.

Elle inspira profondément, regarda les deux frères l’un après l’autre avant de reprendre :

— Celui qui choisira d’être mon époux devra renoncer à la lumière du jour. Il vivra dans l’obscurité, avec la lune pour seule clarté.

— Dans ce cas, tu dois choisir un homme qui n’a pas peur des ténèbres.

Damon s’était exprimé avec une intensité qui avait surpris Stefan : c’était la première fois qu’il entendait son frère parler d’un ton si franc, dénué de toute affectation.

— Katherine, reprit-il. Réfléchis bien : crois-tu que Stefan pourrait abandonner sa vie actuelle ? Il est trop attaché à ses amis, à sa famille, et à sa fonction à Florence. Ça le détruirait…

— C’est faux ! s’écria Stefan. Je suis aussi fort que toi : je n’ai peur de rien, le jour comme la nuit. Et j’aime Katherine plus que ma famille et mes amis…

— Tu l’aimes suffisamment pour renoncer à tout ?

— Oui !

Damon affichait un de ces petits sourires en coin qui mettaient ses interlocuteurs mal à l’aise. Il se tourna vers Katherine :

— C’est donc à toi seule que revient le choix : deux prétendants sont disposés à t’épouser ; prendras-tu l’un de nous pour époux ?

Katherine parut réfléchir un instant, puis leva les yeux vers eux :

— Laissez-moi jusqu’à dimanche pour prendre une décision. En attendant, promettez-moi de ne plus en reparler.

— Et dimanche ?

— Dimanche soir, au crépuscule, mon choix sera fait.

Perdu dans ses pensées, Stefan eut l’impression d’être submergé tout entier par le violet profond du crépuscule. Mais lorsqu’il ouvrit les yeux, les premières lueurs de l’aube coloraient le ciel de tons pastels. Il avait atteint l’orée de la forêt sans s’en rendre compte. Non loin de là, il vit se dessiner les silhouettes du pont Wickery et du cimetière : les terribles événements de la nuit lui revinrent en mémoire.

Il avait dit à Damon qu’il était prêt à renoncer à tout pour Katherine, et il n’avait pas manqué à sa parole. Pour elle, il était devenu une créature de la nuit, un prédateur condamné à être traqué continuellement, et à voler le sang des autres. Peut-être même un assassin…

Pourtant non… Ils avaient dit que la fille allait s’en sortir. Mais sa prochaine victime ? Il se rappelait juste l’extrême faiblesse qui l’avait envahi en même temps qu’une soif irrésistible. Ses souvenirs s’arrêtaient après le clocher de l’église qu’il avait franchi en titubant. Ensuite, rien… Lorsqu’il était revenu à lui, il était dehors, l’appel au secours d’Elena résonnant à ses oreilles : il s’était précipité sans plus réfléchir.

L’image de la jeune fille lui apporta une vague de joie si profonde qu’il en oublia tout le reste : il ne pouvait s’empêcher d’admirer cette jeune fille si douce et si forte qui lui faisait penser à un feu couvant sous la glace… ou bien à une dague en argent, dont le tranchant disparaissait presque sous la beauté.

Mais il n’avait pas le droit de l’aimer : ses sentiments pouvaient la mettre en danger, car elle serait exposée à ses pulsions ; il avait peur qu’un jour ses yeux de prédateur la considèrent comme une source de sang chaud susceptible de le rassasier. « Plutôt mourir que de lui faire du mal », se dit-il. Et il se jura de ne jamais lui révéler son secret : elle ne devait pas renoncer à la lumière pour lui.

Le jour était en train de se lever. Il avait tant besoin d’aide ! Si seulement un de ses semblables pouvait lui donner le remède à ses pulsions… Mais c’est en vain qu’il sonda le cimetière à la recherche d’une âme secourable. Tout resta silencieux.

Lorsque Elena ouvrit les yeux, les rayons du soleil filtraient à travers les rideaux de sa chambre : elle devina, d’après leur inclinaison, qu’il était très tard. Elle avait l’impression d’être en convalescence, ou bien le matin de Noël. Elle s’assit sur son lit, et poussa un cri de douleur.

Elle avait mal partout… Mais elle s’en fichait complètement ! Tout ce qui comptait, c’était qu’elle aimait Stefan, et que Stefan l’aimait. Même cet ivrogne de Tyler n’avait plus d’importance.

Elle descendit dans le salon en chemise de nuit pour y retrouver Judith et Margaret.

— Bonjour, dit-elle en embrassant longuement sa tante, qui fut surprise d’une telle effusion.

— Salut, p’tite citrouille, s’exclama-t-elle ensuite en prenant sa sœur dans les bras.

Elle entama avec elle une joyeuse danse autour de la pièce.

— Oh ! Bonjour, Robert.

Elle reposa brusquement Margaret, gênée de sa tenue et du spectacle qu’elle offrait Elle s’éclipsa dans la cuisine, où sa tante la rejoignit, souriante mais les yeux cernés.

— Tu as l’air de bonne humeur, ce matin ! constata Judith.

— Oui, je suis d’excellente humeur !

Et Elena l’embrassa de nouveau, prise de remords devant son visage fatigué trahissant les heures d’inquiétude qu’elle lui avait causées.

— Tu sais qu’il faut que tu ailles au commissariat porter plainte contre Tyler ?

— D’accord, mais je voudrais d’abord voir Vickie. Elle doit se sentir très mal, d’autant plus que personne ne veut la croire.

— Et toi, tu penses qu’elle dit vrai ?

— Oui elle hésita un moment avant de poursuivre. )

— Tu sais tante Judith, il m’est arrivé quelque chose quand j’étais dans l’église. J’ai cru que…

— Elena ! Bonnie et Meredith sont là ! lança Robert depuis l’entrée.

— Ben … Dis-leur de venir dam la cuisine, répondit Elena. Je te raconterai plus tard, ajouta-t-elle à l’intention de sa tante.

Lorsque Bonnie et Meredith apparurent dans l’encadrement de la porte, elles arboraient un air froid, qui mit aussitôt Elena mal à l’aise. Quand sa tante Judith quitta la pièce, elle se racla la gorge en se perdant dans la contemplation du linoléum. En risquant un œil vers ses juges, elle s’aperçut qu’elles en fixaient le même défaut. Elle éclata de rire, et Meredith et Bonnie levèrent leurs yeux à leur tour.

— Je sais que je n’ai pas été très sympa avec vous, dit Elena. Je vous dois des excuses, mais, en même temps, je suis tellement heureuse… Si on oubliait tout ça, et qu’on repartait à zéro ?

— C’est quand même la moindre des choses de nous présenter des excuses ! bougonna Bonnie en l’embrassant.

— Ouais… Tu te rends compte que t’es partie avec Tyler Smallwood ? renchérit Meredith.

— Ça m’a donné une bonne leçon… admit Elena.

L’espace d’un instant, le souvenir des événements assombrir son humeur. Mais l’éclat de rire de Bonnie vint le chasser :

— T’as vraiment décroché le gros lot ! Stefan Salvatore ! C’est dingue ! Quand je t’ai vue avec lui, j’ai cru que j’avais une hallucination ! Comment il a fait ?

— Rien. Il est juste apparu… disons, un peu comme Zorro…

— Pour défendre ton honneur… , termina Bonnie d’un air rêveur. C’est super romantique…

— Je vous raconterai tout, promis, mais avant je devrais passer chez Vickie. Vous venez avec moi ?

— T’as qu’à tout nous raconter en te préparant. Ça ne nous gêne pas si tu te brosses les dents et que tu te coiffes même temps, affirma Bonnie, qui bouillait d’impatience Et t’as pas intérêt à oublier le moindre détail, ou alors, ce sera le tribunal de l’inquisition direct.

— Comme tu vois, les cours de Tanner ont fini par porter leurs fruits… Bonnie sait maintenant que l’inquisition espagnole n’est pas un groupe de rock, plaisanta Meredith.

Malgré ses traits tirés, la mère de Vickie fit entrer les adolescentes.

— Vickie se repose. Le médecin a ordonné qu’elle garde le lit, expliqua-t-elle avec un sourire triste.

Elle les accompagna jusqu’à la chambre de sa fille et tapa doucement à la porte.

— Vickie, ma chérie, tes amies du lycée sont venues te voir. Ne restez pas trop longtemps, ajouta-t-elle à leur adresse.

La pièce était joliment décorée dans des tons bleu lavande. Vickie reposait contre d’épais oreillers, un édredon remonté jusqu’au menton. Elle avait le teint livide, et les yeux au regard fixe avaient du mal à rester ouverts. Elle était déjà comme ça, hier soir chuchota Bonnie.

Elena s’approcha du lit.

— Vickie dit-elle doucement. Vickie, est-ce que tu m’entends ? C’est moi, Elena Gilbert. Vickie n’eut aucune réaction.

— Ils ont dû lui filer des calmants, dit Meredith.

Pourtant, Mme Bennett n’avait pas parlé de calmants, pensa Elena. Elle prit un air dubitatif, avant de faire une nouvelle tentative.

— Vickie, c’est moi, Elena. Je voulais juste te dire que je te crois, pour hier soir.

Elle ignora le regard interrogateur de Meredith, et continua :

— Et je voulais te demander…

— Nooon !

Vickie était agitée de violents soubresauts, secouant la tête dans tous les sens, les cheveux lui couvrant le visage, et battant l’air des bras.

— Nooon ! Nooon ! hurla-t-elle.

— Faites quelque chose ! s’écria Bonnie. Madame Bennett ! Madame Bennett !

Elena et Meredith tentèrent de maintenir Vickie sur son lit Enfin, sa mère accourut et prit sa fille dans ses bras après avoir repoussé les deux autres.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

Vickie, agrippée à celle-ci, parut se calmer un peu. Mais, par-dessus son épaule, elle aperçut Elena de plus en plus belle.

— Toi aussi, tu es l’une des leurs ! s’écria-t-elle diable ! Va-t’en, ne m’approche pas !

Elena était stupéfaite.

— Vickie, je suis juste venue te demander…

— Vous feriez mieux de partir, interrompit Mme Bennett en serrant sa fille contre elle. Laissez-nous tranquilles. Vous ne voyez pas dans quel état vous la mettez ?

Elena sortit de la pièce sans un mot, suivie de Meredith et Bonnie.

— Ça doit être les médicaments, dit Bonnie lorsqu’elles eurent quitté la maison. Elle déraille complètement…

— Tu as senti ses mains ? demanda Meredith à Elena. Quand on a essayé de la calmer, j’en ai attrapée une. Elle était gelée.

Elena, encore sous le choc, avait du mal à admettre les événements. Toute cette histoire était insensée. Mais elle était déterminée à ne pas se laisser gâcher la journée. Elle devait trouver quelque chose qui lui permettrait de retrouver sa bonne humeur.

— Je sais, dit-elle soudain. Je vais aller à la pension.

— Quoi ?

— J’ai demandé à Stefan de m’appeler, aujourd’hui, mais on pourrait aller directement chez lui. Ce n’est pas très loin.

— Tu parles, c’est à vingt minutes à pied ! fit remarquer Bonnie. Mais, en même temps, je suis bien curieuse de voir à quoi ressemble sa chambre…

En fait, je pensais que vous pourriez attendre en bas toutes les deux… Comme ses amies lui adressaient un regard lourd de proches, elle ajouta :

— Mais je ne resterai que quelques minutes !

À dire vrai, elle n’avait aucune envie de partager Stefan avec quiconque pour l’instant : elle voulait profiter un peu de leur toute nouvelle intimité.

Mme Flowers leur ouvrit la porte. C’était une petite femme à la peau fripée mais aux yeux noirs étonnamment brillants.

— Tu dois être Elena, devina-t-elle. Je le sais parce que je t’ai vue sortir hier soir avec Stefan, et je lui ai demandé comment tu t’appelais quand il est rentré.

— Vous nous avez vus ? Pas moi, pourtant.

— Non… , confirma-t-elle avec un petit rire. Comme tu es mignonne ! ajouta-t-elle en lui tapotant la joue. Très, très mignonne, vraiment !

— Heu… merci, répondit Elena, un peu mal à l’aise. Est-ce que Stefan est ici ?

— Je crois, oui… À moins qu’il ne soit sorti par le toit…

La logeuse s’esclaffa à nouveau, et Elena l’imita par politesse.

— Nous, on va tenir compagnie à Mme Flowers, suggéra Meredith.

Bonnie leva les yeux au ciel d’un air affligé, retenu un sourire, Elena se dirigea vers l’escalier.

« Quelle étrange vieille maison ! » pensa-t-elle tandis qu’elle s’engageait dans le deuxième escalier. Les voix à l’étage inférieur, ne lui parvenaient que dans un murmure. En approchant de la chambre de son petit ami, elle eut la sensation d’avoir pénétré dans un autre monde.

Elle frappa timidement.

— Stefan ?

Elle avait beau tendre l’oreille, aucun bruit ne perçait de l’autre côté. Soudain, la porte s’ouvrit toute grande. Elle eut à peine le temps de remarquer le visage fatigué de Stefan. Les bras du jeune homme la serraient déjà convulsivement.

— Elena… Oh, Elena…

Pourtant, lorsqu’il s’écarta, Elena eut exactement la même impression que la veille : le fossé entre eux se trouvait toujours là. Plus que jamais déterminée à le faire disparaître, elle l’attira aussitôt vers lui pour l’embrasser. Pendant quelques instants, il ne réagit pas. Puis, une sorte de tremblement le parcourut, et un baiser passionné répondit enfin à son étreinte. Ses doigts se perdirent dans les cheveux d’Elena, et elle sentit l’univers basculer à nouveau autour d’eux. Plus rien n’existait en dehors de Stefan, de ses bras autour d’elle, et du feu de ses baisers sur sa bouche.

Une éternité sembla s’écouler avant que leur étreinte prît fin, les laissant frissonnants. Les yeux dans ceux de Stefan, Elena remarqua à quel point ses pupilles étaient dilatées. Il semblait sur le point de s’évanouir et ses lèvres étaient enflées.

— Il faudra qu’on se maîtrise, la prochaine fois qu’on s’embrassera…

Il faisait visiblement un effort pour contrôler sa voix chevrotante. Elena approuva d’un hochement de tête : elle aussi se sentait faible. « Ça ne doit pas nous arriver en public, pensa-t-elle. D’ailleurs, on aurait dû éviter de s’embrasser alors que Bonnie et Meredith attendent. Mais il ne faudrait pas non plus qu’on soit complètement seuls, à moins que… »

— Ça ne t’empêche pas de me prendre contre toi, dit-elle.

C’était incroyable qu’après ce moment d’intense passion, elle soit si apaisée dans ses bras. Elle avait enfoui son visage dans le creux de son épaule. Il je t’aime, murmura-t-elle, profondément émue.

— Elena… , gémit-il.

— Il n’y a pas de mal à ça… Et toi, tu m’aimes ?

— Je…

Il la regardait, désemparé, lorsque la voix de Mme Flowers retentit :

— Stefan, mon garçon ! Stefan !

On aurait dit qu’elle tapait du pied sur la rampe. Stefan soupira.

— Je ferais mieux d’aller voir.

Et il s’éclipsa, le visage de nouveau impénétrable. Restée seule, Elena se rendit compte qu’elle était transie de froid. « Il devrait faire du feu », pensa-t-elle. Elle se mit alors à examiner les détails de la pièce, et son regard s’arrêta sur le petit coffret qu’elle avait remarqué la veille, sur la commode en acajou. Elle jeta un œil à la porte fermée. Il pouvait remonter à tout moment et la surprendre… Et puis ça ne se faisait pas, de fouiller dans les affaires des autres. « Pense aux femmes de Barbe-Bleue, se dit-elle. Leur curiosité les a tuées. » Mais elle avait déjà la main sur le couvercle. Le cœur battant, elle l’ouvrit.

Dans la pénombre, à première vue, la boîte lui parut vide. Elle laissa échapper un petit rire nerveux. « Je suis bête ! pensa-t-elle. À quoi je m’attendais ? À des lettres d’amour de Caroline ? Ou à une dague ensanglantée, pendant qu’on y est ! » C’est alors qu’elle vit le ruban de soie, soigneusement plié dans un coin. Elle le fit glisser entre ses doigts. C’était celui qu’elle avait laissé dans le cimetière, le lendemain de la rentrée.

Elle était bouleversée. Il l’aimait donc depuis si longtemps ? « Oh, Stefan, je t’adore, pensa-t-elle. Ce n’est pas grave si tu n’arrives pas à me le dire. »

Elle entendit un bruit et remit précipitamment le ruban dans le coffret. « Je ne t’en veux pas, continua-t-elle. Je le dirai pour nous deux ! Et, un jour, tu verras, toi aussi tu goûteras au bonheur de prononcer ces mots-là… »

10.

7 octobre, vers 8 heures

J’écris pendant le cours de maths, j’espère que Mme Halpern ne me verra pas. Je voulais le faire hier soir ; mais je n’ai pas eu le temps. Il s’est passé tellement de choses incroyables, une nouvelle fois ! Encore aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir rêvé tout le week-end… et d’avoir carrément cauchemardé à certains moments.

J’ai décidé de ne pas porter plainte contre Tyler. De toute façon, il a été viré temporairement du lycée et de l’équipe de foot. Dick aussi, officiellement pour s’être soûlé à la soirée. À mon avis, c’est plutôt parce que tout le monde le tient responsable de ce qui est arrivé à Vickie. La sœur de Bonnie a vu Tyler à l’hôpital : il a deux coquards sur le visage cou. J’appréhende le jour où ils reviendront en cours, tous les deux. Ils ont de bonnes raisons d’en vouloir à Stefan, maintenant.

Stefan… En me réveillant ce matin, j’ai été prise de panique : et si je m’étais imaginé toute notre histoire ? Ou s’il avait changé d’avis ? Je n’ai rien pu avaler au petit déjeuner et j’ai bien vu que tante Judith s’inquiétait. Quand je suis arrivée au lycée, il était dans le couloir : on s’est regardés, et là, j’ai su, à son petit sourire, que je n’avais pas rêvé. Mais j’ai réalisé qu’il faut rester discrets devant les autres et se voir dans l’intimité, si on ne veut pas que notre passion provoque une émeute… Nous sortons ensemble, je n’ai plus aucun doute là-dessus. Maintenant, il faut que je trouve un moyen d’expliquer ça à Jean-Claude. Ha, ha, ha !

Ce que je ne comprends pas, c’est que Stefan a toujours l’air un peu triste. Pourtant, quand on est tous les deux, j’ai l’impression de savoir exactement ce qu’il éprouve : à quel point il me veut, et combien je compte pour lui. Quand il m’embrasse, je sens un désir presque désespéré en lui, comme s’il essayait de boire mon âme. C’est comme si.

7 octobre, vers 2 heures de l’après-midi

Bon, la pause a été forcée, vu que Mme Halpern m’a chopée. Elle a commencé à lire à haute voix, mais quand elle est arrivée à Stefan, elle est devenue rouge de colère, et elle s’est arrêtée en plein milieu. Mais moi, je suis trop heureuse pour m’occuper de trucs aussi débiles que la géométrie.

On a déjeuné ensemble, Stefan et moi, ou plutôt, on est allés s’asseoir dans un coin du terrain de foot. J’avais apporté un sandwich, mais pas lui ; de toute façon, on 0 rien avalé ni l’un ni l’autre. On était trop occupés à se parler, et à se regarder ; Mais il a évité de me toucher, même si on en mourrait d’envie tous les deux… C’est la première fois que je ressens une attirance aussi intense pour quelqu’un.

C’est ce genre de trucs que je ne comprends pas chez lui : pourquoi lutte-t-il contre ce désir alors que ses sentiments pour moi sont évidents. Le ruban orange que j’ai retrouvé dans sa chambre en est la preuve. Je ne lui en ai pas parlé parce qu’il doit vouloir garder ça pour lui.

J’en connais une autre qui est furieuse… Caroline ! Apparemment, elle essayait tous les jours d’attirer Stefan dans le labo photo. Ce matin, ne le voyant nulle part, elle est partie à sa recherche. Et elle a finit par nous trouver… Pauvre Stefan ! Il avait complètement oublié son existence : il était tout embarrassé devant elle… Lorsqu’elle est partie — soit dit en passant, elle devrait éviter de s’habiller en vert, ça ne lui va pas du tout —, il m’a raconté qu’elle n’avait pas arrêté de le coller depuis le début. Elle était venue le voir en lui disant : J’ai remarqué que tu ne déjeunes pas le midi. Vu que moi non plus, à cause de mon régime, on pourrait se tenir compagnie… » Il n’a pas vraiment balancé de méchancetés sur elle, sans doute à cause de ses bonnes manières de gentleman, mais Il m’a bien précisé n’y avait jamais rien eu entre eux. Je crois que Caroline a très mal digéré cette histoire ! Pour ma part, j’aurais préféré qu’on me chasse à coups de cailloux plutôt qu’on m’oublie…

Quand même, je me demande pourquoi il ne déjeune jamais. Pour un footballeur, c’est plutôt bizarre.

Houla, j’ai eu chaud ! Tanner s’étant dangereusement approché de moi, j’ai dû planquer mon journal sous mon bouquin. Bannie ricane derrière son livre d’histoire : je vois ses épaules bouger. Et Stefan, juste devant moi, a l’air aussi tendu qu’un chat s’apprêtant à bondir… Quant à Matt, il m’observe avec des airs de dire : « Non, mais, t’es devenue dingue ? », et Caroline rumine en me fixant d’un œil bovin. Moi, je regarde Tanner droit dans les yeux, de mon air innocent, sans cesser de noircir mon journal, ce qui expliquera pourquoi mon écriture est à peine lisible.

En fait, j’ai complètement changé depuis un mois : je n’arrive plus à me concentrer sur d’autres trucs que Stefan. Pourtant, j’ai plein de choses à faire : je suis par exemple chargée de la déco de la Maison Hantée pour Halloween, et je n’ai même pas commencé. Il ne me reste plus que trois semaines et demie pour le faire, mais je n’ai qu’une envie : passer du temps avec Stefan.

Je pourrais tout abandonner, évidemment, mais ça serait pas sympa pour Meredith et Bonnie. Et puis je repense tout le temps à ce que Matt m’a dit : « Ce que ¡g veux, c’est que tout le monde tourne autour d’Elena Gilbert. » Peut-être que, finalement, c’est la vérité… Dans ce cas, je vais tout faire pour changer : Maintenant, je dois être à la hauteur de Stefan. Je sais, ça a l’air débile d’écrire ça, mais c’est vrai : j’ai envie de le mériter. Lui ne laisserait pas tomber l’équipe de foot parce que ça m’arrange… Et moi, je souhaite qu’il soit fier de moi. Je veux qu’il m’aime autant que je l’aime.

— Grouille-toi ! lança Bonnie depuis la porte du gymnase.

Shelby, le concierge du lycée, attendait à côté d’elle. Elena jeta un dernier regard au terrain de foot, et, à contrecœur, rejoignit son amie.

— Je voulais juste dire à Stefan où j’allais.

Ils sortaient ensemble depuis une semaine, et ça lui faisait encore tout drôle de se dire que c’était lui son petit ami. Il était passé la voir tous les soirs, à la tombée de la nuit, les mains dans les poches et le col de sa veste remonté. Ils allaient faire un petit tour, ou bien discutaient à l’abri de la véranda. C’était une façon pour lui de s’assurer qu’ils n’étaient jamais complètement seuls. « Il veut sauvegarder ma réputation », se disait ironiquement Elena, avec une pointe d’amertume : elle savait, au fond, qu’il y avait autre chose.

— Il peut quand même se passer de toi une soirée, s’agaça Bonnie. Si tu vas lui parler, ça va durer des plombes, et moi, j’aimerais bien rentrer pour l’heure du dîner, si ça ne te fait rien !

— Bonjour, monsieur Shelby, dit Elena au qui attendait patiemment.

Elle fut même surprise de le voir lui adresser un clin d’œil.

— Où est Meredith ? reprit-elle.

— Ici, répondit une voix derrière elle. Son amie apparut, un carton plein de dossiers dans ses bras, en ajoutant :

— Je me suis servie dans ton casier.

— Bon, tout le monde est là ? demanda M. Shelby très bien. Dans ce cas, mesdemoiselles, n’oubliez pas de fermer la porte à clé, c’est entendu ? Comme ça, vous serez tranquilles.

— Vous êtes sûr qu’il n’y a personne à l’intérieur ? S’inquiéta Bonnie.

Elena la poussa doucement pour la faire avancer.

— Je croyais que tu ne voulais pas rentrer trop tard.

— Le gymnase est vide, affirma M. Shelby. Si vous avez besoin de quelque chose, criez, je ne serai pas loin.

La porte se referma derrière elles avec un grincement qu’Elena trouva sinistre.

— Au travail, soupira Meredith en posant le carton parterre.

Elena examina la salle. Chaque année, une réunion d’élèves imaginaient les pièces d’une maison hantée pour récolter de l’argent. Depuis deux ans, Elena présidait la décoration avec Bonnie et Meredith : les décisions qu’elle devait prendre étaient capitales pour la réussite de l’ensemble du projet.

C’était une tâche d’autant plus dure qu’elle ne pouvait pas se baser sur le travail des années précédentes. En effet, pour la première fois, la maison hantée devait être installée dans le gymnase, non dans un entrepôt de bois, comme avant.

Elena devait donc repenser tout l’agencement de l’espace. Trois semaines lui paraissaient un délai vraiment juste.

— Je trouve cet endroit flippant, déclara Meredith.

Elena partageait son impression : elle trouvait plutôt angoissant d’être enfermée à double tour dans ce vaste lieu.

— Bon, dit-elle, on va commencer à prendre les mesures de la salle.

Elles s’exécutèrent dans un bruit de pas résonnant de part et d’autre de l’immense espace.

— Parfait, dit Elena lorsqu’elles eurent terminé. On passe à la phase suivante.

Elle tenta d’oublier le malaise qui l’avait assaillie dès le premier instant : accompagnée de Bonnie et Meredith, elle ne craignait rien, d’autant plus que l’équipe de foot s’entraînait à deux cents mètres de là.

Elles s’installèrent sur les gradins, stylos et cahiers en main. Elena et Meredith passaient en revue les différents croquis réalisés précédemment, tandis que Bonnie réfléchissait en mordillant son crayon.

— Bon, dit Meredith en traçant un rectangle sur son calepin. Voici le gymnase. Les spectateurs devront entrer par-là. On pourrait mettre le Cadavre Sanguinolent tout au bout… Au fait, qui le fait cette année ?

— Je crois que c’est Lyman, l’entraîneur de foot, répondit Elena. Il était bon, l’année dernière, et puis avec lui, les joueurs de l’équipe font la queue comme tout le monde. Bon, moi je propose qu’on mette la Salle de Torture Médiévale ici, et juste après, la Salle des Morts Vivants…

Elena avait illustré ses explications de griffonnages sur le plan de Meredith.

— Moi, je pense qu’on devrait avoir des druides, intervint Bonnie.

— Des quoi ? demanda Elena.

— Des druiiides ! hurla Bonnie.

— Ça va, je me souviens maintenant, pas la peine de crier. Mais pourquoi ?

— Parce que ce sont eux qui ont inventé Halloween ! Au départ, c’était un jour sacré : ils allumaient de grands feux et dessinaient des figures horribles dans des navets pour éloigner les mauvais esprits. Ils pensaient que c’était le jour où la limite entre le monde des morts et celui des vivants était la plus mince. Et il y avait des sacrifices humains aussi… On pourrait en faire autant avec Lyman ?

— Tiens, c’est pas une mauvaise idée ! dit Meredith.

Le Cadavre Sanguinolent sera le résultat d’un sacrifice. On le mettra sur un autel en pierre, avec un couteau et des flaques de sang tout autour… Et puis, quand les gens s’approcheront de lui, il se redressa tout d’un coup.

— C’est ça ! Et ils auront tous une crise cardiaque ! dit Elena.

Mais elle fut forcée d’admettre que l’idée était bonne, payante à souhait : c’était exactement ce qu’il leur fallait rien que d’y penser, elle en avait la chair de poule… des flaques de sang produiraient vraiment un effet terrifiant, même si ce ne serait que du jus de tomate, évidement.

Elles entendirent le bruit des douches, dans les vestiaires adjacents, mêlé de voix et de claquements de portes.

— L’entraînement est terminé, murmura Bonnie. Il doit faire nuit dehors.

— Oui, et Zorro est en train de se faire tout beau, dit Meredith en regardant Elena. Tu veux aller jeter un œil ?

— J’aimerais bien, répondit-elle en riant. Elle ne plaisantait qu’à moitié : à cet instant précis, elle regrettait plus que jamais l’absence de Stefan, car elle était de nouveau prise d’un malaise indéfinissable.

— Vous avez des nouvelles de Vickie ? demanda-t-elle soudain.

— Ben, j’ai entendu dire que ses parents lui faisaient voir un psy.

— Un psy ? Pourquoi ?

— Apparemment… ils pensent qu’elle a eu des hallucinations la nuit où tout ça s’est passé. Et d’après ce qu’on dit, elle n’arrête pas de faire des cauchemars particulièrement horribles.

— Oh… , fit Elena, pensive.

À côté, le calme était presque entièrement revenu. Une porte claqua, puis le silence fut définitif. Des hallucinations et des cauchemars… Sans savoir pourquoi, Elena se rappela le soir où Bonnie leur avait fait si peur, dans le cimetière, en leur signalant une présence inconnue.

— On ferait mieux de s’y remettre, dit enfin Meredith.

Elena s’arracha à ses pensées en acquiesçant :

— On… , On pourrait faire un cimetière, proposa Bonnie d’une voix hésitante, comme si elle avait lu dans les pensées d’Elena. Dans la Maison Hantée, je veux dire.

— Non ! Répondit Elena d’un ton catégorique. Ce qu’on a suffit largement.

Elle se replongea en silence dans les croquis. On n’entendit plus que le grattement des crayons sur le papier et le bruit des pages tournées.

— Bon, dit enfin Elena. Il faut prendre de nouvelles mesures pour chaque pièce. Pour ça, on doit descendre derrière les gradins et… Hé, mais qu’est-ce qui se passe ?

Elles étaient plongées dans une semi-obscurité.

— Oh, non… , soupira Meredith.

Les lumières vacillèrent de nouveau, s’éteignirent un instant, et se rallumèrent avec encore moins d’intensité.

— On n’y voit plus rien, se plaignit Elena en scrutant la vague tache blanche qu’était devenue sa feuille sur ses genoux.

— Il doit y avoir un problème avec le groupe électrogène, déclara Meredith. Je vais chercher Mr Shelby.

— Puisque c’est comme ça, on peut pas continuer demain ? Proposa Bonnie.

— Demain, c’est samedi, et on était déjà censées finir semaine dernière… , répondit Elena.

— Je vais chercher M. Shelby, répéta Meredith. T’as qu’à venir avec moi, Bonnie.

— Heu… et si on y allait ensemble ? Suggéra Elena.

— Non, si on sort toutes les trois, et qu’on le trouve pas, on pourra plus rentrer. Allez, viens Bonnie.

— Mais il fait nuit, là-bas !

— Figure-toi qu’il fait nuit partout, à cette heure ! Allez, à deux, on risque rien.

Elle traîna Bonnie jusqu’à la porte puis se retourna.

— Elena, tu ne laisses entrer personne, hein ?

— Comme si c’était la peine de le préciser… , marmonna Elena en les regardant sortir, avant de fermer la parte.

Elles étaient dans de beaux draps, comme aurait dit sa mère. Cherchant une occupation, elle décida de ranger, tant bien que mal dans cette pénombre, crayons et dossiers. Le bruit qu’elle émettait n’arrivait pas à lui faire oublier l’épais silence alentour. Elle était seule dans cet immense espace… et pourtant, elle avait l’étrange sensation que des yeux la fixaient.

Elle sentait une présence, derrière elle. Les paroles du vieil homme lui revinrent en mémoire : «Des yeux dans le noir. » C’était aussi ce qu’avait dit Vickie… Elle fit volte-face et fouilla la pénombre, retenant sa respiration pour essayer de capter un bruit. Mais elle ne vit rien, et n’entendit rien.

Les gradins n’étaient plus qu’une masse inquiétante aux contours imprécis. À l’autre bout du gymnase, elle crut pourtant percevoir un vague brouillard, et se rappela aussitôt les propos de Vickie. Tous ses sens étaient aux aguets, et chaque muscle de son corps tendu à l’extrême. Elle distingua, ou crut distinguer, une sorte de murmure.

— « Mon Dieu, faites que ce soit mon imagination. ».

Elle n’avait plus qu’une idée : quitter cet endroit le plus vite possible. Un danger rôdait, quelque chose de mauvais qui la voulait, elle.

Elle finit par percevoir un mouvement dans l’ombre, et son cri resta bloqué dans sa gorge. La terreur, mais aussi une sorte de force qu’elle n’aurait su expliquer, la paralysaient. Elle regarda s’avancer vers elle, impuissante, une masse sombre. Puis, l’obscurité prit vie et forme et un jeune homme apparut.

— Je suis désolé de vous avoir fait peur !

La voix, agréable, avait un léger accent qu’elle ne sut identifier. Mais le ton employé trahissait l’ironie de son interlocuteur : il n’avait rien de désolé.

Elena poussa un grand soupir de soulagement Ce n’était qu’un garçon, un ancien élève, peut-être, ou l’assistant de M. Shelby. Un type ordinaire, qui semblait s’être bien amusé à lui faire une telle frayeur, comme en témoignait son petit sourire en coin.

Enfin… il n’était pas si banal : il était incroyablement beau, bien qu’un peu pâle, sous la faible lumière. Une masse de cheveux noirs encadrait un visage aux traits d’une extraordinaire finesse, et les pommettes étaient une véritable œuvre d’art. Il était entièrement vêtu de noir, de ses boots jusqu’à son blouson de cuir, en passant par son jean et son pull. Pas étonnant qu’Elena ne l’ait pas distingué dans l’obscurité !

Mais son air content ne tarda pas à exaspérer la jeune fille.

— Comment êtes-vous entré ? Et qu’est-ce que vous faites ici ? Personne n’était censé se trouver dans ce gymnase.

— Je suis entré par la porte, répondit-il du même ton amusé.

— Toutes les portes sont fermées à clé.

Il feignit la surprise, sans perdre son expression joyeuse.

— Ah bon ?

Elena commençait à se sentir de nouveau mal à l’aise.

— Elles étaient censées l’être, en tout cas, répliqua-t-elle d’un ton sec.

Son sourire s’effaça enfin.

— Vous êtes en colère, dit-il gravement. J’ai dit que j’étais désolé de vous avoir fait peur.

— Je n’ai pas eu peur !

Ce type l’énervait au plus haut point, avec son air supérieur qui lui donnait l’impression de n’être qu’une gamine.

— J’ai été surprise, c’est tout, continua-t-elle. Ce qui n’est pas vraiment étonnant, vu que vous étiez tapi dans l’ombre…

— Laquelle est souvent remplie de choses intéressantes… , répliqua-t-il d’un air moqueur.

Il s’était rapproché d’elle, si bien qu’elle distinguait ses yeux : ils étaient d’un noir sans fond où brillait une étrange lueur. Elena se rendit compte qu’elle était en train de le dévisager.

Pourquoi la lumière ne revenait-elle pas ? Elle en avait assez d’attendre ! Tout ce qu’elle voulait, à présent, c’était sortir d’ici. Elle s’écarta de lui, mettant quelques sièges entre eux, et se mit à ranger les derniers dossiers dans le carton. Tant pis pour la déco !

Mais le silence qui suivit accrut son malaise. Le garçon restait immobile à l’observer, sans un mot.

— Vous êtes venu chercher quelqu’un ? demanda-t-elle brusquement.

Il la regardait fixement, d’une façon de plus en plus dérangeante. Elle déglutit péniblement. Les yeux sur ses lèvres, il murmura :

— Oh, oui…

— Comment ?

Les joues brûlantes et l’estomac noué, elle en oublia sa question. Si seulement il arrêtait de la fixer de cette manière…

— Oui, je suis venu chercher quelqu’un, répéta-t-il doucement.

Il franchit la distance qui les séparait en quelques pas.

La respiration d’Elena s’accéléra. Il était si proche qu’elle sentait son eau de toilette et le cuir de son blouson. Elle n’arrivait plus à se détourner de ses yeux plongés dans les siens : les pupilles dilatées au point qu’elle ne distinguait plus l’iris, ils ressemblaient à ceux d’un chat dans la nuit. Lentement, il approcha son visage. Les paupières de la jeune fille s’alourdirent, son regard se brouilla, puis sa tête se renversa, et ses lèvres s’entrouvrirent.

Non ! Elle s’arracha juste à temps de son emprise, avec l’impression d’être au bord d’un précipice. « Qu’est-ce qui me prend ? se demanda-t-elle, profondément troublée. J’ai presque laissé cet inconnu m’embrasser… »

Elle réalisa avec effroi qu’elle avait complètement oublié Stefan. Son image revint avec force dans son esprit : elle n’avait jamais eu autant besoin de lui et de la sécurité de ses bras autour d’elle…

Elle tenta de maîtriser l’essoufflement de sa voix.

— Je vais y aller, maintenant, dit-elle. Si vous cherchez quelqu’un, ce n’est certainement pas ici que vous le trouverez.

Il la regardait bizarrement, avec une expression qu’elle parvenait mal à déchiffrer, un mélange d’agacement et d’admiration. Mais il avait autre chose aussi, un air farouche qui était loin de la rassurer. Il attendit qu’elle ait ouvert la porte pour répondre d’une voix sérieuse, où plus aucune trace d’amusement ne perçait :

— Peut-être que j’ai déjà trouvé… Elena.

Lorsqu’elle se retourna, la salle était vide.

11.

Elena s’était précipitée dans le couloir qui menait à la sortie en manquant se cogner aux murs. La lumière revint brusquement, éclairant les casiers familiers autour d’elle. Elle retint un cri de soulagement jamais la clarté ne lui avait tant manqué !

— Elena ! Qu’est-ce que tu fais là ? Meredith et Bonnie, au bout du couloir, venaient à sa rencontre.

— Et vous, où vous étiez passées ? demanda-t-elle en colère.

— C’est qu’on a cherché un bon moment M. Shelby avant de tomber dessus, répondit Meredith. Figure-toi qu’il dormait ! Et on n’arrivait pas à le réveiller… Je te jure que c’est vrai ! ajouta-t-elle devant le regard incrédule d’Elena. C’est seulement quand la lumière est revenue qu’il a ouvert les yeux. Alors, on est partie. Mais toi, qu’est-ce que tu fais là ?

Elena hésita.

— J’en avais marre d’attendre à ne rien faire dit-elle du ton le plus léger qu’elle put. De toute façon, on a assez travaillé pour aujourd’hui.

— Et c’est maintenant que tu le dis ! Râla Bonnie.

Meredith, elle, observait Elena sans rien dire.

Pendant le week-end et la semaine qui suivirent, Elena se consacra tout entière au projet de la Maison Hantée Elle eut très peu de temps à consacrer à Stefan, qui y manquait terriblement. Tout en travaillant, elle pensait à ce qui le poussait à éviter de se retrouver seul avec elle. Finalement, le mystère entourant Stefan était toujours aussi dense qu’au premier jour. Ainsi, il se débrouillait toujours pour esquiver les questions qu’elle lui posait sur sa famille et sa vie avant Fell’s Church. Mais quand elle lui avait demandé si l’Italie ne lui manquait pas, une étincelle avait jailli dans ses yeux verts.

— Comment pourrais-je la regretter alors que je suis là, avec toi ?

Et il avait embrassé Elena d’une façon qui avait balayé toutes ses interrogations. Elle avait alors compris ce que signifiait être profondément heureux. En voyant le visage radieux de Stefan, sa joie avait redoublé.

— Oh, Elena, avait-il murmuré.

Dernièrement, pourtant, ses inquiétudes n’avaient fait que grandir en constatant qu’il l’embrassait de moins en moins.

Ce vendredi-là, Bonnie avait invité Meredith et Elena à passer la nuit chez elle. Le ciel gris laissait présager de la pluie, et il faisait très froid pour la saison. Mais dans les rues, la splendeur des couleurs automnales apportait consolation aux prévisions météo pessimistes : les fables étaient d’un roux flamboyant, et les ginkgos rayonnaient d’un magnifique jaune.

Bonnie leur ouvrit la porte.

— Salut, vous deux ! Tout le monde est déjà parti pour Leesburg ! On a la maison rien que pour nous jusqu’à demain après-midi ! C’est génial, non ?

Alors qu’elle les faisait entrer, Yang-Tsê, le pékinois, lui fila entre les jambes.

— Non, Yang-Tsê ! Reviens ici tout de suite !

Mais le boudin ambulant courait déjà sur la pelouse en direction de l’unique bouleau, au pied duquel il s’arrêta en aboyant.

— Qu’est-ce qui lui arrive encore, à celui-là ?

— On dirait que c’est le corbeau qui lui fait cet effet.

À ces mots, Elena fut pétrifiée. Elle s’approcha de l’arbre pour en fouiller du regard le feuillage. Son pressentiment s’avéra exact : il s’agissait bien, pour la troisième fois, du même oiseau. Et peut-être même la quatrième, si elle comptait la forme sombre qui s’était envolée d’un chêne, dans le cimetière.

Tétanisée, elle vit l’œil noir et vif du corbeau la fixer : il avait toujours son regard humain. Il lui sembla avoir déjà vu ces yeux-là quelque part…

Le volatile émit soudain un croassement strident fit bondir les trois filles en arrière. Il remua les ailes pour quitter son perchoir et foncer droit vers elles. Au dernier moment, il changea de trajectoire, et fondit sur le chien qui aboya de plus belle. Mais l’oiseau ne fit que l’effleurer. Il prit de l’altitude, survola la maison, et disparut dans un des noyers qui se trouvaient derrière.

Les trois amies restèrent un moment stupéfaites, Bonnie et Meredith éclatèrent d’un rire nerveux.

— J’ai cru qu’il allait nous attaquer ! dit Bonnie en attrapant Yang-Tsê, qui jappait toujours.

— Moi aussi… murmura Elena, qui, elle, n’avait aucune envie de plaisanter.

Une fois à l’intérieur, la soirée prit un tour plus agréable. Assise avec ses amies devant la cheminée, une tasse de chocolat chaud dans les mains, Elena ne pouvait que se sentir bien. La discussion tournant très vite autour de la Maison Hantée, elle se détendit complètement.

— On a bien avancé, finalement ! déclara Meredith. Mais bon, c’est bien beau d’avoir imaginé les costumes des autres, on n’a toujours pas pensé aux nôtres !

— Pour moi, c’est facile, dit Bonnie. Je serai une druidesse : tout ce qu’il me faut, c’est une couronne de feuilles et une aube blanche. Je demanderai à Mary de m’aider : en une soirée, ce sera fait.

— Je crois que je vais opter pour la sorcière, déclara Meredith. Comme ça, j’aurai juste besoin d’une robe noire. Et toi Elena ?

— Ben, j’étais censée garder le secret, mais… tant pis, je vais quand même vous le dire. Ma tante a bien voulu que je demande l’aide d’une couturière pour réaliser la robe de la Renaissance que j’ai trouvée dans un bouquin. Elle est en soie de Venise, bleu givré. Elle est magnifique.

— Magnifique et hors de prix, sans doute, commenta Bonnie.

— Tante Judith a été d’accord pour que j’utilise l’argent laissé par mes parents. J’espère qu’elle plaira à Stefan… je veux lui faire la surprise et … Enfin, bref, j’espère vraiment qu’il l’aimera.

— Et lui, il se déguise en quoi ?

— À vrai dire, j’en sais rien, répondit Elena. D’ailleurs, Halloween n’a pas l’air de l’enthousiasmer plus que ça.

— De toute façon, je le vois mal caché sous un drap déchiré et couvert de faux sang, admit Meredith. Il est… comment dire… beaucoup trop digne pour ça.

— J’ai une idée ! s’écria Bonnie. Je vois exactement comment il pourrait se déguiser : comme il a le teint pâle, un accent étranger, et qu’il a toujours l’air un peu en colère, il suffit de lui trouver une redingote, et on aura un comte Dracula plus vrai que nature ! Elena eut un sourire forcé.

— On lui demandera ce qu’il en pense, d’accord ? En parlant de Stefan, intervint Meredith, comment ça va, vous deux ?

Elena soupira, et se perdit dans la contemplation de l’âtre.

— Je… je ne sais pas, dit-elle enfin. À des moments c’est génial, et puis, à d’autres…

Bonnie et Meredith échangèrent un regard, puis celle-ci demanda doucement :

— À d’autres… ?

Elena hésita, ne sachant comment exprimer ce qu’elle ressentait. Alors, elle eut une idée.

— Attendez deux secondes, dit-elle en se levant.

Elle grimpa en courant les escaliers jusqu’à la chambre de Bonnie, y prit son journal dans son sac, et redescendit.

— J’ai écrit ça hier soir. C’est plus simple de vous le lire…

Elle ouvrit le cahier, respira profondément et commença la lecture.

17 octobre

Je me sens très mal ce soir. J’ai plus que jamais besoin d’écrire.

Quelque chose cloche entre Stefan et moi. Il y aune très grande tristesse au fond de lui, dont je ne connais pas la cause ; c’est ce silence que j’ai vraiment du mal à accepter. Je ne sais pas quoi faire. Je ne supporte pas l’idée de le perdre, mais s’il n’a pas assez confiance en moi pour me parler de ses problèmes, je ne vois pas comment ça peut marcher entre nous.

Hier, quand j’étais dans ses bras, j’ai sentie sous sa chemise, quelque chose de rond qui pendait à une chaîne. Je lui ai demandé si c’était un camaïeu de Caroline. Mais cette question l’a rendu muet, presque mal à l’aise. Il avait l’air à des kilomètres de moi, tout à coup et de souffrir horriblement.

Elena interrompit sa lecture et relut pour elle-même les lignes qui suivaient :

J’ai l’impression que quelqu’un lui a fait beaucoup de mal et qu’il ne s’en est jamais vraiment remis. Mais il doit aussi avoir un secret qu’il veut à tout prix garder pour lui, et qu’il a peur que je découvre. Si seulement j’arrivais à savoir de quoi il s’agit, je pourrais lui prouver qu’il peut me faire confiance jusqu’au bout.

— Si seulement je savais… murmura-t-elle.

— Si seulement tu savais quoi ?

Elena sursauta.

— Heu… si seulement je savais ce qui va se passer, dit-elle en refermant son journal. Je veux dire… si c’était possible de connaître l’avenir, et si on me disait qu’on se séparerait, j’en terminerais le plus vite possible. Mais si tout devait s’arranger, je m’inquiéterais moins de ce qui se passe en ce moment. Le plus terrible, c’est de rester dans l’incertitude…

Bonnie se mordit la lèvre, les yeux brillants.

— Tu sais, Elena, moi, je connais un moyen de deviner le futur. Ma grand-mère m’a montré comment savoir avec qui on se mariera. Pour ça, il faut faire un souper muet.

— Laisse-moi deviner, c’est encore un vieux truc de druides, commenta Meredith.

— Ça, j’en sais rien. Mais ma grand-mère dit qu’il y en a toujours eu. Et je vous jure que ça marche : ma mère a vu qu’elle se marierait avec mon père, et un mois plus tard, c’est ce qui s’est passé ! C’est pas compliqué, tu sais Et puis, de toute façon, t’as rien à perdre !

Elena regarda ses deux amies l’une après l’autre.

— J’hésite… Tu crois vraiment à ce genre de trucs ?

Bonnie prit un air offensé.

— Tu veux dire que ma mère est une menteuse ? Allez… Je te dis que tu risques rien…

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? demanda Elena qui commençait à être intriguée, bien qu’un peu inquiète.

— C’est simple. Il faut que tout soit prêt avant les douze coups de minuit…

À 23 h 55, Elena se tenait dans la salle à manger des parents de Bonnie, seule. Elle ne s’était jamais sentie aussi stupide. Dans le jardin, Yang-Tsê aboyait frénétiquement. À l’intérieur, en revanche, seul le tic-tac régulier de l’horloge se faisait entendre. Conformément aux instructions de Bonnie, elle avait disposé, dans le plus grand silence, une assiette, un verre et des couverts sur la table en noyer. Puis, elle avait placé une bougie allumée au centre, avant de se placer derrière l’unique chaise, installée devant l’assiette. Au douzième coup de minuit, elle devait tirer la chaise et inviter son futur époux à s’y asseoir. À ce moment-là, la chandelle s’éteindrait et Elena y verrait une silhouette sur le siège.

Au départ, toute cette mise en scène l’avait un peu Inquiétée : elle n’avait pas envie qu’une quelconque silhouette apparaisse, pas même celle de son futur mari À présent, elle trouvait cela tout simplement ridicule, mais sans danger.

Quand elle entendit l’horloge sonner, elle se redressa malgré elle, et s’agrippa un peu plus au dossier de la chaise, car Bonnie lui avait bien recommandé de ne jamais le lâcher. Elle se demandait encore si elle prononcerait vraiment la formule idiote indiquée par son amie, lorsque le dernier coup retentit.

— Entrez… , dit-elle malgré elle dans la pièce vide, tout en tirant la chaise.

Un vent froid souffla la chandelle. Elle se retourna brusquement, sans lâcher prise. Elle comprit que le courant d’air venait des grandes baies vitrées derrière elle. Elle aurait juré que ces fenêtres étaient fermées !

Quelque chose bougea dans l’obscurité : un frisson de terreur lui parcourut le dos. Elle n’avait plus du tout envie de rire maintenant. Toutes ces idioties étaient en train de tourner au cauchemar. La pénombre, ajoutée au silence le plus total, lui ôtaient tout moyen de savoir d’où viendrait le danger.

— Vous permettez ? dit une voix.

Une flamme s’était allumée dans le noir. L’espace d’un instant, elle pensa que c’était Tyler, car elle crut reconnaître le briquet dont il s’était servi dans l’église. « Mon Dieu, quelle horreur ! » eut-elle le temps de songer en apercevant les mains fines qui tenaient la bougie elle eut un soupir de soulagement : elles n’avaient rien à voir avec les grosses pattes de Tyler, et ressemblaient davantage à celles de Stefan.

Elle leva les yeux.

— Vous ! Qu’est-ce que vous faites là ? Comment êtes-vous entré ?

Les baies vitrées étaient effectivement ouvertes.

— Ça vous arrive souvent de venir chez les gens sans être invité ? demanda-t-elle enfin.

— Vous m’avez vous-même demandé d’entrer.

Sa voix était la même : calme, ironique, et amusée Son sourire ne l’avait pas quitté.

— Et je vous en remercie, ajouta-t-il en s’asseyant sur la chaise.

Elle retira aussitôt ses mains du dossier comme si elle s’était brûlée à son contact.

— Mais je ne vous ai rien demandé du tout ! s’écria-t-elle.

Elle ne savait pas si elle devait être gênée ou indignée.

— Qu’est-ce que vous faisiez dans le jardin de Bonnie ? reprit-elle.

À la lumière de la flamme, les cheveux du jeune homme brillaient d’un éclat surnaturel. Il était d’une pâleur extrême, et, pourtant, irrésistiblement beau. Ses yeux se plantèrent dans ceux d’Elena.

— Hélène, ta beauté est pour moi comme ces nefs nicéennes d’autrefois, qui doucement, sur une mer parfumée.

Vous feriez mieux de partir tout de suite.

Elle sentait qu’elle devait immédiatement se soustraire à cette voix, dont la mélodie commençait à lui ôter toute volonté.

— Vous n’avez rien à faire ici, insista-t-elle. Allez-vous-en !

Comme il ne bougeait pas, elle tendit une main vers la bougie avec l’intention de quitter la pièce. Mais, avant qu’elle ait pu la saisir, il lui prit la main : avec une infinie douceur, il la retourna, et y déposa un baiser.

— Non… murmura Elena.

— Venez avec moi.

— Non, s’il vous plaît…

Le sol se déroba sous ses pieds. Elle eut juste le temps de se demander où son interlocuteur voulait l’emmener avant de s’effondrer. Il se leva pour l’empêcher de tomber, encerclant sa taille. La tête de la jeune fille alla malgré elle se poser contre sa poitrine. Alors, de ses doigts froids, il défit le premier bouton de son chemisier, près de la gorge.

— Non, pitié…

— Ça ne sera rien, vous allez voir.

Il écarta son col pour lui dégager le cou, tout en lui soutenant la tête de l’autre main.

— Nooon ! hurla-t-elle.

La conscience du danger lui était apparue si puissamment qu’elle trouva enfin la force de réagir. Elle s’écarta violemment, butant contre la chaise.

— Je vous ai demandé de vous en aller ! Foutez le camp immédiatement !

L’inconnu lui lança un coup d’œil furieux. Mais l’instant d’après, ses traits avaient retrouvé leur calme habituel, et un sourire éclaira même son visage.

— Eh bien, je m’en vais, dit-il enfin. Pour l’instant…

Lorsque les fenêtres se refermèrent derrière lui, elle reprit enfin son souffle, goûtant au silence avec soulagement. Même le tic-tac de l’horloge s’était arrêté. Elle s’apprêtait à en examiner le mécanisme lorsque des exclamations s’élevèrent du jardin. Elle se précipita dans l’entrée, encore un peu faible sur ses jambes, tout en reboutonnant son chemisier. La porte ouverte lui permit d’apercevoir ses deux amies penchées sur quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle les rejoignit en quelques pas, et vit que Bonnie pleurait.

— Il est… mort…

Horrifiée, Elena se courba à son tour sur la forme inerte à ses pieds. C’était son pékinois, couché sur le flanc, raide et les yeux ouverts.

— Oh, ma pauvre…

— Il était vieux, c’est vrai, mais je ne pensais pas qu’il mourrait si subitement ! Quand je pense qu’il était en train d’aboyer il y a à peine quelques minutes…

— Ça ne sert à rien de rester là, dit doucement Meredith. Il faut rentrer.

Elena avait hâte de rejoindre la maison, elle aussi, car elle se méfiait plus que jamais de l’obscurité, à présent, elle réfléchirait à deux fois, désormais, avant d’inviter quiconque à entrer chez elle…

Lorsqu’elle regagna le salon, son journal avait disparu. Stefan fut dérangé par un bruit qui lui fit lever la tête. La biche sur laquelle il était penché profita de cet instant pour tenter de se libérer de sa morsure.

— Allez, va-t’en, murmura Stefan en la relâchant.

Il regarda l’animal se hisser sur ses pattes et disparaître dans les taillis en se disant qu’il avait absorbé suffisamment de sang : la pointe de ses canines était devenue hypersensible, comme à chaque fois qu’il s’abreuvait longuement. Il était toutefois de plus en plus difficile de savoir quand il devait s’arrêter. Depuis le soir où il était entré dans l’église, il n’avait qu’une peur, celle d’éprouver un malaise identique et d’en faire subir les conséquences à quelqu’un d’autre…

En réalité, il vivait surtout dans la hantise de se réveiller un jour, le corps gracile d’Elena dans ses bras, sa gorge délicate percée de deux petits trous rouges, et son cœur au repos pour l’éternité.

Cette soif de sang, à laquelle il était pourtant soumis depuis des siècles, lui posait toujours autant de questions : comment pouvait-il ressentir un si vif plaisir accompagné d’un si profond sentiment d’horreur ? Il s’imposa la réaction qu’aurait un être humain si on lui offrait de boire ce nectar à même un corps chaud, Il serait sans doute profondément dégoûté…

Mais la nuit où lui-même en avait goûté pour la première fois, une telle proposition n’avait pas été formulée. Les années n’avaient effacé aucun détail du moment où Katherine avait permis sa transformation. La jeune fille devait rendre sa décision le lendemain.

Elle était apparue dans sa chambre pendant son sommeil, avec la légèreté d’un fantôme, vêtue d’une fine chemise de lin. Il fut réveillé par sa main blanche écartant les rideaux du lit. Il se dressa sur son séant, mais lorsqu’il vit ses cheveux blond cendré en cascade sur ses épaules et ses yeux bleus remplis d’ombre, l’émerveillement le laissa sans voix. Il ne l’avait jamais vue si belle : son amour pour elle le submergea avec une immense force. Comme il s’apprêtait à parler, tout tremblant d’émotion, elle lui posa ses doigts sur la bouche.

— Chut…

Et quand elle se glissa à ses côtés en faisant craquer le bois du lit, le cœur de Stefan se mit à battre à tout rompre, et le feu lui monta aux joues. Pour la première fois, une femme partageait son lit, et c’était Katherine, dont le visage angélique était penché vers lui. Il l’aimait plus que tout. Il fit un grand effort pour sortir de son état de béatitude.

— Katherine, murmura-t-il. Nous… Je peux attendre, tu sais. Je saurai patienter jusqu’à ce que nous soyons prêts. Mon père arrangera tout la semaine prochaine,… Ce ne sera pas long…

— Chut… répéta-t-elle.

Au contact de sa peau fraîche, il ne put s’empêcher de l’enlacer.

— Ce n’est pas ce que tu penses… , dit-elle en lui caressant la gorge de ses doigts fins.

Alors, il comprit. Réconforté par la douceur de Katherine, il oublia la peur qui l’avait traversé l’espace d’un instant, et se résigna à toutes ses volontés.

— Allonge-toi, mon amour, murmura-t-elle.

Mon amour. Ces mots firent bondir son cœur de joie ; la tête sur l’oreiller, il exposa sa gorge avec obéissance. Les cheveux soyeux de Katherine glissèrent sur son visage, sa bouche vint se coller à son cou, puis ses dents s’y plantèrent La douleur aiguë l’aurait fait crier si son désir de contenter Katherine n’avait été le plus fort. D’ailleurs, la souffrance s’atténua presque aussitôt, laissant place à un grand bien-être : il était tellement heureux de se donner !

Puis, ce fut comme si leurs deux esprits entraient en communion : il partageait la joie que Katherine ressentait en aspirant ce sang chaud et vivifiant ; elle savait à quel point ce cadeau le comblait. Stefan sombra lentement dans une torpeur qui lui ôtait la faculté de penser, l’emportant dans un autre univers…

Lorsqu’il reprit connaissance, il était dans les bras de Katherine, qui le berçait doucement. Elle guida sa bouche vers une petite coupure, dans son cou, tout en lui caressant les cheveux d’un geste encourageant. Il plaqua ses lèvres sur la plaie sans hésiter, et aspira.

Stefan chassa d’un geste méthodique les brindilles accrochées à ses vêtements. Ces souvenirs avaient réveillé son appétit : il n’avait plus la sensation d’être rassasié. Les narines frémissantes, il se remit en chasse, à l’affût de l’odeur musquée du renard.

12.

Elena fit lentement tournoyer sa robe devant le grand miroir de sa tante. Margaret, assise par terre contre le grand lit, regardait sa sœur, les yeux écarquillés d’admiration.

— Moi aussi je veux une robe comme toi quand je dirai « La bourse ou la vie ».

— Tu es bien plus mignonne avec ton costume de petit chat blanc… , affirma Elena en l’embrassant entre ses deux oreilles de velours.

Elle se tourna vers tante Judith, qui tenait une aiguille et un fil.

— Elle est parfaite, dit celle-ci. Il n’y a rien à retoucher.

Sa robe était une réplique exacte de celle trouvée dans son livre. Elena avait les épaules dénudées et la taille enserrée dans un corset qui en soulignait la finesse ; ses manches de sa robe étaient fendues de façon à laisser deviner la soie crème de la chemise en dessous, et la longue jupe bouffante balayait le sol dans un bruissement d’étoffe.

La pendule indiquait 18 h 55.

— Stefan ne devrait pas tarder à arriver, dit Elena.

Judith jeta un coup d’œil par la fenêtre.

— D’ailleurs, je crois bien que c’est sa voiture, en bas. Je descends lui ouvrir.

— Non, laisse, j’y vais. Allez, bonne soirée ! Amuse-toi bien, Margaret !

Elle se précipita dans l’escalier dans un grand état de stress. Elle avait l’impression de revivre l’instant où elle avait parlé à Stefan pour la première fois. Elle espérait que ça se passerait mieux, cette fois. Pourtant, un doute faisait faiblir les espoirs qu’elle avait mis dans cette soirée.

Si l’osmose ne revenait pas entre eux ce soir-là, tout serait fini…

Elle lui ouvrit la porte sans oser le regarder tout de suite. Mais, comme il ne disait rien, elle finit par lever les yeux, et sentit son cœur défaillir. Il était stupéfait, certes, mais ce n’était pas d’émerveillement. Il était sous le choc.

— Tu n’aimes pas ma robe… , murmura-t-elle.

Elle avait les larmes aux yeux.

Il se reprit aussitôt, comme toujours, en secouant la tête.

— Non, elle te va très bien… pourtant, il restait planté là comme s’il venait de voir un fantôme, Elena espérait qu’il allait enfin la prendre dans ses bras et l’embrasser. En vain.

— Toi, tu es très beau, chuchota-t-elle. En effet, son costume et sa cape, qu’il portait avec aisance, étaient très élégants. À la surprise d’Elena, il avait accepté de se déguiser ; l’idée avait même semblé l’amuser.

— On y va ? demanda-t-il ?

Elena le suivit jusqu’à sa voiture, complètement refroidie : elle avait abandonné l’idée de le reconquérir un jour, lundis qu’ils roulaient vers le lycée, le tonnerre se mit à fonder, accompagné d’éclairs zébrant le ciel. L’air était surchargé d’électricité, et les nuages noirs et bas prêts à éclater. Ce temps sinistre, un peu surnaturel, était idéal pour la soirée d’Halloween, mais il ne faisait qu’accentuer le pressentiment désagréable d’Elena. Le dîner muet chez Bonnie lui avait fait perdre toute envie d’être de nouveau confrontée à une situation anormale.

Cela lui fit songer qu’elle n’avait toujours pas retrouvé son journal intime, malgré les recherches entreprises avec Bonnie et Meredith. L’idée qu’un inconnu lise ses pensées les plus intimes la révulsait. Car il était bien évident que son journal avait été volé, ce qui n’était pas étonnant étant donné les nombreuses allées et venues ce soir-là. N’importe qui avait pu s’introduire dans la maison. … Elena avait des idées de meurtre à rencontre du voleur. D’ailleurs, elle ne pouvait s’empêcher de penser à cet inconnu à qui elle avait failli céder une nouvelle fois .C’était sûrement lui.

En descendant de la voiture, elle tenta de chasser ses préoccupations. À l’intérieur du gymnase, tous s’affairaient à régler les derniers détails avant l’arrivée des visiteurs. Dès qu’Elena entra, un petit groupe vint à sa rencontre : elle réalisa avec un léger frisson qu’elle ne reconnaissait pas la moitié d’entre eux. Il y avait là plusieurs zombies dont la chair à vif laissait voir les mâchoires grimaçantes ; un bossu horriblement déformé avait rampé dans sa direction, accompagné d’un cadavre ambulant, d’un loup-garou au museau ensanglanté et d’une sorcière à l’allure sinistre. Tous venaient lui rapporter les problèmes qui avaient surgi depuis le début des préparatifs. Elena se tourna d’abord vers la sorcière, dont le dos de la robe moulante disparaissait sous une masse de cheveux noirs.

— Qu’est-ce qu’il y a, Meredith ?

— Lyman est malade : quelqu’un s’est arrangé pour le faire remplacer par Tanner…

— Quoi ? ? s’écria Elena, scandalisée.

— Oui, et il a déjà fait des histoires. Bonnie est en train de péter les plombs… Tu ferais mieux de venir voir.

Elena la suivit dans le dédale des pièces de la Maison Hantée. Elles traversèrent la Salle de Torture, lugubre à souhait, puis la Salle du Tueur Fou, qui, d’après elle, était bien trop réussie : même en pleine lumière, elle lui donnait des sueurs froides. Elles parvinrent enfin à la Salle de la Druidesse, à l’extrémité du gymnase. Les monolithes en carton qui la décoraient étaient d’un bel effet, mais la jolie prêtresse en aube blanche, une couronne de laurier sur la tête, semblait au bord de la crise de nerfs.

— Il n’y a pas à discuter, vous devez avoir du sang partout… Ça fait partie de la scène.

— Je veux bien encore porter cette espèce de chemise de nuit, toute ridicule qu’elle est, mais m’asperger de sauce tomate, ah, ça, non !

— Mais c’est juste sur le vêtement qu’il faut en mettre, pas sur vous ! C’est parce que je vous sacrifie, ajouta-t-elle dans l’espoir de le convaincre.

— De toute façon, j’ai quelques doutes sur la véracité de telles pratiques. Contrairement à ce que tout le monde dit, les druides ne sont pas contemporains des monolithes. Le site de Stonehenge, que vous essayez pitoyablement de recréer ici, remonte aux peuples de l’âge du bronze, qui…

— Monsieur Tanner, interrompit Elena. Ce n’est pas la question.

— Pour vous, non, bien sûr. C’est d’ailleurs pour cette raison que vous et votre camarade névrosée êtes si peu douées pour l’histoire.

— Ce commentaire est totalement déplacé, objecta une voix.

— Monsieur Salvatore, soupira M. Tanner à l’intention de Stefan, apparu derrière Elena. Avez-vous d’autres remarques du même genre ou préférez-vous tout de suite me coller un œil au beurre noir ?

Il toisa le jeune homme, calme et immobile dans son beau costume. En les voyant tous les deux face à face Elena réalisa pour la première fois que M. Tanner n’était pas beaucoup plus vieux qu’eux. Il faisait plus âgé, à cause de sa calvitie précoce, mais sans doute n’avait-il que vingt-cinq ou vingt-six ans. Elle se souvint alors du costume mal coupé qu’il portait lors de la soirée de la rentrée : il n’avait peut-être pas eu les moyens, à leur âge, d’aller aux soirées d’Halloween.

Elle éprouva soudain de la sympathie pour lui.

D’ailleurs, Stefan avait peut-être eu la même pensée, car, bien que nez à nez avec le petit homme, il répondit calmement :

— Pas du tout. Je pense juste que cette histoire prend des proportions exagérées… Pourquoi ne pas…

Le reste de ses paroles se perdirent dans un murmure inaudible, mais Stefan semblait s’exprimer posément, et Tanner l’écoutait attentivement. Elena s’adressa aux fantômes, au loup-garou, au gorille et au bossu regroupés autour d’eux.

— C’est bon, tout va bien ! Il n’y a plus rien à voir !

Ils se dispersèrent, et Elena tourna de nouveau les yeux vers la nuque de Stefan. Il semblait maîtriser la situation.

Ce spectacle lui rappela la scène où, le jour de la rentrée, elle avait vu le jeune homme s’expliquer avec Mme Clarke. La secrétaire avait eu une étrange expression. Elle constata justement que M. Tanner prenait un air hébété.

— Allez, viens, dit-elle à Bonnie.

Elles passèrent par la Salle des Aliens, puis par celle Morts Vivants en se faufilant entre les cloisons, et arrivèrent dans la première pièce, où les visiteurs avaient être accueillis par un loup-garou. Celui-ci avait sa tête et discutait avec deux momies et une princesse égyptienne.

Elena fut forcée d’admettre que Caroline incarnait parfaitement Cléopâtre dans son fourreau de lin. Matt, le loup-garou, avait d’ailleurs du mal à détacher son regard des courbes de son corps bronzé.

— Alors, tout va bien, ici ? demanda Elena avec un enthousiasme un peu forcé.

Matt sursauta. Elena l’avait à peine revu depuis la fameuse soirée, et elle avait remarqué qu’il ne parlait quasiment plus à Stefan.

— Oui, ça va, répondit-il, mal à l’aise.

Quand Stefan en aura fini avec Tanner, je peux vous l’envoyer ici ? Il vous aidera à faire entrer les gens.

Malgré le haussement d’épaules traduisant son indifférence, Matt ne cacha pas sa surprise :

— Comment ça, quand il en aura fini avec Tanner ?

Elle le regarda, interloquée : elle aurait juré que c’était lui le loup-garou qu’elle avait vu, tout à l’heure, dans la Salle de la Druidesse. Néanmoins, elle lui expliqua ce qui s’était passé.

Dehors, un coup de tonnerre éclata.

— J’espère qu’il ne va pas pleuvoir, dit Bonnie.

— Moi aussi, dit Caroline. Ce serait trooop dommage que personne ne vienne… Vous auriez fait tout ça pour rien…

Elena surprit une lueur de haine dans ses yeux de chat.

— Écoute, Caroline. Tu crois pas qu’on devrait arrêter cette stupide guerre et oublier toute cette histoire ?

Sous le cobra de son diadème, le regard de Caroline lança des éclairs.

— Je n’oublierai jamais, susurra-t-elle avant de tourner les talons.

Le froid qu’elle jeta plongea Bonnie et Matt dans la contemplation du sol. Elena se dirigea vers la porte d’entrée pour respirer un peu d’air frais. Dehors, le grincement sinistre des branches, dans les arbres, raviva son pressentiment. « S’il doit se passer quelque chose, c’est ce soir ou jamais », pensa-t-elle. Pourtant, elle n’avait aucune idée de la tournure que pourraient prendre les événements. Une voix s’éleva dans le gymnase :

— Bon, on va pouvoir y aller, je crois. Éteins la lumière, Ed !

La Maison Hantée fut aussitôt plongée dans la pénombre. Un murmure de grognements et de rires nerveux s’ensuivit, et Elena se résigna à rentrer.

— Il faut rejoindre ton poste, dit-elle à Bonnie, qui acquiesça en disparaissant dans le noir.

Matt réglait la sono, couvrant le brouhaha d’une musique un peu psychédélique.

Elena eut peine distinguer Stefan devant elle, tant sa tenue sombre se fondait dans l’obscurité.

— Tanner s’est calmé, maintenant. Je peux t’aider à quelque chose ? Demanda-t-il.

— Ben, tu n’as qu’à rester ici, avec Matt, pour faire entrer les gens…

Elena s’arrêta net devant l’expression glaciale de Stefan, et constata que Matt n’avait même pas levé la tête.

— … Ou alors, tu peux aller t’occuper de la machine à café, dans les vestiaires…

— D’accord pour les vestiaires.

Comme il faisait demi-tour, elle le vit vaciller légèrement.

— Stefan ? Ça va ?

— Oui, dit-il en retrouvant son équilibre. Je suis juste un peu fatigué.

Elle le regarda partir avec tristesse, puis se tourna vers Matt. À ce moment, les premiers visiteurs apparurent.

— C’est parti ! murmura-t-il en s’accroupissant dans le noir.

Elena passa de salle en salle vérifier le bon déroulement des opérations. Les années précédentes, c’était la partie qu’elle avait préférée : voir les visiteurs pris d’une délicieuse terreur. Ce soir-là, pourtant, une vive appréhension avait pris le dessus sur son enthousiasme habituel.

Une silhouette encapuchonnée de noir, qu’elle prit pour une Faucheuse, la frôla. Elle ne se souvenait pas en avoir vu aux autres fêtes d’Halloween : elle était d’autant plus intriguée que sa démarche lui semblait vaguement familière.

Arrivée dans la Salle de la Druidesse, Bonnie échangea un sourire fatigué avec Meredith, qui accueillait les visiteurs juste à côté, dans la Salle aux Araignées. Cette dernière poussait les gamins du collège vers son amie énervée de les voir essayer, à peine entrés, d’attraper les insectes.

Dans la pièce où se trouvait Bonnie, l’éclairage augmentait l’aspect saisissant du spectacle : la vue de M. Tanner allongé sur l’autel, les bras écartés, les yeux fixant le plafond et baignant dans la sauce tomate, redonna le moral à Bonnie.

— Trop cool ! s’écria un des garçons en courant vers l’autel.

Bonnie resta en retrait, un petit sourire au coin des lèvres à l’idée que le professeur se redresserait bientôt pour lui flanquer la trouille de sa vie.

Mais M. Tanner ne bougeait toujours pas, même lorsqu’un des gamins plongea sa main dans la flaque de sang, près de sa tête. « C’est bizarre », se dit Bonnie tout en s’élançant vers un autre qui s’emparait du couteau du sacrifice.

— Lâche ça ! lança-t-elle d’un air si furieux que le gamin s’exécuta, le bras en l’air.

Quand elle vit sa main sanguinolente, elle fut prise de panique. Elle essayait de se persuader que M. Tanner attendait qu’elle se penche sur lui pour se redresser et elle sauterait en l’air. Pourtant, il était toujours immobile.

— Monsieur Tanner ? Ça va ? Monsieur Tanner ?

Pas un seul mouvement. Une petite voix lui intimait de ne pas le toucher. Mais ce fut plus fort qu’elle. Elle avança sa main lentement, la posa sur l’épaule et le secoua. La tête du professeur roula sur le côté. Ses yeux étaient grands ouverts, et sa gorge exposée à la lumière. Bonnie se mit à hurler.

Les cris perçants qu’Elena entendit détonnaient parmi ¡es autres. Ceux-ci exprimaient tout sauf une peur feinte, Il n’y avait aucun doute là-dessus. Quand elle se précipita en direction de la Salle de la Druidesse, d’où venaient les hurlements, elle n’imaginait pas qu’elle se retrouverait en plein cauchemar.

Elle trouva Bonnie, hystérique, que Meredith essayait de calmer. Trois garçons tentaient désespérément de sortir, mais le passage était bloqué par deux portiers qui cherchaient à entrer. M. Tanner gisait sur l’autel, les bras en croix. Son visage baignait dans une flaque de sang.

— Il est mort, hoqueta Bonnie. Le… le sang… c’est du vrai… Il est mort. Je l’ai touché, Elena… il est vraiment mort.

Quelqu’un d’autre se mit à crier et, aussitôt, la panique se répandit ; les gens se mirent à courir en tous sens en traversant les cloisons de carton.

— Rallumez la lumière ! hurla Elena. Meredith, vite, il faut appeler une ambulance et la police. La lumière !

Quand enfin on put y voir quelque chose, Elena fut désemparée de l’absence d’un quelconque adulte qui aurait pu prendre les choses en main. Il fallait garder assez de sang-froid pour réfléchir à la situation, et, en même temps, combattre la terreur qui la clouait sur place. La situation était rendue encore plus difficile par le qu’elle n’avait jamais porté Tanner dans son cœur.

— Faites sortir tous les visiteurs ! Seuls les gens de la Maison Hantée doivent rester.

— Non ! Fermez les portes. Ne laissez sortir personne avant l’arrivée de la police ! cria un loup-garou à côté d’elle.

Ne reconnaissant pas la voix de Matt, Elena se retourna, perplexe. L’individu ôta la tête de son déguisement, et elle reconnut Tyler Smallwood.

Il avait réintégré le lycée au début de la semaine, le visage encore tuméfié par les coups de Stefan. Le ton employé ne semblait tolérer aucune contestation, si bien que les deux portes du gymnase se refermèrent aussitôt avec un claquement sourd. Une dizaine de personnes se trouvait dans la Salle de la Druidesse. L’une d’entre elles, un garçon déguisé en pirate, s’adressa à Tyler :

— Il veut dire que… celui qui a fait ça est toujours ici ?

— Oui, c’est évident, répondit Tyler. Au ton enjoué de sa voix, on devinait qu’il tirait plaisir des événements.

— Regardez, le sang n’a pas eu le temps de sécher, ajouta-t-il en désignant la flaque. Ça s’est donc passé. Il n’y a pas longtemps. Et vous voyez comment la gorge tranchée ? Le tueur a dû se servir du couteau.

— Alors, il doit être encore parmi nous,… , chuchota une fille en kimono.

— Oui, et j’ai déjà une petite idée de celui qui a fait le coup. C’est pas difficile : qui se disputait constamment avec Tanner, et pas plus tard que ce soir ?…

« C’était donc lui le loup-garou tout à l’heure », pensa Elena. Mais pourquoi se trouvait-il là ? Il ne fait pas partie de l’organisation de la soirée… » quelqu’un connu pour être violent, continuait Tyler avec un demi-sourire. Tellement violent, en fait, qu’il est sans doute venu à Fell’s Church dans le seul but de tuer…

Ce dernier commentaire tira Elena de sa torpeur.

— Tyler, qu’est-ce que tu racontes ? T’es complètement dingue ! s’écria-t-elle, furieuse.

— Voyons ça, sa petite amie essaie de le défendre, répliqua-t-il sans même la regarder. Mais sans doute n’est-elle pas tout à fait objective…

— Parce que toi tu l’es, peut-être ? demanda une voix.

Elena vit un second loup-garou s’approcher. C’était Matt.

— Tiens, tiens, et voilà un autre défenseur… Dans ce cas, tu sauras répondre aux questions que tout le monde se pose sur Salvatore. D’où est-ce qu’il vient ? Est-ce qu’il aune famille ? D’où vient tout son fric ? (Tyler se tourna vers le reste du groupe.) Quelqu’un a-t-il seulement une seule info concrète sur ce type ?

Tous répondirent par la négative. En scrutant les visages les uns après les autres, Elena ne vit que de la méfiance. Stefan était différent, en particulier parce qu’il venait d’un autre pays. L’inconnu n’inspire jamais confiance. Ils avaient besoin d’un coupable, et il était tout trouvé.

— J’ai entendu dire… , commença la fille en kimono rouge.

— Exactement ! l’interrompit Tyler. Tu as entendu dire. Des rumeurs, voilà tout ce qu’on a. Personne ne sait rien de lui. Sauf que les agressions de Fell’s Church ont commencé la semaine de la rentrée des classes. C’est-à-dire lorsque Stefan Salvatore est arrivé ici !

Un murmure se répandit dans toute l’assemblée. Elena elle-même était sous le choc. Évidemment, c’était ridicule ; une coïncidence, tout au plus. Mais elle était forcée d’admettre l’exactitude de cette remarque : les agressions avaient commencé le jour de la venue de Stefan.

— Et je sais autre chose, cria Tyler en gesticulant pour obtenir le silence. Taisez-vous. J’ai autre chose à vous dire.

Il attendit que tout le monde se soit tu.

— Il était dans le cimetière le soir où Vickie Bennett s’est fait attaquer.

— Bien sûr qu’il y était, intervint Matt, puisqu’il te refaisait le portrait !

Mais le ton employé manquait de conviction. Tyler en profita pour rebondir :

— Oui, et il a failli me tuer. Et ce soir, Tanner a été assassiné. Moi, je suis sûr que c’est Salvatore l’assassin !

— Où est-il ? demanda quelqu’un.

— Il est forcément dans les parages. Trouvons-le ! Répondit le harangueur.

— Stefan n’a rien fait ! s’écria Elena, mais le brouhaha avait couvert sa voix, chacun scandant les paroles de Tyler :

— Trouvons-le… Trouvons-le… Trouvons-le…

La colère et la soif de vengeance avaient succédé à la méfiance ; la foule ne tarderait pas à être incontrôlable.

— Elena, dis-nous où il est, ordonna Tyler.

L’étincelle de la victoire luisait dans ses yeux et une joie perçait dans sa voix. Elena aurait voulu le frapper.

— Je n’en sais rien ! répondit-elle sur le ton du défi.

— Il est forcément ici… Il faut le trouver ! hurla quelqu’un.

Le groupe se mit en mouvement dans le désordre le plus complet, et les cloisons achevèrent d’être jetées à terre et piétinées. Elena assistait impuissante à ce déchaînement. La pensée de ce qui pourrait arriver à Stefan assailli par cette horde l’horrifiait. Elle aurait désiré le prévenir, mais Tyler pourrait avoir l’idée de la suivre : elle le mènerait malgré elle jusqu’à lui. Elle jeta un coup d’œil à la ronde, espérant trouver de l’aide. Bonnie fixait toujours, sous le choc, le visage sans vie de M. Tanner. Elle ne lui serait d’aucun secours.

Restait Matt. Il semblait en colère, et un peu décontenancé. Elle le supplia du regard. Elle espérait de tout ce qu’il fût toujours de son côté. Mais il était visiblement indécis. Elle mit toutes ses facultés de persuasion dans ses yeux, en essayant de lui faire comprendre que lui seul pouvait l’aider, et qu’il devait faire confiance à Stefan malgré tout. Il finit par céder, hochant la tête d’un signe affirmatif, avant de disparaître dans la foule.

Matt atteignit l’autre extrémité du gymnase sans trop de difficultés. Des élèves de première se tenaient près de la porte menant aux vestiaires. D’un ton sans appel, il leur ordonna d’aller relever les cloisons tombées à terre, ce qu’ils firent sans protester. Il en profita pour se glisser dans la pièce.

Il scruta les alentours, sans oser appeler Stefan, de peur que sa voix porte de l’autre côté. De toute façon, son camarade avait dû entendre les clameurs qui provenaient du gymnase, et il était probablement déjà parti. Son regard s’arrêta sur une silhouette noire allongée sur le carrelage blanc.

— Stefan ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

L’espace d’un instant, Matt crut qu’il était mort. Mais, en s’agenouillant près de lui, il le vit remuer faiblement.

— Ça va ? Tiens, appuie-toi sur moi.

— Oui, ça va…

L’affirmation de Stefan était démentie par son teint livide, ses pupilles dilatées à l’extrême, et son air désemparé.

— Merci, Il faut que tu partes d’ici tout de suite. Tu ne les entends pas ? Ils te cherchent !

— Qui ça ? Qui me cherche ?

— Tout le monde… J’ai pas le temps de t’expliquer. Tu dois t’enfuir. Comme Stefan restait sans réaction, il ajouta :

— M. Tanner a été attaqué, et… il est mort. Tout le monde pense que c’est toi qui l’as tué.

Enfin, Stefan parut comprendre. Il eut l’air tout à coup horrifié, mais, curieusement, un peu résigné aussi. Matt le saisit fermement par les épaules.

— Je sais très bien que tu n’as rien fait, Stefan. Et les autres finiront bien par s’en rendre compte aussi. Mais, en attendant, il vaut mieux t’en aller.

— M’en aller… oui, dit Stefan d’un ton de regret. Je vais… y aller.

Stefan fixait Matt d’un regard si brûlant que celui-ci ne parvenait pas à s’en libérer.

— Promets-moi de prendre soin d’Elena…

— Mais, Stefan, qu’est-ce que tu racontes ? Tu es innocent, tout va bien se passer.

— Promets-moi, c’est tout…

— Je veillerai sur elle, dit-il doucement. Alors, Stefan quitta la pièce.

13.

Elena attendait de pouvoir s’éclipser du groupe d’adultes qui l’entourait. Elle savait que Matt avait réussi à prévenir Stefan à temps — il lui avait fait comprendre d’un signe discret — mais elle n’avait pas pu encore lui parler.

Lorsque l’attention se porta sur le cadavre, elle put enfin rejoindre son ami.

— Stefan est parti sans problème, dit-il sans quitter l’assemblée des yeux. Mais il m’a demandé de prendre soin de toi, alors je ne te quitte plus, maintenant.

— Comment ? s’étonna Elena, à la fois méfiante et inquiète.

Puis, au bout de quelques secondes de réflexion, elle ajouta dans un murmure :

— Je vois… Écoute, Matt, il faut que j’aille me laver les mains ; Bonnie ma mis du sang partout attend moi ici, je reviens.

Il n’eut même pas le temps de protester. Elle montra mains au professeur qui gardait l’entrée des vestiaires il la laissa passer. Une fois à l’intérieur, elle s’avança sans hésiter vers la porte du fond, qui donnait dans le lycée désert, l’ouvrit, et s’enfonça dans la nuit.

Zuccone ! pensa Stefan en balayant du revers de la main la surface d’une étagère, faisant valser une sériel de livres. Quel idiot ! Comment avait-il pu être aussi stupide, aussi aveugle ? C’était insensé d’avoir espéré une seule seconde se faire accepter !

Il attrapa une malle, et la jeta à travers la pièce, où elle alla se fracasser contre un mur. La vitre qui le surplombait se fendit.

Tout le monde le haïssait ! Matt lui avait bien dit qu’ils le prenaient tous pour l’assassin. Et pour une fois, ces barbares, ces gens qui avaient peur de tout ce qu’ils ne comprenaient pas, avaient raison. Comment, sinon, expliquer ce qui s’était passé ? Il s’était senti faible tout à coup, puis son esprit avait sombré dans un état de grande confusion. Ensuite, c’était le trou noir. Lorsqu’il avait rouvert les yeux, Matt se tenait devant lui et lui disait qu’un autre massacre avait été commis. Lui seul avait pu vider de son sang cette nouvelle victime. C’était tout ce qu’il était, après tout, un assassin. L’incarnation du Mal, une créature destinée à vivre dans les ténèbres, à y chasser, et à s’y tapir pour l’éternité. Alors, pourquoi ne pas suivre sa nature ? Pourquoi réfréner ce besoin de tuer ? Puisqu’il ne pouvait rien y changer, autant s’adonnant pleinement au crime. Il allait lâcher toute sa noirceur sur cette ville qui le détestait…

Mais, auparavant, il devait contenter sa soif, car ses veines presque vides le faisaient souffrir. Il devait se nourrir… et vite.

La pension était plongée dans l’obscurité. Elena frappa, en vain : le silence ne fut rompu que par le grondement du tonnerre, qui persistait sans que la pluie ne se décide à tomber.

Elle tambourina de plus belle puis, n’obtenant pas de réponse, poussa la porte, qui s’ouvrit.

Tout était noir et calme à l’intérieur. Elle se dirigea à tâtons vers l’escalier. Lorsqu’elle parvint au premier étage, elle eut du mal à trouver la pièce d’où partait la seconde volée de marches. Finalement, la faible lueur qui filtrait sous la porte de Stefan, en haut, la guida. Elle entama son ascension avec un sentiment d’oppression tel qu’elle croyait sentir les murs se rapprocher en l’enserrant Elle frappa doucement à la porte.

— Stefan, murmura-t-elle. Stefan, c’est moi.

Aucune réponse. Elle actionna la poignée.

— Stefan…

La chambre était vide, et dans un état qui faisait songer qu’un ouragan s’y était abattu. Le contenu des malles ouvertes gisait sur le sol, et une des fenêtres était brisée ; tous les objets auxquels tenait Stefan étaient éparpillés par terre. Elena ne put s’empêcher de penser, prise de panique, à ce qu’avait dit Tyler sur la violence de Stefan. Mais elle s’efforça de surmonter sa peur, car elle avait avant tout un besoin urgent de lui parler.

Dans le plafond, la trappe ouverte faisait un cou d’air froid. C’était la première fois qu’elle empruntait passage, et sa robe longue ne lui facilitait pas la tâche Elle déboucha à genoux sur le belvédère, se releva aperçut aussitôt une silhouette, à quelques pas de là.

— Stefan, dit-elle en s’approchant, il fallait que je te voie…

Elle s’interrompit net. Un éclair avait illuminé le ciel juste au moment où il avait fait volte-face : ce qu’elle vit surpassait en horreur ses pires cauchemars.

Mon Dieu… non ! Elle refusait de comprendre la situation. Non ! Non ! Elle ne voulait pas regarder, elle ne le croyait pas… Elle ferma les yeux pour échapper à cette scène, en vain : chaque détail était gravé dans son esprit.

Elle avait à peine reconnu Stefan tant son image contrastait avec son élégance et son raffinement habituels : à demi tourné vers elle, et accroupi dans une position animale, il avait le visage tordu par un affreux rictus. Surtout, elle ne pouvait se soustraire à la vision de sa bouche dégoulinante de sang, dont le rouge ressortait horriblement sur son teint pâle et ses dents éclatantes. Le corps d’une colombe aux ailes déployées gisait entre ses mains ; une autre, à ses pieds, semblait avoir fini de servir.

Mon Dieu, non… murmura Elena en reculant.

Elle était incapable de prononcer d’autres mots, tant ce spectacle surpassait tout ce qu’elle pensait être en mesure ¿ »affronter. Elle n’arrivait plus à réfléchir, et refusait toujours d’en croire ses yeux.

— Mon Dieu, non… Elena !

Le regard féroce de Stefan était encore plus terrible… Le choc de la scène l’empêchait de percevoir le désespoir dans sa voix.

— Elena, je t’en prie, Elena…

— Nooon ! Nooon !

Les cris avaient enfin déchiré sa gorge. Elle recula de nouveau, car il avait fait un pas vers elle en lui tendant la main cette main aux doigts si délicats qui avait si souvent caressé ses cheveux…

— Elena, je t’en prie, fais attention…

Elle ne pouvait détacher les yeux de ce visage monstrueux, au regard incandescent, qui s’avançait lentement vers elle. Prise de panique, elle fit un nouveau pas en arrière, si précipitamment qu’elle alla heurter le garde-fou rouillé du belvédère, qui céda sous son poids. Les craquements du bois se mêlèrent à son cri lorsqu’elle sentit que plus rien ne la retenait. Elle tomba dans le vide. Sa chute sembla durer une éternité, pendant laquelle elle s’attendait à tout moment à heurter le sol.

Mais le terrible impact ne vint pas. Au lieu de cela, des bras l’enveloppèrent pour ralentir sa chute. Elle entendit un choc sourd. Puis le calme revint.

Immobile, elle tentait de retrouver ses esprits. Comment était-elle tombée de trois étages sans une égratignure ?

Là ou son corps aurait dû se disloquer, sur un tapis de feuilles mortes, derrière la pension, elle se tenait debout saine et sauve.

Levant lentement les yeux, elle reconnut celui qui lui avait évité le pire. Stefan ! L’émotion la rendit muette Elle se contenta de lui lancer un regard plein d’interrogations.

L’expression de son visage la bouleversa. La lueur bestiale qui les avait changés en charbons ardents un instant plus tôt avait totalement disparu, laissant place à un immense désespoir. Mais, Elena y percevait un sentiment plus terrible encore : Stefan avait perdu toute estime de soi ; il se haïssait. Elle ne pouvait supporter ce spectacle. En considérant les traces rouges aux commissures de ses lèvres, elle ressentait surtout de la pitié, même si le frisson d’horreur ne l’avait pas tout à fait quittée. Il était si seul, si désemparé face à sa différence…

— Stefan… murmura-t-elle.

— Viens, dit-il doucement.

Et ils rentrèrent ensemble à la pension.

Stefan ne s’était jamais senti aussi honteux que devant l’étendue du désastre dans sa chambre. Pourtant, après ce qu’Elena avait vu sur le toit, ce sentiment semblait bien dérisoire. En fin de compte, il était soulagé que son secret soit découvert : Elena savait enfin qui il était vraiment, et ce dont il était capable. Elle s’avança vers le lit d’un pas hésitant, s’assit et fixa un regard sur lui.

— Raconte-moi…

Il eut malgré lui un rire sinistre. En la voyant tressaillir, il se détesta davantage.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ? demanda-t-il brusquement avec un air de défi. Qui a fait ça ? ajouta-t-il en désignant la pièce. C’est moi, bien sûr !

— Tu dois être très fort… et rapide, aussi, dit-elle en se rappelant la manière dont il l’avait sauvée.

— Effectivement, je suis bien plus fort qu’un être humain.

Il avait prononcé ces deux derniers mots avec insistance.

— Mes réflexes sont plus rapides, aussi, et je suis plus résistant. Ça n’a rien d’étonnant, puisque je suis un prédateur, ajouta-t-il d’une voix dure.

Il se souvint qu’Elena l’avait interrompu au beau milieu de son festin, dont il portait la marque sanglante au coin des lèvres. Il s’empara d’un verre d’eau miraculeusement épargné et en but le contenu pour se nettoyer la gorge, puis s’essuya la bouche. Elena n’avait pas cessé de le fixer. Il avait cru que plus rien ne pourrait le toucher, désormais, et que ce qu’elle penserait n’aurait plus d’importance. Il s’était trompé.

— Tu peux donc manger et boire… autre chose ?

— Je n’en ai pas besoin : le sang est ma seule nourriture. En fait, j’ai beau être plus fort et plus rapide que les autres, je n’appartiens plus au monde des vivants depuis longtemps…

Il avait fait cet étrange aveu en la regardant droit dans les yeux ; malgré le calme de sa voix, un spasme le parcourut.

— Explique-moi, insista Elena. J’ai le droit de savoir !

Une fois encore, il admit qu’elle avait raison. Il contempla un instant la fenêtre brisée à la recherche des ses mots, puis se tourna vers elle, et commença d’une voix monocorde :

— Je suis né à la fin du XVe siècle… Est-ce que tu me crois ?

Elle regarda les objets éparpillés dans la chambre, et ses yeux se posèrent sur les florins, la coupe en agate et la dague.

— Oui… je te crois.

— Tu veux vraiment tout savoir, et entendre comment je me suis métamorphosé ?

Elle acquiesça. Il se tourna de nouveau vers la fenêtre, un moment désemparé. Lui qui avait esquivé les questions depuis si longtemps était devenu un champion de la dissimulation… Il ne voyait qu’une seule façon de s’en sortir, c’était de lui dire toute la vérité. Au risque de la faire fuir.

Alors, le regard perdu au loin, il se lança dans son récit. Sans qu’aucune trace d’émotion ne perçut dans sa voix, il lui parla de son père, cet influent notable, de sa vie à Florence et dans leur domaine à la campagne. Il évoqua ses études et ses ambitions, puis il en vint à son monde différent de lui, et à leur mésentente.

— J’ignore à quel moment Damon s’est mis à me détester… Je crois qu’il m’a toujours haï, en fait, sans doute parce que notre mère, qu’il aimait par-dessus tout, ne s’est jamais remise de ma naissance. Elle est morte quelques années plus tard. J’ai toujours eu l’impression que Damon me tenait responsable de sa disparition. Et puis, ensuite, une jeune fille acheva malgré elle d’attiser la haine entre nous.

— Celle à qui je ressemble ? demanda doucement Elena.

Il répondit d’un hochement de tête.

— C’est elle qui t’a donné cette bague ?

Il regarda le bijou en argent à son doigt. Lentement, il tira la chaîne de son cou : un anneau identique y pendait.

— Oui, c’était la sienne. Ce talisman protège les gens de notre espèce contre la brûlure mortelle du soleil.

— Alors, elle était… comme toi ?

— C’est elle qui m’a fait devenir ce que je suis.

Il lui expliqua à quel point Katherine était belle et douce, combien il l’avait aimée… et comment Damon était devenu son rival.

— Elle était si délicate, si attentionnée… Elle avait tant d’amour à donner, qu’elle ne parvenait pas à choisir entre mon frère et moi. Jusqu’à cette nuit où elle est venue me rejoindre.

Tout le bonheur qu’il avait ressenti cette nuit-là avait resurgi : il avait duré jusqu’au matin, à tel point qu’y s’était pas inquiété de la disparition de Katherine, à réveil.

Les deux petites entailles à son cou lui prouvaient qu’il n’avait pas rêvé, même s’il n’éprouvait aucune douleur Elles étaient presque cicatrisées, curieusement. De toute façon, elles disparaîtraient sous le col de sa chemise.

L’idée que le sang de Katherine coulait dans ses veines, désormais, le faisait bondir de joie. Elle lui avait donné sa force. C’était lui qu’elle avait choisi !

Lorsqu’il retrouva Damon ce soir-là, à l’endroit du rendez-vous, son bonheur était si grand qu’il ne put s’empêcher de lui sourire. Son frère était arrivé juste à l’heure, bien que Stefan ne l’ait pas vu à la maison de toute la journée. Il réajustait tranquillement les plis de sa chemise, adossé à un arbre. Katherine était en retard.

— Elle est peut-être fatiguée, suggéra Stefan en contemplant le ciel orangé. Elle a sans doute eu besoin de se reposer plus que d’habitude…

Damon lui lança un regard perçant.

— Sans doute… , dit-il d’un ton énigmatique, comme s’il voulait laisser entendre à son frère qu’il en savait plus que lui.

Un pas léger leur annonça l’arrivée de Katherine. Elle apparut entre les haies taillées, en robe blanche, aussi belle qu’un ange. Elle leur adressa à tous les deux un sourire. Stefan le lui rendit d’un air entendu. Puis, il attendit.

— Vous m’avez demandé de choisir entre vous deux, dit-elle en les regardant l’un après l’autre. Me voici donc au rendez-vous.

Elle leva la main à laquelle elle portait sa bague, dont la couleur bleu nuit avait toujours fasciné Stefan.

— Vous connaissez cet anneau, dit-elle posément. Et vous savez que sans lui, je mourrais. De tels talismans sont très difficiles à fabriquer, mais heureusement Gudren a trouvé un joaillier compétent.

Stefan l’écoutait sans comprendre où elle voulait en venir. Pourtant, il était certain de la tournure que prendraient les événements Et, lorsqu’elle le regarda, il lui renvoya un sourire confiant.

— Donc, continua-t-elle en le fixant, j’ai fait faire quelque chose pour toi.

Elle lui prit la main et glissa un objet au creux de sa paume. C’était une bague identique à la sienne, mais plus grosse et plus lourde, non pas en or mais en argent.

— Il faudra bien que tu t’exposes aux rayons du soleil.

La fierté et le ravissement le laissèrent sans voix. Il aurait voulu baiser la main de Katherine, et la prendre dans ses bras… mais elle se détourna aussitôt.

— Et en voici une pour toi : toi aussi, tu en auras besoin.

Stefan pensa d’abord qu’il avait mal entendu : ces mots ne pouvaient pas être adressés à Damon, c’était impossible. Lorsqu’il vit briller dans la main de son frère un bijou similaire au sien, il crut être victime d’une hallucination.

Le silence qui suivit sembla durer une éternité, Stefan articula péniblement :

— Katherine… , Comment peux-tu lui donner cette bague ? Après ce que nous avons partagé…

La voix de Damon claqua comme un fouet :

— Ce que vous avez partagé ? C’est moi qu’elle est venue voir hier soir ! Son choix est fait !

Et pour appuyer son propos, il défit brusquement son col pour révéler deux petites marques sur sa gorge pareilles à celles que portait Stefan. Celui-ci les fixait sans un mot, luttant contre la nausée. Enfin, il secoua la tête, incrédule.

— Mais Katherine… Je n’ai pourtant pas rêvé… C’est moi que tu es venue rejoindre…

— Je suis venue vous voir tous les deux, dit Katherine d’une voix sereine. Cela m’a beaucoup affaiblie, mais je suis si contente de l’avoir fait… Vous ne comprenez donc pas ? continua-t-elle devant leurs regards stupéfaits. Voilà mon choix Je vous aime tous les deux, et je ne peux renoncer ni à l’un ni à l’autre. Désormais, plus rien ne nous séparera, et nous serons heureux ensemble pour l’éternité !

— Heureux ?

Stefan manqua s’étrangler en prononçant ces mots.

— Oui, heureux ! Nous serons trois compagnons qui ne souffriront d’aucun mal, ni de vieillesse, et cela jusqu’à la fin des temps !

Sa voix vibrait d’allégresse.

— Heureux… avec lui ? demanda Damon, que la fureur avait rendu livide. Avec ce crétin entre nous ? Ce ridicule modèle de vertu ? J’ai tout juste la force de supporter sa vue en ce moment. Je ne souhaite qu’une seule chose : le voir disparaître à tout jamais, et ne plus entendre sa maudite voix.

— C’est exactement ce que je veux te concernant ! lança Stefan de toute sa haine.

Il comprenait maintenant d’où venait la décision de Katherine : c’était Damon qui avait distillé son venin dans son esprit pour y semer la confusion.

— Et ce n’est pas l’envie qui me manque de te faire disparaître définitivement.

Damon le prit au mot.

— Dans ce cas, tire ton épée, si tu l’oses !

— Damon, Stefan, je vous en prie ! Non ! s’écria Katherine en retenant le bras de Stefan. Vous ne pouvez pas vous entretuer. Vous êtes frères !

— Hélas, je n’y suis pour rien, cracha Damon.

— Je vous en supplie… Damon… Stefan… Faites la paix… Pour moi…

Devant les larmes de désespoir que laissait couler Katherine, Stefan se sentit flancher, l’espace d’une seconde. Mais la fierté bafouée et la jalousie balayèrent cet instant d’hésitation. Son visage était aussi dur et fermé que celui de Damon.

— Non, déclara-t-il. C’est impossible. C’est lui ou moi, Katherine. Jamais je ne pourrai te partager.

Katherine le lâcha enfin. De nouvelles larmes roulèrent sur ses joues pour aller maculer sa belle robe blanche. Elle étouffa un sanglot, ramassa ses jupons et s’enfuit encourant.

— Damon mit la bague donnée par Katherine, continua Stefan, dont la voix trahissait l’émotion et la fatigue. Il se tourna ensuite vers moi en disant : « Tu verras, c’est moi qui l’aurai ! » Et il disparut.

Elena n’avait pas quitté le lit où elle était assise. Elle le regardait de ces yeux qui ressemblaient tant à ceux de Katherine, surtout à cet instant, noyés par le chagrin et la crainte. Mais Elena ne s’enfuit pas.

— Et… que s’est-il passé ensuite ?

Elle vit les poings de Stefan se serrer convulsivement tandis qu’il s’écartait brusquement de la fenêtre. Il était arrivé au point le plus insupportable de son récit : il se sentait incapable de poursuivre, refusant de plonger Elena dans le cauchemar qui l’attendrait un jour, sans doute.

— Non… , dit-il enfin. Je ne pourrai pas…

— Tu dois tout me dire, insista-t-elle doucement, quelle que soit ta souffrance. Tu entends, tu ne peux pas t’arrêter maintenant !

La scène qui l’avait fait basculer dans l’horreur, il y avait si longtemps, le happa. Le jour où tout avait pris fin… et où tout avait commencé.

Elena referma sa main sur la sienne pour lui donner le courage de continuer.

— Dis-moi.

— Tu veux vraiment savoir ce qui est arrivé à Katherine ? murmura-t-il.

Elle approuva d’un signe de tête : une détermination à toute épreuve brillait dans ses yeux.

— Alors, je vais te le dire. Elle est morte le lendemain. Mon frère Damon et moi, nous l’avons tuée.

14.

Ces mots la saisirent d’épouvante. Se souvenant du sang sur les lèvres de Stefan, elle eut du mal à retenir un mouvement de recul.

— Ce n’est pas possible, Stefan… Je te connais. Tu n’as pas pu faire ça…

Tout entier plongé dans son passé, il ne semblait pas entendre ses protestations. Il fixait un point invisible, à des années-lumière d’elle.

— Ce soir-là, allongé sur mon lit, j’ai espéré si fort qu’elle viendrait… Déjà, des changements s’étaient opérés en moi : je distinguais mieux ce qui se passait dans le noir, et mon ouïe s’était affinée. Je débordais d’énergie. Et j’avais faim. C’était une sensation étrange, que mon diner n’était pas parvenu à rassasier. Je ne comprenais pas d’où elle venait, jusqu’à ce que mon regard se pose sur le cou blanc d’une de nos servantes. Alors, j’ai compris. J’ai résisté de toutes mes forces à l’envie d’aller y planter mes dents. Ce soir là, j’ai prié pour que Katherine vienne me rejoindre. Oui, j’ai osé prier, moi… une créature maléfique !

Ses yeux te remplirent de détresse… Ce souvenir le torturait. Les doigts d’Elena, engourdis à force de serrer les siens, se refermèrent un peu plus.

— Continue…

Il donnait l’impression de se parler tout haut, comme s’il avait oublié sa présence. Sa voix était devenue hésitante.

— Le lendemain, ma faim était intenable, et je ressentais une vive douleur dans les membres, comme si mes veines étaient asséchées. Je savais bien que je ne tiendrais plus très longtemps. Alors, je suis allé jusqu’aux appartements de Katherine dans l’espoir qu’elle m’aiderait. Mais Damon attendait déjà devant sa porte. J’ai tout de suite constaté, à son teint frais et à l’énergie de son pas, qu’il s’était rassasié. Il n’avait pas réussi à voir Katherine pour autant. « Tu peux frapper tant que tu veux, me dit-il, le dragon qui lui sert de dame de compagnie ne te laissera pas entrer. J’ai déjà essayé. Mais peut-être qu’à deux, nous parviendrons à la faire changer d’avis… » Je ne lui ai pas répondu, dégoûté par son air satisfait et fourbe. Alors j’ai frappé à réveiller… j’allais dire « à réveiller les morts ». Mais ce n’est pas si difficile, finalement !

Il s’esclaffa sinistrement. Après un silence, il continua :

— Gudren a fini par ouvrir, me toisant avec impassibilité J’ai demandé si je pouvais voir sa maîtresse, m’attendant à un refus. Gudren m’a observé en silence, avant de jeter un coup d’œil à Damon, derrière moi.

— « Je ne voulais pas le lui dire à lui, lâcha-t-elle enfin. Mais puisque c’est vous qui le demandez… Dame Katherine n’est pas là. Elle est partie tôt ce matin se promener dans les jardins. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de réfléchir. » j’étais très étonné.

— « Tôt ce matin ? » ai-je répété.

— « Oui. Ma maîtresse était très malheureuse hier soir, dit-elle d’un ton accusateur. Elle a pleuré toute la nuit. »

— Un sentiment étrange m’a assailli aussitôt. Je n’étais pas seulement malheureux à l’idée que Katherine avait souffert : j’avais terriblement peur, à tel point que j’en ai oublié ma faim, ma faiblesse… et même ma haine envers Damon. Il fallait agir vite : je me suis tourné vers mon frère en lui expliquant que nous devions retrouver Katherine. À ma grande surprise, il a acquiescé. Nous avons fouillé les jardins à sa recherche. Je me souviens très clairement de la scène. Le soleil brillait par-dessus les hauts cyprès et les pins. Damon et moi avons couru entre les arbres, après avoir examiné les moindres recoins, sans cesser de l’appeler.

Stefan frémissait de tout son corps, et sa respiration s’était faite haletante.

— Nous avions fait le tour de presque tous les jardins lorsque je me suis souvenu que Katherine adorait un endroit en particulier, tout près d’un vieux un citronnier. Je m’y suis précipité. Mais en une terrible prémonition m’a envahi : je ne m’étais pas aventurer jusque-là.

— Stefan ! s’écria Elena.

Il lui broyait la main à présent, et des soubresauts secouaient.

— Stefan, s’il te plaît…

Il ne l’entendait pas.

— C’était… comme dans un cauchemar où tout se déroule au ralenti. Une force me poussait à avancer malgré la terreur qui m’avait gagné. Une odeur violente m’assaillit. Celle de la chair brûlée. J’avais beau me dire que je ne voulais rien voir, je continuais à avancer…

Stefan semblait sur le point de suffoquer, et ses yeux étaient écarquillés d’horreur.

— Stefan ! Stefan, tout va bien… , Tout ça, c’est du passé… Je suis là…

— J’ai beau me dire que je ne veux rien voir, je ne peux pas m’empêcher de regarder. J’aperçois quelque chose de blanc sous l’arbre. Nooon ! Pas ça !

— Stefan ! Stefan ! Regarde-moi !

Il restait sourd à ses cris. Le débit de ses paroles était devenu saccadé.

— Je m’approche. Il y a le citronnier, le mur. Et cette chose blanche, juste derrière. Du blanc et du doré. C’est sa robe, la robe blanche de Katherine. Je contourne l’arbre : c’est bien sa robe… mais Katherine n’est nulle part.

Elena fut parcourue d’un frisson glacial. Elle tenta de le réconforter par quelques mots, mais rien ne semblait pouvoir l’arracher à son récit, comme s’il servait de à sa terreur.

— Katherine n’est pas là, je ne vois que sa robe. Pleine de cendres. On dirait un foyer abandonné. Elle dégage une odeur épouvantable. J’en suis malade. A côté d’une des manches, un parchemin. Et sur une pierre une bague sertie d’une petite pierre bleue. Celle de Katherine.

Soudain, il se mit à hurler :

— Katherine, pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

La voix brisée, il tomba à genoux, lâchant enfin Elena, et enfouit son visage dans ses mains. De violents sanglots ébranlaient ses épaules.

Elena l’attira contre elle.

— Katherine a ôté sa bague, termina-t-elle dans un murmure, comme pour elle-même. Et elle s’est exposée aux rayons du soleil.

Elle le tint longtemps ainsi, caressant sa nuque tandis qu’il pleurait toutes les larmes de son corps ; elle murmurait des paroles apaisantes en essayant de lutter contre son propre sentiment d’horreur. Enfin, se calmant un peu, il leva la tête.

— Le parchemin était adressé à Damon et moi, continua-t-il péniblement. Katherine y avait écrit qu’elle regrettait son égoïsme et ne supportait pas d’être la cause de notre haine. Elle espérait que son départ nous pousserait à la réconciliation.

Elena avait les larmes aux yeux.

— Oh Stefan, c’est si triste… , dit-elle, pleine de compassion. Mais tu ne trouves pas, avec le recul, que Katherine a mal agi ? Elle vous a imposé son choix, sans penser à vous. Aucun de vous deux n’est responsable de sa mort.

Stefan n’était pas encore prêt à accepter une autre version que la sienne.

— Non… Elle s’est sacrifiée à cause de nous… Nous l’avons tuée…

Il avait l’air d’un petit garçon désemparé. Il continua :

— Damon est arrivé derrière moi, a pris le parchemin et l’a lu. Alors, il est devenu comme fou. Il a aussitôt essayé de m’arracher la bague de Katherine, que j’avais ramassée. Ça m’a mis hors de moi : nous nous sommes battus en nous couvrant d’insultes, et en nous accusant de sa mort. J’étais dans un tel état de fureur que je ne me suis même pas aperçu que nous nous étions approchés de la maison, l’épée à la main. Tout ce que je sais c’est que je voulais en finir avec cet odieux individu en qui je ne pouvais plus voir un frère. Lorsque nous avons entendu mon père crier de la fenêtre, nous nous sommes battus encore plus violemment pour en avoir terminé quand il arriverait. Damon avait toujours eu le dessus sur moi, même si nous étions à peu près de la même force. Ce jour-là, il fut le plus rapide, déjouant ma garde pour me transpercer le cœur d’un seul coup, avec une violence inouïe. La froideur du métal m’a submergé de douleur, et la vie m’a abandonné lentement. Je suis tombé. Voilà comment… je suis mort.

Elena était stupéfaite.

— Damon s’est penché vers moi, continua-t-il. J’entendais les hurlements de mon père et des serviteurs, mais la seule chose que je voyais, c’était le visage de Damon, et ses yeux plus noirs qu’une nuit sans lune : je voulais venger mon trépas et celui de Katherine. Avec ce qu’il me restait d’énergie, j’ai planté mon épée dans la poitrine de mon frère, et je l’ai tué.

L’orage s’était éloigné. Par la fenêtre cassée, Elena entendait maintenant les stridulations des criquets et le vent agiter les feuilles, dans la nuit. Allongé sur son lit, Stefan avait fermé les yeux. Son visage était marqué par la fatigue, mais son expression de terreur avait enfin disparu.

— Ensuite, je ne me souviens plus de rien jusqu’au moment où je me suis réveillé dans ma tombe. Damon et moi avions reçu juste assez de sang de Katherine pour avoir la force d’achever notre transformation, et de ne pas mourir comme de simples mortels. Nous portions nos plus beaux vêtements, allongés côte à côte sur la dalle. Nous étions néanmoins trop faibles pour recommencer à nous battre.

Lorsque je me suis tourné pour demander à Damon ce qu’il comptait faire, il avait déjà disparu dans la nuit. Heureusement, nous avions été enterrés avec les bagues que Katherine nous avait données. Et la sienne se trouvait dans ma poche. Ils avaient dû penser qu’elle m’en avait fait cadeau… Ensuite, j’ai voulu tout bêtement rentrer chez moi. Évidemment, à peine m’ont-ils vu que les serviteurs ont hurlé en courant chercher un prêtre.

Alors, j’ai gagné le seul endroit où j’étais en sécurité : l’ombre. J’y suis toujours resté, jusqu’à maintenant. C’est au monde des ténèbres que j’appartiens, Elena. C’est mon orgueil et ma jalousie qui ont tué Katherine, et c’est ma haine qui a causé la mort de Damon. Mais ce que j’ai infligé à mon frère est bien pire. À cause de moi, il a été banni pour toujours de l’espèce humaine : si je ne l’avais pas tué, le sang de Katherine qui courait dans ses veines aurait fini par perdre de sa force, et il n’aurait pas pu finir sa transformation. Il serait redevenu un être humain. En le tuant, je lui ai ôté sa seule chance de salut, et l’ai contraint à vivre dans la nuit.

Stefan se mit à rire.

— Tu sais ce que veut dire Salvatore, en italien, Elena ? Ça signifie « sauveur ». Et Stefan est un dérivé du prénom Étienne… le premier martyr chrétien. Et c’est moi qui ai condamné mon frère à l’enfer !

— Non… , murmura Elena. Il s’est lui-même damné en te tuant… Est-ce que tu sais ce qu’il est devenu ?

— Il a fait partie d’un bataillon de mercenaires qui mettaient tout à feu et à sang sur leur passage…

Il a arpenté le pays en se battant et en buvant le sang de ses victimes, pendant que moi je mourrais à moitié de faim aux portes de la ville, où je chassais des animaux. Je n’ai plus entendu parler de lui pendant longtemps. Et puis, un jour, j’ai entendu sa voix dans mon esprit. Il avait acquis cette faculté grâce au sang humain qu’il buvait et qui lui donnait une force bien supérieure à la mienne. D’autant plus qu’il ne se contentait pas de cet élixir : à force d’assécher les veines de ses victimes, il leur prenait leur vie, ce qui lui donnait une puissance supplémentaire.

Lorsqu’un homme est mis à mort, son âme se fortifie, dans les derniers moments de terreur et de lutte, donnant à celui qui boit son sang un pouvoir incroyable.

— Quel… pouvoir ? demanda Elena, intriguée.

— Il ne s’agit pas d’un seul pouvoir, en fait, mais de tout un ensemble de facultés. Un mélange de force et de rapidité, d’abord. Une acuité de tous les sens, aussi, surtout la nuit. Et puis, la possibilité de… sentir les esprits. Nous sommes capables de déceler leur présence, et la nature de leurs pensées. Nous pouvons aussi subjuguer totalement les plus faibles, ou simplement les faire obéir à nos ordres. Et, ce n’est pas tout : si nous buvons suffisamment de sang humain, nous avons la possibilité de changer d’aspect pour prendre celui d’un animal, par exemple. Plus nous tuons, plus notre pouvoir est décuplé.

Dans mon esprit, la voix de Damon était parfaitement distincte. Il me disait qu’il était désormais le chef de son propre bataillon, et qu’il revenait à Florence ; s’il me trouvait encore là lorsqu’il arriverait, il me tuerait. Je savais qu’il tiendrait parole, alors je suis parti. Depuis, je ne l’ai croisé qu’une fois ou deux, et j’ai aussitôt disparu de son chemin : je sentais que sa puissance croissait de jour en jour. Damon a su à merveille s’adapter à son état, et il semble très fier d’appartenir au royaume de l’ombre… Moi aussi, pourtant, que je le veuille ou non, j’en fais partie : je porte la marque des ténèbres. J’ai beau essayer de maîtriser mes instincts, rien n’y fait… J’ai eu tort de penser que je pourrais vivre tranquillement à Fell’s Church, loin des vieux souvenirs qui me rappelaient ma véritable nature. Parce que, ce soir, j’ai tué un homme.

— Non ! Stefan ! Ce n’est pas vrai ! Tu n’as rien fait, j’en suis sûre.

L’histoire qu’elle avait entendue l’avait certes épouvantée. Mais elle lui avait également inspiré de la pitié, et le dégoût du début avait totalement disparu. Elle était certaine d’une chose : Stefan n’était pas un assassin.

— Dis-moi ce qui s’est passé ce soir. Est-ce que tu t’es disputé avec Tanner ?

— Je… je ne me souviens plus. J’ai utilisé mon pouvoir pour le persuader de faire ce que tu voulais. Et puis je suis parti. Mais un peu plus tard, j’ai senti ma tête tourner, et mes forces décliner… comme à chaque attaque… La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était dans le cimetière, à côté de l’église, le soir où Vickie a été agressée…

— Mais ce n’est pas toi qui as fait ça ! Tu n’aurais jamais fait une chose pareille, hein, Stefan ?

— Je n’en sais rien. Comment expliques-tu, alors, que je me suis trouvé là à chaque crime, si ce n’est pas moi le coupable ? Et puis, j’ai bu le sang de l’homme sous le pont. Et on l’a retrouvé à moitié mort… Et puis, j’étais là aussi quand Vickie et Tanner ont été attaqués…

— Peut-être, mais ce n’est pas toi le meurtrier. La preuve, c’est que tu ne t’en souviens pas, déclara Elena.

La lumière s’était soudain faite dans son esprit, lui donnant l’absolue certitude que Stefan était innocent.

— Ça ne veut rien dire ! objecta-t-il. Qui d’autre à part moi aurait pu faire une chose pareille ?

— Damon.

Ce nom le fit d’abord tressaillir. Puis ses épaules s’affaissèrent.

— J’y ai pensé, moi aussi : je me suis dis que quelqu’un comme mon frère aurait pu commettre ces attaques. Alors, j’ai sondé autour de moi la présence d’autres esprits. Personne ne s’est manifesté. Tu vois, la seule explication possible, c’est que c’est moi le tueur.

— Non, tu n’as pas compris. Je ne pense pas que quelqu’un comme Damon soit l’auteur de ces crimes. Ce que je veux dire, c’est que Damon est ici, à Fell’s Church. Je l’ai vu.

Stefan la regarda, incrédule.

— C’est forcément lui, reprit-elle. Je l’ai croisé au moins deux fois, peut-être trois. Stefan, c’est mon tour de te raconter.

Elle lui expliqua alors, de façon la plus succincte possible, ce qui s’était passé dans le gymnase, puis chez Bonnie. Lorsqu’elle lui dit que Damon avait essayé de l’embrasser, Stefan eut du mal à contenir sa colère. Et elle eut honte de lui avouer qu’elle avait failli céder. Elle lui parla ensuite du corbeau, et de tous les événements étranges survenus depuis son retour de France.

— Et je pense même qu’il se trouvait dans le gymnase ce soir, acheva-t-elle. Quelqu’un à la démarche familière m’a frôlée dans l’entrée : il était habillé tout en noir, avec un capuchon sur la tête… comme pour incarner la mort. C’était lui, Stefan, j’en suis presque sûre qu’il est là.

— Mais, alors, comment expliques-tu que l’homme sous le pont ait été retrouvé à moitié mort ?

— Tu as dit toi-même que tu n’as bu qu’un peu de sang ! Peut-être que Damon est venu après ton départ et l’a achevé… Rien n’était plus simple pour lui, surtout s’il t’épiait depuis longtemps, peut-être sous une autre forme…

— Un corbeau, par exemple ?

— Oui. Et pour ce qui est de Vickie, j’ai une petite idée. Voilà, tu m’as dit que tu pouvais subjuguer les esprits plus faibles. Est-ce que Damon n’aurait pas pu faire la même chose avec toi ?

— C’est possible. En me cachant sa présence, il aurait pu contrôler ma volonté.

La voix de Stefan retrouva soudain toute sa vigueur.

— Mais, oui ! s’écria-t-il, c’est sans doute pour cette raison qu’il n’a jamais répondu à mes appels. Il volait…

— Il voulait te faire douter, et c’est exactement ce qui s’est passé ! Il a cherché à te faire croire que c’était toi le tueur. Mais c’est faux, Stefan ! Maintenant, tu le sais, et tu n’as plus à avoir peur !

Elena s’était levée. Elle était folle de joie à la pensée que cette atroce nuit s’était conclue de manière si merveilleuse.

— Alors, c’est pour ça que tu étais si distant avec moi ! reprit-elle en lui tendant les mains. Tu avais peur du mal que tu pouvais me faire. Mai tu n’as plus rien à craindre maintenant !

— T’en es bien sûre ? répondit Stefan, qui fixait avec insistance les paumes tendues d’Elena. Tu penses que tu n’as plus aucune raison de me craindre ! Peut-que que Damon a effectivement attaqué ces gens. Mais ça ne rend rien au fait que je peux être dangereux, et que j’ai tenté par de terribles pulsions. Même envers toi…

— Je suis sûre que tu n’as jamais voulu me faite de mal.

— Tu crois ça ! Mais tu ignores qu’à la seule vue de ta gorge, j’ai eu envie plus d’une fois de me jeter sur toi devant tout le monde…

La façon dont il regardait son cou lui faisait tant penser à Damon qu’elle sentit les battements de son cœur s’accélérer.

— Tu sais, Stefan, tu n’as pas besoin de m’y forcer… j’ai bien réfléchi, et, en fin de compte, c’est ce que je veux.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles… , dit-il d’un air bouleversé.

— Je crois que si… Tu m’as expliqué ce que tu as ressenti quand Katherine a bu ton sang. Je veux que tu fasses la même chose avec moi. Je ne te demande pas de me changer, tu sais… Je sais à quel point tu aimais Katherine. Mais elle n’est plus là. Moi, si. Et je t’aime Stefan. Je veux tout partager avec toi.

— Il n’en est pas question !

Il s’était levé, furieux qu’elle veuille courir le risque.

— Personne ne sait de quoi je suis capable, quand ma passion se déchaîne…

Peut-être que j’en arriverai à te transformer ! Ou même, à te tuer ! Tu n’as pas encore compris qui j’étais et jusqu’où je pouvais aller ?

Le visage d’Elena était resté impassible, ce qui fit de nouveau enrager Stefan.

— Tu n’en as pas vu assez, c’est ça ? reprit-il. Est-ce qu’il faut que je te montre d’autres horreurs pour que tu comprennes enfin ce qui t’attend ?

Il alla jusqu’à la cheminée et ramassa une bûche dans l’âtre éteint D’un seul geste, il le brisa comme une allumette.

— Voilà ce que je pourrais faire de tes os si fragiles…

Il ramassa ensuite un coussin, et d’un seul coup d’ongle, en lacéra la housse de soie.

— De ta peau si douce… Puis il s’élança vers Elena en un éclair, la prit par les épaules, planta son regard dans le sien et, avec un sifflement sauvage, retroussa ses lèvres dans un rictus horrible, qui lui rappela en tous points la scène du belvédère. Elle avait sous les yeux les mêmes canines démesurées, celles d’un prédateur.

— Et de ton cou si blanc. Elena, pétrifiée par le visage terrifiant de Stefan, fut d’abord incapable du moindre mouvement, puis elle sembla revenir à elle. Elle glissa ses bras entre ceux de Stefan, qui s’agrippait toujours à ses épaules, et les fit remonter jusqu’à son visage, les prenant entre ses mains.

Elle resta longtemps ainsi sans bouger, les joues fraîches du jeune homme, en mettant dans son geste toute la tendresse et la douceur dont elle était capable : c’était comme une réponse à la dureté de des mains de Stefan sur ses épaules nues. Les yeux de celui-ci prirent une expression de stupeur quand il comprit — Elle n’avait pas l’intention de le repousser Elle espéra le sentir enfin vibrer de désir, jusqu’à ce que ses yeux le supplie de l’embrasser. Elle entendit sa respiration s’accélérer ; il frissonnait, comme lorsqu’il avait évoqué le souvenir de Katherine. Alors, tout doucement, elle attira à elle son visage, où une grimace bestiale flottait encore.

La nuque tendue de Stefan lui fît comprendre qu’elle n’avait pas fini de lutter. Pourtant, elle savait qu’il céderait, car sa douceur était une arme plus puissante que sa force à lui, toute surnaturelle qu’elle était Elle ferma les yeux et chercha à évacuer de son esprit les terribles révélations de Stefan, en se rappelant la tendresse de ses caresses. Ses lèvres allèrent rejoindre celles du prédateur qui l’avait menacée quelques instants plus tôt…

Il céda enfin à la douceur de son baiser : sur tes épaules d’Elena, ses doigts lâchèrent prise, et il l’enlaça tendrement.

— Tu n’es pas capable de me faire du mal, murmura-t-elle.

Leur étreinte effaça, dans un élan passionné, toutes leurs peurs et les moments de désespoir qu’ils avaient traversés. Elena s’abandonna entièrement à la volupté ! l’instant. Essoufflée et le cœur battant, elle comprit que le moment était venu.

Tout doucement, elle guida la bouche de Stefan vers sa gorge. Ses lèvres effleurèrent sa peau dans un souffle tiède. Puis ses dents aiguisées trouèrent sa chair. Mais la douleur disparut presque aussitôt, remplacée par un plaisir enivrant qui les submergea tous les deux.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, ce fut pour contempler un visage où tout obstacle avait disparu. Elle se sentit faible, soudain.

— Est-ce que tu me fais entièrement confiance ? murmura-t-il.

Elle hocha la tête. Il tendit la main vers quelque chose, près du lit. C’était la dague. Il la tira de son fourreau et se pratiqua une petite entaille à la base du cou. Le sang apparut, aussi rouge que les fruits du houx. Elle le regarda couler sans détourner le regard, et lorsqu’il l’attira contre sa plaie, elle n’eut aucune résistance.

Il la tint un long moment dans ses bras tandis que, dehors, les criquets poursuivaient leur sérénade. Enfin, il fit un mouvement pour se redresser.

— J’aimerais que tu restes toujours ici, et que nous ne soyons jamais séparés, chuchota-t-il. Mais c’est impossible.

— Je sais.

Ils avaient tellement de choses à se dire à présent, et tant de raisons de ne plus se quitter.

— On se reverra demain, reprit-elle en se serrant contre lui. Quoiqu’il arrive, Stefan, je ne t’abandonnerai pas, je te le jure…

— Oh, Elena, je te crois, murmura-t-il dans ses cheveux. Rien ne nous séparera.

15.

Elena avait à peine quitté la pension que Stefan se précipita dans sa voiture, en direction de la forêt. Il se gara au même endroit que le jour de la rentrée — où il avait vu le corbeau — et se mit à refaire le trajet emprunté ce matin-là. Son sixième sens lui permit de retrouver sans difficulté son chemin — guidé par la forme d’un taillis, ou l’emplacement d’une racine noueuse — jusqu’à la clairière bordée de chênes. Là, sur un tapis de feuilles mortes, se trouvaient peut-être encore les restes du lapin.

Il inspira profondément et lança une pensée. Pour la première fois, il sentit l’amorce d’une réponse. Mais elle était si faible qu’il ne put la localiser. Un peu déçu, il fit demi-tour… et s’arrêta net.

Damon, les bras croisés, était nonchalamment adossé à un arbre, juste devant lui.

— Tu es là, c’était donc vrai… Ça fait une éternité qu’on ne s’était pas vus…

— Pas si longtemps que tu crois, répondit Damon de son ton désinvolte. Sache que je n’ai jamais perdu ta trace, pendant toutes ces années. Tu ne t’es douté de rien… Tes pouvoirs sont si faibles…

— Prends garde, Damon ! Je ne suis pas d’humeur à supporter tes railleries, ce soir.

— Oh ! C’est qu’il se mettrait en colère, le modèle de vertu ! Mais j’y pense ! Peut-être que tu n’as pas apprécié mes petites excursions sur ton territoire… Il faut dire que tu m’as tellement manqué ! Toi, mon frère !

— Arrête ton baratin ! Tu as commis un crime ce soir, et tu as voulu me faire croire que j’en étais l’auteur.

— Comment peux-tu en être sûr ? Qui te dit que nous n’avons pas agi ensemble ?

Et comme Stefan s’avançait vers lui, il ajouta :

— Attention ! Je ne suis pas non plus très bien luné. Il faut me comprendre : je n’ai réussi à mettre la main que sur un petit prof ratatiné, alors que toi, tu t’es régalé d’une jolie fille toute fraîche.

Stefan bouillait de rage.

— Laisse Elena tranquille, murmura-t-il d’un ton si menaçant que Damon fit un pas en arrière. Tu n’as pas cessé de vouloir rapprocher ces derniers temps, je le sais. Mais je te préviens, si tu essaies encore une fois, je te le ferai regretter.

— Ceux que tu peux être égoïste, alors ça a toujours ton défaut, d’ailleurs. Monsieur ne partage pas.

Heureusement que la belle Elena est plus généreuse… Elle ne ta pas parlé de notre petite aventure ? C’était la première fois qu’elle me voyait, et elle s’est presque donné corps et âme.

— Tu mens !

— Mais pas du tout mon cher. Je ne mens jamais à propos des choses importantes. Donc, à moins que ce ne soit qu’un détail… Enfin, ça ne change rien au fait qu’elle s’est pâmée dans mes bras… Elle doit avoir un petit faible pour les hommes en noir.

Et, tandis que Stefan écumait de colère, Damon ajouta d’un ton doucereux :

— Tu sais, tu te trompes complètement sur son compte.

Elle t’a rappelé Katherine et tu la prise pour une fille douce et docile. Mais ce n’est pas du tout ton type. Elle a du tempérament de feu qui n’est pas fait pour toi.

— Tandis que pour toi, elle est parfaite, c’est ça ? Damon croisa les bras avec un grand sourire.

— Oh, que oui !

Stefan se retint difficilement de se jeter sur son frère pour lui faire ravaler son sourire arrogant.

— Effectivement, répliqua-t-il, elle n’est pas aussi docile que Katherine : elle trouvera la force de te repousser. Maintenant qu’elle sait qui tu es, elle n’a que de la répulsion à ton égard : elle se mettra à l’abri de tes tentatives de séduction.

Damon haussa les sourcils.

— Vraiment ? Je voudrais bien voir ça ! Elle m’aimera lorsqu’elle constatera que j’assume pleinement ma nature de créature des ténèbres : le crépuscule.

— Ce que tu renvoies risque de lui paraître bien fade…

— Je suis inquiet pour toi, petit frère. Tu semble faible et nourri. Visiblement, cette petite garce n’est pas à la hauteur de ses promesses…

Stefan eut une irrépressible envie de meurtre. La seule chose qui l’empêcha de taillader la gorge de son frère c’était la certitude que son festin avait décuplé ses forces ; la vie volée quelques heures plus tôt le faisait rayonner de puissance.

— En effet, je me suis abreuvé abondamment ce soir, dit Damon comme s’il avait lu dans les pensées de Stefan.

Il eut un soupir nostalgique à l’évocation de ce plaisant souvenir.

— Il n’était pas bien gros, mais contenait une étonnante quantité de jus. Évidemment, il n’était pas aussi joli qu’Elena, et sentait beaucoup moins bon… Pourtant, je trouve toujours très réjouissant de sentir un autre sang courir dans mes veines.

Il fit quelques pas, jetant un coup d’œil autour de lui : Stefan ne put s’empêcher de remarquer que l’élégance de sa démarche et la grâce de ses mouvements s’étaient accentués au cours des siècles.

— Tiens, d’ailleurs, ça me donne des envies un peu folles, dit Damon en s’approchant d’un jeune arbre. Le végétal était presque deux fois plus grand que lui, et quand Damon l’enlaça, ses doigts ne firent pas le tour du tronc. Pourtant, ses muscles se murent sous sa chemise noire, se murent avec aisance, et l’arbre sortit du sol, les racines pendantes, laissant s’échapper une odeur de terre.

— Il ne me plaisait pas planté là, dit Damon en le lançant au loin.

— Et puis tiens, j’ai une autre idée.

L’air vibra comme sous l’effet d’une vague de chaleur Damon avait soudain disparu. Stefan avait beau tourné la tête en tous sens, il restait invisible.

— Là-haut, frérot !

Stefan leva le nez pour découvrir Damon perché sut une branche. Celui-ci disparut presque aussitôt dans un bruissement de feuilles.

— Par ici !

Stefan fit volte-face en sentant une petite tape sur son épaule. Personne !

— Ici !

Il se retourna de nouveau. Toujours rien !

— Essaie par-là plutôt !

Stefan avait beau brasser l’air furieusement, ses mains se refermaient toujours sur le vide.

— Ici, Stefan ! Cette fois, la voix parlait à son esprit Elle était si claire que la supériorité de Damon ne faisait aucun doute : Stefan savait que cette faculté n’était donnée qu’aux plus forts.

Il se retourna pour voir Damon là où il l’avait d’abord trouvé, contre le grand chêne. Mais cette fois, toute ironie l’avait quitté : son regard était impénétrable lèvres pincées dans une moue méprisante.

— De quelles autres preuves as-tu besoin, Stefan. Tu es sans doute moins faible que ces pitoyables êtres humains ! Mais mon pouvoir à moi surpasse largement le tien ne peux pas le nier. Je suis bien plus rapide que toi, de toute façon. Et j’ai d’autres pouvoirs dont tu imagines à peine l’existence : ceux qu’utilisaient les tous premiers êtres de notre espèce. Et je n’aurai aucune hésitation à les utiliser contre toi.

— Alors, c’est pour ça que tu es venu ? Pour me torturer ?

— J’ai été plus clément envers toi que tu le penses. Tu t’es trouvé sur mon passage plus d’une fois, et je t’ai laissé la vie sauve. Mais, maintenant, c’est différent.

Damon s’écarta de l’arbre, continuant à voix haute :

— Je te préviens Stefan, n’essaie pas de te mettre en travers de ma route. Peu importe la raison de ma venue. Ce que je veux, c’est Elena, et si tu tentes quoi que ce soit pour m’en empêcher, je te tuerai.

— Tu peux toujours essayer…

La rage qui dévorait Stefan était plus ardente que jamais : Damon savait que cette force-là pouvait le pousser à entraver sa volonté.

— Tu ne m’en crois pas capable, sans doute ? Mais quand est-ce que tu comprendras enfin ?

À peine eut-il prononcé ces mots qu’il disparut. Stefan sentit alors de puissantes mains le saisir, et les premières tentatives qu’il fit pour les repousser restèrent inutiles. Il essaya ensuite d’atteindre son frère sous la mâchoire, sans plus de succès : il fut complètement immobilisé, dans le dos, aussi vulnérable qu’un moineau dans les griffes d’un chat.

Il feignit d’abandonner la lutte, puis soudain bomba tous ses muscles. La poigne d’acier de Damon ne fit que resserrer son étreinte, réduisant à néant ses efforts. La petite leçon que je vais te donner te guérira de ta stupide obstination.

Des doigts lui agrippèrent les cheveux, lui renversant la tête pour exposer sa gorge. Il se débattit comme il put.

— Tu te fatigues pour rien.

Des dents pénètrent sa chair, et il ressentit l’humiliation de la victime. Puis une douleur l’envahit, celle qui survient lorsque le donneur n’est pas consentant. Il commit l’erreur de vouloir lutter contre cette souffrance : elle ne fit que l’intensifier, à tel point qu’il eut l’impression de mourir. Tout son corps était en feu, en particulier à l’endroit où Damon avait planté ses dents. Un vertige le saisit.

Tout à coup, les mains le lâchèrent, et il s’écroula sur un tapis de feuilles mortes. Épuisé, il parvient péniblement à se mettre à quatre pattes.

— Tu vois bien que je suis plus fort que toi : je peux prendre ta vie quand je veux. Laisse-moi Elena, ou tu mourras.

Stefan fut frappé de l’expression de Damon : le regard fier, les jambes écartées, et le sang de sa victime encore sur les lèvres, il avait tout l’air d’un conquérant savourant sa victoire.

Souvent, Stefan avait regretté ce qu’il avait fait subir à son frère ; il se demandait comment réparer sa faute. A cet instant, submergé par la haine, il aurait voulu l’avoir plus cruellement traité, au contraire.

— Elena ne t’appartiendra jamais, dit-il en se relevant.

Il s’efforça d’avancer. Chaque partie de son corps le faisait terriblement souffrir, mais ce n’était rien par rapport à la honte que Damon lui avait infligée.

— Alors, ma leçon ne t’a pas servi ?

Stefan ne se retourna pas. Les dents serrées, il essayait de gagner du terrain, pas à pas, malgré la faiblesse qui avait gagné tous ses membres, luttant contre le besoin de se reposer par terre. Mais la voiture n’était plus très loin…

Il entendit un bruit dans son dos, et il tenta de se retourner. Mais ses réflexes ne répondaient plus : le mouvement derrière lui l’atteignit de plein fouet. Les ténèbres l’engloutirent tout à coup : il se sentit sombrer dans une obscurité absolue. Alors, soulagé, il comprit que c’était fini.

16.

Elena avait hâte d’arriver au lycée. La soirée précédente avait été si mouvementée que la fête d’halloween semblait très lointaine. La jeune fille s’était pourtant préparée aux répercussions immédiates que les terribles événements ne manqueraient pas d’avoir.

Déjà, elle avait dû répondre aux questions angoissées de Judith. Celle-ci avait été bouleversée par la nouvelle du meurtre ; lorsqu’elle s’était rendu compte que personne ne savait où se trouvait Elena, elle était devenue folle d’inquiétude, jusqu’à ce que la jeune fille réapparaisse, vers deux heures du matin.

Les explications d’Elena étaient restées vagues. Elle avait simplement dit à sa tante qu’elle venait de voir Stefan et qu’elle le savait innocent du meurtre dont on l’accusait.

Elle avait passé tout le reste sous silence, craignant ça tante ne comprenne pas, en supposant d’abord qu’elle la croit.

Ce matin-là, Elena, qui n’avait pas entendu son réveil et était en retard. Les rues étaient désertes, balayées par la brise, et le ciel était gris. Sa nuit avait été hantée par l’image de Stefan ; elle mourait d’envie de le voir.

Pourtant, le rêve qui l’avait le plus marqué était cauchemardesque. Stefan blanc de colère, lui montrait un livre en s’exclamant : « Comment as-tu pu faire une chose pareille, Elena ? » Puis il s’en allait après lui avoir jeté l’objet aux pieds. Elle avait beau le supplier de ne pas la quitter, il s’évanouissait dans la nuit Et quand elle regardait le livre, elle constatait qu’il était recouvert de velours bleu. C’était son journal intime.

Elena était profondément agacée par la façon dont celui-ci avait disparu.

Que signifiait ce rêve qui semblait si réel ? Qu’est-ce qui pouvait faire réagir ainsi Stefan ? Tout en se posant ces questions, Elena ressentait le pressant besoin d’entendre sa voix et de sentir ses bras autour d’elle. Il était devenu la moitié d’elle-même, désormais.

Elle gravit les escaliers en courant, puis parcourut les couloirs vides en direction des salles de langues étrangères : elle se souvenait que Stefan avait cours de latin, à cette heure-ci. Elle voulait juste le voir un instant.

À travers le carreau de la porte, elle vit sa place vide. L’expression inquiète de Matt, assis à côté, n’avait rien pour la rassurer. Elle se détourna à contrecœur de la pour se diriger machinalement vers la salle de cour.

Lorsqu’elle entra, tous les visages se tournèrent dans sa direction. Elle se glissa vite derrière la table libre, à côté de Meredith. Toute la classe la regardait, y compris Mme Halpem, qui s’était tue. Puis celle-ci reprit son cour. Elena se tourna vers Meredith, qui lui prit la main dans un geste de réconfort.

— Ça va ?

— J’en sais rien, dit-elle d’un air sonné.

En réalité, elle était terriblement oppressée, au point de manquer d’air.

— Meredith, est-ce que tu sais où est Stefan ?

— Meredith écarquilla les yeux.

— Tu veux dire que toi non plus, tu n’en sais rien ?

La réplique de son amie lui fit l’effet d’un coup dans l’estomac : elle eut l’impression qu’elle ne parviendrait jamais à reprendre son souffle.

— Ils ne l’ont pas… arrêté ?

— Elena, c’est pire que ça. Il a disparu. Les policiers sont allés à la pension tôt ce matin, mais il n’y était pas. Ils sont venus au lycée aussi : personne ne l’a vu. Sa voiture a été retrouvée pas loin d’ici, vide, à ce qu’il paraît. En fait, tout le monde pense que sa fuite prouve sa culpabilité.

— C’est faux, dit Elena entre ses dents. Il est innocent.

Elle sentait les regards que lui lançaient les autres élèves. Mais elle s’en moquait.

— Alors, pourquoi s’est-il enfui ?

— Il n’a tué personne. Et il n’est pas parti. Il ne serait jamais parti de son plein gré.

Toute son angoisse s’était évanouie. Une colère sourde l’avait remplacée.

— Tu veux dire que quelqu’un l’aurait obligé à s’enfuir ? Mais qui ? Tyler n’aurait jamais…

— À fuir, ou pire.

La classe entière s’était tournée vers elle si bien que Mme Halpern s’apprêtait à intervenir. Elena se leva tout à coup, les fixant sans les voir.

— Ça lui coûtera cher, s’il a fait du mal à Stefan ! Très cher !

Elle se dirigea vers la porte.

— Elena ! Reviens !

Mais elle était déjà dans le couloir, marchant droit devant elle avec une seule idée en tête. Ils devaient penser qu’elle allait demander des comptes à Tyler Smallwood. Tant mieux ! Elle serait tranquille !

Elle quitta le lycée, prit la direction d’Old Creek Road, et de là, bifurqua vers le pont Wickery.

Un vent glacial lui balaya le visage, mais la rage folle qui bouillait en elle la rendait insensible au froid. Lorsqu’elle parvint au centre du vieux cimetière, elle s’arrêta, scrutant les alentours. Les nuages défilaient à grande allure, et autour d’elle, les branches des arbres s’entremêlaient violemment.

Une bourrasque lui souffla des feuilles mortes en plein visage. C’était comme si le cimetière lui-même tentait de la dissuader de rester, en lui montrant l’étendue de sa puissance : il semblait vouloir mi faire comprendre quelle terrible épreuve l’attendait.

Elena ignora l’avertissement. Elle fit volte-face plusieurs fois, à la recherche du moindre mouvement, entre ¡es tombes, qui aurait pu trahir une présence. Puis, elle se dressa face au vent en hurlant de toutes ses forces un seul mot, qui le ferait venir à coup sûr : Damooon !

— Damooon !